Žižek et Badiou : deux philosophes radicaux de l’universalisme

par Félix Boggio

20 octobre 2009

De quoi Sarkozy est-il le nom ? est paru en octobre 2007. Les éditions Lignes avaient au départ mis en vente 3 000 exemplaires du petit livre du philosophe et professeur à l’ENS Alain Badiou. En ce début d’année 2008, on annonçait pas moins de 23 000 ventes. Il s’agit d’un succès inattendu, car personne n’aurait imaginé qu’un jour Badiou puisse toucher une fraction du « grand public ». Cette surprise n’a pas manqué d’effrayer le monde médiatique, car – nous le verrons plus loin – la philosophie d’Alain Badiou est d’une radicalité inhabituelle pour les journalistes des « grands » médias.

En janvier, février et mars dernier, trois livres du philosophe slovène Slavoj Žižek sont parus en français. Žižek, lui-même ami de Badiou, est très populaire dans le monde anglo-saxon. On le surnomme « le roi de la pop philosophie ».

Le 16 février 2008, Libération a consacré aux deux philosophes un dossier spécial : « Ces intellos qui rejettent la démocratie ». L’éditorial de Laurent Joffrin avait pour titre « Égarement ». Fustigeant le « parfum rance de sacristie marxiste » dans la critique de la démocratie formelle, il enjoignait courageusement les démocrates à « réinventer l’idée même de progrès » afin de conjurer l’hydre des « utopies de fer et de sang ».

Matérialisme démocratique vs. Dialectique matérialiste

Badiou et Žižek ont beaucoup d’affinités théoriques, et leur émergence, de succès de librairies en anathèmes médiatiques, aide à mettre en évidence les problèmes que devront affronter les luttes sociales à venir. Alors que le cycle mouvementiste de la seconde moitié des années 90 marquait le retour d’une volonté de changer le monde, de se battre contre l’offensive actuelle du capitalisme que l’on appelle « néolibéralisme », il semble s’essouffler aujourd’hui : mis à part dans certains pays d’Amérique Latine, les débouchés politiques de ces résistances sont faibles. Notre courant a souligné de nombreuses fois que les tentatives d’éviter les débats politiques au sein des mouvements sociaux ne pouvaient que renforcer le réformisme. Pourtant, des milieux militants restent encore aujourd’hui hostiles à la forme du parti de classe : d’une part, cette forme est associée à la verticalité outrancière des partis staliniens ; d’autre part, la classe ouvrière est considérée comme tellement hétérogène aujourd’hui que l’on préfère se référer au concept de « multitude » d’acteurs singuliers. Au passage, on perd la notion stratégique de «  lutte de classe » au profit d’un « kaléidoscope des appartenances identitaires ou communautaires » comme le souligne Daniel Bensaïd [1] à propos des théories de Laclau et Mouffe.

Dans ce débat, Alain Badiou a une position ambiguë : s’il pense que la forme du parti de classe est largement périmée [2], sa théorie tranche néanmoins avec les idées relativistes véhiculées par le mouvementisme libertaire. En effet, dans son ouvrage Logiques des mondes, Badiou oppose sa « dialectique matérialiste » à l’hégémonie du « matérialisme démocratique ». Le matérialisme démocratique soutient qu’« il n’y a que des corps et des langages ». La dialectique matérialiste affirme, elle : « il n’y a que des corps et des langages, sinon qu’il y a des vérités. ». [3] Le philosophe estime que le matérialisme démocratique réduit l’humanité à l’animalité : l’animal-humain serait un être fini ayant pour mode d’existence la poursuite de ses intérêts propres. Il existerait donc une diversité d’individus essentiellement séparés. Cette diversité « kaléïdoscopique » se manifeste au niveau de la pluralité des langages dont l’état démocratique reconnaît l’égalité : Badiou entend ici l’ensemble des cultures, des coutumes et des mœurs.

