L’Islam, la république et le monde de Alain Gresh

Une Alarme Vitale

par Antoine Boulangé

6 septembre 2009

Alors que depuis plus d’un an, le débat fait rage au sein de la gauche pour savoir quelles positions adopter face à la question de l’islam dans le monde et en France, le dernier ouvrage d’Alain Gresh est une lecture indispensable pour dépasser les préjugés et les analyses « impressionnistes ».

Loin de se limiter au seul débat sur la question du foulard et de la loi sur la laïcité à l’école, ce livre s’appuie sur une connaissance sérieuse du monde musulman et développe deux thèses essentielles :

- le refus de la « guerre de civilisation », qui prétend opposer l’occident progressiste et l’islam arriéré propagée par l’administration Bush depuis le 11 septembre.

- le refus de considérer l’islam comme un bloc ; au contraire, le milliard de musulmans est divers aussi bien socialement que religieusement.

Ce livre est salutaire car au moment où une partie de la gauche se demande si on peut parler d’islamophobie, Gresh montre que celle-ci est bien réelle. Bien sûr, l’islamophobie préexistait au 11 septembre, comme héritage du colonialisme, et de la domination des puissances impérialistes au Moyen-Orient, mais Bush l’a reprise et amplifiée pour justifier « la guerre sans limites » à l’échelle de la planète. « Rejeté verbalement en France, le concept de « choc des civilisations », forgé et popularisé aux Etats-Unis s’installe pourtant peu à peu dans les consciences ». Et en effet, cette vision du monde s’est aussi développée en France. Même si la France n’a pas participé directement à la guerre en Irak, les différents gouvernements depuis le 11 septembre se sont approprié la vision du monde de Bush et participent à la guerre mondiale contre le terrorisme.

Le drame, que dénonce vigoureusement Gresh, est que la grande majorité de la gauche française a capitulé devant cet argument. Aujourd’hui, l’islam est ainsi « diabolisé » dans le monde mais aussi ici où une grande partie de la population d’origine immigrée est musulmane et subit le racisme en particulier sous la forme moderne de l’islamophobie.

Gresh explique qu’au nom de valeurs abstraites de l’universalisme républicain, la plus grande partie de la gauche française a justifié le colonialisme et ne s’est pas opposée sérieusement à l’impérialisme et à son corollaire le racisme : « La déclaration des droits de l’homme était « universelle », mais elle ne pouvait s’appliquer à des populations « arriérées ». Armée du flambeau des Lumières, la France devait guider les peuples mineurs. Le consensus colonial fut long à se défaire. Le mouvement socialiste n’échappa pas à une vision linéaire de l’histoire, celle des stades de développement, menant de la barbarie à la civilisation  ». Cette vision conduisit la plus grande partie de la gauche à s’opposer aux luttes de libérations des colonie et à reprendre à son compte les préjugés antiimmigrés.

Un universalisme abstrait

Aujourd’hui, une grande partie de la gauche dénonce la menace que constituerait les ghettos et le communautarisme, qui s’opposeraient aux valeurs d’égalité républicaine. Comme le dit Gresh, des valeurs abstraites peuvent obscurcir la compréhension du monde. En effet, le concept même de communautarisme est biaisé. On reproche aux populations immigrés de se séparer alors que c’est justement le système raciste qui les opprime et les marginalise « ce n’est pas le communautarisme qui crée les ghettos, c’est l’inverse ». La menace communautariste est un fantasme et au lieu de la dénoncer, la gauche devrait se solidariser des populations qui subissent le racisme, lutter à leur côtés. Le retour par exemple des pratiques religieuses dans les banlieues est en fait le produit d’un racisme croissant et d’un abandon du terrain social qui était auparavant organisé par le PC, les syndicats... Au lieu de stigmatiser les jeunes filles qui portent le foulard, nous devons défendre leurs droits à pratiquer librement leur religion.

Gresh montre aussi qu’on ne peut pas comprendre la religion comme un monolithe, « l’islam serait d’une essence réactionnaire ». Comme toute religion, l’islam est en fait divers : il n’y a rien de commun entre un roi du pétrole saoudien et un jeune des banlieues, un jeune Palestinien ou Irakien...

Une des forces de cet ouvrage est simple : Gresh a voyagé à travers le monde musulman et il est évident pour lui que «  le musulman » n’existe pas. 11 a rencontré des musulmans qui luttent pour changer ce monde, pour qui justement la religion peut-être une source d’inspiration dans le combat pour la justice sur terre. Ceci n’est pas nouveau et se retrouve dans toutes les religions. Ainsi, dans les années 50, alors que la gauche soutenait la guerre en Algérie (le PCF et la SFIO avaient voté l’envoi du contingent en 1956), « parmi ces « porteurs de valises » qui avaient décidé de soutenir le mouvement anticolonialiste, je côtoyais de nombreux militants chrétiens, des prêtres et des pasteurs. Au même moment, des responsables de droite ou de gauche, parfois athées, choisissaient, eux. le camp de l’Algérie française, certains pour défendre le « progrès » et mener la lutte nécessaire contre l’« obscurantisme » musulman. Les « porteurs de valises » chrétiens s’étaient engagés dans ce combat non pas malgré leur foi, mais au nom de celle-ci. »

Un cœur dans un monde sans cœur

Gresh développe une analyse qui rejoint ici la véritable analyse marxiste de la religion. Le marxisme ne critique pas la religion indépendamment de la société et insiste sur sa nature contradictoire. Elle justifie d’un côté le système, c’est le fameux « opium du peuple », mais elle traduit aussi un espoir, une aspiration confuse au changement, « un cœur dans un monde sans cœur ».

