Divisions confessionnelles et lutte de classe au Liban

par Bassem Chit

5 septembre 2009

L’image dominante de la société libanaise est celle de l’affrontement confessionnel. La plupart des propagandistes impérialistes le présentent comme « une conséquence de l’échec du nationalisme » tandis que d’autres prétendent que le confessionnalisme est « le triomphe de la tradition sur la modernité ». Pourtant la réalité est très différente.

Note : Cet article a été écrit en anglais. Le titre original est « Sectarianism and class ». La traduction littérale devrait donc être « Sectarisme et classe ». Mais le mot sectarisme en français a une connotation plus péjorative et est rarement utilisé pour les religions principales. Nous l’avons donc en général traduit par confessionnalisme et parfois par divisions confessionnelles ou communautarisme confessionnel ou simplement communautarisme. De même nous avons traduit le terme « secular » par « séculier » même si le mot est peu utilisé en français plutôt que « laïc ». Ce dernier mot a une signification « politique » en français que le terme « secular » n’a pas forcément en anglais.

Racines historiques du confessionnalisme

Le communautarisme confessionnel au Liban a émergé dans le contexte, d’un côté des réformes ottomanes dans le Mont Liban du XIXe siècle et, de l’autre, du développement et de l’expansion du capitalisme européen au Moyen-Orient.

Le confessionnalisme ne peut être extrait de ce contexte historique car celui-ci est à la base de son existence comme système de gouvernance et comme tendance de l’expansion capitaliste.

Le livre d’Oussama Makdissi La culture du confessionnalisme explique parfaitement son développement dans la culture du Liban et date son apparition ainsi : « quand l’ancien régime du Mont Liban, qui était dominé par une hiérarchie au sein de laquelle le rang séculier plutôt que l’appartenance religieuse définissait la politique, fut discrédité au milieu du XIXe siècle. » Ces changements étaient un reflet de transformations sociales, plus spécifiquement liées au développement de l’industrie de la soie, concentré dans les villages maronites du Mont Liban, ayant commencé au XVIIIe siècle.

Les structures et relations de production féodales disparaissaient lentement tandis qu’une bourgeoisie naissante, dont la richesse provenait de l’industrie de la soie et du commerce, gagnait un contrôle plus important des ressources économiques du Mont Liban. De ces types de développements au niveau des classes dirigeantes, il résulta un discrédit pour le système de production féodal jusqu’alors dominant : le début du XIXe siècle vit plusieurs révolutions paysannes brutalement réprimées par les seigneurs féodaux.

Cependant, ces conditions révolutionnaires ne résultaient pas, purement, des divisions de classes. En effet, ici, la théorie de Trotsky du « développement inégal et combiné du capital » est utile pour comprendre la raison de la mutation d’un antagonisme de classe en conflit entre communautés religieuses.

Le développement du capitalisme au Mont Liban était inégal entre les différentes communautés de la région (maronites et druzes) et, à l’intérieur même, de chacune de ces communautés.

Ce développement hétérogène n’était pas le simple produit d’un contexte local. Le capitalisme du Mont Liban à ce stade de son histoire était principalement dépendant de l’investissement économique colonial venu d’Europe. Les conceptions de l’élite bourgeoise européenne l’amenaient à concevoir les conditions de la modernité au Mont Liban comme une dynamique intra-religieuse. Pour elle, les conditions du nationalisme et de la modernité existaient au sein d’une religion ou d’une tribu, ou encore, comme le décrivaient les intellectuels européens pour le Mont Liban, à travers les « Nations » Druze et Maronite.

Une telle compréhension de l’histoire conduisit l’investissement capitaliste européen au Liban à se concentrer dans la communauté qu’ils considéraient comme la plus proche de l’Europe par ses traditions culturelles et religieuses : les maronites (chrétiens catholiques reconnus par le pape Hormisdas depuis le 10 février 518).

