Construire le parti : de Marx à Lénine

par Sylvestre Jaffard

4 septembre 2009

À l’heure de la construction du NPA, un parti de type nouveau dans la période récente où agiront ensemble des militants révolutionnaires se revendiquant de la tradition marxiste classique et des militants venus d’autres traditions, il est important de se réapproprier l’expérience accumulée au cours des périodes historiques précédentes en matière d’organisation.

Marx : le parti de classe

Marx et Engels n’ont pas inventé une conception du parti de classe à partir de rien : ils trouvent devant eux un mouvement ouvrier déjà formé, et c’est d’ailleurs l’existence de ce mouvement déjà existant qui les amène à préciser leur appropriation critique de la philosophie allemande et de l’économie politique britannique.

Mais en reprenant ce qu’il y a de meilleur dans les expériences du chartisme britannique et des sociétés ouvrières françaises, et en le liant à leur analyse globale de la dynamique du capitalisme, Marx et Engels ont pu généraliser certains aspects décisifs. En premier lieu la compréhension que « l’émancipation des travailleurs devant être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » signifiait que le modèle du parti de conspirateurs – alors le plus répandu parmi les révolutionnaires – ne convenait pas pour une révolution prolétarienne. Il y a d’ailleurs dans beaucoup d’écrits de Marx une certaine imprécision sur ce que recouvre le mot « parti » : organisation délimitée dotée de statuts, ou « parti historique », orientation au sein de la classe ouvrière ? C’est que pour Marx, c’est la classe ouvrière toute entière qui doit transformer la société, et c’est par mille chemins, dont beaucoup sont éloignés de la conquête du pouvoir, que s’opère la lutte de classes (lutte pour les salaires, pour la diminution de la journée de travail, etc.).

Pour autant Marx et Engels ont toujours défendu l’idée de la nécessité d’une organisation politique spécifique des travailleurs, en théorie mais en pratique aussi. Tout d’abord, ils participent à la Ligue des Communistes, qui se dissoudra après l’échec des révolutions de 1848. Puis, après une longue interruption, ils jouent un rôle central dans la construction de l’Association Internationale des Travailleurs (première Internationale). Enfin ils s’impliquèrent dans le développement des partis ouvriers de masse, notamment en Allemagne à partir de la fusion des courants lassalliens et marxistes en 1875, mais également en France et dans d’autres pays.

La première Internationale

Il est exact que le mérite historique de la première Internationale aura été avant tout son existence même, première concrétisation des idées de l’internationalisme prolétarien. Pour autant sa brève existence (1864-1872) montre qu’elle s’était bâtie sur des bases fragiles. Les orientations y étaient très diverses entre les trade-unionistes britanniques, les proudhoniens et blanquistes Français et les idées démocrates radicales de Mazzini en Italie...

Cette hétérogénéité profonde était sans doute inévitable pour un premier rassemblement international. Elle était donc inséparable de la force même de l’Internationale. Mais elle constituait en même temps une grande fragilité, qui ne lui permit pas de résister à l’épreuve de la répression qui s’abattit sur elle au lendemain de l’écrasement de la Commune de Paris.

Le marxiste étasunien Hal Draper considère que la préoccupation principale de Marx à cette époque était de dépasser la construction de « sectes » [1], c’est-à-dire d’organisations cloîtrées dans une pureté doctrinale coupée du mouvement réel des masses. Draper cite à ce sujet une lettre de Marx de 1871 :

« L’Internationale a été fondée pour mettre à la place des sectes socialistes ou semi-socialistes l’organisation réelle de la classe ouvrière en vue de la lutte. Les Statuts provisoires ainsi que l’Adresse inaugurale le démontrent, au premier coup d’oeil. »

En même temps Marx reconnaissait la nécessité d’un « centre politique » qui puisse mener la lutte théorique et pratique pour défendre ses orientations propres au sein de l’Internationale face aux orientations trade-unionistes, proudhoniennes, etc. Mais, de fait, le centre en question fut le Conseil Général de l’Internationale sur lequel Marx exerçait une influence décisive. La lettre continue :

