Du XIXᵉ siècle à 1905 : La naissance du bolchevisme

par Sylvestre Jaffard

24 octobre 2009

On peut légitimement se poser la question : « Pourquoi s’intéresser au parti bolchevik en 2009 ? ». Pourquoi en effet faudrait-il s’intéresser à une organisation qui a existé il y a un siècle, dans un pays lointain, dans une société très différente de la nôtre ?

Cet article est le premier d’une série sur l’histoire du parti bolchevik, qui va des débuts du marxisme en Russie jusqu’en 1905. Le prochain couvrira la période 1905-1917.

La réponse est bien sûr que le parti bolchevik a joué un rôle fondamental dans la révolution russe de 1917, une révolution unique dans l’histoire, puisqu’elle a mis au pouvoir la classe ouvrière organisée en conseils démocratiques, et a ouvert la possibilité de la construction d’une société nouvelle, débarrassée de l’exploitation et de l’oppression. S’il y avait eu une révolution de cette ampleur dans une société plus semblable à la nôtre, par exemple en Allemagne dans les années 1990, il est certain que l’exemple du parti bolchevik prendrait beaucoup moins d’importance. Mais comme ce n’est pas le cas, les leçons de la révolution russe restent d’une importance primordiale.

Cela est d’autant plus vrai que nous avons en revanche de nombreux exemples où des situations révolutionnaires n’ont pas débouché sur la prise du pouvoir par les travailleurs, et se sont achevées soit par le retour de l’ancien régime, soit par le détournement de la révolution au profit d’une nouvelle classe dominante : Espagne et France 1936, Hongrie 1956, France 1968, Portugal 1974, Iran 1979.... Dans tous ces cas il n’existait pas de parti révolutionnaire, ou bien seulement des partis peu implantés, et cette absence a joué un rôle fondamental dans la défaite de ces révolutions. S’il n’y avait que cette leçon à retenir ce serait déjà beaucoup. Mais elle en entraîne immédiatement une foule d’autres : qu’est-ce qu’un parti révolutionnaire ? comment doit-il se délimiter par rapport au reste du mouvement ? comment peut-il être à la fois assez souple pour s’adapter à une situation changeante et assez fort pour pouvoir y intervenir ?... Sans qu’il soit possible de faire abstraction des circonstances particulières de la Russie du début du 20e siècle, nous devons pouvoir trouver au moins des éléments de réponse à ces questions dans l’histoire de la construction du parti bolchevik.

Il y a encore une raison de s’intéresser à l’histoire du parti bolchevik : pour beaucoup le parti bolchevik est aussi ou même surtout le parti qui a présidé à la retraite de la démocratie ouvrière, et a donné naissance à un régime totalitaire à l’opposé des idéaux socialistes. Le souvenir de ce régime continue à discréditer ou au moins à semer le doute quant à la possibilité d’une société alternative au capitalisme. Le germe était-il dans le fruit ?

Par où commencer ?

Le premier problème est de définir ce qu’on appelle « le parti bolchevik » ! Pour beaucoup de partisans déclarés et d’adversaires du bolchevisme il semble en effet avoir existé une organisation, plus ou moins inchangée entre 1903 et les années 20 qui se serait appelé « le parti bolchevik ». En réalité l’organisation des révolutionnaires russes a été en constante évolution durant ces années, évolution qu’on ne peut séparer de celles qui ont précédé.

Lorsque Lénine devient marxiste, dans les années 1890, il n’existe pas en Russie de parti marxiste. Il n’existe même pas de syndicats. C’est là une différence fondamentale avec des pays comme la France, l’Allemagne ou la Grande-Bretagne à la même époque. Pourtant le capitalisme, qui a mis longtemps à se développer en Russie, y avance d’autant plus rapidement. L’exode des campagnes vers les villes est massif. De 1863 à 1897, la population des grandes villes a plus que doublé [1]. Ce développement tardif et soudain, souvent lié à des investissements massifs venus des pays plus développés d’Europe occidentale s’est traduit par une forte proportion d’ « entreprises géantes », c’est à dire occupant plus de mille ouvriers chacune [2]. La classe ouvrière est certes minoritaire dans le pays, mais elle est en pleine croissance, jeune, sans le poids de traditions anciennes. Cette classe ouvrière, qui se heurte de front à la répression des patrons et de l’État tsariste même pour les revendications les plus élémentaires est d’autant plus réceptive aux tentatives d’organisation menées par les militants révolutionnaires.