Une histoire moderne, non un produit de la tradition

Les investissements capitalistes européens furent concentrés dans l’industrie de la soie. Ainsi, en 1852 le capital français possédait cinq des neuf usines à soie et le capital britannique en possédait deux. Ces investissements ont permis de développer la richesse et de façonner la nature de la bourgeoisie locale naissante. « Entre 1873 et 1902 la production de soie au Liban et en Syrie augmenta de plus de 350%, ceci étant dû entièrement à l’accroissement de la demande étrangère (principalement française). De plus le poids des produits de la soie dans les exportations depuis le port de Beyrouth doubla d’environ 25% au milieu du siècle à 50% dans les années 1890. La production au Liban et en Syrie crût plus rapidement de 1873 à 1915 quand la dépendance envers le France devint presque totale : 40% des exportations de soie étaient envoyés en France en 1873 pour atteindre 99% en 1914. Juste avant la guerre la production de soie composait 73% de la valeur ajoutée dans l’agriculture et l’industrie et 36% du produit national brut au Mont Liban. » [1]

Puisque les investissements européens se concentraient dans la communauté maronite c’est au sein de celle-ci que les développements économiques étaient importants tandis que la communauté druze restait organisée dans des structures féodales.

Ainsi, la puissance économique au sein des communautés maronites était de plus en plus concentrée par la bourgeoisie chrétienne naissante (composée d’orthodoxes et de maronites) tandis que les seigneurs féodaux étaient principalement druzes. De telles contradictions dans les structures socio-économiques du Mont Liban aboutirent à des révoltes de la paysannerie maronite contre les seigneurs féodaux dans les années 1860. Celles-ci auraient pu entraîner une alliance entre paysans druzes et maronites si les seigneurs féodaux, armés jusqu’aux dents, n’avaient réagi si rapidement, brisant la révolte paysanne et empêchant tout soulèvement dans la paysannerie druze.

Les événements de ces années-là sont le marqueur principal du nouveau consensus qui se forgea entre les pouvoirs européens et l’empire ottoman. C’est ce consensus qui permit la formation du système confessionnel de gouvernance qui domine, encore aujourd’hui, la société libanaise. Celui-ci a consisté en l’établissement d’un conseil administratif dont les membres étaient nommés par les dirigeants et clercs de chacune des deux confessions (basé sur le onzième chapitre du protocole de 1861 du Mont Liban, amendé en 1864 pour permettre l’élection de ces officiels tout en préservant la répartition confessionnelle).

Un tel système de gouvernance est toujours en place au Liban avec l’introconfesduction de dix-sept autres confessions suite à la construction du Grand Liban en 1945.

Comprendre ces développements historiques nous permet de voir que le confessionnalisme n’est pas une identité tribale ou religieuse. Ainsi, parce que le confessionnalisme se réfère au déploiement de l’héritage religieux comme premier marqueur de l’identité politique moderne, il est important de le distinguer des conflits religieux qui ont eu lieu dans le monde médiéval et aux débuts de l’époque moderne (par exemple entre les Huguenots et les Catholiques en France) [2]. Le confessionnalisme au Liban est un reflet de la modernité, c’est une histoire moderne. Ce n’est ni une identité profonde ni une tradition : c’est un reflet des contradictions au sein du capitalisme et, fondamentalement, une expression déformée de la lutte de classe.

L’impact de la guerre de 1975

De telles contradictions de classe déformées ne se limitent pas au Liban du XIXe siècle mais sont toujours actuelles au début de la guerre civile de 1975 lorsque, par exemple, 40% des plus hauts officiels du gouvernement étaient maronites pour 27% de sunnites et seulement 3,2% de chiites.

Ce statut n’était pas une caractéristique politique et administrative indépendante : c’était un reflet du pouvoir économique au sein de la société libanaise. Saisir cela est essentiel pour comprendre, tant la guerre civile et la période d’après-guerre, que la nature des forces politiques qui dirigent, aujourd’hui, la société libanaise. Certaines d’entre elles préexistaient à la guerre alors que d’autres, qui ont plus d’influence aujourd’hui, sont principalement les produits, d’une part, de la guerre civile (de ses effets sur l’économie et la politique) et, d’autre part, des inégalités de richesse entre toutes les communautés. Il ne faut absolument pas voir la guerre civile au Liban comme un conflit confessionnel. Comme en 1860, elle a été, d’une part, l’expression d’un antagonisme de classe déformé et, d’autre part, la synthèse des contradictions issues d’une déstabilisation de la région (résultant de l’expansion de pouvoirs impérialistes internationaux et régionaux au Moyen-Orient).

