Grèce : « la gauche anticapitaliste peut jouer un rôle »

Entretien avec Pétros Constantinou d’Antarsya

17 novembre 2012

La Grèce est une question majeure qui devrait nourrir tous les débats dans la gauche anticapitaliste. Parce qu’elle est un révélateur de la période dans laquelle nous sommes, des tâches et des possibilités ouvertes. Ce que décrit Pétros Constantinou dans l’entretien que nous publions démontre la vitesse d’évolution de la situation sous les coups de la crise du système capitaliste. Les effets dramatiques des politiques d’austérité décrits largement par ailleurs ont leur pendant dans le domaine politique : effondrement des différents partis qui ont dominé le paysage politique pendant des décennies et développement rapide de l’audience pour des nouveaux partis, aussi bien du côté de la gauche radicale que du côté de l’extrême-droite.

Il serait dangereux d’avoir du paysage politique tel qu’il émerge de la dernière séquence électorale une vision figée. D’abord parce que le caractère dominant à ce niveau est son instabilité. Ensuite parce que, comme l’explique Pétros,le vote pour Syriza a dans le même temps cristallisé l’aspiration issue des mobilisations et incarné une solution qui semblait «  réaliste  », celle d’un meilleur gouvernement. Enfin parce que c’est à nouveau sur le terrain des luttes que l’affrontement entre les différences forces va se mener.

En Grèce, du coup, les questions sont directement posées  : Comment lutter contre une extrême-droite qui attaque physiquement les immigréEs et la gauche  ? Quelle stratégie pour les luttes dans les entreprises, dans les syndicats qui posent directement la question de qui contrôle  ? Quels types d’organisation pour la défense des services publics, la mobilisation dans les quartiers quand il s’agit de survie  ? Qu’est-ce qu’une intervention politique anticapitaliste dans le mouvement  ? Comment poser les jalons concrets, dans l’organisation de la résistance, d’un renversement du capitalisme sur la base d’une émancipation  ?

Parce que la Grèce aujourd’hui c’est aussi nous demain, suivre ce qui s’y passe devrait nous pousser à nous poser les bonnes questions.


Propos recueillis par Alain Pojolat et Ross Harold. Traduit de l’anglais par Sylvestre Jaffard.

Que Faire : Comment analyses-tu les scores d’Antarsya et de Syriza aux dernières élections  ?

Pétros Constantinou : Je vais commencer par une description plus globale de la situation politique en Grèce pour en venir ensuite aux résultats, aux différences entre le 6 mai et le 27 juin.

Il y a eu une grande offensive de la part de la classe dominante grecque, avec le soutien de l’UE et de la troïka. Cela a provoqué une grande polarisation, avec l’enjeu de la première position aux élections, puisqu’en Grèce, la formation qui arrive en tête a droit à un bonus de 50 députés. Il y a donc eu une grande polarisation entre la gauche et la droite pour déterminer le type de gouvernement qui sortirait des urnes.

Syriza proposait une alternative de gouvernement pour la Grèce, et a pu ainsi attirer un nouveau public à gauche. Ils présentaient une solution « réaliste » à la crise : si la gauche est au gouvernement nous pourrons renégocier le mémorandum, annuler certaines parties des accords avec l’Union Européenne ; « nous n’allons pas tout changer, mais nous allons changer certaines choses » disaient-ils. Lors des deuxièmes élections il y a donc eu un combat de la part de la droite contre Syriza, en tant que premier parti de la gauche. Syriza a eu des voix d’électeurs du KKE et aussi d’Antarsya. Il y a un grand tournant à gauche en Grèce en ce moment, avec l’effondrement du Pasok qui vient d’obtenir 13 %. En 2009, il faisait 44 % et était au gouvernement, pendant que la Nouvelle Démocratie perdait les élections tout en faisant 33 %. Avec cette polarisation, ND a gagné les élections avec seulement 30 % et Syriza a obtenu 27 %. La crise de la social-démocratie est si grande que Syriza peut se présenter comme une alternative de gouvernement : cela a joué un rôle crucial lors de ces élections.

QF : Qu’en est-il des mouvements sociaux, des grèves, des indignés, des expériences de contrôle ouvrier  ?