Ceux-ci sont divisés en deux tendances :

- les populistes (ou « narodniks ») [3] ne sont pas marxistes. Ils considèrent que la paysannerie russe doit être la force principale de la révolution, mais des expériences infructueuses d’incitation à la rébellion les amènent à adopter une approche où les militants narodniks eux-même se substituent à l’action de masse par des actions « terroristes », notamment des assassinats de dignitaires du régime. Ces actions n’ont guère d’efficacité, mais le courage dont font preuve ces militants leur apporte un grand prestige. Les narodniks sont sensibles à la croissance de la classe ouvrière et considèrent important d’y faire de la propagande, sans pour autant considérer la classe ouvrière plus centrale que la classe paysanne ou même le comité de conspirateurs [4].

- les marxistes arrivent donc plus tard, et au début ils sont peu implantés dans la classe ouvrière. Ils sont même sans aucune implantation pendant dix ans, puisque le premier groupe marxiste russe, Emancipation du Travail, existait uniquement en exil.

Ceci explique que les marxistes russes ont dû mener de front la bataille théorique et la bataille pratique. Les deux sont toujours liées mais ici on peut dire qu’elles n’en faisaient qu’une : l’organisation de groupes marxistes implantés dans la classe ouvrière de Russie nécessitait la clarification des différences théoriques avec le narodisme, simplement pour pouvoir convaincre les ouvriers de rejoindre leur organisation. En même temps les révolutionnaires marxistes russes gardaient du narodisme le sens de l’ « action conspirative » au sens large, c’est à dire l’idée que toute leur activité devait se donner comme but effectif le renversement du régime.

Un militant qui a connu cette période allait la résumer ainsi quelques années plus tard :

« (...) de 1894 à 1898 (...) l’engouement général pour la lutte contre le populisme se propage parmi les intellectuels qui vont aux ouvriers, ainsi que l’engouement général des ouvriers pour les grèves. (...) La plupart des dirigeants (...) avaient commencé à penser en révolutionnaires en tant que narodniks (...) Pour se soustraire à la séduction de cette héroïque tradition, il fallut lutter, (...) La lutte imposait de s’instruire, de lire des œuvres illégales de toutes tendances (...). Formés dans cette lutte, les social-démocrates allaient au mouvement ouvrier, sans oublier “un instant” ni la théorie marxiste qui les éclairait d’une lumière éclatante, ni l’objectif du renversement de l’autocratie. » [5]

Le tournant vers l’agitation

Par la force des choses, à la fois du fait du développement tardif et soudain du capitalisme et du caractère très répressif du régime tsariste, les marxistes russes avaient longtemps dû se contenter de former des « cercles d’études » pour lire et discuter différents textes. Ces cercles n’étaient pas limités aux membres de l’intelligentsia ou aux étudiants : on y trouvait aussi des ouvriers.

Le besoin de passer à l’intervention pratique se sentait cependant sentir. De premiers succès parmi les travailleurs juifs encouragèrent ce tournant. Dans la capitale, Saint-Pétersbourg, les jeunes militants Lénine et Martov fondent l’ « Union de combat pour l’Émancipation de la Classe ouvrière », qui concentre son activité sur la rédaction et la distribution de tracts à destination des ouvriers d’usine. A une nouvelle phase du mouvement correspondait une nouvelle forme d’organisation.

Le tournant vers l’agitation n’avait pas été suivi par tous les militants. Beaucoup des ouvriers qui s’étaient formés dans les cercles d’étude avaient fini par regarder de haut leurs collègues, et par les considérer trop ignorants pour envisager une lutte commune. L’un d’eux maugréait « Les tracts c’est de la perte de temps. Qu’est-ce qu’on peut expliquer dans un tract ? Il faut donner un livre à l’ouvrier, pas un tract. Il faut l’éduquer. Il faut qu’il rentre dans un cercle ! » [6]...