Avant la guerre, le gouvernement et l’élite dirigeante étaient contestés par un mouvement séculier nationaliste : Al Hakarat Al Wataniyah. Il était principalement composé de partis communistes et d’extrême-gauche et de partis nationalistes arabes alliés avec des sections de la bourgeoisie, comme Kamal Junblat. Celles-ci étaient influencées par le mouvement nationaliste arabe et plus particulièrement par la révolution palestinienne ou le mouvement nassérien en Égypte. Pourtant, qu’elle soit au pouvoir ou alliée avec la gauche, la bourgeoisie n’a pas hésité à utiliser le confessionnalisme, comme arme principale, pour contrer toute politique de classe et se protéger contre la menace du mouvement ouvrier et des mouvements politiques de gauche. À travers la guerre civile, les pouvoirs impérialistes régionaux (Syrie, Israël) et internationaux (États-Unis, France) sont venus au secours de la classe dirigeante libanaise : cet affrontement est devenu une bataille décisive tant pour les puissances impérialistes pour stopper les mouvements de résistance (notamment palestinien et libanais) que pour les classes dirigeantes locales pour affaiblir les mouvements de travailleurs au Liban.

Cette guerre a détruit l’économie du pays. Celle-ci a été remplacée par ce que l’on appelle « l’économie des milices », c’est à dire une économie qui reposait sur la prise de contrôle des ressources par les milices, la soumission des objectifs économiques aux intérêts particuliers de celles-ci et la collecte des « taxes de protections » (système de collecte d’argent auprès des familles dans chaque zone contrôlée par une milice). Les milices entretenaient des relations commerciales permanentes entre elles vu qu’aucune d’elles ne pouvait atteindre l’indépendance économique dans la région qu’elle contrôlait. Ce système ne pouvait survivre que grâce à l’aide économique et militaire internationale. Pendant les dernières années de la guerre civile (années 1980), on était loin d’une situation de violence intercommunautaire. En réalité, c’était plutôt une guerre des milices contre la population. D’un côté, cela a largement réduit la popularité des milices et, d’un autre, cela a conduit de larges pans de la population à la pauvreté et à la migration. Le tournant dans la politique du régime syrien au Liban, de même que l’invasion par Israël en 1982, a permis l’émergence de nouvelles forces politiques comme le Hezbollah, le mouvement aouniste (lié à Michel Aoun), le mouvement Amal (lié au porte-parole du parlement Nabih Berri) et les forces libanaises (mouvement initialement appelés « les Phalangistes », lancé par Bashir Gemayel en 1976). Seules les deux dernières furent incluses dans les accords de paix de Taef qui ont amené la fin du conflit en 1990.

Lutte de classe déformée

De manière générale, la guerre a amoindri l’hétérogénéité de richesse et de pouvoir politique entre les différentes confessions pour atteindre une représentation équilibrée au parlement et dans les structures administratives de l’État libanais. Dans le même temps, elle a permis aux bourgeoisies des différentes confessions d’utiliser l’État comme moyen de financer leur pouvoir : en utilisant les ressources économiques du pays pour leur propre communauté, celles-ci ont réussi a créer une relation de dépendance économique entre les travailleurs et la direction bourgeoise de chaque confession. Mais, soumettre la population (spécialement la classe ouvrière) à une dépendance économique totale envers sa direction confessionnelle bourgeoise n’est pas une tâche facile : ce système a été ébranlé par l’accroissement de la population et la dynamique d’urbanisation (la majorité de la population a migré vers les villes, créant les bidonvilles surmontant Beyrouth). De plus avec le tournant néolibéral des années 1990, de larges sections de la classe ouvrière, de différentes confessions, ont été amenées à converger vers les mêmes lieux de travail et à vivre dans des zones mixtes en banlieue. Tout en normalisant la vie en commun, cela a fait apparaître des intérêts de classe communs entre des travailleurs de confessions différentes. Ainsi, il est arrivé de nombreuses fois que l’antagonisme de classe prenne le dessus sur l’opposition interconfessionnelle. Entre les années 2000 et 2005 nous avons assisté à un lent repli du confessionnalisme remplacé par une adhésion plus forte aux luttes syndicales. Ce ressenti populaire s’exprime dans des expressions courantes comme « le problème ce sont les politiciens » ou « quand les dirigeants sont en désaccord ils nous utilisent dans leurs guerres et quand ils sont d’accord, ils se mettent d’accord pour nous faire la guerre ». Plus récemment une chanson populaire décrit ce sentiment par « les dirigeants ont quitté le pays, maintenant on peut vivre en paix ».

