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12 janvier 2011
« Nous sommes au bord de l’abîme. Un faux pas et nous connaîtrons une dépression comparable à celle du début des années 1930 ». Ce message a été répété mille fois, sous une forme ou une autre, depuis que le système bancaire a implosé et que les bourses se sont effondrées en septembre et octobre 2008. Malgré tout, il y a eu bien peu de réelles analyses des causes de la grande dépression, ou des véritables points de comparaison qu’elle présente avec la situation d’aujourd’hui.
La dépression des années 30 a été, de loin, la pire que le capitalisme ait jamais connue. Elle a réduit de moitié la production industrielle des deux premières économies du monde, les États-Unis et l’Allemagne, et jeté au chômage, dans les deux cas, à peu près un tiers des salariés. Pourtant essayer de déchiffrer la crise a été et reste le grand problème des économistes dominants. Ben Bernanke, le directeur de la Réserve Fédérale US, qui est censé être un expert de premier plan dans ce domaine, appelle l’explication le « Saint Graal’ » de l’économie [1] - quelque chose qu’on cherche mais qu’on ne trouve jamais. Le prix Nobel d’économie Edward C. Prescott décrit la crise comme « un épisode pathologique [qui] défie toute explication à l’aide des outils économiques habituels » [2]. Pour Robert Lucas, autre prix Nobel, « il faut un véritable effort de volonté pour admettre qu’on ne sait pas ce qui est en train de se passer » [3].
La vision la plus populaire de la crise voit ses origines dans le crash de Wall Street d’octobre 1929. De là, il est facile de tirer la conclusion que la récession dans laquelle nous entrons aujourd’hui est elle aussi le produit de la crise financière. Mais l’économie américaine était entrée en récession avant le crash de Wall Street. Il y avait eu un début de déclin en 1927, qui se termina par un bref épisode d’investissement industriel. Au début de l’été 1929, ce mouvement était arrivé à son terme, et dès juillet-août la production chutait. « Les affaires connaissaient des problèmes avant le crash ». [4]
Ceci, en soi, devait avoir un impact sur l’économie globale, les Etats-Unis réalisant à l’époque la moitié de la production industrielle mondiale. Mais ce n’est pas seulement aux Etats-Unis que la récession avait commencé avant le crash. C’était aussi le cas en Europe continentale. Les conditions étaient encore pires en Allemagne, la seconde économie mondiale, qui commença à connaître un déclin économique dès 1928 : « De nombreuses industries allemandes atteignaient un point de saturation dans le programme de rationalisation qui avait suivi la fin de la guerre mondiale, et on s’approchait de la fin de la période de reconstruction du capital.. Des forces étaient à l’œuvre pour produire un déclin rapide dans le volume des investissements américains à l’étranger ». [5] « Dès l’été de 1929 la présence de la dépression était incontestable », [6] le chômage atteignant 1,9 million et la faillite spectaculaire de la Compagnie d’Assurances de Francfort inaugurant une série de banqueroutes. L’économie belge commença à décliner à partir de mars 1929, et avait chuté de 7 % à la fin de l’année, alors qu’en Grande Bretagne le tournant s’était produit en juillet. Ce n’est qu’en France que la production continuait à croître au moment du crash. En fait, un des facteurs qui avaient alimenté la prospérité de la bourse américaine dans la période menant à la crise était le retour des fonds américains qui avaient été utilisés pour des investissements à court terme en Allemagne, où les opportunités se trouvaient désormais réduites.
Si la crise américaine a commencé avant le crash boursier, de nombreux commentateurs considèrent que son impact a été très limité. Barry Eichengreen prétend que « les historiens économiques ont rejeté depuis longtemps le crash en tant que facteur du déclin de la production ou de la montée du chômage, pour la bonne raison que les placements boursiers n’étaient qu’une fraction de la richesse totale des ménages et que la tendance marginale à dépenser plus qu’on ne possédait était réduite ». [7] Miton Friedman et Anna Schwartz considèrent que c’était « un symptôme des forces sous-jacentes allant dans le sens d’une sévère contraction de l’activité économique… mais son arrivée avait dû contribuer à approfondir la contraction » [8].