Au début les résultats du tournant vers l’agitation étaient très maigres, voire désespérants. Un des premiers tracts de Lénine a été publié à quatre exemplaires : sans autre possibilité de reproduction, il fallait le copier à la main. Deux exemplaires ont été confisquées par le contremaître, les autres passaient de main en main [7]...

Mais l’activité finit par porter ses fruits : la grève de 30 000 ouvriers du textile de 1896 a été dirigée par des militants de l’Union [8]. Rosa Luxemburg allait écrire des années plus tard que cette grève contenait « déjà en germe tous les éléments principaux des grèves de masse qui suivirent ». Les organisation révolutionnaires marxistes commencèrent à compter plusieurs milliers de militants.

Une militante de cette époque a souligné ce que ce tournant avait apporté à la conception du parti révolutionnaire :

« J’ai compris tous les bienfaits de cette méthode seulement bien plus tard, quand j’étais émigrée en France et que j’ai observé que lors de la grande grève des postiers à Paris le parti socialiste français est resté très distant et n’est pas intervenu dans cette grève. C’était l’affaire des syndicats. Ils considéraient que l’affaire du parti, c’était seulement la lutte politique. La nécessité d’établir un lien entre lutte économique et lutte politique n’était absolument pas clair pour eux. » [9]

Le tournant a été pris trop fort !

Le revers de la médaille est qu’un certain nombre de militants se mirent à limiter leur activité de plus en plus à l’agitation, en délaissant les tâches de propagande. Plekhanov avait défini ainsi les deux approches :

« Un propagandiste apporte un grand nombre d’idées à une personne ou à quelques personnes, tandis qu’un agitateur apporte seulement une ou quelques idées mais à un grand nombre de gens. » [10]

La raison pour laquelle les deux doivent être combinées tient à la nature contradictoire et dynamique de la conscience. La plupart des gens acceptent la plupart du temps les idées de la classe dominante de la société dans laquelle ils ont grandi. On accepte l’idée que le travail est rétribué à sa juste valeur, que les riches ont un mérite particulier, que la police est là pour nous protéger des voleurs, etc. Mais en même temps un travailleur salarié considérera que tout de même, son salaire doit au moins augmenter en même temps que le coût de la vie, que la maladie ne doit pas mener à la misère, etc. En s’organisant pour défendre ses droits la classe ouvrière prend conscience de son pouvoir : c’est elle qui produit toutes les richesses, elle peut paralyser l’économie, elle pourrait donc en prendre le contrôle. De manière plus immédiate, particulièrement dans la Russie tsariste, les ouvriers en grève sont confrontés à un pouvoir d’État qui défend les classes dominantes, et n’hésite pas à recourir à la violence dans ce but.

Les militants qu’on allait surnommer « économistes » ne retenaient que la deuxième partie, et en déduisaient qu’il fallait concentrer tous les efforts sur l’agitation en faveur des grèves, car l’expérience de la lutte allait enseigner aux travailleurs tout ce qu’ils avaient besoin de savoir sur la nature du pouvoir, sur la nécessité de la révolution, etc. Au fur et à mesure cependant, la priorité excessive donnée à l’agitation entraîna plusieurs conséquences nocives :

la conscience théorique devant se développer d’elle-même, le travail théorique lui-même fut négligé. Cette négligence se dissimulait derrière des appels contre le « doctrinarisme » et pour la « liberté de critique » - mais sans que la vision théorique des « économistes » soit jamais précisée.

l’activité devenait de plus en plus uniquement locale. Une activité tournée entièrement vers l’agitation encourage la focalisation sur les problèmes spécifiques de telle ou telle catégorie de travailleurs, au détriment de la vision globale des rapports entre les classes. En d’autres mots ces militants révolutionnaires devenait de plus en plus de simples syndicalistes.

conséquence de ce localisme, la construction du parti était peu à peu abandonnée. Du coup sur les questions proprement politiques (démocratie, droits des minorités, etc.) le champ était laissé aux partis bourgeois libéraux.