S’il est toujours très important de prendre en compte l’inégalité dans la distribution des richesses entre communautés et les dépendances économiques respectives, il faut également regarder l’image globale des antagonismes de classe dans la société libanaise en dehors des affiliations confessionnelles.

De nombreux propagandistes du confessionnalisme présentent le dernier conflit entre musulmans chiites et sunnites de mai 2008 comme un reflet des haines communautaires et du conflit politique entre le Hezbollah et la coalition dirigeante dominée par Saed El-Din Hariri (fils de l’ancien premier ministre Rafik Hariri, assassiné en 2005, actuel leader du courant du futur, parti politique sunnite dominant). Cependant, ces gens-là sont incapables d’expliquer pourquoi de nombreux Sunnites de la ville de Saida, au sud, ont soutenu le Hezbollah plutôt que de prendre parti pour Hariri.

Pour comprendre cette situation nous devons observer les dépendances économiques qui existent au sein de la communauté sunnite. Hariri, en étant à la tête de la famille capitaliste la plus riche du Liban a réussi à créer d’importantes relations de dépendance économique entre les travailleurs sunnites, ses entreprises et ses investissements économiques. Il a fait cela en employant principalement des Sunnites pauvres dans ses entreprises et ses institutions créant, ainsi, une relation de dépendance confessionnelle pour leur subsistance de base. Par ce système, il est parvenu à nourrir un soutien politique populaire envers ses propres intérêts. Ces conditions existent à large échelle à Beyrouth et dans le nord du Liban mais, beaucoup moins à Saida : c’est ce qui a rendu possible, dans cette ville, l’opposition de sections de la communauté sunnite à Hariri, le 7 mai 2008.

Si ces relations de dépendance existent dans chacune des communautés au Liban, elles ne pèsent pas d’un poids égal. La bourgeoisie chiite est principalement implantée dans les secteurs de la propriété et du commerce à faible taux d’embauche de la classe ouvrière chiite. Les travailleurs chiites sont donc conduits à travailler dans des secteurs dominés principalement par la bourgeoisie chrétienne ou sunnite. En même temps, des institutions politiques ont réussi à établir une dépendance sociale et politique envers elles-mêmes. C’est le cas du Hezbollah, par exemple, qui a construit un énorme réseau de solidarité sociale pour la communauté chiite (à la fois dans les banlieues sud de Beyrouth et dans le sud-Liban) durant les années 1980 et 1990. Si ces structures ont commencé à changer de nature ces dernières années (approvisionnant surtout les classes moyennes) il n’en reste pas moins que ce réseau social et, l’efficacité de la résistance que le Hezbollah est parvenu à construire contre l’agression israélienne au sud-Liban (majoritairement chiite), ont accru le soutien populaire quant à sa politique.

Dans le même temps, la communauté chrétienne devient de plus en plus une minorité démographique au Liban du fait d’une tendance plus précoce (à partir des années 1860) à l’urbanisation entraînant une baisse des naissances. La bourgeoisie chrétienne, la plus ancienne et la plus organisée, avait besoin de plus de travailleurs et commença à employer des travailleurs de la communauté chiite spécialement à Beyrouth (tourisme et industrie alimentaire) et dans la Bekaa (agriculture et alimentation).

Si toutes les industries chrétiennes ne sont pas mixtes, la proportion est bien plus importante que dans les secteurs contrôlés par les sunnites alors que les entreprises chiites sont pauvres en main d’œuvre.

L’intégration économique communautaire partielle et le développement des antagonismes de classe associés à la baisse du pouvoir d’achat pour la majorité de la population (plus de 30% de la population vit sous le seuil de pauvreté et 60% des familles libanaises n’a pas un revenu suffisant pour finir le mois [3]) ont fait réémerger les contradictions de classe.

Classe et confessionnalisme

L’antagonisme de classe entre la classe dirigeante et les travailleurs se traduit concrètement par des luttes au sein même de la classe ouvrière [4]. C’est pourquoi beaucoup d’analystes sont confus quant au Liban : ils décrivent cette lutte de classe déformée comme un conflit civil basé sur les haines communautaires alors qu’en réalité, ce sont des contradictions inégales de classe qui sont le moteur principal des affrontements.

