Mettre en chantier l’idée de contrôle ouvrier

par Denis Godard

5 septembre 2009

Pour que les luttes sur des revendications immédiates qui culminent dans la grève générale avec occupations d’usines mènent à la lutte pour le pouvoir, les travailleurs ne peuvent inventer la forme la plus avancée comme quelque chose d’abstrait, artificiellement introduit dans leur bataille par la propagande de groupes révolutionnaires. Elle doit émerger des véritables besoins de leur combat. La revendication du contrôle ouvrier (qui implique de défier le pouvoir de la bourgeoisie à tous les niveaux et qui tend à donner naissance, d’abord dans l’usine, puis dans l’ensemble du pays, à un embryon de pouvoir ouvrier opposé au pouvoir bourgeois) est le meilleur pont entre la lutte pour des revendications immédiates et la lutte pour le pouvoir. [1]

L’objectif premier de cet article est d’argumenter sur la nécessité de populariser l’idée de contrôle ouvrier pour des raisons liées à la situation mais aussi pour des raisons qui tiennent à la stratégie révolutionnaire.

Il s’agit d’une mise en chantier à au moins deux niveaux :

- S’il faut en propager l’idée, argumenter sur sa nécessité, orienter dans ce sens la lutte là où c’est possible, les expériences concrètes seront cruciales pour en préciser et développer autant la forme que le contenu. Il ne s’agit pas seulement de mots d’ordre mais aussi de développer les formes d’organisation qui y correspondent.

À propos de l’Argentine, où se développent fin 2001 des assemblées de quartier dominées principalement par les mouvements de chômeurs, Chris Harman écrivait ainsi : « Un programme d’action ne vaut rien pour une personne affamée tant qu’il est seulement écrit sur une feuille – c’est pourquoi les arguments scholastiques sur les formulations exactes d’un tel programme sont une diversion de la lutte. Ce qui est requis c’est le pouvoir pour commencer à mettre en pratique un tel programme. En Argentine cela signifie l’implication des travailleurs salariés qui sont toujours sous l’influence de la bureaucratie syndicale » [2].

Ernest Mandel étend ce raisonnement à la nécessité de développer cette logique avant une situation sociale aussi explosive :

En réalité, pour que de larges masses ouvrières soient capables de se battre immédiatement pour le contrôle ouvrier, lors d’une grande explosion de lutte, il faut qu’elles aient été familiarisées au préalable avec ce mot d’ordre, et toute la logique qu’il recèle, pendant toute la phase antérieure à cette explosion. Et pareille préparation ne sera jamais adéquate si elle se limite à la propagande littéraire, et si elle ne s’efforce pas, du moins occasionnellement, à passer de la propagande à l’agitation, et à la tentative de transmettre ce mot d’ordre dans le corps des objectifs poursuivis par des combats partiels, déclenchés par des secteurs d’avant-garde. L’expérience pratique qui se dégage de ces combats, leur effet pédagogique sur des masses plus larges, l’entraînement dans le maniement de cette orientation entièrement nouvelle qu’ils impliquent, tout cela constitue une étape indispensable du mûrissement de la conscience de classe révolutionnaire. [3]

- En confrontation permanente avec ce processus réel, il s’agira d’étudier les différentes expériences de l’histoire, les débats et élaborations sur cette question pour être en mesure d’orienter le processus vers l’objectif révolutionnaire.

Cet article ne vise pas à recenser ces débats ou toutes les expériences historiques de contrôle des travailleurs, de comités de base, de conseils d’usine ou d’assemblées populaires ni même d’en étudier une en particulier. Ce serait largement au-delà des limites de l’article et surtout des miennes.

Mais s’il peut contribuer à démontrer la nécessité collective de remettre en avant la revendication du contrôle ouvrier et d’entamer sérieusement le travail sur les expériences historiques, il aura alors atteint son objectif.

Un autre modèle

La nécessité d’une agitation sur la question du contrôle des travailleurs – contrôle en tant que producteurs sur la gestion de l’entreprise et contrôle en tant que producteurs et usagers sur la gestion des services – est mise à l’ordre du jour par l’ampleur de la crise du capitalisme.

