Réponse à Aguirre

Sur le Parti révolutionnaire

par John Rees

14 octobre 2009

Dans sa réponse récente à mon article sur Le Parti Révolutionnaire (Que Faire ? Numéro 7), Aguirre insiste beaucoup pour que les citations soient données dans leur contexte historique. Je vais donc commencer par décrire brièvement le contexte de l’article auquel il a répondu. Ce n’était pas à l’origine un article sur le parti révolutionnaire ou sur le centralisme démocratique. C’était la transcription d’un discours sur Stratégie et Tactique que j’ai prononcé à la conférence annuelle Marxism en juillet 2007. Elle a été par la suite traduite par des camarades français et un titre se référant au parti révolutionnaire lui a été donnée.

De plus, ce discours date d’un moment où il devenait clair que des divisions politiques importantes étaient en train d’émerger au sein de Respect entre la gauche, dont le SWP, et d’autres forces, plus à droite. Le discours, par conséquent, avait pour but d’armer les camarades, au moins en termes généraux, pour les débats difficiles qui nous attendaient.

De fait, une attaque importante contre la gauche au sein de Respect fut lancée le mois suivant. Les forces qui ont monté cette attaque, George Galloway, certains des membres musulmans de Respect les plus à droite et l’ISG, soutiennent à présent le parti travailliste ou les Verts à l’occasion des élections municipales de Londres.

On comprend mieux certains accents mis dans mon discours dans ce contexte. Si Aguirre désire des analyses du léninisme plus basées sur l’histoire je le renvoie à mon livre In Defence of October ainsi qu’aux chapitres sur Lukács, Trotsky et Lénine dans mon livre The Algebra of Revolution. Si il souhaite lire une analyse plus complète de la conjoncture actuelle il pourra peut-être consulter mon livre Impérialisme et Résistance [1].

Aguirre soulève un certain nombre de questions secondaires. Ne nous disputons pas sur celles-ci. Il dit qu’il ne souhaite pas « nier l’importance des expériences historiques » mais souhaite simplement prévenir des risques liés à l’utilisation d’analogies et à « la manie des citations ». Et bien j’imagine que nous sommes tous contre les analogies historiques superficielles et tout autant contre la « manie des citations ». De même je suppose que nous sommes tous en faveur des analogies historiques équilibrées qui délimitent avec soin ce qu’il est pertinent de rappeler du passé et ce qui est unique dans le présent.

Mais il semble clair qu’une partie importante de tout débat politique doit être d’essayer de déterminer quelle expérience il est pertinent de rappeler du passé et pour quelle expérience ce n’est pas le cas. De même il semble clair que cela fait partie du débat politique de dire pourquoi on rappelle les paroles des fondateurs de la tradition marxiste ou pourquoi on les laisse de côté.

Quand je me réfère à un événement passé, je le fais parce que je pense qu’il éclaire les circonstances présentes. Quand je cite Marx ou Engels ou Lénine ou Trotsky c’est parce que je pense que ce qu’ils ont dit a une pertinence pour nos problèmes actuels. Naturellement je ne pense pas que l’histoire se répète. Je sais qu’on ne peut pas entrer dans le même fleuve deux fois (je me retiens pour ne pas faire de citation).

Je ne crois pas non plus que les générations antérieures de marxistes ont été confrontées à tous nos problèmes actuels et qu’elles les ont tous résolus. Mais je ne crois pas non plus que tout est entièrement nouveau dans le monde qui m’entoure ou que les opinions d’autres personnes dans le passé me sont inutiles. Il semble clair que le rôle du débat politique est de déterminer quelles expériences et quelles paroles du passé sont les plus pertinentes et de quelle manière.

Il y a cependant une question textuelle qui doit être éclaircie. Aguirre écrit que je fais « abusivement » référence à Lénine quand je dis qu’il a défini le centralisme démocratique comme « la liberté absolue des discussions, suivie par l’unité absolue dans l’action » Une fois la question soulevée Aguirre poursuit : « le fait que Lénine l’ait dit ou pas de cette façon ne me fait ni chaud, ni froid ». Il n’en est pas de même pour moi. En fait Lénine a exprimé cette idée précisément de cette façon dans son article de 1906 « Liberté de Critique et Unité d’Action ».