« Ainsi l’histoire de l’Internationale a été une lutte continuelle du Conseil général contre les sectes et les intrigues d’amateurs, qui tentèrent toujours de s’affirmer au sein de l’Internationale elle-même, en opposition au mouvement réel de la classe ouvrière. Cette lutte a été menée dans les Congrès, mais bien davantage encore dans les tractations privées du Conseil général avec chaque section particulière. [2] »

Draper remarque que ce mode d’intervention « par en haut » a eu des conséquences négatives : la première Internationale s’est dissoute sans qu’ait été opéré d’accumulation substantielle de cadres marxistes.

Le révolutionnaire britannique John Molyneux pointe une autre préoccupation centrale de Marx à cette époque (directement liée à la volonté d’aller au-delà de l’organisation de type « secte ») : le rapport dialectique étroit entre luttes économiques et luttes politiques. Ce combat était en effet d’une importance capitale pour orienter le mouvement révolutionnaire vers l’engagement dans la lutte de classes dans toutes ses manifestations, même les plus élémentaires : construction de syndicats, de réseaux de solidarité, de soutien aux luttes des minorités opprimées, etc. plutôt que la concentration sur l’activité conspiratrice. Il a également permis de poser les bases, théoriques et pratiques, d’une analyse de l’évolution de la conscience des masses (comme résultat de leur histoire personnelle et collective, et de l’expérience des luttes). Molyneux cite à ce sujet un autre passage de la même lettre :

« Le mouvement politique de la classe ouvrière a naturellement pour but final la conquête du pouvoir politique ; pour cela il faut naturellement une organisation préalable de la classe ouvrière ayant atteint un certain degré de développement et qui soit née de ses luttes économiques mêmes.

Mais, d’autre part, tout mouvement qui oppose la classe ouvrière en tant que classe aux classes dominantes et cherche à les faire plier par une pression de l’extérieur est un mouvement politique (...) les mouvements économiques isolés des travailleurs donnent partout naissance à un mouvement politique (...) Si ces mouvements supposent une certaine organisation préalable, ils sont tout autant, de leur côté, des moyens de développement de cette organisation. [3] »

L’essor de la social-démocratie

À partir des années 1870, en Europe occidentale, se développèrent pour la première fois des partis de masse ayant l’instauration du socialisme comme programme.

Il est extrêmement intéressant d’étudier le développement de ces partis et l’attitude des marxistes par rapport à leur construction. La fondation du parti social-démocrate allemand, qui allait devenir le modèle pour tout le mouvement socialiste jusqu’en 1914, s’est faite par l’union de deux courants, les marxistes (« eisenachiens ») et les partisans de Ferdinand Lassalle. Tout en y portant un grand intérêt, Marx et Engels n’étaient pas pour l’union à tout prix.

Il ne faut pas se laisser induire en erreur par les appels à l’ « Unité ». Les plus grands facteurs de discorde, ce sont justement ceux qui ont le plus ce mot à la bouche.(...)Tout au long de notre vie, c’est toujours avec ceux qui criaient le plus à l’unité que nous avons eu les plus grands ennuis et reçu les plus mauvais coups.

(...) un parti éprouve qu’il vaincra en se divisant - et en supportant la scission. Le mouvement du prolétariat passe nécessairement par divers stades de développement. A chaque stade, une partie des gens reste accrochée et ne réussit pas à passer le cap. Ne serait-ce que pour cette raison, on voit que la prétendue solidarité du prolétariat se réalise en pratique par les groupements les plus divers de parti qui se combattent à mort (...) [4]

Durant le processus d’unification, ils argumentèrent pour que leurs partisans conservent leur autonomie, en particulier qu’ils n’abandonnent pas leurs capacités d’élaboration théorique, tout en insistant sur l’importance de l’action commune.

Tout pas en avant du mouvement réel vaut plus qu’une douzaine de programmes.