Le sentiment peut être diffus, il n’en est pas moins largement répandu qu’« on ne peut continuer comme cela ». La revendication d’un « développement soutenable » indique assez que le modèle de développement du capitalisme met en danger l’avenir de la planète en termes écologiques et sociaux, sans parler de l’accumulation d’armes de destruction massive. L’accélération de la crise économique et le développement des tensions internationales accroissent ce sentiment.

Une revue comme Alternatives économiques, qui ne raisonne pas sur une base anticapitaliste mais dans le cadre d’une régulation du capitalisme, exprime dans son éditorial de janvier 2009 un constat largement évident : « Injecter ici et là des milliards ne suffira pas à faire redémarrer la machine économique. Pour inverser les anticipations pessimistes, il faut des milliards, mais aussi un projet. Un modèle économique et social capable de restaurer la confiance en l’avenir et susceptible de fédérer les énergies ».

On ne peut aujourd’hui se contenter de perspectives défensives. Pour faire progresser les luttes il faut tracer la perspective d’un autre modèle.

Les classes dirigeantes n’ont eu aucun scrupule à faire passer par dessus bord l’idéologie du « tout sauf l’Etat ». Mais en réintégrant l’idée d’une intervention de l’Etat dans l’économie (je parle bien de l’idée car seuls les libéraux les plus extrêmes ont pu faire croire que l’Etat s’était désengagé), elles ne font qu’illustrer la nature de classe de l’Etat. Si on découvre aujourd’hui que des centaines de milliards d’euros et de dollars sont disponibles, ceux-ci ne servent pas pour les travailleurs et les pauvres mais pour sauver les capitalistes tandis que les entreprises ferment et que les attaques sur les services publics continuent. Bref, il n’est absolument pas exclu que les classes dirigeantes aient des solutions pour sauver le capitalisme. Ce qui est sûr, vu l’ampleur de la crise, c’est que ces solutions seront dramatiques pour la majorité de la population.

Il s’agit, dans notre camp, celui de la jeunesse et des travailleurs, celui des luttes sociales et politiques, de donner des réponses à la crise qui apparaissent largement comme réalisables et qui relient les intérêts immédiats de la population à l’objectif d’un autre modèle social et politique.

Pour le mouvement

Pour ne donner qu’un exemple. Le mois de décembre a multiplié les annonces de « bavures » à l’hôpital public. Il est évident que les médias se concentrent sur les erreurs individuelles et, quand ce n’est plus suffisant, sur les défauts de gestion. La réponse capitaliste est dans l’accélération de la rationalisation du secteur permettant la rentabilité économique.

Notre réponse part du constat que les faiblesses du service public ne sont pas dues à sa nature de service public mais à la logique qui préside à sa gestion. Il s’agit donc bien sûr de développer la résistance aux attaques sur les conditions de travail et les moyens attribués à la santé publique. Mais il faut impérativement commencer aussi à argumenter sur la nécessité d’un contrôle par les employés, en lien avec les usagers, sur l’organisation du travail, l’embauche des personnels, la gestion des stocks, la réalité des comptes, la coordination des différents secteurs etc. Car laisser aux capitalistes (qu’ils soient à la tête des trusts privés ou à la tête de l’Etat) la gestion sans contrôle du secteur de la santé c’est se condamner à laisser se dégrader l’accès à la santé pour la majorité des travailleurs et des pauvres de ce pays.

De ce point de vue, propager la revendication d’un contrôle des travailleurs n’est pas une nécessité du seul point de vue de la situation économique. Elle est aussi nécessaire au regard du développement des mouvements de lutte. Ces mouvements sont aujourd’hui à un croisement. Rester dans la logique traditionnelle d’une simple négociation des termes de l’exploitation, de l’acceptation des impératifs du capitalisme, mène à l’impasse y compris sur les revendications immédiates et laisse le contrôle des mouvements à des directions traditionnelles (syndicales comme politiques) qui les paralysent. Gagner un écho à cette revendication, c’est contribuer à construire une direction alternative à ces directions capable de dépasser les logiques sectorielles et libérée de la paralysie d’un raisonnement cantonné à la nécessaire rentabilité des mesures à prendre.

Maillon d’une stratégie révolutionnaire

La revendication du contrôle ouvrier n’est pas une diversion d’une stratégie révolutionnaire, un simple gadget, un substitut valable pour une période non révolutionnaire. Elle en est au contraire un élément.