Marcel Liebman approfondit ces questions de façon très claire dans son article paru en 1970 dans la Monthly Review intitulé « Democratic centralism : the democratic aspect » : « Le centralisme démocratique, selon Lénine, impliquait aussi « la liberté de critique, entièrement et partout, tant qu’elle ne met pas obstacle à l’unité d’une action déterminée, et l’inadmissibilité de toute critique détruisant ou gênant l’unité d’une action décidée par le Parti. ». Et sur le même thème : « Si nous avons vraiment et sérieusement décidé d’introduire le centralisme démocratiques dans notre Parti ... ces questions [de Parti] doivent être discutées dans la presse, dans les réunions, dans les cercles et dans les réunions de groupes. » Et en connexion avec le débat dans le mouvement socialiste russe sur les possibilités d’une insurrection armée, Lénine ajoutait : « Dans le feu de la bataille, alors que le prolétariat tend toute sa volonté, aucune critique quelle qu’elle soit ne peut être permise dans ses rangs. Mais avant que l’appel à l’action soit lancé, la discussion la plus large et la plus libre doit avoir lieu. »

Aguirre semble penser qu’une bonne part de la tradition léniniste n’est pas pertinente pour la lutte de classes en Europe au 21e siècle. Son hostilité aux citations de Lénine ou de Trotsky semble se fonder sur cette évaluation, plutôt que sur le fait assez évident que certaines personnes qui citent Lénine ou Trotsky le font de manière semi-religieuse et ahistorique.

Je ne partage pas ce point de vue.

Mais avant de parler de la pertinence actuelle du léninisme, clarifions quelques questions à propos de son origine. Aguirre écrit que le modèle bolchevik s’est développé dans les circonstances uniques du tsarisme russe. C’est certain. Mais Lénine et Trotsky pensaient qu’il pouvait s’appliquer de manière générale dans les Etats autoritaires tout comme dans les démocraties parlementaires dans la période qui suivit 1917. C’était là la signification de la tentative de la Troisième Internationale de construire des partis d’un type nouveau qui étaient organisationnellement et idéologiquement indépendants des anciens partis réformistes de la Deuxième Internationale.

Cette conception du parti se basait sur une compréhension de la conscience inégale de la classe ouvrière. C’est à dire, que certains travailleurs à certains moments sur certaines questions entrent en lutte contre le système alors que d’autres non. Ce fait a pour résultat l’émergence, même sous une forme atomisée et inorganisée, d’une avant-garde de la classe ouvrière. La question est alors de savoir, si Aguirre pardonnera une citation de Lukács, si cette avant-garde « s’assemblera sous la forme d’une organisation ».

Atteindre et maintenir une forme organisationnelle donne à cette avant-garde une plus grande capacité pour intervenir dans la lutte de classes au fil du temps qu’elle ne pourrait le faire de façon soutenue autrement. Elle lui donne accès à l’expérience historique de la classe, à des outils théoriques d’analyse, d’une manière qui ne lui serait pas disponible sans une structure de parti.

Si Aguirre souhaite prouver que le modèle léniniste du parti est obsolète, il ne pourra pas s’arrêter à montrer qu’il a émergé dans des circonstances particulières en Russie avant 1917. Il lui faudra montrer 1) que Lénine et Trotsky ont eu tort d’essayer de généraliser ce modèle au-delà de son point d’origine, 2) que la conscience inégale n’est plus une caractéristique de la lutte de la classe ouvrière, 3) que ceci ne conduit pas à l’émergence d’une avant-garde de la classe et 4) qu’il n’est plus efficace d’essayer d’organiser cette avant-garde sous la forme d’un parti.

Aguirre semble penser qu’il suffit d’abandonner une règle si on peut citer une exception. Ainsi, puisque les partis révolutionnaires n’ont pas toujours raison on devrait abandonner l’idée des partis révolutionnaires comme avant-garde consciente. De même, comme les directions révolutionnaires n’ont pas toujours raison et que les militants ont parfois raison contre leurs dirigeants, on devrait abandonner l’idée de direction.

Mais il semble clair que ce qui est en jeu est de savoir si les partis révolutionnaires sont plus justes que d’autres formes d’organisation socialiste – leurs principaux rivaux historiques étant les parties réformistes et staliniens. Et si les militants ont raison plus souvent que leurs dirigeants, alors ils devraient se débarrasser de leurs dirigeants et choisir ceux qui ont eu raison plus souvent. Ni dans un cas ni dans l’autre le fait de citer une exception ne constitue une invalidation de la règle. On peut plutôt dire, comme le fait le proverbe, qu’il y a des exceptions qui confirment la règle.

Sur la question d’une « histoire officielle du parti » Aguirre utilise la même logique défectueuse. Bien sûr, ce n’est pas un problème si certains camarades ont une opinion différente de la majorité sur une question historique donnée – Cronstadt ou toute autre. Mais s’ils ont une opinion différente sur Cronstadt, et sur la montée du stalinisme, et sur la nature du réformisme et ... etc. ? Cela finirait bien sûr par miner l’utilité même du parti, dont l’un des buts est de comprendre l’histoire du mouvement afin d’utiliser cette expérience pour les tâches actuelles.