Au début, la crise ressemblait à une récession courte typique. Dans les 12 premiers mois, aux Etats-Unis, la production industrielle chuta d’environ 20 % et le chômage grimpa à 16 %. Ces chiffres sont bien pires que tout ce que nous avons vécu en termes de récessions depuis la Deuxième Guerre mondiale. Mais ils étaient, jusque là, comparables à ceux des crises de 1893-1894, 1907 et 1920-1921, qui avaient connu un rétablissement rapide. [9] Les employeurs les plus importants, voyant les taux d’intérêt baisser rapidement, pensaient que les choses allaient se passer de la même manière. Il y eut un nombre plus important de faillites de banques locales, mais cela n’empêcha pas une légère augmentation de la production dans les premiers mois de 1931.
Puis une deuxième phase de la crise débuta sous l’impact de la crise parallèle se développant en Europe. En mai, la plus grande banque autrichienne, le Credit Anstalt, fit faillite - ce qui occasionna des difficultés majeures aux banques allemandes qui lui avaient prêté de l’argent. Les problèmes d’un pays se répercutaient sur les autres. La Grande Bretagne fut éprouvée par le retrait de fonds étrangers de ses banques, et le gouvernement travailliste tomba fin août. Lorsque le nouveau gouvernement d’unité nationale rompit avec la structure monétaire mondiale basée sur le standard or, cela créa aux Etats-Unis des craintes très exagérées. La Réserve Fédérale éleva les taux d’intérêt pour protéger le dollar ; il y eut une « montée spectaculaire des faillites bancaires » [10] et la production chuta de façon dévastatrice, à 40 % de moins qu’en 1929. Les revenus en numéraire baissaient de 31 % par an, même si l’effet sur le niveau de vie des salariés fut compensé par une baisse des prix d’environ 14 %.
Malgré tout, il y eut une autre illusion de rétablissement dans la première moitié de 1932, avec une légère augmentation de l’embauche dans les usines, et la production industrielle commença à remonter. « La situation économique dans son ensemble, au début de l’automne 1932, manifestait les premiers signes, répandus et non équivoques, de remontée depuis 1929 » [11].
C’était le calme précédant la tempête : « Il se développa à la fin de 1932, malgré tout, une nouvelle vague de panique, due apparemment aux mauvais pressentiments des dirigeants d’entreprises et des possédants quant aux résultats des élections… Au début de l’année suivante, les choses allèrent rapidement de mal en pis » [12], Entre le début de 1933 et le mois de mars, 462 banques de plus - près d’un dixième du total - suspendirent leurs opérations, et dès ce moment le produit industriel se trouva réduit à la moitié du niveau d’avant la crise.
C’est alors que Franklin D. Roosevelt, fraîchement intronisé comme président des Etats-Unis, fut contraint par l’intensité de la crise de prendre des mesures beaucoup plus radicales qu’il ne l’avait prévu, faisant passer une législation économique d’urgence au Congrès. Son New Deal est souvent considéré comme ayant mis un terme à la crise. Il a certes représenté une modification importante de la politique gouvernementale, avec la reconnaissance que le capitalisme, à son stade monopoliste, ne pouvait plus résoudre ses problèmes sans une intervention systématique de l’Etat. De ce point de vue il marque une ligne de partage entre deux phases du développement du système. Mais la précision du contrôle étatique du capitalisme était limitée.
