Comment le capitalisme a créé la Mafia

paru dans Socialist Worker du 24 Janvier 2009

5 août 2009

La Mafia a été montrée sous un jour romantique par la littérature et le cinéma, mais son pouvoir en Sicile et en Italie a toujours vu se dresser contre lui des mouvements à la base, d’après Tom Behan.

La Mafia sicilienne et sa cousine américaine ne sont pas des Robins des Bois qui volent les riches pour donner aux pauvres. Leur but est l’enrichissement personnel. La Mafia était et demeure une bande d’assassins égoïstes et ultra-violents.
La Mafia a émergé en Sicile avec le capitalisme. L’Italie n’a réalisé son unité nationale qu’en 1861. Les divers Etats qui coexistaient auparavant dans la péninsule italienne étaient très faibles et n’avaient aucun intérêt pour des contrées éloignées comme la Sicile.

La féodalité n’avait pris fin dans l’île qu’en 1812. Sous le système féodal, les propriétaires fonciers disposaient, pour gérer leurs domaines, de leurs propres armées qui faisaient régner leur loi. La vie des paysans était très dure.

Les propriétaires n’avaient pas un grand intérêt pour leurs domaines autrement que comme source de revenus. Ils n’y vivaient pas et les visitaient rarement, résidant plutôt à Naples ou à Palerme, la capitale de la Sicile.
Les sbires des propriétaires imposaient le paiement des fermages. C’est parmi ces gens que la Mafia a commencé à apparaître. Elle commença à extorquer de l’argent, acheter des terres et devint capitaliste à une échelle modeste, s’insérant dans les Etats locaux.

Même après l’unification, l’Etat italien nouveau était faible et s’appuyait sur des hommes forts régionaux. Cette période a été brillamment illustrée en 1963 par le film Le guépard, de Luchino Visconti, basé sur un roman de Giuseppe di Lampedusa.

La Mafia agissait comme un tampon pour la classe dirigeante, ce qui lui permettait de régner dans une situation de grande pauvreté, où les gens étaient prêts à tout pour améliorer, même d’une façon minime, leurs misérables existences.

Au lieu de formuler des revendications auprès du système politique, ils allaient voir le patron local de la Mafia pour obtenir un emploi, une augmentation de salaire, ou même des meubles.

La Mafia était vue comme la force la plus immédiate qui avait le pouvoir d’aider les gens. Pour les puissants qui soutenaient la Mafia, c’était très agréable que les gens ordinaires s’abstiennent de lutter contre le système.
Lorsque la classe ouvrière se mit réellement à lutter, la Mafia connut une crise grave - le meilleur exemple étant le mouvement des Fasci Siciliani de 1892-95. C’était un mouvement populaire, qui créa des organisations démocratiques. Ils furent finalement brisés par l’Etat.

Mais ils étaient si puissants que la Mafia n’osa pas les attaquer de front. En fait, beaucoup de mafiosi de base rejoignirent le mouvement, abandonnant leurs gangs.

Au début du 20e siècle, des centaines de milliers de pauvres émigrèrent du sud de l’Italie aux Etats-Unis, où le capitalisme se développait rapidement sans excès de régulation.

Jusqu’à un certain point ils reproduirent le système qu’ils avaient laissé derrière eux en Sicile. Il y avait toujours une déférence pour les gens ’haut placés’ et la peur des gens à la gâchette facile. Les émigrés italiens subissaient racisme et exclusion.

Le capitalisme

Les autorités américaines n’étaient pas mécontentes de permettre au crime organisé d’opérer pour son compte en faisant régner l’ordre dans la communauté immigrée.

D’autre part, il y avait aussi, dans les années précédant la Première Guerre mondiale, une implication massive des travailleurs italiens dans les grandes luttes ouvrières et dans le syndicat très actif Industrial Workers of the World (IWW).

Pendant la Deuxième Guerre mondiale, l’armée US a utilisé la Mafia lors de son invasion de la Sicile en 1943. Les Américains et les Anglais voulaient remplacer le régime fasciste de Benito Mussolini en Italie. Il y avait une résistance démocratique au fascisme, mais elle venait de la gauche et les Américains et les Anglais s’y opposèrent.

Ils voyaient qu’il y avait une autre structure, qui n’était ni démocratique ni de gauche, et avec laquelle ils avaient des contacts - la Mafia. Des agents américains ont admis avoir rencontré le patron de la Mafia Don Calogero Vizzini - qui fut fait maire de sa ville par l’armée américaine.

Charles Poletti, dirigeant de l’administration alliée de l’île, était très conscient de ce qu’étaient ses interlocuteurs. Son interprète, Vito Genovese, était un mafioso qui avait été expulsé de New York avant la guerre.

Il avait fait de grasses donations aux fascistes de Mussolini et avait donné des réceptions aux dirigeants nazis dans son château en Italie. Mais il fut prompt à changer de camp lorsque l’invasion commença.

Genovese fit même cadeau à Poletti d’une berline Packard. Il fut arrêté en 1944 pour avoir organisé dans le port de Naples d’énormes détournements de carburant et de nourriture destinés à la population et qui se retrouvaient sur le marché noir.

La Mafia en Sicile et la Camorra à Naples ressuscitèrent pendant l’occupation alliée. Elles fournissaient le maintien de l’ordre face à des forces de gauche en progrès.

Les premières élections régionales d’après guerre se tinrent en Sicile en avril 1947. L’alliance communiste-socialiste, qui promettait la réforme agraire, remporta 29 sièges au parlement sicilien contre 19 aux chrétiens-démocrates pro-américains.