Vers un parti unifié

Contrecarrer les excès de l’économisme voulait donc dire tracer un plan d’action qui englobe des aspects organisationnels pratiques, des questions d’orientation politique tactique, et des questions théoriques plus générales. C’est pour élaborer et promouvoir ce projet que des militants parmi lesquels Lénine mais aussi Martov, Plekhanov ou Trotsky animent deux ans durant une revue, Iskra L’Étincelle »). Cette revue, destinée aux militants, défend l’idée qu’il est nécessaire d’établir un journal central du parti, à destination de la masse des travailleurs, et du « peuple tout entier ». Il ne s’agissait pas simplement de s’assurer que les positions du parti soient connues : Lénine en particulier concevait le journal comme un « organisateur collectif » [11]. Pour qu’il soit distribué largement, il fallait organiser des réseaux de militants et de sympathisants. Pour qu’il touche sa cible et que les travailleurs le considèrent comme leur journal, il fallait qu’une large place y soit laissée aux interventions des travailleurs eux-mêmes, notamment sous la forme de courrier. Le journal devait permettre de faire connaître et de généraliser les expériences, bonnes ou mauvaises, faites par les travailleurs en lutte aux quatre coins de la Russie. En même temps il devait permettre de lier les questions immédiates de lutte sur le lieux de travail avec les questions des libertés politiques, de persécutions des minorités, de droits démocratiques. Cela devait donc permettre aussi de consolider l’analyse et l’orientation du parti, en le gardant de « l’éclectisme sans principes qui s’adapte à toute nouvelle « orientation » et est incapable de distinguer entre les besoins du moment et les buts essentiels et les exigences permanentes du mouvement pris dans son ensemble ». [12] L’ensemble de ces tâches faisait du journal ou outil essentiel pour bâtir une organisation nationale unifiée.

Un congrès de fondation du Parti Ouvrier Social-Démocrate Russe avait pourtant eu lieu en 1898. Mais il n’avait eu comme résultat que la publication d’un manifeste, et aucune suite pratique réelle sur le terrain. Il suffit d’ailleurs de noter que pas moins de 25 organisations et comités ont participé au « deuxième congrès » en 1903, chacun avec son mode de fonctionnement et d ’intervention, pour se rendre compte du travail qui restait à faire. [13]

La classe ouvrière tribune des opprimés

Un autre aspect du combat contre l’économisme est l’accent mis par Lénine sur l’importance d’une compréhension globale de la société par la classe ouvrière pour que celle-ci puisse jouer son rôle révolutionnaire. Cela voulait dire notamment faire en sorte que les organisations ouvrières prennent la défense de toutes les populations opprimées. En Russie cela concernait les membres de nations soumises à l’empire russe, les juifs, les membres de sectes religieuses... Il a même été décidé de publier une revue spécialement à l’intention des membres de sectes religieuses, Rassvet L’aube ») [14]. En effet le but était que les ouvriers sentent « que l’étudiant et le sectaire, le moujik et l’écrivain, sont en butte aux injures et à l’arbitraire de la même force ténébreuse qui l’opprime et pèse sur lui à chaque pas, durant toute sa vie ; et, ayant senti cela, il voudra, il voudra irrésistiblement et saura réagir lui-même ; aujourd’hui il “chahutera” les censeurs, demain, il manifestera devant la maison du gouverneur qui aura réprimé une révolte paysanne, après-demain il corrigera les gendarmes en soutane qui font le travail de la sainte inquisition, etc. » [15]

Le combat contre le racisme et les autres formes d’oppression ne se limitait donc pas pour Lénine et les bolcheviks à un combat pour la seule unité de la classe ouvrière. Il s’agit de définir son ennemi : l’ensemble de l’appareil de domination du capital et de l’État, dans ses aspects directement répressifs et dans ses aspects idéologiques. Il s’agissait aussi de définir ses alliés : l’ensemble des opprimés en tant qu’opprimés.

Cette orientation avait des déclinaisons organisationnelles, notamment la publication dans les différentes langues de l’empire russe. Mais tout en œuvrant à la prise en compte par toute l’organisation des questions nationales, Lénine et les bolcheviks luttaient contre la tendance à l’ « autonomisme » au sein du parti. Cela a été particulièrement clair lors des débats sur la place du Bund dans le parti. Le Bund, qui cherchait à organiser les travailleurs juifs était alors l’organisation la plus importante numériquement au sein du POSDR [16]. Mais son insistance à avoir le monopole de l’organisation des travailleurs juifs, sa propre organisation, son propre comité central, et donc sa propre orientation, amena à un conflit avec le reste du parti.