La Réserve Fédérale garantissait les fonds des banques survivantes pour empêcher un nouvel effondrement. L’argent du gouvernement achetait et détruisait des récoltes dans le but de faire monter les prix. Un programme de travaux publics mit en place des camps de travail occupant 2 300 000 jeunes chômeurs. Le National Recovery Act appliqua une forme limitée d’autorégulation à l’industrie en encourageant la formation de cartels, qui pouvaient contrôler les prix et les niveaux de production, en même temps qu’elle facilitait aussi aux syndicats l’obtention d’augmentations de salaires (et donc de la demande des consommateurs). Il y eut une expérimentation, limitée, de production directe par l’Etat dans le cas de la Tennessee River Authority. En même temps, le gouvernement retirait les Etats-Unis du standard-or, de telle sorte que la valeur du dollar et le niveau des fonds ne reposaient plus simplement sur la libre action du marché mais sur une intervention gouvernementale consciente destinée à favoriser les exportations. De toutes ces façons, l’Etat tenta de soutenir le secteur privé. Mais il n’imposa pas son propre contrôle. Même « les moyens fiscaux destinés à augmenter l’emploi restèrent limités dans la mesure ou l’administration démocrate, sous Roosevelt, restait déterminée à équilibrer le budget » [13].
Des mesures aussi timides ne pouvaient avoir sur la crise qu’un effet limité. Il y eut un nouveau retour de la croissance, de mars 1932 jusqu’à la fin de l’été. Mais il ne fut « ni répandu ni rapide » [14] et la production industrielle, après avoir augmenté, commença à reculer l’année suivante, avec toujours 12 millions de chômeurs. Il fallut attendre 1937 pour que la production retrouve le niveau de 1929. Il y avait encore un taux de chômage de 14,3 % - et ce « mini-boom’ » céda rapidement la place au « déclin économique le plus précipité de l’histoire des Etats-Unis », qui « perdirent la moitié du terrain gagné… depuis 1932 » [15]. Le chômage monta à nouveau pour atteindre 19 %, et était encore à 14 % à la veille de l’entrée en guerre des Etats-Unis, en 1940. La plus grande crise que le capitalisme ait connue ne s’acheva pas du fait de l’action gouvernementale. Le maximum que celle-ci put accomplir fut de remplacer un déclin continu par une longue stagnation, avec un niveau élevé de chômage et une production inférieure à celle de la décennie précédente [16]. J. K. Galbraith a résumé la situation lorsqu’il a écrit : « La Grande Dépression des années trente ne s’est jamais terminée. Elle a seulement disparu dans la grande mobilisation des années quarante » [17].
Il y a eu des tentatives d’explication. L’économiste anglais Arthur Cecil Pigou a formulé ce qui est devenu la version la plus généralement acceptée. Les travailleurs, dit-il, se sont donné un prix qui leur a fait perdre leurs emplois en n’acceptant pas une réduction de leurs salaires en monnaie. S’il n’avaient pas fait cela, la magie de l’offre et de la demande aurait résolu tous les problèmes. Irving Fisher, un économiste néoclassique américain de premier plan, a produit à retardement une interprétation monétariste, prétendant que l’offre de monnaie était trop basse, provoquant une baisse des prix, un surendettement et des faillites. Des théories « monétaristes » plus récentes ont blâmé le comportement des banques centrales. Si seulement, disaient-elles, la Réserve Fédérale US avait agi pour stopper la contraction de l’offre de monnaie en 1930 et 1931, tout se serait bien passé. L’archi-monétariste des décennies postérieures à la guerre, Milton Friedman, fait remonter le désastre à la mort du directeur de la Réserve Fédérale Benjamin Strong en octobre 1928 [18].
À l’inverse, Friedrich von Hayek et « l’école autrichienne » d’économie prétendent que le crédit excessif du début des années 1920 avait mené à un niveau d’investissement d’une importance disproportionnée, que seule la crise pouvait surmonter. D’autres encore font porter le chapeau à la dislocation de l’économie globale à la fin de la Première Guerre mondiale ou au fonctionnement du standard-or. John Maynard Keynes et ses partisans comme Alvin Hansen et Paul Samuelson ont mis en évidence un excès de l’épargne sur l’investissement, menant à un manque de « demande effective » pour les produits de l’économie. Depuis, les tenants de chacun de ces points de vue ont pu facilement trouver des failles dans les arguments de leurs adversaires, aucun ne survivant à une critique sérieuse [19].
La tradition marxiste d’économie politique peut fournir une compréhension de la grande crise, ce dont les économistes ayant pignon sur rue sont incapables, en se concentrant sur un élément central de la théorie de Marx - la tendance à la chute du taux de profit.
