Ni sauveurs ni substituts

par Chris Harman

24 octobre 2009

Les paroles de l’Internationale sont chères au cœur des socialistes qui pensent que la société ne peut être transformée que par en bas. C’est un message qui ne pourrait être plus urgent aujourd’hui pour la classe ouvrière en Bolivie et au Venezuela.

Il n’est pas de sauveur suprême

Ni dieu, ni César, ni tribun

Producteurs, sauvons-nous nous-mêmes

Décrétons le salut commun.

On chante rarement le deuxième couplet de l’hymne socialiste l’Internationale. Mais le message qu’il contient est très important.

Il ne veut pas seulement dire que la société que veulent les socialistes révolutionnaires est plus démocratique que le capitalisme ; il reconnaît que les grands changements historiques, loin d’être le fait de héros et d’héroïnes individuels, sont le résultat des luttes de larges masses populaires, de classes en guerre avec d’autres classes. Les individus n’y jouent un rôle que dans la mesure où ils expriment ces luttes et leur donnent une direction. Ils ne peuvent pas s’y substituer.

C’est un message qui est trop souvent ignoré. Lorsqu’un grand changement social se produit, on a tendance à le voir comme dû à l’action d’un individu. L’admiration remplace l’analyse et la flatterie la solidarité.

Le danger de cette approche est visible en Bolivie et au Venezuela - des pays où la lutte anticapitaliste de ces huit dernières années a atteint son pic le plus élevé. Beaucoup de ceux qui, en Grande Bretagne, désirent à bon droit exprimer leur soutien à ces luttes croient que cela implique une foi aveugle dans les deux présidents, Evo Morales et Hugo Chávez.

Et l’adulation n’est pas limitée à l’Angleterre. En Bolivie, il y a un très grand nombre d’indigènes qui ont mis tous leurs espoirs dans leur premier président indigène. Au Venezuela, Chávez a bénéficié d’un soutien populaire suffisant pour être élu trois fois de suite, avec un pourcentage de voix plus élevé qu’aucun premier ministre britannique au cours des cent dernières années.

Mais la logique des évènements elle-même force les gens à voir les choses autrement qu’en termes de personnalités. En Bolivie, les gouverneurs des provinces orientales menacent de faire sécession si Morales ne se plie pas aux diktats des oligarchies du pétrole et du gaz. Au Venezuela les menaces immédiates ne sont pas aussi graves, mais Chávez a subi son premier revers avec la victoire du non au référendum de décembre sur la constitution.

La formulation du référendum était l’incarnation même de l’approche du ’sauveur suprême’. Ses dispositions centrales consistaient à accroître les pouvoirs du président et à supprimer les limites au nombre de fois où il pouvait être candidat. Il parlait de ’socialisme’ mais laissait au président le soin de décider de sa lecture - une social-démocratie à l’occidentale, quelque chose de semblable aux anciens systèmes d’Europe de l’Est et de Cuba, ou bien une version radicalement nouvelle.

L’approche ’par en haut’ de Chávez n’a pu s’adresser que de façon limitée aux problèmes de pauvreté et d’insécurité qui accablent la plupart de ceux qui l’ont soutenu. Il a pu utiliser les revenus du pétrole pour mettre en place de nouvelles structures de santé et d’éducation, mais il n’a pas pu empêcher que ce qui demeure une économie capitaliste connaisse un des taux d’inflation les plus élevés d’Amérique Latine, avec des pénuries de denrées de base comme le lait, et un salaire minimum inférieur à ce qui est nécessaire à une famille pour vivre.

Pour s’attaquer à ces problèmes, il lui faudrait cesser de s’appuyer sur les structures étatiques héritées des précédents gouvernements capitalistes corrompus. Mais il dépend de cet appareil pour faire exécuter ses décisions, et ses ministres l’utilisent y compris lorsque cela consiste à mettre en place des formes locales de ’pouvoir populaire’.

Le référendum a révélé le gouffre qui s’est creusé entre les plus pauvres dans la société et la machine gouvernementale. Près de trois millions de personnes qui avaient voté pour Chávez aux élections présidentielles un an auparavant n’ont pas approuvé sa constitution, et parmi eux plus d’un million de membres du nouveau Parti Socialiste Unifié du Venezuela, le parti de Chávez. Et c’est dans les États où la concentration des travailleurs industriels est la plus grande que la chute du soutien a été la plus marquée.

À l’évidence, ils n’ont pas estimé que la nouvelle constitution leur donnait le pouvoir de réaliser les choses dont ils ont si désespérément besoin. Le révolutionnaire vénézuélien Roland Denis voit deux causes à cette défaite : ’L’une, très matérielle, la disparition du lait et d’autres denrées des rayons des magasins - un coup dur, qui fait naître encore plus de craintes. L’autre, plus fondamentale, le désastre de l’administration publique, la corruption et les pratiques du gouvernement en matière de répression des protestations, des grèves et des occupations.’

Il n’est pas question de mettre sur le dos de Chávez la corruption des fonctionnaires qui appliquent ses décisions. Mais sa méthode ’par en haut’ l’empêche de voir ce qui a réellement causé la défaite, à telle enseigne qu’il a pu parler des trois millions de ses anciens partisans qui se sont abstenus comme ’des traîtres, des lâches et des inconscients’.
’Quiconque dit qu’il ne va pas voter pour moi parce que sa bourse d’études n’est pas arrivée à temps… ou parce qu’il a attendu trois ans pour obtenir un endroit où vivre - je préfère que ces gens passent à l’opposition, parce que ce ne sont pas des révolutionnaires.’

Cela équivaut à lancer des attaques moralisatrices ’par en haut’ contre des millions de pauvres gens à seule fin d’éviter de regarder l’échec en face, ce qui ne peut que faire l’aubaine des intérêts capitalistes et impérialistes.

Mais ce qui est véritablement en jeu, ce n’est pas seulement l’avenir de Chávez ou de Morales. S’ils sont renversés par la droite, cela constituerait un revers, pour la vague actuelle de luttes en Amérique latine, potentiellement aussi grave que les défaites subies au Chili et en Argentine dans les années 1970, ou en Amérique centrale dans les années 80.
C’est pourquoi il est si important que les militants débattent, et tirent les leçons des reculs qui se sont produits. La société de classe ne peut être transformée que par une lutte de masse, et la seule façon de construire une lutte de masse, c’est par en bas, parmi les masses, en prenant en compte leurs besoins et leurs aspirations. Les paroles du couplet peu chanté de l’Internationale gardent aujourd’hui toute leur pertinence.

P.-S.

Traduit de l’anglais par JM Guerlin.

Voir en ligne : Traduction de « No saviours or substitutes » paru dans Socialist Review en Janvier 2008

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