PC : Durant ces deux dernières années, nous avons eu un vaste mouvement de grèves, avec des grèves générales de 48 heures. En février il y a eu une grève générale. Ces mouvements ont provoqué la chute de Papandreou, premier ministre social-démocrate, l’année dernière et celle de la coalition tripartite ND-PASOK-LAOS cette année. Le mouvement avançait  ; l’an passé nous avons eu des occupations de ministères, des grèves dans l’appareil d’état, dans les autorités locales. Certaines ont pu empêcher les ministres de décréter la fin de la grève  ! Les grévistes occupaient le ministère, c’était une forme de contrôle ouvrier à un niveau très élevé. En septembre dernier, le ministre ne pouvait même plus faire de conférence de presse, parce que les travailleurs l’en empêchaient au ministère. Il a essayé d’aller dans les locaux du PASOK et ils l’en ont empêché encore. Il a donc fini par faire une annonce au parlement, là où les travailleurs ne pouvaient pas aller.

Il y a une grande grève dans la métallurgie, qui dure maintenant depuis 240 jours. C’est une grève contre un magnat de l’acier, et derrière lui il y a le capital grec qui veut abolir la présence des syndicats dans les usines, la négociation collective et veut plus de flexibilité. Et puis il y a eu la grève dans le journal Eleftherotypia. Les travailleurs n’avaient pour ainsi dire pas le droit de faire grève, et ils ont produit leur propre journal, pour les travailleurs. La même chose s’est produite dans une grande chaîne de télévision  ; elle était occupée pendant plus de deux mois. Ils passaient des reportages sur les luttes. Cette chaîne, Alter, couvrait aussi des luttes plus petites. Quand ils demandaient de la solidarité les gens y allaient pour contribuer, aider à la garde des enfants, etc. C’est allé aussi dans la direction inverse  : des travailleurs de la petite enfance ont signalé qu’ils n’avaient plus de nourriture à donner à manger aux enfants  ; alors le comité des travailleurs d’Alter a lancé un appel et beaucoup de nourriture a été envoyée pour les enfants. Il y a aussi beaucoup d’usines, dans l’ouest d’Athènes, autour de cette chaîne, qui ont commencé des occupations. Ce n’était pas seulement une question de solidarité mais aussi une démonstration de leur force. La chaîne se faisait l’écho de toutes les luttes, dans les lieux de travail, mais aussi des mouvements de désobéissance civique, contre les taxes sur l’électricité, etc. En fin de compte les propriétaires ont détruit physiquement l’antenne pour arrêter tout ça.

La crise de la social-démocratie est si grande que Syriza peut se présenter comme une alternative de gouvernement : cela a joué un rôle crucial lors de ces élections.

Un hôpital a également été mis sous contrôle ouvrier, à Kilkis. Il y a un grand mouvement pour la gratuité de la santé. On te demande d’abord un forfait hospitalier de dix euros, et en plus il faut aussi payer pour les radiographies, etc. Dans cet hôpital ils ont décidé que ce serait gratuit. Même les syndicats officiels de médecins ont décrété une semaine de gratuité.

Toute cette radicalisation s’exprime aussi dans les élections syndicales. Les syndicats de base poussent à des changements dans les directions – la gauche anticapitaliste, la gauche en général, est en progrès. En Grèce les travailleurs votent tous pour un syndicat dans chaque lieu de travail, depuis la droite jusqu’aux anarchistes. Et il y a un net tournant à gauche en ce moment. C’est particulièrement vrai dans les hôpitaux. Antarsya avait une liste dans le plus important hôpital pour le traitement des cancers et nous avons gagné. La semaine dernière nous avons gagné les élections des travailleurs du métro d’Athènes – un syndicat très puissant. Les sociaux-démocrates contrôlaient ce syndicat, mais il y a eu une division parmi eux. Le dirigeant du syndicat a rejoint Antarsya. Pendant les grèves générales, les travailleurs du métro étaient aussi en grève et Athènes était paralysée.

QF : Ce mouvement d’occupations, de grèves, continue-t-il de croître  ?

PC : Même pendant la période électorale, il y a eu des mobilisations, surtout dans les hôpitaux, et des victoires. Avant que le gouvernement précédent ne parte, beaucoup de changements ont été votés pour fusionner des hôpitaux, pour en fermer. Nous avons pu stopper certaines de ces mesures grâce à des mobilisations locales. Le ministère a dû battre en retraite, et annoncer qu’il ne mettrait pas en œuvre les mesures adoptées par le gouvernement. Il n’y a pas eu de grève générale pendant la période électorale, mais ça ne veut pas dire qu’il n’y avait pas de luttes. La grève des métallos continue, etc. Le contrôle ouvrier à Kilkis s’est arrêté, mais après cela, les pauvres et les immigréEs peuvent aller à l’hôpital. Les travailleurs de la santé n’appliquent pas les mesures d’austérité, ils laissent faire des radiographies, etc. Nous avons également eu deux grandes manifestations antifascistes.