Elle ne part pas en effet d’une préoccupation nouvelle mais de ce qu’exprimait déjà Engels : «  Le temps des coups de main, des révolutions exécutées par de petites minorités conscientes à la tête de majorités inconscientes, est passé. Là où il s’agit d’une transformation complète de l’organisation de la société, il faut que les masses elles-mêmes y coopèrent, qu’elles aient déjà compris elles-mêmes de quoi il s’agit, pourquoi elles interviennent avec leur corps et avec leur vie » [4].

La majorité des expériences de contrôle ouvrier dans l’histoire sont nées spontanément comme exigence de réponse à des crises ou posées par le développement d’un mouvement de lutte.

Tentatives de plus ou moins courte durée, l’échec de ces expériences n’est pas dû au potentiel extraordinaire qu’elles révèlent. Elles témoignent surtout, malgré les évolutions dans la conscience des travailleurs qu’elles provoquent, de la prégnance de l’idéologie réformiste chez les travailleurs et de la capacité des forces qui la cristallisent de canaliser les mouvements et de les mener à l’impasse.

Toujours à propos de l’Argentine, Chris Harman explique ainsi : « L’inclinaison des gens à regarder vers des solutions réformistes ne disparaîtra pas, malgré les succès du mouvement populaire dans les rues. Dans tout grand soulèvement révolutionnaire il y a une double tendance. Ceux qui étaient déjà militants tendent à aller plus loin vers la gauche jusqu’à ce qu’ils commencent à rompre avec les vieilles illusions réformistes. Mais des millions entrent en action pour la première fois et ils tendent initialement à s’identifier avec les figures politiques les plus éminentes qui semblent radicales mais pas utopiquement révolutionnaires. Dans la révolution russe de 1917, l’écrasante majorité dans les soviets soutenait le gouvernement provisoire immédiatement après la révolution de février. Lors de la révolution allemande de 1918-1919, la masse des travailleurs et des soldats a mis sa foi dans les sociaux-démocrates et non dans la Ligue spartakiste de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht. Lors de la révolution portugaise de 1974-1975, la masse des travailleurs regardait soit vers le parti communiste réformiste ou même vers le parti socialiste encore plus réformiste et seulement une minorité vers la gauche révolutionnaire » [5].

Lutter contre le réformisme

La domination du réformisme dans la population en général et chez les travailleurs en particulier n’est pas réductible à une manipulation par des directions traîtres.

Dans un article remarquable [6] Charlie Post argumente contre le concept d’aristocratie ouvrière comme base sociale du réformisme, concept qui oppose les travailleurs du Nord à ceux du Sud ou des travailleurs « privilégiés » à des travailleurs précaires ou mal payés. Une fraction importante des travailleurs aurait alors des intérêts communs au capitalisme (ou à l’impérialisme). Outre les nombreux problèmes que posent cette théorie, elle ne vise finalement qu’à reproduire la vision d’une classe ouvrière mythique qu’il suffit de mettre en mouvement en la réduisant à une fraction supposée spontanément révolutionnaire (les travailleurs du Sud ou les précaires et les chômeurs).

Charlie Post explique qu’une des bases du réformisme au sein de la classe ouvrière est le produit de l’expérience contradictoire que font les travailleurs en tant que salariés : «  les travailleurs ne sont pas seulement des producteurs collectifs avec un intérêt commun à prendre collectivement le contrôle de la production sociale. Ils sont aussi des vendeurs individuels de force de travail en concurrence les uns avec les autres pour les places de travail, pour la promotion, etc. » [7]. Cette expérience contradictoire peut pousser selon les conditions autant vers la solidarité de classe que vers les idées conservatrices (le corporatisme, voire le racisme, le sexisme...).

Propagateur de la nécessité de conseils d’usine à Turin en 1919, le révolutionnaire italien Antonio Gramsci explique que le syndicalisme « organise les ouvriers, non en tant que producteurs, mais en tant que salariés, c’est-à-dire en tant que créatures du régime capitaliste de propriété privée ; en tant que vendeurs de la marchandise travail » [8]. L’objectif du syndicat n’est pas de supprimer l’exploitation, il est d’en marchander les termes avec les capitalistes. C’est ce qui fait que le syndicat, nécessaire à la défense des travailleurs sous le capitalisme, ne peut être l’outil de la transformation sociale.

