Nouvelle classe ouvrière, nouvelles organisations ouvrières

L’opéraïsme italien

par John-Samuel McKay

1er octobre 2010

La classe ouvrière n’est pas une réalité figée. Le capital se restructure notamment en fonction du développement de nouvelles technologies. Les industries qui étaient centrales à une époque sont dépassées et remplacées par des nouvelles. Une vision figée et ahistorique de la composition de la classe ouvrière aurait du mal à expliquer pourquoi le textile n’est plus au cœur de l’économie capitaliste aujourd’hui. L’opéraïsme en tant que courant d’extrême-gauche italien est né justement comme une réactualisation de cet élément central du marxisme à une époque où la classe ouvrière était en train d’être modifiée structurellement.

Avant-propos

Nécessité d’analyser les changements dans la composition de la classe ouvrière avec le développement du travail à la chaîne et d’en tirer les nouvelles formes de lutte et d’organisation, constat de l’inadéquation des organisations traditionnelles du mouvement ouvrier avec ces évolutions, voilà ce qui fut à l’origine de l’opéraïsme italien à la fin des années 1960. Ajoutons à cela des thèmes comme le contrôle ouvrier et l’auto-organisation et on comprendra aisément l’intérêt que peuvent avoir les élaborations de ce courant, en théorie comme en pratique, pour nos propres réflexions.

Avec la seule exception du Portugal, l’Italie fut le pays d’Europe où les luttes de la fin des années 1960 et des années 1970 ont atteint leur point le plus avancé. La période de lutte de masse en Italie dura bien plus longtemps qu’en France, faisant basculer la classe dirigeante dans une crise politique qui ne se résoudra qu’après huit ans. Après 1969, année de la grève de masse de l’ « Automne chaud » toute la société fut touchée : entre 1969 et 1977 d’autres secteurs allaient entrer dans la lutte lors d’une période de politisation générale.

Cette période fut d’une violence extrême. Des affrontements eurent régulièrement lieu entre militants de gauche et policiers ou entre militants de gauche et militants fascistes. Lors des manifestations de rue, les morts furent assez communs. Durant plus de dix ans, des secteurs de la bourgeoisie répondirent avec une « stratégie de la tension » au niveau de lutte des travailleurs italiens. Le but était de créer un climat de terreur pour ensuite accuser l’extrême-gauche et obliger les organisations de la gauche traditionnelle — notamment le Parti Communiste Italien — à venir en aide à la « restauration de l’ordre ».Les grèves de 1969, hors de tout contrôle des directions syndicales et développant des structures de contrôle ouvrier, avaient comme spécificité de montrer l’importance d’une nouvelle classe ouvrière—les ouvriers spécialisés au cœur de gigantesques centres de production. L’importance et la particularité de cette « nouvelle classe ouvrière » furent saisies par un courant marxiste révolutionnaire appelé les operaisti. Ce courant fut à l’origine de ce qui deviendra l’« autonomisme » dans les années suivantes.

L’article qui suit porte sur l’intervention des operaisti dans les luttes de l’année 1969 jusqu’aux événements de 1972 et a pour but d’analyser le lien entre les évolutions au sein de la classe ouvrière et ses comportements dans la lutte. Il sera suivi d’un deuxième article dans le prochain numéro de Que Faire ? qui analysera les questions posées par la période entre 1973 et 1977.

La classe ouvrière n’est pas une réalité figée. Le capital se restructure notamment en fonction du développement de nouvelles technologies. Les industries qui étaient centrales à une époque sont dépassées et remplacées par des nouvelles. Une vision figée et ahistorique de la composition de la classe ouvrière aurait du mal à expliquer pourquoi le textile n’est plus au cœur de l’économie capitaliste aujourd’hui.

L’opéraïsme [1] en tant que courant d’extrême-gauche italien est né justement comme une réactualisation de cet élément central du marxisme à une époque où la classe ouvrière était en train d’être modifiée structurellement.

Le miracle italien

L’Italie, était sortie de la Deuxième Guerre Mondiale totalement dévastée. En plus de son économie ruinée par la guerre, la république parlementaire instaurée après le fascisme était instable dans la mesure où elle tentait de donner une direction à une société qui allait des anciens fonctionnaires du régime mussolinien jusqu’à la classe ouvrière et le Parti Communiste Italien (PCI), le plus grand parti communiste en Europe occidentale. Néanmoins, pendant le boom des Trente Glorieuses, l’Italie commença à émerger comme importante puissance industrielle européenne. Ce « miracle italien » s’était consolidé à travers un système très inégalitaire qui privilégiait quelques très grosses entreprises des villes du Nord. Les inégalités entre le Nord industriel et le Sud rural furent accentuées. L’expression politique de cette situation était un régime assez autoritaire, organisé autour du Parti de la Démocratie Chrétienne, qui gouvernait en tentant de concilier, à travers une extension de la bureaucratie d’état dans les administrations locales, différents groupes d’intérêt de la bourgeoisie. Ce système donnait un équilibre temporaire permettant un niveau de profits et d’accumulation élevés, mais n’était pas stable sur le long terme [2].

Le point de départ de la théorie opéraïste est une tentative de saisir les contradictions dans l’expansion économique de l’Italie moderne. Le capital italien était largement concentré dans des grandes usines comme FIAT, Pirelli ou Olivetti. Mais ces usines, bien qu’étant le point fort du capital moderne, étaient potentiellement son maillon faible puisqu’elles créaient d’énormes concentrations d’ouvriers à une échelle jamais vue. L’usine FIAT Mirafiori à Turin regroupait par exemple 50 000 ouvriers. Deux revues, Quaderni Rossi et Classe Operaia, apparaissent entre 1961 et 1968 pour analyser ces contradictions en partant des lieux de production eux-mêmes – les grandes usines du Nord – et de la classe ouvrière qui y était concentrée.