« Si l’on ne pouvait pas, à cause des circonstances présentes, aller plus loin que le programme d’Eisenach, il fallait se contenter tout simplement de conclure un accord pour l’action contre l’ennemi commun. En revanche, si l’on élabore un programme de principes (qu’il vaut mieux remettre à un moment où une longue activité commune en aura préparé le terrain), c’est pour poser des jalons qui signalent, aux yeux du monde entier, à quel niveau en est le mouvement du parti. » [5]

Un combat théorique acharné dût être mené au sein du parti. Par exemple, Engels argumenta contre les théories d’Eugen Dühring, un philosophe aux idées confuses qui avait obtenu l’admiration d’une bonne partie de la gauche (y compris parmi ceux qui avaient été et seraient encore les meilleurs défenseurs du marxisme).

Ce combat mena d’une part à la reconnaissance officielle de l’héritage de Marx et Engels par la social-démocratie allemande, d’autre part à l’extension colossale de son organisation et de son travail de propagande pour le socialisme (en parallèle avec le développement du mouvement et des appareils syndicaux). Cependant, il ne réussit pas à empêcher le développement d’une tendance forte à l’adaptation au système existant.

Cette tendance était présente dès les débuts du parti, dans le manque de fermeté des dirigeants August Bebel et Wilhelm Liebknecht envers les lassalliens, qui se transposa rapidement en manque de fermeté envers les discours accusateurs de la classe dirigeante allemande et son idéologie. Alors que le gouvernement de Bismarck mettait en oeuvre des lois pour réprimer l’activité des socialistes, Liebknecht pouvait ainsi déclarer au parlement :

Il va de soi que nous nous conformerons à la loi, parce que notre parti est certainement un parti de réforme au sens le plus rigoureux du terme, et non un parti qui veut faire une révolution violente - ce qui de toute façon est une absurdité. Je nie de la façon la plus solennelle que nos efforts tendent au renversement violent de l’ordre en vigueur de l’État et de la société. [6]

Pour autant la social-démocratie apparaissait pour des masses toujours plus importantes de travailleurs, comme « leur » parti, contre l’ordre dominant. Y compris Lénine et les bolcheviks avaient, jusque là, toujours considéré la social-démocratie allemande comme le modèle à imiter [7]. La nature ambiguë de la social-démocratie n’est apparue au grand jour qu’en 1914, lorsque confrontés au test décisif de la guerre impérialiste, presque tous les partis de la deuxième Internationale s’alignèrent derrière leur bourgeoisie nationale pour justifier le massacre [8].

Il faut dire que l’orthodoxie marxiste théorique y avait été défendue par la direction autour de Karl Kautsky contre le « révisionnisme » d’Eduard Bernstein. Mais cette orthodoxie transmettait, plus qu’elle enrichissait, un marxisme mécanique, où l’assurance de l’inéluctabilité de l’avènement du socialisme dispensait de la prise de risques, et permettait de justifier les tendances bureaucratiques. Ainsi certaines formulations de Marx et Engels sur la correspondance entre développement des forces productives et transformations des modes de productions étaient développées dans un sens toujours plus fataliste. Sebastian Haffner pointe cette évolution :

En 1891, August Bebel déclarait devant le Congrès du SPD : « La société bourgeoise oeuvre si vigoureusement à sa propre chute que nous n’avons qu’à attendre le moment où le pouvoir tombera de ses mains dans les nôtres... Oui, j’en suis convaincu : la réalisation de notre but ultime est si proche que peu nombreux sont, dans cette salle, ceux qui ne la vivront pas. » Vingt ans plus tard, il n’appelait plus la révolution que « le grand chambardement », ce qui en dit long. Un grand chambardement n’est pas précisément quelque chose à quoi on aspire de tout son être. Il s’adressait cette fois au Parlement, apostrophant ses adversaires : « Il [le grand chambardement] n’arrivera pas par nous. C’est vous-mêmes qui l’amenez ! » D’imminence de l’événement, il n’était plus question : « Il vient ; il est seulement ajourné. » Et pourtant, cette fois, rares étaient dans la salle ceux qui ne le vivraient pas : sept ans plus tard, on en serait là. Mais le SPD, dans le fond de son coeur, avait cessé de le vouloir. » [9]

Lénine et la naissance du bolchévisme

Tout en se considérant comme partie intégrante de la deuxième Internationale, les révolutionnaires russes se trouvaient confrontés à des tâches particulières qui les forcèrent à faire des choix spécifiques. On exagère souvent le rôle de la clandestinité forcée qui leur était imposée par le régime tsariste – c’est oublier que la social-démocratie allemande a aussi dû traverser douze ans de lois anti-socialistes à ses débuts.