La campagne électorale, surtout celle du 6 mai, était une campagne politique. Antarsya a tenu plus de 200 meetings dans toute la Grèce, des militants du KKE ou de Syriza venaient à nos meetings, de vrais débats sur le mouvement, la résistance avaient lieu. La radicalisation politique tournait autour de deux questions  : comment combattre le mémorandum, et comment combattre le fascisme.

QF : Quel est l’état du mouvement antifasciste en ce moment  ?

PC : Il est en train de grossir. Pendant des années, il n’y avait pas de mouvement antifasciste. Nous avons lancé un mouvement contre le racisme et contre le fascisme en 2009, quand le parti fasciste-populiste Laos était en train de monter, et au moment où Aube Dorée a commencé à apparaître. La réaction des autres forces de gauche était de nous dire que nous surestimions le danger. Maintenant, il y a beaucoup plus de gens dans les forces militantes à gauche qui prennent la question au sérieux, du fait des attaques fascistes menées contre les immigréEs et contre les militantEs.

Cela dit les 7 % d’Aube Dorée sont dégoûtants, mais ils n’ont pas vraiment fait une percée – la grande percée c’est la gauche qui l’a faite. Si on additionne les votes pour les différents partis de gauche, ça fait environ 40 %. Dans les grands quartiers ouvriers d’Athènes, c’est plus de 50 %. Les partis libéraux – ND et PASOK se sont effondrés ; le changement est allé en masse vers la gauche. C’est important de garder ceci en tête pour comprendre que la montée des fascistes ne signifie pas qu’ils sont en position de tout détruire : c’est nous qui sommes en position de les détruire. Mais cela dépend de comment nous réagissons.

QF : À part les manifestations, quelles sont les mobilisations contre Aube Dorée  ?

PC : Nous avons tout un projet d’organisation dans les lieux de travail, dans les lycées, pour faire obstacle aux attaques des fascistes.

QF : Avec toute la gauche  ?

PC : La gauche est en train de s’ouvrir sur ces questions. Nous avons une conférence spéciale là-dessus et nous pousserons à de grandes mobilisations. Il y a une partie de la gauche qui défendait l’idée qu’en entrant au parlement Aube Dorée deviendrait plus modéré. Nous combattions cette idée  : Hitler a utilisé le parlement pour faire de la propagande contre les Juifs, et c’est aussi ce que fait Aube Dorée contre les immigréEs à travers les institutions.

Il y a une autre idée que nous combattons, c’est ce que j’appelle la vision militaire  : organiser des groupes pour les attaquer. Nous pensons qu’il faut construire un front unique avec les militants ouvriers, dans les quartiers, dans la gauche pour faire un mouvement de masse et protéger les libertés. Organiser tout le quartier, pour fermer leurs locaux, etc.

QF : En ce qui concerne la situation politique actuelle, il semble qu’il y ait une ambiance d’attente…

PC : Le nouveau gouvernement est formé par la droite (Nouvelle Démocratie), le PASOK et la Gauche Démocratique, une scis­sion de Syriza. Beaucoup de cadres de la Gauche Démo­cratique le quittent et le critiquent pour sa participation à ce gouvernement néolibéral pro-mémorandum. Avant même la présentation du gouvernement, deux ministres ont démissionné  ! L’un était le ministre des finances, un banquier, et l’autre, ministre de la mer. C’est le signe que ce gouvernement est faible. La coalition a la majorité au parlement mais pas dans la société. Les partis qui la composent ont prétendu vouloir renégocier le mémorendum, c’était un changement par rapport aux élections précédentes du 6 mai, et cela leur a permis de gagner des votes. Tous ces partis sont en train de s’effondrer. La classe dominante a de gros problèmes. La crise de la zone euro signifie qu’il n’y a pas d’espace pour renégocier. Nous pensons que très prochainement la crise économique et politique va encore s’aggraver. On parle de nouvelles mesures d’austérité, de licenciements de fonctionnaires. Et cela va ouvrir très rapidement un espace où nous pouvons organiser et mobiliser contre eux.