Au congrès de fondation du POSDR, l’autonomie du Bund était purement technique, mais (...) peu à peu le « particulier » l’avait emporté sur le « général » : de représentant du POSDR au sein du prolétariat juif, le Bund s’était transformé en représentant des travailleurs juifs vis-à-vis du parti social-démocrate [17].

Après la scission

Le congrès de 1903 eut des résultats contradictoires : un véritable parti fut fondé avec une capacité d’action accrues, mais des désaccords complexes [18] ont mené à une scission de fait de la majorité (bolchevik) et de la minorité (menchevik).

Les questions qui furent la cause immédiate de la scission entre bolcheviks et mencheviks n’auraient pas pu, en elles seules, justifier la continuation de l’existence séparée des deux fractions. D’ailleurs cette scission n’a longtemps pas été complète : la collaboration entre elles fut fréquente et elles se réunirent plusieurs fois en un seul parti avant la rupture définitive (qu’on peut dater de 1912). Cependant, dès 1904 une différence stratégique fondamentale allait se faire jour, qui révélait le contenu politique des divergences en matière d’organisation qui s’étaient exprimées au congrès. En apparence non programmatiques et politiques (Lénine met lui-même 6 mois à se rendre compte que la scission est justifiée), les désaccords en apparence minimes - opposant des blocs peu homogènes et mêlant des tensions personnelles - contenaient en germes de profondes divergences qui allaient se creuser et éclater au grand jour par la suite.

Durant ces années, Lénine insiste sur les tâches de construction du parti, au détriment souvent des questions d’agitation, guidé par l’idée qu’il s’agit d’une tâche prioritaire pour le mouvement dans un contexte où la révolution est à l’ordre du jour. L’objectif : avoir une structure prête a embrasser pleinement le mouvement au moment de l’explosion, à organiser la lutte pour le pouvoir. Cette pratique dans le domaine de l’organisation est directement liée à l’analyse que font les bolcheviks du rôle de la bourgeoisie dans la révolution qui va éclater.

C’est en effet dans ces années que se solidifie une opposition bourgeoise, libérale, au régime aristocratique, qui allait se cristalliser en 1905 sous la forme du parti Cadet.

Les mencheviks considèrent que les libéraux sont « les ennemis de notre ennemi » et à ce titre sont « nos alliés ». [19] Les bolcheviks au contraire considèrent que la bourgeoisie est l’allié du tsarisme pour réprimer le prolétariat, et n’est aucunement une force révolutionnaire.

Mais la bourgeoisie considérée dans son ensemble est inapte à une lutte décisive contre l’autocratie ; elle craint d’y perdre la propriété qui l’attache à la société existante ; elle craint les actions par trop révolutionnaires des ouvriers, qui ne s’arrêteront jamais à la seule révolution démocratique, mais aspireront à une révolution socialiste [20]
Les mencheviks se comportaient en marxistes dogmatiques, en considérant que la Russie devait passer par une révolution bourgeoise du type de 1789, alors que Lénine et les bolcheviks utilisaient le marxisme de manière créative, en décelant dans le passé les tendances qui s’étaient développées plus avant à leur époque.

l’antagonisme entre le prolétariat et la bourgeoisie est chez nous beaucoup plus profond qu’il ne l’était en 1789, 1848, 1871 ; aussi la bourgeoisie craindra-t-elle davantage la révolution prolétarienne et se jettera-t-elle plus vite dans les bras de la réaction. [21]
En 1917 les thèses d’avril, écrites par Lénine pour défendre l’idée qu’il fallait viser une révolution socialiste et non une stabilisation d’un régime parlementaire capitaliste [22], allaient marquer une rupture dans la stratégie bolchevik. Mais cette rupture avait été préparée par toute la stratégie bolchevik depuis des années, et notamment par la fermeté sur le principe selon lequel seule la classe ouvrière, en alliance avec les travailleurs de la campagne, pouvait diriger et mener à bien la révolution. Tout le travail d’organisation, d’implantation et de lutte pratique des bolcheviks étaient tourné dès lors dans cette direction.