En fait, la différence principale entre le parti social-démocrate allemand et le parti ouvrier social-démocrate russe réside dans la détermination beaucoup plus nette des partisans russe du marxisme de défendre leurs conceptions dans leurs rapports avec d’autres forces (ainsi qu’entre courants marxistes). En effet la tradition révolutionnaire la plus forte à la fin du dix-neuvième siècle était celle des populistes, ou « narodniks », qui combinaient une orientation tournée vers la paysannerie avec une tactique terroriste. Les marxistes russes ont dû combattre théoriquement cette tendance, tout en en reprenant les meilleurs aspects et en posant les bases de leur implantation dans la classe ouvrière. Une deuxième étape nécessaire était la centralisation et la coordination des différents groupes ouvriers dispersés à travers la Russie. Cela impliquait la lutte contre la tendance à l’ « économisme », c’est à dire à orienter tout vers les revendications immédiates de salaires et de conditions de travail, en supposant un développement mécanique de ces mouvements vers des revendications politiques. Au deuxième congrès du Parti Ouvrier Social-Démocrate Russe, son véritable congrès de fondation, le groupe de l’Iskra qui avait mené ce combat se scinda en deux, entre bolcheviks et mencheviks. Deux éléments principaux sont à retenir :

Il ne s’agissait pas pour les bolcheviks autour de Lénine de créer un parti « purement révolutionnaire ». Ce sont les mencheviks qui, se trouvant en minorité, ont décidé de ne pas respecter les décisions du congrès. Les bolcheviks firent toutes sortes de concessions à la suite du congrès pour que les mencheviks acceptent de rejoindre un parti unifié.

En même temps, les bolcheviks ont été intransigeants sur la défense de leur orientation, en disant explicitement, quand ils faisaient des concessions, qu’il s’agissait de concessions. Leur but était à la fois l’unité et la clarté.

Sur quels points portaient le différent au juste ? Pour un grand nombre de contemporains, les choses étaient très obscures, indiscernables sous plusieurs couches de récriminations personnelles, de questions secondaires mises en avant, sans parler des rumeurs et des calomnies. En fait il s’agissait de questions fondamentales, et en particulier de la nature du parti révolutionnaire comme organisation de l’avant-garde du prolétariat. Lénine explique :

« Nous ne pouvons que nous réjouir si chaque gréviste, chaque manifestant, en prenant la responsabilité de ses actes, peut se déclarer membre du Parti » [dit Martov]. Vraiment ? Chaque gréviste doit avoir le droit de se déclarer membre du Parti ? Par cette thèse, le camarade Martov pousse d’un coup son erreur à l’absurde (...) Nous ne pouvons que nous réjouir si la social-démocratie réussit à diriger chaque grève, car c’est son devoir immédiat et absolu de diriger toutes les manifestations de la lutte de classe du prolétariat, et la grève est une des manifestations les plus profondes et les plus vigoureuses de lutte. Mais nous serons des suivistes, si nous admettons qu’on identifie cette forme de lutte initiale, ipso facto trade unioniste, sans plus, avec la lutte social-démocrate multiple et consciente. » [10]

Lénine et les bolcheviks cherchaient une réponse organisationnelle à la question de l’opportunisme, au suivisme, à l’adaptation au mouvement déjà existant. Cette réponse ne pouvait pas être un retour au modèle de la « secte » : comme Marx l’avait montré, le lien intime avec les luttes réellement existantes était une condition sine qua non pour l’efficacité du parti et pour son orientation correcte. Mais en même temps, l’inégalité du niveau de conscience dans la classe ouvrière était reconnue comme inévitable dans la société capitaliste. La conclusion était donc tirée de la remarque d’Engels sur les « différents stades de développement » par lesquels passent simultanément différentes parties du prolétariat de la nécessité d’une organisation révolutionnaire distincte.