Des rédacteurs comme Adriano Sofri, Mario Tronti ou Toni Negri, seront des acteurs importants de la poussée de luttes de la fin des années 1960 et de la décennie des années 1970. Ces intellectuels étaient des dissidents du Parti Communiste Italien (PCI) ou du Parti Socialiste Italien (PSI). Ces « opéraïstes » voyaient dans la classe ouvrière le sujet central au développement industriel, et la clé pour comprendre le « miracle italien » des quinze dernières années. Ces deux revues donnèrent les bases pour les organisations se revendiquant du marxisme autonome qui verront le jour par la suite. Leurs contributions étaient une combinaison d’enquêtes sur le terrain, de polémiques et de relectures des classiques marxistes.

Rappeler l’idée centrale du marxisme, celle de l’auto-émancipation de la classe ouvrière comme seule perspective pour le dépassement du capitalisme, était une tâche de grande envergure face à la tradition stalinienne et l’hégémonie dont jouissait le PCI parmi la classe ouvrière organisée. Le PCI avait une conception caricaturale des ouvriers qui, comme seuls producteurs matériels d’une nouvelle société, avaient une fierté consciente de leurs métiers. Cependant, si cette conscience productiviste exigeait une réappropriation du travail par les ouvriers, ces intérêts « corporatistes » étaient subordonnés par le PCI à la création d’une alliance inter-classes « progressiste ». Le PSI évoluait lui directement vers l’objectif d’intégrer un gouvernement en alliance avec la Démocratie Chrétienne.

Autonomie face au capital

Face à ces positons le travail opéraïste de réactualisation de la conception marxiste classique était une réaction saine. Mais la centralité de la classe ouvrière dans la révolution socialiste posait une question à laquelle les opéraïstes tentèrent de répondre à la lumière de la période contemporaine d’expansion économique : quel rôle joue la classe ouvrière dans la transformation interne du capitalisme ?

Mario Tronti, collaborateur des Quaderni Rossi et fondateur de Classe Operaia, pensait, contrairement aux théories du PCI, que les grandes usines utilisaient la technologie et les machines les plus modernes pour subordonner le prolétariat. C’était devenu une nécessité pour le capital après qu’une poussée de luttes ouvrières ait bouleversé les rapports de production antérieurs. « La pression de la force de travail peut forcer le capital à modifier sa propre composition interne, intervenant ainsi à l’intérieur du capital comme composante essentielle du développement capitaliste ». La pression de la classe ouvrière avait contraint le capital à « développer sans cesse les forces productives », mais ce processus entraînait simultanément « le développement incessant de la plus grande force productive, la classe ouvrière comme classe révolutionnaire ». [3]

En d’autres termes, les victoires de la classe ouvrière obligent le capital à restructurer la production et à trouver des outils plus avancés pour subordonner les travailleurs. La bourgeoisie , obligée par ses défaites à restaurer la profitabilité, la restaure en utilisant ses défaites pour « décomposer et recomposer » les forces productives. Tronti explique, dans son essai L’Usine et la Société, que de la même manière qu’en Grande-Bretagne à la fin du xixe siècle le capital industriel a répondu à l’obtention par les travailleurs de la journée de huit heures en intensifiant le niveau d’exploitation à travers l’utilisation des machines, en Italie la réponse aux grèves industrielles des années 1940 a été la déqualification massive des tâches à l’usine – leur subordination à la technologie. Mais ce faisant la dialectique de la lutte continue. Cette situation crée sa propre négation puisque « chaque attaque contre le travail déplaçait pourtant l’antagonisme de classe à un niveau supérieur, plus social ». Une victoire ouvrière peut paradoxalement aider le capital à se dynamiser et à mieux exploiter mais tout en créant les conditions objectives pour des luttes plus explosives et potentiellement fatales pour le capital. Cependant, pour dépasser ce rôle qu’elle joue dans le développement du capital, la classe ouvrière devait concevoir sa stratégie en autonomie du développement du capital.

L’insistance opéraïste sur la centralité de la lutte de classe ouvrait la voie à une stratégie marxiste qui s’opposait au réformisme parlementaire du PCI ainsi qu’aux tentations tiers-mondistes dominantes dans la « nouvelle gauche » internationale de la période. Selon Tronti, « [La chaîne du développement capitaliste] se brisera non pas où le capital sera le plus faible, mais là où la classe ouvrière sera la plus forte ».

Une nouvelle composition de classe

Les opéraïstes voulaient saisir les changements survenus dans la classe ouvrière italienne depuis la fin des années quarante. Comprendre la nouvelle composition de la classe serait nécessaire pour comprendre comment l’organiser.

Suite aux enquêtes ouvrières des Quaderni Rossi, l’existence d’une nouvelle classe ouvrière devenait un thème de plus en plus central et capable d’expliquer, dans la logique élaborée par Tronti, la restructuration du capital pendant le « miracle ». La plus importante de ces enquêtes fut menée par Romano Alquati dans deux grandes entreprises, Olivetti et FIAT, révélant des données cruciales sur les changements à l’usine et suivant directement la logique de Tronti sur la restructuration du capital comme réponse aux luttes ouvrières.Entre les années 1949 et 1953 avait commencé une période de parcellisation du travail, aidée par l’introduction de machines nécessitant pas ou très peu de formation pour être opérées. Les patrons ont pu se débarrasser de leur vieux noyau d’ouvriers professionnels en déqualifiant massivement leurs tâches, puis en embauchant massivement des jeunes sans expérience, souvent des migrants du Sud de l’Italie.

