L comme Lénine

par Dan Mayer

16 janvier 2010

Il y a eu, au cours du siècle dernier, un certain nombre de soulèvements révolutionnaires, chacun d’eux voyant à l’œuvre la fantastique énergie créatrice de millions de personnes.

En règle générale, ces révolutions ont connu la défaite, la classe dominante raffermissant son pouvoir avec un retour à la « normale » : l’exploitation, la misère et la guerre.

La seule exception à la règle est la Révolution russe de 1917, et ce qui a fait la différence a été la présence et l’action de Lénine, et de l’organisation qu’il avait construite, le Parti bolchevik.

Avant Lénine, des socialistes avaient essayé de regrouper tous les travailleurs dans un parti large. Après tout, Marx avait dit : «  L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ». Mais Marx avait dit aussi que « les idées dominantes dans la société sont les idées de la classe dominante » - moyennant quoi la majorité des travailleurs, la plupart du temps, ne sont pas révolutionnaires.

Lénine rejetait l’idée, défendue par certains révolutionnaires, selon laquelle les gens se dirigeaient naturellement ou spontanément vers la politique révolutionnaire. Il la trouvait tout aussi idiote que l’idée réformiste d’un capitalisme évoluant de lui-même vers quelque chose de plus humain.

Bien sûr, le capitalisme donne constamment aux travailleurs des raisons de le combattre, et leurs luttes les rapprochent souvent des idées révolutionnaires. Mais Lénine disait que le rôle des socialistes n’était pas d’être des spectateurs passifs des luttes, mais d’y intervenir, de se battre pour leur donner une orientation, et de fournir une expression théorique consciente aux élans révolutionnaires des travailleurs. Du coup, ajoutait Lénine, les bolcheviks ne devaient pas seulement soutenir les grèves, mais aussi encourager les travailleurs à s’opposer aux pogroms antisémites.

Cela nécessitait un « parti de combat » unissant les révolutionnaires pour qu’ils puissent influencer le mouvement de façon plus efficace, plutôt qu’un parti contenant tous les courants de pensée qui existent dans la classe ouvrière.

C’est précisément sur cette base que le Parti bolchevik a été fondé, en 1903, après une scission avec les mencheviks qui voulaient, eux, un parti large. Les bolcheviks fonctionnaient selon le principe du centralisme démocratique - ce qui signifiait que lorsqu’une décision avait été prise, tous les membres étaient censés l’appliquer de façon disciplinée.

Cette structure permettait aux bolcheviks de surmonter deux difficultés. Le capitalisme tend à diviser la classe ouvrière, les luttes étant souvent séparées, sectorisées. Tout bon militant est nécessairement influencé par les gens qui l’entourent, par les idées réactionnaires qui existent chez les travailleurs, et par les hauts et les bas des actions auxquelles il participe.

De plus, tout parti secrète une tendance au conservatisme, les activistes s’habituant à un mode de fonctionnement particulier et résistant au changement. Du fait qu’ils réunissaient des révolutionnaires, impliqués dans des luttes diverses dans différentes régions du pays, qui débattaient entre eux de la voie à suivre, et parce qu’ils mettaient ensuite leurs décisions en pratique collectivement, les bolcheviks ont su résister à ces pressions.

En 1905, alors que la Russie était secouée par une vague de grèves de masse révolutionnaires, Lénine débattit avec les membres du comité central bolchevik sur la nécessité ’d’ouvrir toutes grandes les portes du parti’. Les jeunes travailleurs qui se battaient sur les barricades n’avaient peut-être pas lu Le Capital, mais ils comprenaient certainement le besoin de s’organiser pour la révolution, et ils devaient être activement recrutés dans le Parti bolchevik.

Lorsque les partis sociaux-démocrates d’Europe furent traversés par une vague de patriotisme les amenant à soutenir la Première Guerre mondiale, Lénine était convaincu que les travailleurs ne supporteraient pas longtemps le carnage et il s’assura que les bolcheviks, non contents de s’opposer à la guerre, fussent également partisans de la défaite de la Russie.

En avril 1917, deux mois à peine après le renversement du tsar et son remplacement par un gouvernement provisoire parlementaire, Lénine proclama - contre la grande majorité de son propre comité central - que ces changements n’étaient pas suffisants. Les soviets, ou conseils ouvriers, mis en place par la Révolution de Février montraient la forme que devait prendre l’Etat après le capitalisme. Les bolcheviks devaient ’expliquer patiemment’ aux travailleurs qui venaient de faire une révolution qu’ils n’avaient pas besoin du gouvernement provisoire et qu’ils pouvaient prendre eux-mêmes le contrôle de la société.

Tout au long de l’année 1917, par la lutte avec les travailleurs sur les revendications immédiates et par la discussion, et le test dans la pratique, des meilleurs moyens de faire avancer le mouvement, les idées des bolcheviks purent conquérir le soutien de la majorité de la classe ouvrière. En octobre 1917, les soviets s’emparaient du pouvoir d’Etat.

Trotsky comparait la Révolution Russe à une machine à vapeur. Le peuple était la vapeur et les bolcheviks étaient le piston, sans lequel l’énergie de la vapeur se dissiperait et n’aurait aucune force motrice. Malgré tout c’était ’la vapeur’ qui faisait la révolution, et non le parti.

Dans toute l’Europe, des situation presque révolutionnaires ne parvinrent pas à produire des révolutions. L’intervention étrangère, et la famine qui suivit, finirent par décimer la classe ouvrière russe et provoquer la formation d’une couche de bureaucrates aux intérêts distincts. Joseph Staline fut celui qui donna une voix à ces bureaucrates, s’empara du pouvoir et liquida la Révolution Russe. Mais cela ne doit pas nous rendre aveugle aux brèves années durant lesquelles la classe ouvrière russe a prouvé qu’un autre monde était possible.

Lénine comprenait que la bataille entre la réforme et la révolution se menait sur tous les fronts. Il développa une méthode d’organisation capable de faire pencher de façon décisive la balance en faveur des révolutionnaires. Aujourd’hui encore, au cœur de toute argumentation - que ce soit sur la façon de faire avancer un groupe antiguerre ou sur les rapports d’un comité syndical avec des membres apparemment apathiques - ce sont deux visions du monde qui s’affrontent.

Le génie de Lénine a été de construire un parti qui était toujours en avance d’un pas sur le mouvement, argumentant pour la démarche révolutionnaire. Mais le parti était seulement un pas en avance, et donc il restait partie prenante du mouvement, capable d’apprendre de celui-ci - il n’y a aucun intérêt à avoir raison théoriquement si vous ne pouvez pas faire de votre théorie quelque chose qui s’applique au quotidien des gens ordinaires.

Les penseurs et les historiens officiels ne pardonneront jamais son génie à Lénine, et c’est pourquoi son nom restera un mot grossier aussi longtemps que le capitalisme restera intact.

P.-S.

Traduit de l’anglais par JM Guerlin.

Voir en ligne : Traduction de « L is for Lenin », paru dans {Socialist Review}, Mai 2008 :

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