Si la société libanaise était simplement caractérisée par la division confessionnelle alors le combat syndical ne devrait pas exister puisque, même dans le contexte libanais, il est décrit comme une lutte séculière et économique. D’ailleurs, cela conduit l’élite dominante à fortement insister sur la nécessité de ne pas lier le syndicalisme à la politique. En effet, elle a peur que l’aspect non confessionnel de ce combat ne se propage à l’arène politique et menace son contrôle sur la société.

La réalité politique libanaise est dominée par un conflit incessant entre une lutte de classe directe (mise en avant par les syndicats, les organisations révolutionnaires et le parti communiste) et une lutte de classe déformée caractérisée par le confessionnalisme (mise en avant par la classe dirigeante).

Voici plusieurs exemples de ce conflit. En 2004 une grève générale a été appelée par les syndicats. Les manifestations se sont propagées dans tout le pays. Des travailleurs chrétiens et musulmans ont défilé côte à côte pour protester contre l’augmentation des prix. Le pays fut paralysé : des manifestations avaient lieu presque partout. Les partis dominants durent alors soutenir la grève pour tenter de la contrôler et empêcher qu’elle ne se propage. Au bout d’un moment la bureaucratie syndicale, sous la pression de l’élite dominante, a voulu stopper la grève. Mais, des travailleurs (notamment dans le secteur des transports), ont appelé à continuer. Les directions syndicales se sont retirées de la grève permettant, ainsi, à l’armée d’intervenir. Les grévistes se sont regroupés à Hay-El Sellom, un des quartiers chiites les plus pauvres de la banlieue sud de Beyrouth : l’armée a ouvert le feu sur les manifestants tuant cinq travailleurs et en blessant des dizaines. Rapidement les médias se sont mis à dépeindre la grève comme une « tentative barbare des chiites pour attaquer l’armée ». Les principaux partis (y compris chiites comme Amal ou le Hezbollah) ont soutenu l’armée disant : « L’armée, c’est la ligne rouge ». La combinaison entre l’écrasante machine de propagande et le recul des forces progressistes (syndicats et parti communiste) ont permis de dévier la rhétorique de classe vers une rhétorique confessionnelle.

En mai 2006, le syndicat des enseignants a appelé à une manifestation contre la précarisation du travail. Alors qu’un quart de million de travailleurs et de pauvres se mobilisaient et que le décret gouvernemental était retiré, la classe dirigeante a commencé à attaquer le mouvement, disant qu’il s’agissait surtout des chiites et qu’ils étaient infiltrés par des « travailleurs syriens ! » [5]. Elle a prétendu que la manifestation n’était pas une manifestation de travailleurs mais une tentative de coup d’État planifiée par les Chiites pour prendre le pouvoir. En réalité les travailleurs présents à la manifestation venaient de différents secteurs. Des Chrétiens et des Musulmans marchaient côte à côte, parce qu’ils s’opposaient à la précarisation du travail et détestaient le gouvernement, les uns comme les autres. Les banderoles disant « Nous ne sommes ni chrétiens ni musulmans, nous sommes pauvres » ou « le morceau de pain n’a pas de religion » étaient nombreuses. Dans cette manifestation on avait le sentiment que les divisions confessionnelles étaient de la fausse propagande et que les gens ordinaires n’avaient pas peur de montrer leur unité dans la lutte. Cela permettait de voir que le rapport de forces n’est pas de nature confessionnelle mais de classe.

Hezbollah, classe et résistance

En janvier 2007, quelques mois après l’agression israélienne de juillet 2006, le Hezbollah et ses alliés (comme les Aounistes, le parti chrétien dominant) ont appelé à une grève générale. Démarrant comme une grève bureaucratique, elle s’est rapidement transformée en soulèvement populaire. Un responsable du Hezbollah, dépassé par les événements, a alors déclaré : « ce qui était prévu comme une grève normale, est devenu une Intifada ». Le Hezbollah et ses alliés ont rapidement appelé à la fin de la grève, de peur que le mouvement de la rue ne s’oriente selon ses propres intérêts. Ironiquement le prétexte donné pour arrêter la grève était que celle-ci « créait des tensions confessionnelles » ! Cela montre, à l’évidence, que, bien que le Hezbollah soit la force d’opposition à l’occupation et l’impérialisme la plus influente et la plus forte, il recule devant toute lutte de classe de peur de perdre son contrôle sur la communauté chiite.