L’usine avait totalement changé. Avec l’entrée en scène des ouvriers spécialisés à la chaîne, le salariat s’était « massifié » et les distinctions entre secteurs ou métiers n’avaient plus aucun sens. Toute conscience productiviste avait perdu sa raison d’être. également arbitraire était alors la grille de salaire selon les catégories professionnelles puisque «  le système hiérarchique séparant la masse des pue-la-sueur des ouvriers qualifiés et des techniciens n’avait aucune base « objective » dans la division technique du travail ». En fait l’échelonnement des salaires selon la « valorisation professionnelle » jouait un rôle de plus en plus réactionnaire – celui de faire accepter comme naturel à la masse d’ouvriers industriels une division hiérarchique entre tâches et entre travailleurs. La grande majorité des ouvriers embauchés après 1958 ne faisait que le travail ordinaire à la chaîne, dans la catégorie la plus basse de l’échelle. L’absurdité était qu’une même tâche n’avait pas les mêmes qualifications professionnelles d’une entreprise à une autre !

Cette division à l’usine fonctionna pour FIAT d’autant plus que les syndicats et le PCI acceptèrent la logique de la valeur des qualifications professionnelles et la multiplication des catégories, qui fut auparavant un moyen de défense face au patron mais qui était devenue une manière de contourner la nouvelle réalité à l’usine. Pour les collaborateurs de la revue Classe Operaia cette nouvelle réalité était celle de l’ouvrier-masse, une classe ouvrière avec une forme plus sociale, dépourvue de tout attachement à sa production puisque l’introduction du travail massif à la chaîne avait détruit les qualifications et traditions qui divisaient auparavant la classe.

Les organisations de la classe ouvrière – les syndicats et le PCI – étaient celles du « vieux » mouvement ouvrier. L’ouvrier-masse avait des comportements qui ne coïncidaient plus ni avec le développement du capital ni avec ce vieux mouvement ouvrier. Selon Classe Operaia, pour rationaliser la production avec les meilleures machines et la technologie la plus avancée, la bourgeoisie tentait d’utiliser les organisations du vieux mouvement ouvrier et toute leur culture politique (multiplication des catégories professionnelles, grèves nationales symboliques, négociations, etc.) comme moyen d’assurer la collaboration de la classe ouvrière dans un projet de réformes structurelles.

Nouvelles formes de lutte

Les opéraïstes notaient un changement de culture politique entre le « vieux » et le « nouveau » mouvement dans une série de grèves dans les grosses usines du Nord, marquant une rupture avec la période précédente de calme par leur ampleur, leurs modes d’action et leurs revendications. Une vague de grèves sauvages, grèves tournantes, atelier par atelier, éclata dans la métallurgie du Nord en 1960-61, faisant usage d’un refus collectif des heures supplémentaires obligatoires. Une grève à la FIAT de Turin en 1961 pour un refus des contrats triannuels et de la politique de l’UIL (une des fédérations syndicales nationales) est analysée comme décisive. La trahison de la grève par l’UIL se traduisit par une émeute des jeunes travailleurs contre son siège à Turin [4]. Deux ans plus tard des nouvelles grèves sauvages éclatèrent à la FIAT, menées par les jeunes ouvriers déqualifiés, immigrés du Sud.

Les protagonistes des grèves étant étrangers aux traditions du mouvement ouvrier organisé, Alquati n’y voyait pas un comportement de révolte « primitive », mais un embryon des modes d’organisation adaptés à la nouvelle composition sociale de la classe ouvrière à l’usine. Steve Wright décrit cette analyse : « Le plus important dans ces grèves sauvages, c’était leur refus de jouer dans les règles établies des relations industrielles ; au contraire, elles étaient imprévisibles, elles écartaient le syndicat et la direction de la lutte et elles n’exigeaient rien(…). Elles étaient des moyens temporaires en attendant que des formes d’organisation plus adéquates soient trouvées ». [5]

Cette analyse abordait un point central de l’opéraisme, celui du lien entre la composition sociale de la classe ouvrière et comment cette classe s’organiserait. Les formes exactes d’une organisation de classe adéquate pour l’ouvrier-masse se clarifieraient dans la poussée des luttes de l’Automne chaud de 1969. Cependant, la question de l’autonomie politique de la classe ouvrière vis-à-vis du capital, posée par les théoriciens opéraïstes, guiderait le développement de ces organisations. C’est-à-dire que, puisque le capitalisme a utilisé la classe ouvrière – et y compris ses luttes – comme une force pour son propre développement, les travailleurs doivent refuser toute collaboration avec le système et tout schéma qui représente une continuité de développement du système. Une organisation de classe devrait exprimer le « point de vue » et les intérêts autonomes de la classe, qui s’exprimeraient là où ils émergeaient : au point de production directe.

L’autonomie

Les grèves ouvrières de l’Automne chaud de 1969 confirmèrent, au moins en apparence, beaucoup des thèses développées dans les années précédentes, donnant aux opéraïstes à la fin de la décennie, une implantation dans la classe ouvrière industrielle plus forte que celle de presque tous les autres courants de la gauche révolutionnaire internationale. Leurs observations astucieuses de la « nouvelle » classe ouvrière, leur « autonomie » avec le réformisme et leur agitation conséquente leur ont permis de passer d’un réseau d’intellectuels-militants à deux organisations nationales de dizaines de milliers d’ouvriers et d’étudiants en l’espace d’un an.