Ce qui intéresse le philosophe n’est pas cette diversité, mais ce qui y fait exception. Il déclare que des vérités éternelles existent, dans quatre domaines : l’art, l’amour, la science et la politique. L’objet de son oeuvre est de montrer comment ces vérités sont expérimentées par des sujets dans des présents (ou « mondes ») disjoints, sans que ces vérités ne perdent pour autant leur caractère universel. L’origine des « vérités » a été présentée au sein de l’Être et l’événement, premier ouvrage de la série dont Logiques de mondes est le deuxième opus.

Nous n’exposerons pas ici l’ontologie (la pensée de l’être en tant qu’être) de Badiou dans un souci de clarté et de concision. Retenons simplement le caractère exceptionnel des vérités : ce qui fonde leur être, c’est le surgissement d’un « site » singulier. En règle générale, une société compte tous les individus qui la composent : chacun trouve sa représentation, sa place dans l’État et son administration : catégories socio-professionnelles, nationalités, places dans l’échelle de revenus, etc... On pose que cette représentation fixe l’existence des éléments d’un ensemble. Ce qui fait exception à cette loi, c’est ce qui n’a aucune existence, ce qui n’est pas compté par l’État (les travailleurs sans papiers par exemple). Cette exception, l’inexistant, est appelé « site » quand l’inexistant acquiert un degré d’existence maximal : « nous ne sommes rien, soyons Tout. » Dans Logique des mondes, Badiou développe longuement l’exemple de la Commune de Paris, où les ouvriers parisiens affirment l’existence d’un pouvoir ouvrier, au moment même où le pouvoir officiel (bourgeois) cherche à les désarmer. Ce site prend la dimension d’un « événement », car les sujets qui ont fait accéder l’inexistant à un degré d’existence maximal effectuent de manière organisée les conséquences de ce surgissement : essayer de faire durer coûte que coûte le nouveau pouvoir. Les sujets font l’expérimentation d’une vérité éternelle : celle de l’égalité. L’égalité n’est plus un idéal à atteindre dans le cadre du progrès, mais le point de départ d’une pratique sociale.

Ainsi, pour le philosophe, toute politique émancipatrice véritable consiste en la déclaration d’un principe égalitaire (universel) en un site singulier – soustrait à la représentation (à l’état) – et en l’effectuation des conséquences de cette déclaration. Ce site singulier est ce que Badiou appelle « site événementiel ». Il est une condition de possibilité d’un « événement ». Le propre de l’événement est de disparaître aussitôt qu’il apparaît. Si bien que sa seule trace subsiste dans la déclaration partisane d’un sujet, qu’un événement a eu lieu : c’est la « décision d’un indécidable ». [4]

Le prolétariat : entre donnée objective et sujet révolutionnaire

Voilà où réside l’ambiguïté de Badiou pour nous, marxistes révolutionnaires :

  • d’un côté, il rejette la politique comme représentation subjective de classes sociales objectives.
  • d’un autre côté, il continue à revendiquer la figure de l’« ouvrier ». Plus généralement, un événement, pensé comme une rupture, n’a lieu que sur un site soustrait à l’état d’une situation ; il n’est pas sans lien avec une certaine réalité objective.

C’est donc plus précisément l’idée d’une politique de représentation du prolétariat par un parti dont ne veut pas Badiou. Si nous ne pouvons partager ce refus, les interrogations qui le sous-tendent ne sont pas sans nous interpeller. En effet, le concept d’hégémonie implique que le prolétariat doit unifier une multiplicité d’acteurs dans un devenir politique. Cependant, on ne peut pas s’en tenir à la ligne stalinienne qui subordonnait les autres groupes sociaux et leurs aspirations à la victoire révolutionnaire du prolétariat, arguant que le socialisme résoudrait les problèmes de tout le monde. La réflexion de Gramsci nous inviterait plutôt à repenser le rôle stratégique du prolétariat. Voici ce qu’il dit du degré ultime d’organisation politique :

[...] c’est la phase où les idéologies qui ont germé auparavant deviennent « parti », se mesurent et entrent en lutte jusqu’au moment où une seule d’entre elles ou une combinaison tend à l’emporter, à s’imposer, à se répandre sur toute l’aire sociale, déterminant ainsi non seulement l’unicité des fins économiques et politiques, mais aussi l’unité intellectuelle et morale, en posant tous les problèmes autour desquels s’intensifie la lutte, non pas sur le plan corporatif mais sur un plan « universel » [5]