1905, l’épreuve du feu

Somme toute, le mouvement révolutionnaire marxiste organisé reste à un niveau embryonnaire lorsque se déclenche la révolution de 1905. Certes, il a fait des progrès considérables aux cours des années qui précédèrent, mais il reste peu nombreux (quelques dizaines de milliers de militants) et les conditions politiques qui le forcent à la clandestinité et font que la plupart des dirigeants centraux sont en exil lui garantissent une grande faiblesse. Ce n’est du reste pas du tout de son sein que vient l’étincelle qui allait mettre le feu à la plaine, mais des syndicats créés par le chef de la police tsariste pour pouvoir mieux contrôler les ouvriers ! Ce sont eux en effet qui organisent la manifestation du 22 janvier 1905, derrière la figure étonnante du prêtre George Gapone, qui fut réprimée dans le sang par la police tsariste et déclencha la tempête.

Cependant les efforts des dernières années n’avait pas été vains. Durant la vague de grèves de l’automne les sociaux-démocrates, bolcheviks et mencheviks, allaient jouer un rôle plus important. Sans pouvoir encore organiser le mouvement de manière à pouvoir remporter la victoire ils jetaient les bases d’une organisation de masse. On peut avoir une idée de l’influence des partis révolutionnaires à ce moment par le fait que sur cinquante membres du comité exécutif du soviet de St-pétersbourg, il y avait sept représentants du parti Socialiste-révolutionnaire, sept de la fraction menchévik et sept de la fraction bolchevik [23].

Le soviet était une toute nouvelle invention, née de l’initiative de militants syndicalistes et menchéviks. Ces derniers, fidèles à leur version dogmatique du marxisme, considéraient que la révolution bourgeoise étant à l’ordre du jour, c’était les partis bourgeois qui devaient prendre le pouvoir, et que le mouvement ouvrier devait constituer simplement se préparer à constituer une opposition. Les bolcheviks quant à eux considéraient que la bourgeoisie étant trop faible et lâche, c’est le prolétariat, en alliance avec la paysannerie qui devait prendre le pouvoir.

Certains d’entre eux ne pouvaient pas comprendre le rôle du soviet dans cette perspective, proposant soit de lui faire adopter le programme du parti, soit de le boycotter comme une assemblée hétéroclite et donc incapable d’action cohérente. La proposition d’adopter le programme du parti fut faite au nom des bolcheviks, et rejetée, mais ceux-ci ne quittèrent pas le soviet pour autant. Il fallut l’intervention de Lénine pour clarifier la question :

Il me semble que le Soviet aurait tort de se joindre sans réserve à un parti quelconque. Cette opinion ne manquera pas probablement d’étonner le lecteur (...) il n’est pas utile de limiter l’effectif des syndicats et, par conséquent, l’effectif des participants à la lutte revendicative, économique, aux seuls membres du Parti social-démocrate (...) le Soviet des députés ouvriers doit tendre à s’incorporer les députés de tous les ouvriers, (...) Quant à nous, social-démocrates, nous tâcherons (...) de lutter en commun avec les camarades prolétaires, sans distinction d’opinions, pour développer une propagande inlassable, opiniâtre de la conception seule conséquente, seule réellement prolétarienne, du marxisme.(...) sous le rapport politique le Soviet des députés ouvriers doit être envisagé com me un embryon du gouvernement révolutionnaire provisoire. [24]

L’insurrection

Une autre différence de fond est apparu avec les mencheviks au sujet de l’idée – et de la pratique ! - de l’insurrection armée. Pour Lénine et les bolcheviks, il est certain que la conclusion nécessaire d’un processus révolutionnaire est l’insurrection armée. Pour autant on est très loin des attitudes complotistes des blanquistes ou des narodniks : l’insurrection doit naître de la lutte de masse pour lui assurer la victoire.