Gresh souligne le danger qu’il y aurait à « substituer la question religieuse à la question sociale », qui est le véritable problème. Par exemple, voir dans Tariq Ramadan un religieux réactionnaire et non un militant musulman altermondialiste, avec qui nous pouvons lutter.

Si l’analyse de Gresh est pertinente et nécessaire, elle contient un certain nombre de limites. L’objectif de Gresh est de pouvoir arriver à un « vivre ensemble », quelle que soit la religion. Alors qu’il souligne clairement le lien intrinsèque qui s’est développé entre République et racisme, il pense qu’ici, en France, « l’objectif est de construire une nation avec des objectifs communs ». Plus globalement, sa vision est la suivante : « Les voies de l’histoire sont surprenantes. C’est illusoire de croire que toutes les sociétés doivent passer par les mêmes voies et qu’on peut les leur imposer de l’extérieur. Le but, celui de l’égalité entre hommes et femmes, est le même, les chemins pour y parvenir sont différents ». En fait, il déconnecte l’histoire de l’économie et des rapports de classes. Il laisse entendre que dans le cadre du système existant, on pourrait créer d’autres rapports.

Or les nations modernes impérialistes, comme la France se sont construites contre les autres et le racisme y est intrinsèque. Le système capitaliste repose justement sur le développement inégalitaire des nations (dominé par les puissances impérialistes) et des divisions au sein des sociétés basées sur l’exploitation. Gresh souligne souvent que le racisme sert à masquer le fait que tous les travailleurs ont des intérêts communs, que les immigrés ne sont pas différents de nous, qu’ils sont simplement des travailleurs souvent parmi les plus précaires. L’analyse marxiste montre que ces rapports sociaux sont intimement liés à l’exploitation économique et au contrôle exclusif des moyens de production par une infime minorité de la population. Pour mettre fin à ces rapports il faut donc s’attaquer à la racine du problème. On ne pourra pas mettre fin au racisme, à la guerre sans remettre en cause la propriété privée des moyens de production et donc le cadre politique actuel qui la garantit, la démocratie bourgeoise. Celle-ci, qui multiplie les proclamations sur l’égalité, est intrinsèquement inégalitaire et raciste.

Pour nous, la lutte contre le racisme est une voie nécessaire pour unir les gens sur une base de classe, pour unir les travailleurs quel que soit leur origine, leur couleur, leur sexe, leur religion afin qu’ils prennent collectivement le contrôle de la société et instaurent une véritable démocratie, basée sur l’auto-organisation des travailleurs. C’est pour cela que les marxistes ne doivent pas tomber dans le piège des divisions religieuses ou nationales, pour mettre fin au fameux « diviser pour mieux régner ». En finir avec le racisme implique de lutter pour un autre monde.

Les perspectives que développe Gresh sont très modérées comparée à la dénonciation implacable du monde qu’il fait. Alors qu’il dénonce à juste titre l’illusion qu’a eu la gauche sur le rôle civilisateur de la France, il tombe, même sans le vouloir, dans le piège selon lequel la nation française pourrait incarner un autre modèle pour la planète « Dans un univers mondialisé, régi par les règles du libéralisme sauvage, une nation doit aussi se fixer une ambition : la défense d’un modèle social (...) qui retrouve le vrai sens du mot « réforme » (...) pour un monde multipolaire régi par le droit international ». Au contraire, mettre fin au racisme et à l’impérialisme nécessite de détruire le cadre même des nations. Comme le disait Marx : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! ».

Malgré ces faiblesses (Gresh s’est toujours présenté d’ailleurs comme un modéré, un réformiste et non un radical), cet ouvrage reste fondamental pour éclaircir les positions à gauche sur l’islam et le racisme. C’est un antidote indispensable aux théories bushistes et leurs versions françaises, de droite comme Sarkozy, mais aussi malheureusement de gauche. L’extrême gauche n’a pas su non plus s’opposer clairement à cette logique comme le montre sa passivité voire son soutien à la loi sur le foulard. Ces positions ne peuvent que renforcer le sentiment chez les musulmans qu’ils ne peuvent compter que sur leurs seules forces. Au lieu de développer une unité de classe, cette politique, comme l’explique Gresh, augmente les divisions et affaiblit l’ensemble des opprimés et des exploités : « Dans le cadre de la campagne islamophobe... je suis frappé par le nombre de jeunes qui en réaction s’affirment musulmans. L’un d’eux m’a déclaré : « je suis musulman athée ». Il y a une telle stigmatisation qu’il veut se sentir solidaire, tout comme un juif athée qui insistera sur sa judaïté pour ne pas faire de cadeaux aux antisémites. Au lieu de renforcer l’intégration, le type de débat que nous avons eu (...) a abouti à une stigmatisation qui renforce la cohésion d’une communauté musulmane imaginaire et qui favorise du même coup les groupes les plus extrémistes ».

Le livre de Gresh est donc un avertissement salutaire. Même s’il doit être critiqué, il devrait permettre à la gauche de ne pas reproduire les erreurs du passé. Parce que justement, il soulève des problèmes pour la gauche, il devrait être débattu, critiqué, lu largement.


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