Les philosophies de Badiou et Žižek donnent des pistes pour penser le rapport entre prolétariat et universel. Dans De quoi Sarkozy est-il le nom ?, Badiou définit l’« ouvrier » comme suit : « le nom générique de tout ce qui peut se soustraire, sous une forme organisée, à l’hégémonie réalisée du capital financier et de ses servants. » [6] Žižek s’inspire de la démarche « soustractive » de Badiou pour exposer la dictature du prolétariat sous un jour nouveau [7], s’opposant aussi bien aux mouvementistes libertaires, qu’à l’orthodoxie sociologisante : au regard du système capitaliste, le prolétariat, structurellement, n’est pas représenté, c’est en cela qu’il est la classe universelle (capable d’abolir les classes sociales) dont l’opposition à l’ordre économico-social est irréductible. Pour l’état bourgeois, les classes ne sont que des « catégories socio-professionnelles ». Chacun est mis à sa place. Le geste de Marx aura été de fonder une science dont la catégorie fondamentale décrit ceux qui n’ont justement pas de place : le prolétariat, ceux qui ne possèdent que leur force de travail et qui sont en mesure d’abolir les classes sociales par l’abolition de la propriété privée des moyens de production.

Il semble nécessaire de lier la définition économico-sociale du prolétariat à la perspective émancipatrice qu’il ouvre. L’unité des ouvriers n’est pas qu’une convergence d’intérêts : chaque moment de leur unité est un moment du devenir révolutionnaire de la classe. L’exemple le plus parlant est sans doute l’expérience de l’autogestion dans la Russie révolutionnaire : il est arrivé un moment où les bolchéviks ne défendaient plus les autogestions mais un plan de production unifié à échelle nationale, qui ne pouvait pas s’établir spontanément à partir du mouvement autogestionnaire lui-même. En effet, les ouvriers commençaient à défendre leurs usines respectives, ce qui brisait leur unité voire encourageait à un retour de la collaboration de classe. Ce que Badiou appelle l’« hypothèse communiste », l’Idée générique de l’égalité sociale, doit être l’horizon d’une politique émancipatrice. Elle trace une ligne de démarcation entre des pratiques qui se dirigent vers elle, et les pratiques qui s’en éloignent (qui rétablissent les places de chacun dans l’édifice social). Le prolétariat est objectivement dans la position de réaliser l’égalité sociale, mais il ne se constitue comme classe que dans un devenir subjectif qui prend conscience de lui-même : la réalisation de l’Idée universelle d’égalité sociale.

L’hégémonie comme universalisme de la lutte

Cela nous amène au texte de Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, qui revisite le matérialisme historique :

Le sujet de la connaissance historique est la classe combattante, la classe opprimée elle-même. Elle apparaît chez Marx comme la dernière classe asservie, la classe vengeresse qui, au nom des générations de vaincus, mène à son terme l’œuvre de libération. [8]

Ainsi, quand Marx affirme que « l’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de luttes de classes  », il ne se contente pas d’effectuer une totalisation de toutes les expériences historiques jusqu’à son époque pour y découvrir une constante. Il effectue une construction partiale de l’histoire : une histoire du point de vue des vaincus qui se soutient d’un pari pascalien sur une révolution future. [9] La perspective de la révolution prolétarienne change la signification même du passé : celui-ci devient le récit des tentatives infructueuses des opprimés pour réaliser l’égalité. Le prolétariat est la classe en mesure de réactualiser dans le présent les possibilités trahies par les échecs précédents. On retrouve l’idée chère à Badiou que des vérités éternelles traversent l’histoire de manière discontinue. L’exemple le plus connu est sans doute la réappropriation de Spartacus par les spartakistes : d’un point de vue scientifique, il était impossible que la révolte des esclaves dans l’antiquité conduisît à la victoire du communisme. Cependant, le mouvement ouvrier intègre à sa subjectivité une rencontre avec les « vaincus », comme si un fil conducteur reliait tous ceux qui ont combattu en vertu de l’axiome d’égalité.