Le conseil d’usine organise lui les ouvriers en tant que producteurs. « Et s’il est vrai que la société nouvelle sera basée sur le travail et la coordination des énergies des producteurs, les lieux où l’on travaille, ceux où les producteurs vivent et œuvrent en commun, seront demain les centres de l’organisme social, et devront remplacer les rouages directeurs de la société d’aujourd’hui ». [9]

Contre l’aliénation

L’expérience que font les travailleurs sous le capitalisme n’est pas seulement celle de la concurrence pour la vente de leur force de travail, elle est celle de l’aliénation, c’est-à-dire de la séparation de tout contrôle à la fois sur le produit de leur travail et par extension de leur vie. Il faut revenir aux analyses de Pierre Bourdieu qui parle, au sens physique du terme, de l’incorporation, par les dominés, de leur propre domination qui les empêche même de la penser.

Dans un passage du film sur LIP [10], Charles Piaget, qui fut une des figures de la lutte dans cette usine au début des années 1970 explique comment, au début de la lutte, décision fut prise de ralentir les cadences plutôt que de lancer immédiatement la grève. Mais l’habitude de la reproduction mécanique des gestes à la chaîne faisait que les travailleurs n’arrivaient pas « à ralentir leurs mains ». Cela rappelle cette scène du film de Chaplin, Les Temps modernes, où à la sortie de l’usine Charlot continue de faire le même geste de serrer les boulons jusque sur la poitrine d’une femme.

A l’opposé, ce film sur LIP témoigne des transformations lors de la relance de la production par les travailleurs eux-mêmes. Revendiquer un contrôle sur l’organisation du travail, c’est commencer à se mettre en situation d’affaiblir cette aliénation.

Dans un livre sur les expériences de conseils entre 1915 et 1920, à Glasgow, Berlin et Turin, Donny Gluckstein [11] explique qu’un des rôles des conseils est de casser la division illusoire entre l’économie et la politique qui est une des bases de la domination du réformisme [12].

Concrètement ils peuvent permettre une fusion entre une couche de « dirigeants » locaux de base, souvent en opposition avec les directions syndicales et qui ont acquis une légitimité au sein de l’entreprise mais limités par l’habitude de devoir constamment traiter des revendications immédiates, et des militants politiques souvent dépourvus d’une large légitimité.

Dans un texte écrit en juin 1919 et intitulé « Démocratie ouvrière », le journal lancé par Gramsci et quelques autres militants, l’Ordine Nuovo, lance un appel pour développer l’idée des conseils : « Comment dominer les immenses forces sociales que la guerre a déchaînées ? Comment les discipliner et leur donner une forme politique qui ait en elle la vertu de se développer normalement, de se compléter sans cesse jusqu’à devenir l’ossature de l’Etat socialiste dans lequel s’incarnera la dictature du prolétariat ? Comment souder le présent à l’avenir, tout en satisfaisant aux urgentes nécessités du présent et en travaillant utilement pour créer et « devancer » l’avenir ? » [13].

Les propositions de l’Ordine nuovo discutées avec les travailleurs et précisées dans les numéros suivants eurent un écho tel qu’en octobre 1919, 50 000 travailleurs de 30 usines étaient organisés en conseils à Turin, atteignant 150 000 travailleurs à la fin de l’année.

De multiples expériences

Les expériences de comités d’usine, de conseils ouvriers, d’assemblées populaires ne sont pas le fait d’une période historique donnée. Elles expriment une constante du capitalisme. Constructions largement spontanées, elles ont rarement été le fruit d’une stratégie défendue par des organisations qu’on retrouverait à l’origine de toutes ces expériences.

Il faut bien convenir donc que l’origine de ces expériences est dans les contradictions même du capitalisme, dans la nature de classe de tous les rapports sociaux qui, dans des circonstances précises, amène les mouvements de résistances à s’organiser sur cette base.