L’année 1968 a vu un éclaircissement théorique quant à la possibilité ou non d’utiliser des institutions du « vieux » mouvement ouvrier, une question jusque-là ouverte. Certains pensaient que la base du PCI pourrait être conquise sur le lieu de travail, ce qui forcerait le mouvement « officiel » à soutenir une poussée révolutionnaire. Mais un événement provoqua un basculement vers une position de rejet du vieux mouvement. Des grèves des « ouvriers-masse » de la pétrochimie en Vénétie marquées par une combativité et des revendications unifiantes qui obligèrent les syndicalistes locaux à les soutenir (une augmentation de salaire uniforme pour tous, indépendamment des catégories), n’empêchèrent pas la CGIL de négocier un accord séparé avec la direction, sur la base d’une augmentation salariale en pourcentage par catégorie.

À partir de ce moment, il ne fallait plus parler de « trahison » parce que «  la CGIL, autant que les autres confédérations syndicales, était devenue un outil du capital » [6]. La lutte pour l’autonomie de la classe devrait être une lutte contre les syndicats. C’était le début d’une confrontation intense avec les stratégies des confédérations syndicales – confrontation qui avait un vrai sens pour les ouvriers parce qu’elle concernait le type de revendications capable de mieux les mobiliser. En parallèle, les luttes de l’année 1969, particulièrement à Turin, allaient pousser à une clarification de la pratique opéraïste. Une partie importante des militants du mouvement étudiant avait accepté les thèses opéraïstes et s’était tourné vers la classe ouvrière en lutte à Turin en mai 1969, avec une intervention coordonnée à la FIAT à travers des « assemblées ouvriers-étudiants ». La poussée des luttes de l’automne, lors du renouvellement contractuel dans toute l’industrie, fit naître deux organisations nationales se revendiquant de l’opéraïsme : Lotta Continua et Potere Operaio.

Les grèves des ouvriers-masse à la FIAT Mirafiori à Turin en mai-juin portaient des revendications clairement opéraïstes : elles réclamaient une augmentation uniforme des salaires, l’abolition des catégories et le droit à l’assemblée. La tactique était la grève interne, c’est-à-dire des grèves d’atelier d’une courte durée qui bloquaient la production tout en minimisant la perte pour les ouvriers…

Le PCI et les syndicats étaient hostiles à de tels mots d’ordre et de tels modes d’action. Le congrès de la CGIL de la fin juin était marqué par une polémique ouverte contre les « extrémistes », en accusant les mots d’ordre sur les salaires de diviser le mouvement et rejetant comme « aventuriste » toute tentative d’anticiper l’échéance contractuelle. Mais les revendications égalitaires cristallisaient le mouvement. Quand, en juin, le premier accord fut signé entre la direction de la FIAT et le syndicat – l’introduction d’une nouvelle catégorie professionnelle pour ceux qui travaillent sur plusieurs machines, l’augmentation salariale différenciée selon les catégories – celui-ci fut dénoncé par l’assemblée ouvriers et étudiants comme « bidon ». Cette condamnation était le reflet d’un sentiment répandu de refus des relations industrielles, cœur de la radicalisation des « ouvriers-masse ».

« Nous sommes tous des délégués ! »

Si l’analyse de l’accord à Turin n’était pas partagée par l’ensemble des ouvriers, ce qui apparaissait par contre plus clairement était l’inefficacité de la stratégie de lutte des syndicats. Les journées de grève nationales symboliques, en contenant la conflictualité en dehors de l’usine, ne posaient pas de menace au patron. De plus, elles étaient très coûteuses pour les ouvriers en termes de perte de salaire. Par contre les grèves tournantes, de deux ou trois heures par atelier, s’étaient révélées un moyen efficace puisqu’elles pouvaient bloquer la production, en minimisant la perte de salaire.

Les grèves internes nécessitaient pourtant beaucoup d’organisation pour coordonner les arrêts de travail. Les ouvriers les plus radicaux étaient impressionnés par le mouvement étudiant à cause de sa détermination à se confronter aux forces de l’état, mais avant tout à cause du contrôle des luttes par la base. Les « assemblées ouvriers-étudiants » de Turin étaient l’outil préféré de ces ouvriers pour prendre les décisions concernant la grève. La vocation des ces assemblées, parfois appelées Comités Unitaires de Base (CUB) était de regrouper les avant-gardes de la FIAT et des autres entreprises en lutte. Pendant l’automne, les CUB s’étendirent à une grande partie d’usines dans tout le Nord de l’Italie. C’était vu comme un outil de contrôle direct sur les luttes, et comme le meilleur moyen d’empêcher une canalisation par les syndicats sur le terrain institutionnel. Les jeunes ouvriers, récemment immigrés du Sud, trouvèrent leur représentation dans ces grandes assemblées.

À partir de septembre les usines turinoises entrèrent dans un conflit amer. La combativité et l’efficacité des grèves à la FIAT avaient donné confiance à tous les ouvriers du pays, de telle sorte que, lors d’une rencontre le 3 septembre, les syndicats de métallurgistes des trois centrales nationales adoptèrent beaucoup des revendications les plus radicales du printemps, comme une augmentation de salaire de 75 lires horaires pour tous, la réduction des horaires hebdomadaires à 40 heures et le droit à l’assemblée. Ces syndicats appelèrent à trois journées de grève nationales des métallurgistes pour le mois de septembre. La participation à la FIAT atteignit 98%.

Bien conscients de l’état d’esprit des salariés, les syndicats étaient obligés de s’adapter au mouvement pour ne pas être totalement dépassés. Ils proposèrent, en lien avec la poussée de la base ouvrière pour plus de contrôle démocratique, un système d’organisation par délégués ouvriers. Conscients que c’était leur seul moyen de garder un quelconque contrôle sur les luttes, les syndicalistes devaient se proposer comme délégués devant des assemblées pour ensuite se réunir tous les samedis à la Bourse de Travail de Turin pour une réunion du « conseil des délégués ouvriers ». Pour les 50 000 ouvriers de Mirafiori, il y avait 200 délégués.