La conséquence à en tirer, c’est qu’il n’y a pas de traduction directe entre une situation sociale étudiée sociologiquement et une formation politique. La situation objective demande une vigilance des révolutionnaires, de ce qui in-existe face au processus d’accumulation du capital, car ce sont les sans-parts, les laissés-pour-compte, qui sont seuls capables de réclamer l’abolition des classes sociales. Ceux qui pensent en terme de « multitude » ne contestent pas vraiment l’existence de classes sociales : ils n’envisagent qu’une radicalisation de la démocratie, son élargissement à de nouvelles communautés. Dans La Catastrophe imminente et les moyens de la conjurer, Lénine se fait observateur vigilant de ce qui in-existe face au gouvernement provisoire. Il oppose ainsi la démocratie bureaucratique du gouvernement et la démocratie révolutionnaire du peuple.

La contradiction fondamentale de la politique de notre gouvernement, c’est justement qu’il est obligé, pour ne pas se brouiller avec la bourgeoisie, pour ne pas rompre la « coalition » avec elle, de pratiquer un contrôle bureaucratique réactionnaire, qu’il qualifie de « démocratique révolutionnaire », en trompant constamment le peuple, en irritant, en exaspérant les masses qui viennent de renverser le tsarisme.
Or, ce sont précisément les mesures démocratiques révolutionnaires qui, en groupant dans des associations les classes opprimées, les ouvriers et les paysans, c’est-à-dire les masses, permettraient d’établir le contrôle le plus efficace sur les riches et de combattre avec le plus de succès la dissimulation des revenus. [10]

La centralité de la classe ouvrière au sein de l’hégémonie doit être comprise comme la conséquence de l’opposition irréductible entre le mécanisme impersonnel du capital et une partie de la population. La classe ouvrière est l’ouverture dans la société bourgeoise vers la société sans classe et sans État. Le rapport de « subordination » des autres couches de la société au prolétariat doit être compris comme la constitution d’un bloc dont la condition de possibilité est fondamentalement le prolétariat et secondairement les autres couches, sans pour autant hiérarchiser les priorités. La place stratégique du prolétariat est exposée dans son mouvement au sein d’un remarquable texte de Trotsky, issu de Terrorisme et Communisme.

Les soviets sont un appareil irremplaçable de domination prolétarienne précisément parce que leurs cadres sont élastiques et souples, de sorte que toutes les modifications, non seulement sociales, mais aussi politiques [c’est nous qui soulignons ndla], qui se produisent dans les rapports entre les classes et les couches sociales, peuvent immédiatement trouver leur expression dans l’appareil soviétique. Commençant par les plus grosses usines et fabriques, les soviets font ensuite entrer dans leur organisation les ouvriers des ateliers et les employés de commerce ; ils entrent dans les campagnes, organisent la lutte des paysans contre les propriétaires fonciers, puis les couches inférieures et moyennes de la paysannerie contre les koulaks. l’Etat ouvrier utilise d’innombrables employés qui proviennent dans une large mesure de la bourgeoisie et de l’intelligentsia bourgeoise. Dans la mesure où ils se plient à la discipline du régime soviétique, ils trouvent une représentation dans le système des soviets. S’élargissant – et parfois, se rétrécissant – selon que s’étendent ou se rétrécissent les positions sociales conquises par le prolétariat, le système soviétique reste l’appareil étatique de la révolution sociale, dans sa dynamique interne, dans ses flux et reflux, dans ses erreurs et dans ses succès. Lorsque la révolution sociale aura définitivement triomphé, le système soviétique s’étendra à toute la population, pour perdre du même coup son caractère étatique et se dissoudre en un puissant système coopératif de production et de consommation. [11]

Par le biais des soviets, des couches sociales viennent intégrer le camp politique du prolétariat, dans un mouvement simultané de dépérissement de l’État et d’abolition des classes sociales. Cela ne signifie pas que le prolétariat n’est qu’une subjectivité en dehors de tout contexte objectif. Au contraire, les évolutions sociales trouvent une traduction politique, bien que ce processus soit indirect et dépende d’éléments subjectifs : les individus issus de la bourgeoisie peuvent basculer dans le camp du prolétariat, tout comme certains éléments ouvriers peuvent rejoindre la contre-révolution.