L’origine des expériences comme la diversité des périodes historiques concernées suffit à le démontrer : entreprise isolée suite à une occupation (exemple de LIP en 1973), soulèvement d’une province suite à la révolte contre le pouvoir local (Oaxaca au Mexique), réaction populaire face à une crise économique brutale (Argentine 2001), processus révolutionnaire comme outil de la lutte contre le pouvoir (Allemagne 1918-19, Hongrie 1956, Iran 1979...), ou simple situation de vacance du pouvoir (comités d’usine à la Libération en France).

Nombreuses sont ces expériences qui sont largement méconnues. On peut assez facilement comprendre que, l’histoire étant principalement l’histoire écrite et propagée par les classes dominantes, ces expériences ne rentrent pas dans cette vision là de l’histoire. Mais c’est aussi un pan de l’histoire que ne revendiquent pas les directions traditionnelles du mouvement ouvrier qui se sont opposées à ces luttes.

Prenons deux exemples :

A la Libération se forment des comités d’usine à propos desquels Antoine Prost écrit : « Cette prise de pouvoir ouvrière n’ouvre nullement une période de désordre ; les entreprises ne vont pas à vau-l’eau et c’est bien ce qui inquiète le patronat, ce qui fait que, pour lui, 1944 est pire que 1936 » [14]. Mais ce mouvement sera aussi limité par le PCF et les directions syndicales : « le mouvement des comités, auxquels ils participent et que souvent ils impulsent, n’a pas de statut dans leur théorie générale, qui condamne les réformes de structure tant que le prolétariat n’a pas pris le pouvoir ». Si juin 1936, de manière déformée, reste dans la mythologie communiste, les comités de 1944-1945 restent une expérience largement méconnue.

Lors de l’insurrection de 1956 en Hongrie, les travailleurs s’organisent contre un régime soutenu par le PCF mais leur mouvement ne va pas vers l’instauration de la démocratie bourgeoise. Mike Haynes cite Peter Fryer, « le reporter honnête mais choqué du journal du parti communiste britannique, le Daily Worker » qui écrit :

Ces comités, qui formaient un réseau s’étendant alors à toute la Hongrie, étaient remarquablement uniformes. Ils étaient en même temps des organes de l’insurrection – le regroupement de délégués élus par les usines et les universités, les mines et les unités de l’armée – et des organes d’auto-gouvernement en qui le peuple armé avait confiance. En tant que tels ils disposaient d’une phénoménale autorité, et il n’est pas exagéré de dire que, jusqu’à l’attaque soviétique du 4 novembre le pouvoir dans le pays reposait entre leurs mains [15].

L’agitation sur le thème du contrôle ouvrier doit donc s’accompagner d’un travail sur ces expériences, y compris sur celles plus connues, pour démontrer que ce que nous défendons n’est pas utopique. Mais l’intérêt ne se limite pas à cela. Ces expériences démontrent aussi le potentiel extraordinaire qui s’exprime lorsque des milliers voire des millions de jeunes et de travailleurs reprennent, au moins en partie, le contrôle de leur vie.

Elles sont aussi riches de multiples leçons tactiques et stratégiques, dans les avancées comme les limites, qui doivent enrichir nos luttes. Il s’agit de développer une tradition.

Défendre la revendication d’un contrôle ouvrier ne se substitue pas à l’élaboration stratégique. L’agitation autour de ce thème développe au contraire la nécessité de clarifier la stratégie. Car, par définition, cette revendication est un maillon dans une stratégie générale. Plus encore que les expériences historiques elles-mêmes, les débats suscités par cette question ont été largement marginalisés, voire bloqués, par la longue domination du réformisme et du stalinisme sur le mouvement ouvrier. Je ne ferais ici que soulever certaines questions.

Pouvoir populaire ou pouvoir ouvrier ?

Selon les expériences historiques les formes d’auto-organisation qui se sont développées ont pu prendre la forme de conseils dans les entreprises ou d’assemblées sur des bases géographiques. L’articulation entre ces deux formes est problématique.

La question derrière le lieu d’auto-organisation est celle des forces sociales qui dominent et déterminent le processus. Il est indispensable que les travailleurs organisés soient la force dirigeante (ou la deviennent) de ce processus pour que celui-ci ait à la fois le pouvoir réel de lutter contre la classe dirigeante et qu’il soit la base sur laquelle une autre organisation sociale se mette en place. C’est ce qui donne un rôle incontournable aux formes d’organisation sur les lieux de travail.