La forme précise de cette organisation à un moment donné (parti séparé, fraction ou tendance d’un parti plus large, etc.) est en revanche une question tactique qui dépend de l’état de la lutte de classes, de l’état de l’organisation de la classe, des autres organisations en présence, etc. On oublie d’ailleurs trop souvent que les bolcheviks restèrent pendant des années une fraction au sein du POSDR.

Rosa Luxemburg, spontanéité et organisation

Curieusement, Rosa Luxemburg, qui a mené toute sa vie un combat acharné contre l’opportunisme a mené avec Lénine une polémique à la suite de la scission avec les mencheviks [11]. En fait Luxemburg s’était largement méprise sur la situation réelle, ce qui fait que Lénine ne put lui répondre qu’en précisant les faits. [12] Mais la nature de sa critique montre bien quelles étaient ses préoccupations : elle était confrontée à l’expérience de la social-démocratie allemande, de son organisation géante et fortement bureaucratisée, de l’orientation de sa direction qui mettait le centre de gravité de l’action du parti dans le domaine parlementaire, et concevait les luttes syndicales, au pire, comme complètement déconnectées des luttes politiques, au mieux, comme un pare-feu à utiliser en cas d’urgence et dans le cadre d’une discipline stricte. C’est en effet ainsi que la question de la grève générale était posée par la direction du SPD :

La grève de masse, telle qu’elle sert actuellement de thème de discussion en Allemagne, est un phénomène particulier très clair et très simple à concevoir, ses délimitations sont précises : il s’agit uniquement de la grève politique de masse. On entend par là un débrayage massif et unique du prolétariat industriel, entrepris à l’occasion d’un fait politique de la plus grande portée, sur la base d’une entente réciproque intervenue à propos entre les bureaux du Parti et des syndicats, et qui, mené avec l’ordre le plus parfait et dans un esprit de discipline, cesse dans un ordre plus parfait encore, sur un mot d’ordre donné au moment opportun par les bureaux dirigeants, étant entendu que le règlement des subsides, des frais, des sacrifices, en un mot tout le bilan matériel de la grève, est déterminé à l’avance avec précision. [13]

Par « fait politique de la plus grande portée », les directions du SPD et des syndicats entendaient essentiellement une menace envers le suffrage universel, c’est-à-dire la défense de la démocratie parlementaire, sans concevoir qu’une tactique défensive pouvait se transformer en mouvement offensif suivant le rapport de forces et le déroulement des événements.

Dans une certaine mesure, cette dégénérescence de la pratique social-démocrate a été rendue plus aisée par la période de relatif calme sur le front des luttes sociales en Allemagne. Au cours des six années 1900 à 1905 eurent lieu une moyenne de 1 171 grèves par an qui ont impliqué une moyenne de 122 606 grévistes par an, tandis qu’en Russie (dont la main d’œuvre salariée était nettement plus petite, et où il n’y avait ni partis ni syndicats de masse) il y a eu 87 000 grévistes en 1903, 2 863 000 grévistes en 1905 (dont 1 843 000 dans des grèves politiques), et 550 000 grévistes politiques en 1912. [14] Rosa Luxemburg en tirant les leçons de la révolution russe de 1905 dans sa brochure Grève de masse, parti et syndicat a insisté fortement sur les vertus de l’organisation spontanée des masses, sans toutefois nier à un seul moment l’importance d’une direction politique :

« Au lieu de se poser le problème de la technique et du mécanisme de la grève de masse, la social-démocratie est appelée, dans une période révolutionnaire, à en prendre la direction politique. La tâche la plus importante de « direction » dans la période de la grève de masse, consiste à donner le mot d’ordre de la lutte, à l’orienter, à régler la tactique de la lutte politique de telle manière qu’à chaque phase et à chaque instant du combat, est réalisée et mise en activité la totalité de la puissance du prolétariat déjà engagé et lancé dans la bataille (...) » [15]