Une logique similaire semble sous-tendre toute la conception d’Aguirre de la désirabilité de l’unité et de la cohérence du parti. Il semble penser que c’est une obsession qui m’est particulière ou peut-être particulière d’un certain type de parti révolutionnaire. Mais c’est loin d’être le cas. Tous les partis cherchent l’unité et la cohérence. Peu d’entre eux, me semble-t-il, cherchent la division et l’incohérence. Aguirre semble penser que puisque l’unité et la cohérence sont toujours relatives et jamais absolues, elles sont indésirables. Il loue même le manque d’unité de ses propres camarades et brandit comme une vertu le fait qu’il n’essaient même plus d’aller vers une analyse commune dans leur travail syndical et dans les mouvements de masse.

Je pense que c’est une erreur. Je ne dis pas qu’on peut imposer une unité de ce type, comme le faisaient les staliniens. Mais je dis qu’on peut y arriver par un processus dialectique et démocratique de débat dans une organisation révolutionnaire et qu’une telle unité, une fois atteinte, augmente l’efficacité de tous les révolutionnaires.

Il ne s’agit pas des règles précises concernant l’organisation des tendances ou des fractions. La LCR permet les tendances permanentes, le SWP permet les tendances pendant une période de 3 mois avant sa conférence annuelle, après quoi elles doivent se dissoudre. Il n’y a pas de principe en jeu ici. Il n’est même pas vrai qu’il est plus facile d’un point de vue pragmatique d’éviter les scissions si on autorise des tendances ou des fractions permanentes. Le SWP n’a connu aucune scission grave depuis 25 ans. Même le débat récent autour de Respect n’a pas mené à ce que plus qu’une poignée de personnes ne quitte le SWP – certainement moins que la moitié des 87 personnes que le SWP a recrutées pendant les premiers mois de cette année.

Il est certain que notre expérience dans les mouvements de masse nous a appris qu’un débat constant à l’intérieur du parti révolutionnaire à propos de la direction des mouvements et la croissance du pôle révolutionnaire dans les mouvements est d’une nécessité vitale. Mais elle nous a aussi appris que beaucoup d’autres idéologies et d’autres tendances politiques sont en compétition pour diriger les mouvements des dernières années. À la fois pour la santé du parti révolutionnaire lui-même et pour assurer un avenir dynamique pour d’authentiques mouvements de masse il nous semble que le maximum de clarté et d’unité sont encore des buts désirables pour une organisation révolutionnaire.

À cette fin notre stratégie générale se compose des éléments interdépendants suivants :

  1. Nous restons convaincus que la nature inégale de la résistance ouvrière produit un spectre de conscience politique dans la classe ouvrière qui va des idées socialistes avancées à des opinions complètement régressives et conservatrices. De plus, qu’afin que l’avant-garde ouvrière émergeant spontanément soit efficace elle doit prendre une forme organisationnelle. De plus, même une avant-garde organisée ne peut pas tirer toutes les ressources dont elle a besoin pour une participation dans le mouvement ouvrier qui lui permette d’atteindre ses buts de son expérience contemporaine spécifique de lutte, quelque soit l’importance de cette dernière. Cette expérience doit être conjointe à l’expérience historique de la lutte de classes et à la capacité d’analyser théoriquement la société dont elle fait partie. La théorie marxiste reste la meilleure condensation disponible de l’expérience historique de la classe ouvrière et l’analyse la plus cohérente intellectuellement de la société capitaliste.
  2. Aucun parti d’avant-garde ne peut atteindre ses buts sans une interaction démocratique constante avec le mouvement ouvrier large. A la fois en apprenant du mouvement large et en essayant de le diriger le parti peut prouver sa valeur en pratique, longtemps avant qu’une révolution ait lieu. Il peut aussi se renouveler à partir des luttes de la classe ouvrière, et du processus d’apprentissage qui les accompagne, puisqu’ils étaient de toutes façons à son origine.
  3. Le centralisme démocratique reste la méthode la plus efficace pour encourager ce processus d’apprentissage et en même temps maintenir la clarté des idées et l’unité du projet qui sont nécessaires pour une action effective dans les mouvements larges de la classe.

Notes

[1Ce dernier livre existe en français sur http://quefaire.lautre.net/archive/reesimperialismeresistance.html . Les autres ne sont pas encore traduits en français.


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