On peut parler d’un universalisme de la lutte : le système des soviets est en principe égalitaire, et se bat pour l’égalité sociale, mais les forces qui l’intègrent sont en lutte contre les propriétaires, les capitalistes, les nostalgiques du tsarisme, etc., si bien que l’universalisme scinde la société en deux.

Les politiques de Badiou et Žižek face à leurs limites

La puissance de la pensée de Badiou donne toute sa force à un pamphlet de circonstance comme De quoi Sarkozy est-il le nom. Dans ce livre, Badiou met l’accent sur une vertu : le courage. Pour ne pas rester prisonniers de «  la peur de la peur des réactionnaires », les « gens de gauche  » devraient rester fidèles au communisme comme idée générique. La force du livre est donc dans son intransigeance et sa tentative de re-politisation de la politique elle-même, forcément au-delà des sondages d’opinion, des élections et de leur périodicité. Mais le livre est également une tentative de penser une nouvelle politique, à distance de l’Etat : ni prendre le pouvoir ni détruire le pouvoir, laisser l’Etat se charger du service des biens, et faire de la politique à l’extérieur. On ne peut qu’être d’accord avec Peter Hallward quand il dit à propos de l’opus de Badiou :

Il est, de plus, facile de voir combien le mépris envers l’État a de sens dans un pays dont l’État est aux mains de gens comme Mitterrand, Chirac et Sarkozy. Toutefois, il n’explique pas comment cette approche politique pourra nous aider à comprendre et à renforcer les mobilisations qui se sont récemment développées dans des pays comme le Venezuela, la Palestine, l’Équateur ou la Bolivie. Il n’explique pas pourquoi les militants politiques œuvrant dans de tels endroits devraient abandonner la politique des urnes et le contrôle de l’Etat aux mains de leurs adversaires. [12]

C’est l’un des reproches que formule Žižek à l’égard de son ami Badiou. En effet, la réfutation universaliste du « potage postmoderne » (l’expression est de Daniel Bensaïd) accouche chez Badiou de la même politique que les tenants du mouvementisme libertaire. Badiou ne conçoit la politique que comme locale, sans programme ni parti. À l’inverse, Slavoj Žižek essaie d’articuler son universalisme avec une définition philosophique d’une société post-révolutionnaire. Au lieu d’opposer politique et police, Žižek essaie de penser le nouvel ordre policier à partir des explosions politiques qui le précèdent.

C’est le sens de son récent ouvrage sur Robespierre, qui présente une sélection de ses « plus beaux discours ». [13] Žižek cherche notamment à y déceler le noyau rationnel de toute terreur et à en trouver l’application pour la crise écologique actuelle. [14]

Le travail de Žižek remet à l’ordre du jour la catégorie de la discontinuité historique. En effet, le sujet est selon-lui un pur vide. L’« Acte » consiste à nier les coordonnées dans lesquelles s’inscrivent les possibles au sein d’un édifice idéologique clos. L’acte construit son propre espace de référence, il redéfinit les critères à l’aune desquels on peut le juger. C’est pourquoi le sujet suspend la Loi au nom d’une éthique qui lui est singulière. C’est cette suspension que Žižek appelle en politique « violence divine », en référence à Walter Benjamin : alors que le régime du droit est un cercle vicieux entre violence conservatrice et violence créatrice de droit, la violence divine (par opposition à la violence mythique) lave la faute et détruit le droit. C’est donc pour sortir du cercle vicieux de la loi et de la transgression, de la répression et de la résistance, que Žižek espère trouver dans une société post-révolutionnaire un collectif de type nouveau, dont la dialectique se situerait entre la Loi et sa propre absence (l’absence d’habitudes par exemple). La figure très en vogue de la « résistance » n’est pas suffisante, il faut une révolution, une prise du pouvoir, il faut assumer l’institutionnalisation des explosions démocratiques.