Rosa Luxemburg pensait que le mouvement révolutionnaire de masse permettrait de se débarrasser rapidement des directions réformistes :

«  Qu’il se produise en Allemagne, à telle ou telle occasion, à tel ou tel moment, de grandes luttes politiques, des grèves de masse, elles inaugureront simultanément une période de violentes luttes syndicales, sans que l’histoire demande aux dirigeants syndicaux leur approbation ou leur désapprobation. Si les dirigeants syndicaux devaient rester en marge du mouvement, ou même s’y opposer, leur attitude n’aurait qu’une seule conséquence ils seraient laissés de côté par la vague des événements, et les luttes économiques ou politiques de la masse se poursuivraient sans eux ; il en serait de même, dans un cas analogue, des dirigeants du parti. » [16]

C’est sur ce point que l’histoire a apporté un correctif tragique : il est vrai que les mouvements révolutionnaires peuvent créer leurs propres cadres d’organisation, et qu’ils amènent généralement une remise en cause des directions réformistes, mais cette remise en cause ne se fait pas d’un seul bloc. Une grande partie des masses, même au cœur d’un mouvement révolutionnaire, conserve des illusions envers ses directions traditionnelles.

Cela est amplifié lorsque des directions révolutionnaires ne proposent pas de solution alternative crédible, n’ont pas organisé des cadres implantés dans la classe ouvrière suffisamment nombreux et solides pour aller rapidement à une organisation de masse. [17]

En fait, tout en menant un combat sans merci contre l’opportunisme sur le plan théorique, tout en élaborant une vision d’ensemble d’une importance capitale des liens entre mouvement de masse et direction politique, ainsi qu’entre lutte économique et lutte politique, Rosa Luxemburg et ses camarades ont largement négligé de tirer les conséquences organisationnelles de leur analyse de la bureaucratisation du mouvement ouvrier allemand. Lénine n’avait pas nécessairement en 1904 d’idées plus claires sur ces questions, mais lui et les bolcheviks en ont tiré des conséquences dans le travail de construction du parti auquel ils étaient confrontés. C’est ce qui a permis une clarification ultérieure de tout ce qui était problématique dans l’idée d’un parti dont « chaque gréviste doit avoir le droit de se déclarer membre ».

Stratégie et dialectique

Pour beaucoup, le cauchemar stalinien a discrédité, parmi tant d’autres choses, l’idée du « parti d’avant-garde ». Mais il est impossible de militer sans distinguer dans la classe ouvrière des idées plus ou moins avancées, sans hiérarchiser entre les travailleurs racistes, sexistes, toujours prêts à relayer la propagande gouvernementale et patronale, et les travailleurs antiracistes, antisexistes, qui construisent les mobilisations et comprennent la logique du système. Il existe donc, objectivement, une avant-garde. Il est utile et nécessaire qu’elle soit organisée dans un parti, pour lui permettre de mieux résister aux pressions de l’idéologie dominante, de mieux organiser son action, et par conséquent de mieux influer sur la masse des travailleurs qui ne sont ni indécrottablement réactionnaires, ni révolutionnaires.

C’est pourquoi la théorie du parti révolutionnaire d’avant-garde – c’est-à-dire d’un parti qui n’a pas prétention à rassembler toute la classe, ni même toute la partie de la classe qui est combattive sur telle ou telle question – est indissociable de la stratégie du front unique. Cette stratégie doit être comprise au sens large de participation à des luttes communes, économiques et politiques avec des travailleurs moins avancés tout en conservant la capacité d’élaboration et d’action autonome de l’organisation révolutionnaire. Cela veut dire renoncer à toute vision mécanique, d’affrontement entre « blocs », de la lutte politique, et considérer la lutte révolutionnaire comme avant tout la gestion de tensions, de contradictions dynamiques, qu’il s’agit d’orienter dans un sens particulier.