Si, bien entendu, l’intention des syndicats était de maintenir un statut de délégué « expert » capable de négocier, le potentiel de contrôle démocratique et de confrontation ouverte entre stratégies de lutte, ne fut jamais saisi par les groupes opéraïstes .La Une du nouveau journal du groupe Lotta Continua, né de l’Assemblée ouvriers et étudiants de Turin mais devenu groupe national, déclara : « Non aux délégués ! Nous sommes tous des délégués ! » Puisque le groupe avait le (très juste) souci de se méfier de toute structure capable de normaliser l’existence d’« experts de chaîne », il ne voyait pas la possibilité ouverte de contourner et dépasser les stratégies syndicales en élisant, dans des assemblées d’atelier, des délégués de base avec révocabilité. La forme de la grande assemblée était conçue comme contradictoire avec une structure de délégués.

Il faut réfuter une accusation de simple gauchisme infantile dans cette tactique. Des raisons objectives liées à la réalité de la production dans certains ateliers fournissaient des arguments à ce refus des délégués. En effet, la production étant organisée sur les grosses chaînes de montage, il paraissait difficile de trouver une figure comparable au délégué d’équipe qui ne relèverait pas d’un choix arbitraire d’un expert de chaîne permanent [7]. L’erreur de cette tactique n’était pas tant son détachement des vraies perspectives des ouvriers eux-mêmes que son incapacité à prendre en compte l’hétérogénéité de la conscience de classe.

Selon l’idée opéraïste de l’autonomie politique de la classe vis-à-vis du capital, Lotta Continua avait comme stratégie de mettre en avant des revendications incompatibles avec une gestion du capitalisme. Cela s’est traduit par, en plus du refus de délégation, une agitation radicale autour du salaire et une dénonciation des accords émanant des négociations. « S’ils nous offrent 10 lires, nous demandons 100, s’il nous offrent 100, nous demandons 1 000 » [8].

Ces deux tactiques : revendications incompatibles avec le capitalisme et formes de lutte et d’organisation radicales jouaient un rôle immédiat très important pour tirer le mouvement en avant et radicaliser plus largement les ouvriers en lutte. L’erreur, comme nous allons voir plus loin, c’était l’absolutisation de cette position et sa généralisation arbitraire à tous les ouvriers de toutes les usines italiennes.

Auto-organisation

À partir d’octobre les grèves articulées s’était étendues à toutes les usines turinoises. Les syndicats avaient été obligés de les soutenir, et des tracts communs apparurent. 250 000 ouvriers – soit un tiers de la population de la ville – faisaient grève. Un tract des militants de l’assemblée appelant à la grève appelait à ce que les ouvriers s’impliquent directement dans toutes les activités de l’usine : « Au moyen des cortèges internes, nous bloquons les entreprises, nous remettons les chefs et les vigiles à leur place, nous éliminons les jaunes (…) Nous adoptons la grève tournante ; cela signifie économiser les heures de grèves, équipe par équipe, groupe par groupe. Avant de faire le cortège jusqu’à l’immeuble de la direction, nous devons encore nous assurer que l’assemblée a eu lieu, que ce ne soit pas une réunion des syndicats mais une assemblée des ouvriers » [9].

L’organisation fut d’une efficacité exemplaire. Différents groupes d’ateliers entrèrent en grève pour une période de quatre heures par le moyen d’assemblées tournantes qui débrayaient tous les ouvriers d’un atelier, et allaient ensuite manifester devant l’immeuble de la direction. La décision de la poursuite de la grève et de sa coordination fut prises en permanence par ces assemblées et, à FIAT Mirafiori, une présence allant jusqu’à 10 000 ouvriers fut souvent maintenue devant le siège de l’entreprise, provoquant de nombreuses confrontations avec les vigiles de sécurité et la police. Les cortèges faisaient parfois usage de la violence, en forçant les chefs d’atelier et les employés à débrayer et défiler en tête de cortège, drapeau rouge à la main. à plusieurs occasions il y avait des incidents de sabotage et d’autres violences contre la propriété de l’entreprise.

« Le cortège interne contribuait à donner conscience aux travailleurs de leur force. Ils s’emparaient de l’usine, la parcourant en tous sens et la libérant du travail, de la fatigue, de la peur des chefs et des gardiens. Le cortège déstructurait l’autorité constituée en même temps qu’il démontrait que celle-ci était désormais incapable de contrôler et de réagir à ce type de luttes ».

La spontanéité radicale n’était pas un comportement « primitif », mais très politique et compatible avec des formes de contrôle ouvrier très avancées. La réalité des grosses usines du Nord faisait que la conception opéraïste de refus de gestion de la production semblait une perspective plus proche que toute logique d’autogestion ouvrière. Un tract de Lotta Continua précisa : « Quand les ouvriers caractérisent la machine comme leur ennemi, ils ont raison. Leur rébellion n’est pas brute et primitive, mais renverse consciemment l’usage que le capitalisme fait des machines pour les asservir ».

Cela dit, les opéraïstes avaient toujours pensé que les luttes ne se transformeraient pas automatiquement en prise de pouvoir révolutionnaire et qu’une nouvelle organisation ouvrière était nécessaire.