La limite de Žižek est qu’il revendique une conception assez élitiste du parti-État et de la révolution. Au fond, il partage avec Badiou un désintérêt vis à vis de la démocratie dans les mouvements d’émancipation. Daniel Bensaïd l’a remarquablement souligné chez Badiou dans son article Badiou ou le miracle de l’événement. [15] Il y signale notamment le problème que pose l’absence de bilan critique du maoïsme chez cet auteur. Chez Žižek, le phénomène est remarqué par Paul Kellogg. [16] Ce dernier montre au sein de l’édifice théorique du philosophe slovène, un refus de penser les événements dans leur contexte, et une conception de Lénine entachée du récit stalinien. Cela amènerait Žižek à penser le stalinisme comme une radicalisation inévitable de la révolution d’octobre, et à peu se soucier des questions démocratiques que posent toute crise révolutionnaire. On peut imputer ces insuffisances à une volonté légitime de se démarquer, et de la philosophie libérale qui imprègne la gauche d’aujourd’hui, et de l’historicisme vulgaire. Il n’empêche que son discours gagnerait en clarté et en justesse s’il ne passait pas son temps à tordre le bâton dans l’autre sens, geste que l’on pourrait trop facilement interpréter comme la fameuse provocation de l’hystérique contre le maître, qu’il dénonce à longueur d’articles.

Malgré leurs limites, Badiou et Žižek fournissent une contribution philosophique incontournable pour penser la stratégie au sein du capitalisme mondialisé. Dans notre horizon politique incertain, nous ne pouvons que prévoir des rythmes, des répétitions, que Žižek analyse à l’aide de l’apport du Deleuze de Différence et Répétition et de Logique du Sens : répéter n’est pas reproduire à la lettre les événements du passé, mais inventer, toujours en fidélité avec l’histoire des opprimés et les vérités éternelles qu’elle déploie. Une répétition introduit du nouveau en réinscrivant le passé dans un nouveau référentiel : elle transforme rétroactivement notre perception même du passé. Les événements révolutionnaire ressuscitent les fantômes des précédentes défaites, et réactivent (actualisent) leurs possibilités trahies dans le présent.

Žižek s’inspire volontiers de la fidélité militante disciplinée chère à Badiou, mais il met aussi l’accent sur les moments où il faut savoir « oser » effectuer un « saut de la foi » – les conditions d’un événement global (comme une prise du pouvoir) ne sont jamais objectivement « mûres ». On peut conclure avec la célèbre maxime de Mao Tsé Toung que Žižek cite comme réponse à l’attentisme incertain de la position politique de Badiou : « de défaite en défaite, jusqu’à la victoire ! » [17]

Notes

[1Daniel Bensaïd, Front Unique et Hégémonie

[3Alain Badiou, Logiques des mondes, p.12, Seuil

[4Cf. Alain Badiou, Huit thèses sur l’universel

[5Antonio Gramsci, Notes sur machiavel, Analyses des situations. Rapports de Forces.

[6Alain Badiou, De quoi Sarkozy est-il le nom  ?, p.58, Éditions Lignes.

[7Voir Slavoj Žižek, État d’urgence et dictature révolutionnaire

[8Walter Benjamin, «  Sur le concept d’histoire  », Œuvres III, folio essais, p. 437.

[9Le pari pascalien sur le devenir historique est même la condition de toute science humaine pour Lucien Goldmann. Voir son livre majeur, Le Dieu caché, Éditions Tel.

[10Lénine, La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer, La faillite financière et les moyens de la conjurer

[11Léon Trotsky, Terrorisme et Communisme, la classe ouvrière et sa politique soviétique, dans la partie «  Les soviets, le syndicat et le parti  »

[12Peter Hallward, L’hypothèse communiste d’Alain Badiou, La Revue Internationale des livres et des idées

[13Slavoj Žižek, Entre vertu et terreur, Éditions Stock.

[14Ibid, p.58-59 voir aussi http://www.upmm.org/spip.php?article124

[17Cf. Slavoj Žižek, On Alain Badiou and Logique des mondes.


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