En réponse aux manifestations syndicales de mars et avril 2008, Hassan Nasrallah (dirigeant du Hezbollah) a déclaré : « Nous ne nous cacherons pas derrière un morceau de pain », faisant écho au refus de son organisation de répondre aux revendications économiques de la population.

Un autre exemple de ces contradictions de la politique du Hezbollah est celui des émeutes contre les coupures d’électricité dans la banlieue sud de Beyrouth. Violemment réprimées par l’armée qui a tué au moins quinze personnes et en a blessé des centaines, la réponse du Hezbollah a été d’appeler à l’arrêt du combat et d’amener des générateurs privés. Fondamentalement, le Hezbollah a, alors, administré un shoot de morphine pour calmer les masses.

En mai 2008, le Hezbollah s’est déployé dans Beyrouth-ouest et a infligé une défaite aux milices gouvernementales dans ce qui peut être caractérisé comme une opération chirurgicale de sécurité. Cependant, cette opération a empêché la manifestation de masse, qui avait été planifiée par la confédération syndicale, d’avoir lieu. Cette opération a substitué l’action de groupes armés à celle des masses. Bien que cela a signifié un recul et a détruit certains rêves de l’impérialisme US au Liban, cela a, également, stoppé le mouvement de masse en poussant tout le monde à rester chez soi.

Ces contradictions se développent au sein du Hezbollah d’autant plus rapidement qu’il est devenu le plus gros parti politique du pays et aussi parce que, spécialement depuis 2005, la direction du Hezbollah se bat pour se faire une place dans la bourgeoisie dirigeante.

Les contradictions se développent notamment parmi les combattants parce que ce sont les mêmes travailleurs qui sont confrontés aux politiques économiques (approuvées par la direction du Hezbollah) et qui combattent l’armée israélienne au sud Liban. Nasrallah a qualifié la victoire de Juillet de « Victoire de Dieu ». Mais, dans la réalité, c’est une victoire obtenue par les gens ordinaires, des travailleurs et des étudiants, ceux qui ont pris les armes contre les tanks israéliens et qui ont apporté de l’aide aux familles déplacées. C’est cela le vrai visage de la résistance au Liban : celle des travailleurs et des étudiants se battant contre l’impérialisme et, en même temps, faisant grève et manifestant pour une meilleure paie et de meilleures conditions de vie.

Comme l’a dit Marx, « Les hommes font leur propre histoire, mais ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé. La tradition de toutes les générations mortes pèse d’un poids très lourd sur le cerveau des vivants. » [6]

Le combat contre le confessionnalisme au Liban n’est pas un combat qui se déroule essentiellement au niveau des idées. Il ne s’agit pas d’une lutte pour une société plus tolérante. Il s’agit d’une lutte de classe à la fois une lutte contre les idées dominantes et un combat des opprimés contre les oppresseurs. Cette lutte ne peut être menée par la bourgeoisie, au contraire, elle ne peut être menée que par un combat contre la bourgeoisie dirigeante. C’est là que la centralité de la classe ouvrière n’est plus une question théorique. En effet, la seule ligne de défense du peuple libanais contre les divisions confessionnelles et les attaques brutales de la classe dirigeante, c’est l’unité de classe. Nous savons que les idées survivent dans l’histoire aux conditions matérielles qui leur ont donné naissance. Bien que certaines des conditions matérielles qui ont donné naissance au confessionnalisme aient disparu, celui-ci continue d’être un obstacle pour l’émancipation. La lutte de classe est au cœur de notre combat : c’est la seule voie pour détruire le confessionnalisme au Liban.

Notes

[1Carolyn Gates, Merchant Republic of Lebanon, Centre for Lebanese Studies, p. 13.

[2Voir Sandria B.Freitag, Collective Action and Community : Public arenas and the emergence of communalism in North India, Berkley - University of California Press, 1989, pp 6-18

[3«  Enquête sur les conditions de vie  », Ministère des affaires sociales, Liban 2004

[4Voir Tony Cliff, Parti et classe.

[5Il y a une importante immigration syrienne pauvre au Liban qui permet à des sections de la classe dirigeante de mêler le racisme avec la critique de l’ingérence du régime syrien au Liban (NDT).

[6Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Livre de Poche, 2007.


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