En accord avec l’analyse de Tronti de la période comme étant un moment décisif,« les ouvriers étant à la fois étrangers au mouvement ouvrier existant – par lequel s’exprime habituellement la conscience de classe – et dépourvus d’un instrument adéquat pour le remplacer », les militants opéraïstes de Turin étaient convaincus qu’une nouvelle organisation révolutionnaire était nécessaire pour que les luttes soit guidées au-delà du moment revendicatif et contre le système capitaliste et l’état.

Quel type d’organisation révolutionnaire ?

Partant de ce même souci, des approches divergentes existaient au sein de l’Assemblée ouvriers et étudiants de Turin. Le groupe Lotta Continua, né sur la base d’une opposition des assemblées de base à toute structure de délégués, visait une structuration décentralisée des « avant-gardes internes ». Un journal national hebdomadaire fut publié, discuté chaque semaine dans une assemblée de base d’une ville différente. Le journal Lotta Continua avait une parution hebdomadaire de 65 000 exemplaires. Ce groupe avait une approche fortement spontanéiste, tentant de sortir le mouvement du système par une agitation permanente. En décembre, juste avant la signature du contrat, la Une de Lotta Continua expliqua : « Nous ne luttons pas pour le contrat (…). Il faut nous débarrasser du contrat et tout de suite. Plus les négociations dureront, plus les concessions qu’on nous prépare se révéleront une duperie, plus élevé sera le prix que les patrons et les syndicats devront payer aux ouvriers. Notre lutte est déjà hors du contrat » [10].

Potere Operaio était né de la fusion du CUB de l’usine Pirelli de Milan, de plusieurs assemblées en Vénétie et des groupes d’ouvriers et d’étudiants de Turin. Ce groupe allait mettre en pratique les idées les plus centrales de l’opéraïsme et contenait des théoriciens importants comme Toni Negri. Potere Operaio accepta le même besoin général d’une organisation révolutionnaire dans les usines, mais, à la différence de Lotta Continua, se disait une organisation « léniniste ». Au lieu du spontanéisme et de l’agitation permanente, Potere Operaio proposait une approche plus théorique, publiant une revue bi-mensuelle à la place d’un hebdomadaire. Il proposait de « construire dans les usines un réseau d’ouvriers révolutionnaires capables de travailler à la construction d’un moment général de lutte politique ouvrière, de pratiquer une intervention qui puisse amener cette échéance sur la base des objectifs de masse qui circulent dans les usines » [11].

Malgré des divergences quant à la préparation de la révolution, les deux groupes s’accordèrent sur un thème essentiel : la construction du parti de l’avant-garde ouvrière ne pouvait être faite qu’à l’intérieur de l’usine. La nouvelle organisation révolutionnaire serait un regroupement des « avant-gardes internes » reflétant le « point de vue de la classe », condition nécessaire pour garantir l’autonomie politique avec le capital. Comme nous allons le voir, c’était cette insistance qui allait par la suite mener à une grosse erreur quant à leur appréciation de l’influence des syndicats et du réformisme dans la classe.

De l’usine à la société

Déjà, à l’époque des Quaderni Rossi, Tronti avait déclaré que « Au plus haut niveau du développement capitaliste, le rapport social devient un moment du rapport de production, l’ensemble de la société devient une articulation de la production ; en d’autres termes, l’ensemble de la société existe en fonction de l’usine et l’usine étend sa domination exclusive sur l’ensemble de la société » [12]. Puisque c’était l’usine où étaient concentrées les contradictions du capitalisme contemporain, le combat contre tous les rapports de la société moderne se fait à travers la lutte à l’usine.

La signature du contrat national entre syndicats et patronat en décembre 1969 donna la plus grande victoire ouvrière depuis la chute du fascisme. Elle incluait des fortes augmentations salariales égales pour tous (65 lires de l’heure contre une revendication initiale de 75), la réduction de l’horaire de travail à 40 heures, la réduction du travail supplémentaire (dix heures hebdomadaires en 1970, neuf en 1972, huit en 1973), la parité ouvriers-employés dans le traitement pour accidents, un congé supplémentaire et le droit d’assemblée dans les usines. La réaction de Lotta Continua fut plutôt mitigée. Elle faisait la distinction entre le contrat et la lutte elle-même quand Adriano Sofri, l’un de ses dirigeants, déclara, « le contrat est une défaite, l’unité et la force réunis ont été une victoire » [13].

Le dépassement de la lutte contractuelle fut estimé important parce qu’il permettait de consolider l’organisation autonome à l’usine. Les ouvriers, ayant fait l’expérience d’une lutte dure dans les grandes usines, seraient préparés à continuer la lutte contre les schémas du Capital et contre les syndicats. Cette analyse était valide concernant l’avancement de la conscience des ouvriers les plus combatifs pendant les luttes de l’Automne chaud. En 1970 les grèves d’usine continuaient (4 000 usines concernées cette année là [14]) mais n’augmentaient pas de façon continuelle comme l’année précédente. En même temps allaient se développer des luttes d’autres secteurs de la société que l’« ouvrier-masse ». Les luttes au point de production immédiat n’allaient pas articuler avec elles toutes les relations de la société. La question du lien entre radicalisation à l’usine et radicalisation de toute la société causa autant de difficultés théoriques et pratiques pour le « spontanéiste » Lotta Continua que pour le « léniniste » Potere Operaio.

Sans aucun doute, la bourgeoisie a subi une grande défaite à l’automne 1969. La conflictualité ouvrière dans tout le pays avait réussit à lui arracher bien plus de concessions qu’elle n’était prête à donner. Et la réponse fut d’une violence dure. Le 12 décembre avait commencé une nouvelle période de la politique italienne lorsqu’un attentat à Milan fit seize morts et l’état répondit avec une campagne de répression contre les militants d’extrême-gauche. Un cheminot anarchiste fut assassiné poussé du sixième étage du commissariat de police. Il faudra attendre cinq ans avant que soit dit publiquement que l’attentat avait été l’œuvre de groupes d’extrême-droite soutenus par des secteurs des forces de l’état. La « stratégie de la tension » caractérisa la décennie suivante.