En mettant en oeuvre dès 1905 [18] cette approche, les bolcheviks ont pu développer une riche expérience, non sans crises dans leurs rapports externes et internes. Mais c’est à ce prix qu’il a été possible de construire une organisation suffisamment trempée, suffisamment solide et en même temps suffisamment souple pour faire face victorieusement aux tumultes de l’année 1917. [19]

L’acquis léniniste

Il n’est pas possible dans le cadre de cet article d’examiner pourquoi, après la montée du stalinisme, les différents groupes trotskystes n’ont pas été en mesure de construire des partis révolutionnaires de masse qui auraient permis d’enrichir l’expérience des bolcheviks et du Comintern du début des années vingt, et surtout de transmettre cet aspect particulier de l’héritage marxiste sous une forme vivante.

Il est en tout cas certain qu’à l’heure où les révolutionnaires sont à nouveau amenés à jouer un rôle décisif dans la construction de partis à vocation de masse, il est important de réexaminer l’expérience des révolutionnaires dans la question de la construction d’organisations entre l’époque de Marx et celle de Lénine et Luxemburg, afin que ces acquis nous aident à orienter notre action.

Notes

[1Hal Draper, Toward a New Beginning – On Another Road, 1971. www.marxists.org/archive/draper/1971/alt/alt.htm

[22 Marx à Bolte, 23 novembre 1871. Cité in Marx-Engels, La Commune de 1871, Paris, 1971. http://classiques.uqac.ca/classiques/Engels_Marx/commune_de_1871/commune_1871.html

[3Marx à Bolte, 23 novembre 1871, Marx et Engels, Correspondance, Tome XI, Paris, 1985, pp. 360-361.

[4Friedrich Engels, Lettre à August Bebel, 20 juin 1873, www.marxists.org/francais/engels/works/1873/06/fe18730620.htm

[5Karl Marx, Lettre à W. Bracke, 5 mai 1875, www.marxists.org/francais/marx/works/00/sda/sda_1_4.htm

[6Discours de W. Liebknecht à la séance du 17 mars 1879 au Reichstag, www.marxists.org/francais/marx/works/00/sda/sda_2_4.htm

[7C’est par exemple le cas dans les polémiques avec les mencheviks après le congrès de 1903, dans lesquelles Lénine cite fréquemment le parti allemand pour justifier ses positions.

[8Et même alors, il fallut plusieurs années de guerre et l’exemple de la révolution russe pour commencer à détacher des parties substantielles du prolétariat de l’influence social-démocrate.

[9Sebastian Haffner, Allemagne 1918, Une révolution trahie, Editions Complexe, 2001, p. 14. http://books.google.fr/books?id=wPV46fIPpaYC&pg=PP1&#PPA14,M1

[10Lénine, Un pas en avant, deux pas en arrière, 1904, www.marxists.org/francais/lenin/works/1904/05/vil19040500i.htm

[11Rosa Luxemburg, Questions d’organisation de la social-démocratie russe, www.marxists.org/francais/luxembur/c_et_d/c_et_d_1.htm

[12Lénine, Un pas en avant, deux pas en arrière (Réponse de N. Lénine à Rosa Luxemburg), Œuvres t.7, Paris-Moscou, pp. 465-467. www.marxists.org/francais/lenin/works/1904/09/vil19040915.htm

[13Rosa Luxemburg, Grève de masse, parti et syndicat (1906), www.marxists.org/francais/luxembur/gr_p_s/greve3.htm

[14John Molyneux, Marxism and the party, Pluto Press, Londres, 1978, p. 107.

[17Voir à ce sujet l’article de Cédric Piktoroff dans ce numéro.

[18Voir Lénine, Nos tâches et le soviet des députés ouvriers, Œuvres t. 10, pp. 11-20, Paris-Moscou, www.marxists.org/francais/lenin/works/1905/11/vil19051117.htm

[19Voir l’article de Marie Périn, Les Journées de juillet 1917 dans le numéro précédent, Que Faire  ? N°9, août-octobre 2008.

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