A l’opposé, la lutte des travailleurs ne peut se limiter à des revendications qui se cantonnent aux relations sur le lieu de travail sans aborder la question de l’ensemble des relations sociales et donc, en définitive, du pouvoir politique. Car cela laisse de nombreuses forces (chômeurs, salariés de petites entreprises, étudiants...) sous la domination d’autres forces sociales. Et cela laisse de côté la problématique de l’Etat.

Tout cela ne fond pas comme neige au soleil, sous le seul effet d’une grève générale. Pareille grève a d’ailleurs l’effet de disperser partiellement la puissance des travailleurs, non seulement entre usines différentes, mais encore entre ceux qui occupent les entreprises et ceux qui, pour des raisons multiples, restent à la maison. Des forteresses ouvrières dispersées peuvent être attaquées et réduites séparément par la puissance concentrée de la bourgeoisie, si elles ne sont pas reliées entre elles et si elles n’opposent pas une centralisation de forces ouvrières à l’appareil d’État centralisé du Capital. L’histoire a pleinement confirmé cet enseignement : les travailleurs ne peuvent conquérir leur émancipation du Capital sans renverser l’État bourgeois par une action politique centralisée, et sans remplacer cet appareil d’État bourgeois par un État d’un type nouveau, un État ouvrier [16].

Il y a à ce niveau des limites dans les articles de Gramsci du début de l’expérience des conseils d’usine qui laissent passer l’idée qu’une lutte dans les usines est suffisante pour transformer toute la société. Dans le cas de la révolution iranienne de 1979, les luttes ouvrières ont été déterminantes pour renverser le pouvoir. Mais les conseils d’usine qui se sont formés ont cantonné leur organisation aux usines, laissant en dehors d’elles la direction du processus à d’autres forces sociales dont un des premiers objectifs fut de briser les conseils d’usine.

La réflexion sur l’articulation entre ces différentes formes d’organisation est d’autant plus importante avec l’évolution du capitalisme et le développement des services créant des entreprises (banques, hôpitaux, administrations diverses, écoles, postes, transports locaux...) dont les unités sont dispersées dans les quartiers. Cette évolution peut par ailleurs faciliter l’articulation entre bases géographiques et organisation sur les lieux de travail et entre les problématiques « économiques » et politiques. Car la question des services publics permet de faire le lien entre conditions de travail au sein de ces services (qui mobilisent directement les travailleurs concernés) et le « service rendu » aux travailleurs/usagers habitant le quartier. Les luttes autour de la défense des hôpitaux, de la Poste ou de l’école devraient ainsi être l’occasion de développer des formes d’organisation travailleurs/usagers, organisées sur les quartiers mais incluant les salariés qui y travaillent.

Cogestion, contre-pouvoir, autogestion ou double-pouvoir

La force même de la revendication de contrôle est qu’elle peut trouver un écho auprès d’une fraction bien plus large de la population et des travailleurs que les seuls militants révolutionnaires. Elle peut même dans un premier temps permettre d’unir autour de ce combat des militants qui relient cette revendication à des stratégies différentes. Le mouvement des comités d’usine de 1919-1920 a ainsi été porté aussi bien par des marxistes de la tendance de l’Ordine Nuovo, que par des tendances marxistes opposées à toute participation aux syndicats et par les anarchistes de Turin.

Mais le développement même du processus mènera différentes stratégies à se confronter. S’agit-il de participer à la gestion de l’entreprise (voire de la gérer mais dans le cadre d’un système de concurrence capitaliste), s’agit-il d’instaurer uniquement des formes de contre-pouvoir sans se confronter à la question de l’Etat, ou s’agit-il d’un processus de confrontation avec l’ensemble du système et ses institutions ?