Puisque 1969 n’était bien évidemment pas une défaite ouvrière, pour comprendre le « reflux » des luttes de l’ouvrier-masse, il fallait paradoxalement chercher en dehors de l’entreprise.

La fin de l’ouvrier-masse ?

Pendant l’automne les luttes sociales comme celles sur le logement, l’éducation ou la santé furent posées par le biais de la lutte des ouvriers à l’usine luttant pour le salaire. Toutes ces questions étaient dépendantes de la lutte à l’usine. Si, pendant les années suivantes, les luttes à l’usine étaient moins fréquentes, la politisation générale sur d’autres thèmes de la vie sociale s’accentua. En 1971-1972 il y eut des occupations de logements vides à Milan, des marches de chômeurs à Naples, des révoltes dans les prisons et une nouvelle vague de luttes dans les lycées et collèges [15]. Tous ces mouvements furent, sans cesse, sévèrement réprimés par la police et la question de la lutte contre la répression devint vite un point de ralliement politique pour toutes les luttes, mobilisant des centaines de milliers de personnes.

Mais ce n’était pas une période de luttes politiques d’autres couches de la société, séparées de la radicalisation de l’ « ouvrier-masse » en 1969. La classe ouvrière industrielle entrait régulièrement sur scène dans des luttes sur des sujets qui ne concernaient pas directement la vie à l’usine. En octobre 1970 à Reggio de Calabre une partie de la population, des ouvriers et des chômeurs, se souleva contre les projets gouvernementaux du changement du statut régional de la ville. Le PCI et d’autres organisations d’extrême-gauche condamnèrent toute de suite cette émeute comme une œuvre de groupuscules fascistes qui, il est vrai, gagnaient en soutien au Sud en disant que le chômage était la faute des « rouges » au Nord. Lotta Continua et Potere Operaio, par contre, soutinrent le soulèvement. La revue Potere Operaio expliqua que si l’extrême-droite tentait de profiter de la colère sociale au Sud, c’était parce que « la gauche traditionnelle est défunte et la gauche révolutionnaire encore absente ». La révolte était « très répandue parmi les prolétaires, qui se tournaient violemment contre les institutions » [16].

C’était bien avec raison que les opéraïstes soutinrent l’émeute contre la réduction économiste du PCI. Deux ans plus tard c’étaient les ouvriers chimiques de la Calabre qui étaient en tête d’une nouvelle offensive ouvrière de tout le Sud. Les groupes fascistes furent obligés de reculer, n’ayant pas réussi à jouer la division entre les ouvriers et les chômeurs. Cet exemple démontre combien il était clair qu’une division entre les luttes sociales et politiques en dehors de l’entreprise et les luttes économiques sur les conditions à l’usine entrerait directement dans le jeu de la classe dirigeante. Au cours de l’année 1971 les mouvements de chômeurs ou lycéens, ou les manifestations de rue contre la répression policière n’avaient pas pu à eux seuls empêché les licenciements de centaines de militants révolutionnaires de la FIAT ou l’arrestation de militants d’extrême-gauche inculpés pour des attentats terroristes. Le seul moyen de repousser la contre-offensive de la bourgeoisie serait une action dirigée par la classe ouvrière en tant que classe ouvrière sur toutes les questions de la société.

L’émeute de 1970 ou les autres luttes qui n’étaient pas sous la direction de l’« ouvrier-masse » furent à l’origine d’une évolution dans la théorie et la pratique opéraïste. Attachés à une vision de la lutte politique contre l’état comme étant posée au point de production immédiat, leur bilan des années 1970-1972 ne revint pas sur une possible surestimation des seules luttes d’usine. Ils analysèrent un autre changement dans la composition de classe qui amenait à ce que le point de production immédiat ne soit plus uniquement à l’intérieur de l’usine – une socialisation de la production couvrant désormais l’ensemble des rapports sociaux comme réaction à la victoire de 1969 et qui brisait encore plus les divisions au sein de la classe. Cette analyse allait être ultérieurement théorisée par Toni Negri, passant de « l’ouvrier-masse » à « l’ouvrier social ».

La lutte continue… mais quelle stratégie ?

Malheureusement les conditions n’étaient pas réunies pour une telle offensive révolutionnaire. Les événements locaux de Calabre, entraient bien en contradiction avec l’interprétation opéraïste de l’idée d’autonomie avec le Capital comme reflet du « point de vue de la classe » au point de la production immédiate. Cet exemple de comment une lutte sur une question « politique » en dehors de l’usine peut produire un saut qualitatif dans la combativité « d’usine » révélait la plus grande faiblesse des analyses de l’ouvrier-masse : une rigidité dans la définition de la classe ouvrière qui ne saisit pas son hétérogénéité, ni en termes de composition sociale, ni en termes de conscience politique.

Une bonne compréhension des changements survenus dans les grandes usines, et de l’importance stratégique de l’ouvrier-masse dans la lutte de classe fut généralisée jusqu’au point de confondre la combativité de ce secteur d’avant-garde avec la conscience objective et les conditions de la classe toute entière. Il y eut bien une radicalisation centrée autour de l’ « ouvrier-masse », mais les autres secteurs de la « vielle » classe ouvrière existaient toujours et allaient eux aussi rentrer dans la bataille – amenant avec eux leurs préjugés et leur culture politique. La poussée des luttes de la période n’affaiblit pas les syndicats ni le PCI mais les renforça dans un premier temps, parmi leur base traditionnelle mais aussi parmi la « nouvelle » classe ouvrière, ce qui explique que le taux de syndicalisation passa de 31% de la force de travail en 1967 à 46% en 1975 [17].