Dix jours plus tard, le 1er mai, des paysans s’étaient rassemblés à Portella della Ginestra, une vallée entre deux villages, pour célébrer leur victoire électorale et la fête du travail. Au moment où le premier orateur prit la parole une fusillade éclata.

Les gens se plaquèrent au sol mais il n’y avait pas de fuite possible. Douze personnes furent tuées, parmi lesquelles quatre enfants. C’était un message de la classe dirigeante disant que le peuple avait peut-être gagné la bataille électorale, mais pas la guerre de classe.

A la suite du massacre la gauche fut intimidée, subi une défaite sévère, même si elle n’était pas entièrement annihilée. Les chrétiens démocrates devaient diriger l’île pendant des décennies, et l’Italie pendant 50 ans, avec le soutien actif de la Mafia.

A sept reprises le premier ministre chrétien démocrate Giulio Andreotti a été profondément impliqué avec la Mafia.

Il fut mis en examen pour avoir organisé le meurtre d’un journaliste. Il fut même déclaré coupable d’avoir rencontré un dirigeant de la Mafia dans son bureau de Rome.

Mais du fait du statut d’immunité qui règne en Italie, cet homme dont il fut prouvé qu’il avait menti vingt-sept fois devant un tribunal, fut relaxé. Le tribunal décida que l’accusation d’implication avec la Mafia était prescrite par le temps écoulé pendant la durée du procès.

Andréotti, dont les Italiens disent qu’il ’sent la Mafia’, siège toujours au parlement en tant que sénateur à vie, et a soutenu le gouvernement de centre gauche de Romano Prodi lors de votes décisifs.

L’intimidation de l’opposition

Au début des années 1990, un important mouvement anti-Mafia émergea en Sicile après l’assassinat de deux juges qui enquêtaient sur elle.

Lorsque le président italien et d’autres huiles vinrent de Rome assister aux funérailles de l’un des magistrats, des milliers de personnes entourèrent la cathédrale de Palerme en criant ’la Mafia (ils voulaient dire les politiciens) hors de la cathédrale !’ Les plus hauts représentants de l’Etat italien durent être évacués précipitamment.

Ce mouvement n’alla pas assez loin ni assez vite. Il réussit à faire élire un maire de Palerme anti-Mafia qui fut efficace à certains égards mais qui n’était pas préparé à affronter un système de pouvoir.

Aujourd’hui le ’mouvement anti-Mafia’ tient souvent des conférences dans des hôtels cinq étoiles et publie des rapports que personne ne lit - même si des campagnes éducatives dans les écoles n’ont pas fait de mal.

Le président de la région sicilienne, Salvatore Cuffaro, a visité Corleone (le village sicilien du film Le parrain) en avril dernier pour inaugurer un nom de rue à la mémoire de la capture, un an plus tôt, du chef de la Mafia Bernardo Provenzano.

Cuffaro a dû éviter le débat anti-Mafia prévu pour l’après-midi, certains magistrats instructeurs devant y intervenir essayant de le poursuivre pour collusion avec la Mafia.

La semaine dernière il a été déclaré coupable d’avoir conclu des accords avec la Mafia et condamné à cinq ans de suspension, condamnation dont il a fait appel.

Néolibéralisme

Un élément nouveau est la campagne organisée par un groupe de jeunes gens pour que les commerçants cessent de payer pour leur protection. A l’heure actuelle 80% d’entre eux sont rackettés.

La Mafia s’est adaptée très vite au monde néolibéral dérégulé. A Puglia, le crime organisé s’est développé pour répondre aux besoins de la guerre civile en Yougoslavie, échangeant des armes contre de la drogue ou transportant des personne hors de la zone des hostilités.

Ceux qui gagnent gros aujourd’hui sont les entrepreneurs de décharges d’ordures et de santé privée. Les employeurs du nord de l’Italie, et d’autres pays, qui veulent se débarrasser d’ordures dangereuses peuvent le faire à très bon marché en payant la Camorra, l’équivalent napolitain de la Mafia, qui les jette n’importe où dans la région entourant la ville.

On assiste à une progression des cancers et autres pathologies du fait que la nappe phréatique et la chaîne alimentaire sont polluées par des dépôts massifs d’ordures dangereuses.

C’est une des raisons des protestations en cours à Naples au sujet des dépôts d’ordures.

En Sicile, la Mafia s’est installée dans le secteur de la santé lorsque l’Etat a vendu celui-ci à des investisseurs privés.

La Villa Santa Teresa a été transformée par la Mafia en une des meilleures cliniques cancérologiques d’Europe.

Michele Aiello, le directeur, était déjà l’homme le plus riche de Sicile en 2000 d’après l’impôt sur le revenu, et en 2001-2002 il a reçu plus de 80 millions d’euros de fonds publics.

Plus de 500 emplois ont été créés dans une zone de chômage chronique, et l’on dit qu’Aiello a fourni des places à des proches de hiérarques policiers.
Cette clinique pourrait être utilisée pour blanchir de l’argent sale, mais c’est un bon investissement comme source régulière de financements publics.
Les politiciens fixent les prix que les opérateurs privés pratiquent - ces mêmes politiciens qui ont des liens avec la Mafia. Des enquêtes ont montré que ces cliniques ont des tarifs de 40 à 45 % plus élevés que la normale.

Aujourd’hui beaucoup des mafiosi de haut rang qui ont été arrêtés sont à la fois des consultants dans les hôpitaux de Palerme et des chefs de gangs de la Mafia. La Mafia se transforme de plus en plus en une entreprise normale.

Voir en ligne : http://www.socialistworker.co.uk/ar...

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