Le changement des conditions objectives de la lutte, qui imposait la nécessité de passer de la grève à l’insurrection, fut ressenti par le prolétariat bien avant que par ses dirigeants. La pratique, comme toujours, a pris le pas sur la théorie. La grève pacifique et les manifestations avaient cessé aussitôt de satisfaire les ouvriers, qui demandaient : Et après ? exigeant une action plus décidée. L’ordre de dresser des barricades parvint dans les quartiers avec un retard sensible, au moment où au centre de la ville on les élevait déjà. En masse les ouvriers se mirent à l’ouvrage, mais ils ne s’en contentèrent pas (...) Aujourd’hui nous devons enfin reconnaître ouvertement et proclamer bien haut l’insuffisance des grèves politiques ; nous devons faire de l’agitation dans les masses les plus profondes faveur de l’insurrection armée (...) [25]

En décembre 1905, le mouvement de masse atteignait justement un caractère tellement explosif que l’organisation de l’insurrection devenait une tâche à l’ordre du jour. Les bolcheviks y firent face – mais le soulèvement échoua. En partie, la cause de cet échec se trouvait dans de mauvais choix tactiques, qui furent analysés par la suite (un combat insuffisant pour le ralliement des troupes à la révolution, l’anticipation de combats à courte portée, avec l’armement qui y correspond, alors que les forces de répression ont surtout fait usage de fusils à longue portée...) [26]. Même dans la défaite, les bolcheviks avaient pourtant remporté une victoire décisive pour la suite : ils avaient jeté les bases d’une organisation de masse, ils avaient montré dans l’action qu’ils étaient les plus résolus, les les plus conséquents des révolutionnaires, ils s’étaient donnés les moyens de construire une stratégie, de l’appliquer, de la réviser. Ils avaient jeté les bases d’un instrument efficace et flexible au service de la révolution.

Notes

[1Lénine, «  Le développement du capitalisme en Russie  », Œuvres tome 3, p. 593

[2Voir Trotsky, Histoire de la révolution russe, Seuil, 1995, p. 46

[3Les narodniks allaient s’organiser à partir de 1901 dans le Parti Socialiste-Révolutionnaire.

[4Voir par exemple Plekhanov, «  Nos controverses  », in Œuvres philosophiques, I, 1983, Éditions du progrès. Dans ce livre celui qui allait devenir le «  père du marxisme russe  » explique pourquoi il rompt avec les narodniks.

[5Lénine, Que Faire  ?, Éditions du Progrès, 1971, p. 262-263

[6Voir Tony Cliff, Lenin, Building the Party, Bookmarks, 1986, p. 49

[7Kroupskaïa, Воспоминания о Ленине  Souvenirs sur Lénine  »), p. 17.

[9Kroupskaïa, op. cit., p. 14.

[10Plekhanov, О задачах социалистов в борьбе с голодом в России, Genève 1892, p.58, cité in Tony Cliff, op. cit.

[11Lénine, «  Par où commencer  ?  », Œuvres tome 5, p. 19

[12Ibidem, p. 13.

[13Voir l’annexe à «  Un pas en avant, deux pas en arrière  »

[14Lénine, «  Projet de résolution sur la création d’un périodique pour les membres des sectes  », Œuvres, tome 6, p. 498.

[15Que faire  ?, p. 105

[16Voir «  Trotsky et la question juive  », Arlene Clemensha

[17Enzo Traverso, Les Marxistes et la Question Juive, Kimé, 1997, p. 154.

[18On peut en trouver un résumé utile dans la réponse de Lénine à Rosa Luxemburg

[19Tony Cliff, Lenin, Building the Party, p. 140

[20Lénine, «  Les objectifs démocratiques du prolétariat révolutionnaire  », Œuvres tome 8.

[21Lénine, «  Révolution du type de 1789 ou du type de 1848  ?  », Œuvres, tome 8, p. 257.

[22Quasiment tous les marxistes pensaient que la Russie, pays arriéré, devaient passer par une phase de développement capitaliste de plusieurs dizaines d’années avant qu’une révolution socialiste soit envisageable.

[23Orlando Figes, La révolution russe 1891-1924 : la tragédie d’un peuple, Denoël, 2007, p. 260.

[24Lénine, «  Nos tâches et le soviet des députés ouvriers  », Œuvres tome 10, p. 12

[25Lénine, «  Les enseignements de l’insurrection de Moscou  », Œuvres, Volume 11, p. 172

[26Idem, p. 177.

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