Plus que jamais, le mouvement ouvrier italien en était à une situation où toute la classe avait besoin d’un outil pour échanger ses expériences et confronter vigoureusement les stratégies, étape nécessaire pour coordonner une offensive révolutionnaire. L’outil le mieux adapté pour faire ça était les conseils de délégués, regroupant des représentants de tous les secteurs de la classe de toutes les villes. Les conseils, nés, tout comme les CUB, spontanément des luttes de 1969 pour refléter l’opinion de la base ouvrière dans la lutte, augmentaient en nombre de façon très rapide : 8 000 en 1972 et jusqu’à 32 000 en 1975, représentant 250 000 ouvriers [18]. Mais ils étaient au début des années 70, en l’absence de la même poussée en avant continuelle des luttes, et en l’absence de toute intervention des révolutionnaires, solidement sous la domination des syndicats et du PCI. Les organisations du « vieux » mouvement les avaient utilisés pour consolider leur hégémonie sur la classe [19].

Une période de luttes radicales à l’usine, bien que pouvant convaincre de nombreux ouvriers de la nécessité de rompre avec le capitalisme, ne suffit pas pour poser la question de la prise de pouvoir révolutionnaire, ni pour briser le réformisme répandu dans la classe ouvrière. Pour la bourgeoisie l’enjeu était d’isoler les ouvriers combatifs. Ses attaques eurent lieu aussi bien en dehors des usines que dedans par une stratégie combinée de violence politique et d’appui sur le PCI pour institutionnaliser les conflits.

S’il est vrai que les grandes usines étaient le maillon faible du capitalisme italien, ou, en suivant Tronti, le maillon fort de la classe ouvrière, une stratégie révolutionnaire devait l’articuler avec une confrontation globale avec la bourgeoisie sur tous les fronts. Malheureusement le lien entre l’ouvrier-masse et le reste de la société ne fut pas clarifié, exposant les travailleurs italiens à la pleine violence de la classe dirigeante et de l’état au cours des années 1970.

Antonio Gramsci avait dit presque quarante ans plus tôt : « On ne peut pas choisir la forme de guerre qu’on veut, à moins d’avoir d’emblée une supériorité écrasante sur l’ennemi ». La bourgeoisie, même affaiblie, a recours à divers moyens pour se remettre d’une défaite partielle. Pour notre camp, articuler les luttes d’usine avec les luttes en dehors, la nouvelle classe ouvrière avec la vieille, est le seul moyen pour que les travailleurs puissent apprendre de leurs expériences collectives, contrer toute attaque – partout d’où elle vienne – et se positionner comme étant la direction d’une nouvelle société.


À lire :

Plusieurs livres sont sortis très récemment qui recoupent des thèmes abordés dans cet article sur l’Italie, les changements dans la composition de classe, la thématique du contrôle ouvrier…

  • Le rouge et le noir – L’Italie des années de plomb par Marc Lazar et Marie-Anne Matard-Bonucci (sous la direction de), Autrement, 448 pp.
  • Ouvriers contre le travail – Barcelone et Paris pendant les fronts populaires par Michael Seidman, Senonevero, 359 pp.
  • Restructuration et lutte de classes dans l’industrie automobile mondiale, Échanges et Mouvement, Éditions Ni patrie ni frontières, 229 pp.
  • Autogestion – hier, aujourd’hui, demain, Collectif, Syllepse, 695 pp.

Notes

[1Je vais utiliser le terme «  opéraïsme  » plutôt que sa traduction française «  ouvriérisme  ». Étant donné les connotations péjoratives et restrictives qu’a le mot français, le terme «  écrit à l’italienne  » est plus utile dans le sens où ici notre objectif est d’étudier l’intervention concrète et la stratégie d’un vrai courant politique cohérent, et non pas de passer préalablement un jugement de valeur.

[2La preuve de cette instabilité était la durée extrêmement courte – moins de deux ans – de tous les gouvernements italiens de l’après-guerre.

[3Cité dans Steve Wright, À l’Assaut du Ciel, Éditions Senonevero, novembre 2007, p. 44.

[4Jack Fuller, «  The New Workerism : the politics of the Italian autonomists  », in International Socialism, n°92, Autumn 2001, p. 65.

[5Wright, op. cit.,p. 78.

[6Ibid.,p. 111.

[7Diego Giachetti et Marco Scavino, La FIAT aux mains des ouvriers, Les Nuits Rouges, 2005, p. 103.

[8Fuller, op. cit., p. 68.

[9Giachetti et Scavino, op. cit., p. 112.

[10Ibid., p. 178.

[11Ibid., p. 184.

[12Wright, op. cit.,p. 44.

[13Giachetti et Scavino, op. cit., p. 178.

[14Chris Harman, The Fire Last Time, Bookmarks 1988, p. 194 .

[15Ibid., p. 204.

[16Wright, op. cit.,P. 132.

[17Harman, op. cit.,p. 195.

[18Ibid., p. 194.

[19C’est bien le PCI qui profita le plus des délégués. Après 1969 une grande partie des ouvriers radicalisés a rejoint le PCI justement à cause de ce qu’ils voyaient comme la combativité et la coordination des délégués. Des cas d’ex-militants de Lotta Continua rejoignant le PCI n’étaient pas rares.

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L’opéraïsme italien (PDF - 1.2 Mo)

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