Aujourd’hui nous organisons une conférence spéciale pour les militantEs syndicaux contre le gouvernement. C’est une coalition de syndicalistes proches de la gauche anticapitaliste, mais qui peuvent être des militantEs de différentes forces de gauche, y compris du PASOK, issus des secteurs les plus combatifs. Cette coalition existe depuis environ un an, elle a joué un rôle important en février dans l’organisation des grandes grèves malgré l’opposition de la bureaucratie syndicale. C’est un pas en avant important pour l’organisation des travailleurs par en bas.

QF : Quelle est l’attitude de Syriza envers la conférence de la coalition des militants syndicalistes dont tu as parlé  ?

PC : Ce n’est pas très clair. Syriza participe à la bureaucratie officielle et ne pousse pas pour ce type d’organisation, ni pour des grèves ou des occupations. Ils défendent des formes beaucoup plus modérées de lutte.

QF : Sur la situation internationale, penses-tu qu’il y ait des dates dans le futur proche qui pourraient être l’occasion de démonstrations de solidarité internationale  ?

PC : Pour être sincère, nous n’en savons rien. Nous ne pouvons pas le prédire. Mais nous pouvons voir la faillite devant nous. Un effondrement du système banquier est possible, mais le mouvement ouvrier en Grèce est tellement fort que nous combattrons dans cette éventualité. Nous pensons aussi que le nouveau gouvernement va réagir contre nous par la répression – des mesures policières d’urgence, et aussi par le racisme. Il y a des annonces d’expulsions de sans-papiers, de construction de camps de concentration, la police collabore avec les nazis… Nous allons avoir de grandes luttes en Grèce.

Très prochainement la crise économique et politique va encore s’aggraver. On parle de nouvelles mesures d’austérité. Et cela va ouvrir un espace où nous pouvons organiser et mobiliser.

QF : Au niveau de la coordination des luttes à l’échelle internationale, parle-t-on en Grèce de la lutte des mineurs des Asturies en Espagne  ?

PC : C’est fantastique ce qui se passe là-bas. Je pense qu’il y aura des mouvements de solidarité. La meilleure des solidarités c’est d’organiser des luttes dans son propre pays, et c’est ce qu’ils sont en train de faire. Les mineurs des Asturies sont une inspiration pour les travailleurs ici. Mais la question de la coordination internationale va au-delà. Se coordonner au niveau international n’est pas facile. Le mouvement est très grand, mais il est multiple, on essaie de combattre la bureaucratie syndicale, de construire des comités de travailleurs, etc.

Le fait que Syriza soit l’opposition, le deuxième parti, c’est très important parce que nous nous adressons à toute la classe ouvrière. Nous essayons de construire des mouvements, nous ne disons pas «  C’est bien, Syriza peut former le gouvernement, et quand il sera au gouvernement, ne faites rien  !  » C’est un vrai danger, dire que notre espoir c’est le gouvernement de gauche futur et ne rien faire pour renverser le gouvernement qui est là actuellement. La gauche anticapitaliste peut jouer un rôle.

QF : Comment est l’atmosphère à l’intérieur d’Antarsya en ce moment  ?

PC : Il y a de grands débats. Nous avons obtenu 1,2 % le 6 mai, et 0,34 % le 17 juin. La loi électorale est un grand problème en Grèce. Il y a la barrière des 3 % pour avoir des sièges au parlement. En obtenant 1,2 %, il était évident que lors des secondes élections nous ne pouvions pas être élus. Alors les gens qui pensent de manière pragmatique ont voté pour d’autres partis. C’est une réalité. Mais au niveau de la gauche anticapitaliste militante, nous n’allons pas nous dissoudre. Nous avons une série de meetings organisés, les initiatives dont j’ai parlé, pour organiser le mouvement au niveau syndical et contre les fascistes.

Il y a une tradition mouvementiste en Grèce dans la gauche anticapitaliste qui ne prête pas attention aux élections. Du coup les militantEs peuvent être en première ligne dans les mouvements, gagner des syndicats, etc. mais ils font cela dans le cadre du mouvement, pas comme militants d’Antarsya. Ils ont une approche étapiste. Je pense qu’il faut résoudre ce problème. La gauche anticapitaliste doit se présenter comme une alternative politique. ■

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