Ernest Mandel argumente ainsi sur la nécessité de différencier la revendication de contrôle ouvrier de celle de cogestion :

La différence fondamentale entre les idées de « participation » et de « co-gestion » d’une part, et le concept du contrôle ouvrier d’autre part, se laisse résumer ainsi. Le contrôle ouvrier refuse toute responsabilité des syndicats ou (et) des représentants des travailleurs dans la gestion des entreprises ; il réclame un droit de veto pour les travailleurs dans toute une série de domaines qui concernent leur existence quotidienne dans l’entreprise ou la durée de leur emploi. Le contrôle ouvrier refuse tout secret, toute « ouverture des livres de compte » devant seulement une poignée de bureaucrates syndicaux triés sur le volet ; il réclame au contraire la publicité la plus large, la plus intégrale, sur tous les secrets que les travailleurs peuvent découvrir, non seulement en examinant la comptabilité patronale et les opérations bancaires des entreprises, mais aussi et surtout en les confrontant, sur le tas, avec la réalité économique qu’elles recouvrent. Le contrôle ouvrier refuse toute institutionnalisation et toute idée de devenir, fût-ce pendant une période transitoire, une partie intégrante de la manière dont fonctionne le système car ses protagonistes comprennent que son intégration implique nécessairement sa dégénérescence en un instrument de conciliation entre les classes [17].

La grande différence est que ces questions se poseront sur des bases concrètes plutôt qu’abstraites et pour des milieux plus larges et populaires que les effectifs restreints des militant-e-s révolutionnaires. Par contre cela signifie que les confrontations politiques et la lutte de parti continueront au sein même des conseils.

Contrôle ouvrier et NPA

Le NPA, qui vise à regrouper toutes et tous les anticapitalistes, est l’outil parfait pour développer l’agitation sur la question du contrôle ouvrier. Cette orientation est la base sur laquelle souder et coordonner l’ensemble de ses membres et en attirer d’autres, cohérence hors de laquelle il n’y a pas de parti.

Elle devrait être la boussole dirigeant son activité dans les entreprises et dans les quartiers. Le journal du NPA pourrait devenir la tribune de cette orientation, recensant les expériences historiques, faisant écho aux initiatives qui vont dans ce sens, publiant les débats que cette problématique fait naître.

Cette question devrait devenir la marque de fabrique du NPA, le différenciant à la fois des forces qui ne donnent comme perspective que les élections et des petits groupes n’abordant la question de la révolution que de manière abstraite.

Sur cette base le NPA doit penser son mode d’organisation, lié à l’agitation, en favorisant par exemple l’organisation politique de ses membres sur leur lieu de travail, ce qui signifie des comités NPA sur les entreprises, l’organisation des personnels des postes, des écoles ou des hôpitaux sur les quartiers où ils/elles travaillent plutôt que sur ceux où ils/elles habitent.

Notes

[1Ernest Mandel, The debate on worker’s control, décembre 1968- janvier 1969.

[2Chris Harman, Argentina : rebellion at the sharp end of the world crisis, International Socialism Journal, 94, 2002.

[3Ernest Mandel, introduction de Contrôle ouvrier, conseils ouvriers, autogestion, Maspéro, Paris, 1973.

[4Friedrich Engels, Introduction de 1895 à l’édition des deux textes de Marx, La Lutte des classes en France (1848-1850) et Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte.

[5Chris Harman, Ibid.

[6Charlie Post, «  Le mythe de l’aristocratie ouvrière  », La brèche n°3, juin-juillet-août 2008. (En anglais)

[7Johanna Brenner et Robert Brenner, «  Reagan, the Right and the Working Class  », Against the current (ancienne série) 1, 2, hiver 1981, cité par Charlie Post, Ibid.

[8Antonio Gramsci, Syndicalisme et Conseils, L’Ordine Nuovo, 8 novembre 1919, in Ecrits politiques T1, Gallimard.

[9Antonio Gramsci, Aux délégués d’ateliers de l’usine Fiat-centre et de l’usine Brevetti-Fiat, L’Ordine Nuovo, 13 septembre 1919, in Écrits politiques T1.

[10LIP, L’imagination au pouvoir de Christian Rouaud, Les Films d’Ici, 2007.

[11Donny Gluckstein, The Western soviets, Bookmarks, 1985.

[12Qui se traduit par une division des rôles entre lutte économique menée par les syndicats dans les entreprises et lutte politique menée par les élus des partis réformistes au parlement.

[13Antonio Gramsci, Démocratie ouvrière, L’Ordine Nuovo, 21 juin 1919, Écrits politiques T1.

[14Antoine Prost, Autour du Front populaire, Seuil 2006.

[15Mike Haynes, Hungary : worker’s councils against russian tanks, International Socialism Journal, n°112.

[17Idem.


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