Marx a expliqué que cette tendance existe à côté du cycle plus ou moins régulier de prospérité et de récession causé par l’absence de coordination des décisions d’investissement dans le système. L’accumulation, disait Marx, procède plus vite que ne croît la force de travail employée productivement, qui est la source de la plus-value. Par conséquent, le rapport de la plus-value à l’investissement - le taux de profit - tend à baisser [20]. Et comme il baisse, l’incitation à investir diminue, menant à un ralentissement de l’accumulation. Le résultat est que les crises sont de plus en plus profondes au fur et à mesure que le système avance en âge.
Il y a des facteurs opérant en sens inverse. Les salariés peuvent être contraints de travailler plus intensément et plus longtemps, une augmentation de la productivité dans l’agriculture et les industries de biens de consommation peut réduire le coût de la fourniture aux travailleurs du niveau de vie qu’ils attendent, des communications plus rapides peuvent abaisser les coûts de distribution et de vente de ce qui a déjà été produit. Finalement, la crise elle-même, en éliminant des firmes du cycle de production, permet à d’autres entreprises d’acheter à bon marché leurs usines et leurs équipements, en même temps que le chômage tire les salaires vers le bas. Les taux de profit des survivants peuvent alors s’élever, créant ainsi les conditions d’une nouvelle expansion de l’investissement et de la production. De cette façon, les pressions vers le bas sur les taux de profit aggravent la crise, en même temps que la crise permet une augmentation des taux de profit.
L’argument de Marx relatif au taux de profit a été développé plus avant dans les années 1920 par l’économiste austro-polonais Henryk Grossman, qui s’est employé à réfuter l’argument du socialiste autrichien Otto Bauer, selon lequel le capitalisme pouvait connaître une expansion indéfinie à condition que les différents secteurs de l’économie se développent en harmonie les uns avec les autres. Grossman montra, sur la base des calculs de Bauer, que finalement un point serait atteint à partir duquel le déclin du taux de profit aboutirait à ce qu’aucun investissement nouveau ne pourrait être réalisé sans détruire complètement la profitabilité de l’investissement existant, amenant l’accumulation du capital à s’arrêter complètement. Ceci, proclamait-il, confirmait la démonstration de Marx dans le troisième volume du Capital [21]. Il y avait malgré tout une ambiguïté dans le raisonnement de Grossman. Il suggérait dans certains passages que cela menait à « l’effondrement du capitalisme », mais dans d’autres que cela rendait inévitables des crises périodiques qui annulaient la chute du taux de profit en détruisant certains capitaux au bénéfice d’autres.
Des estimations du taux de profit aux Etats-Unis dans les décennies antérieures à la dépression, réalisées par Joseph Gillman, Shane Mage, Gérard Duménil, Dominique Lévy et Lewis Corey, suggèrent toutes qu’il a subi sur le long terme une chute d’environ 40 % entre les années 1880 et le début des années 1920 [22] - ce qui pourrait être attribué à une augmentation dans le rapport de l’investissement à la main d’œuvre employée (la « composition organique du capital’ ») d’environ 20% [23]. Certaines des estimations donnent à penser que la profitabilité est parvenue à se rétablir faiblement au cours des années 20, mais seulement en augmentant le taux d’exploitation des travailleurs, les employeurs s’efforçant d’accroître le rythme des tâches et d’empêcher l’augmentation des salaires [24]. Les salaires réels n’augmentèrent que de 6,1 % et la consommation totale seulement de 18 % entre 1922 et le début de 1929, alors que la production industrielle brute croissait d’environ un tiers. C’est en 1928 et 1929 que décalage fut le plus grand, la production croissant trois fois plus vite que la consommation [25]. Michael Bernstein note que « les 93 % inférieurs de la population non agricole virent leur revenu disponible par tête chuter durant le boom de la fin des années 1920 » [26].
Un tel écart croissant entre le produit et la consommation devait être comblé si l’économie devait opérer au niveau du plein emploi. Un investissement productif accru aurait pu remplir le vide. Mais il ne le faisait que partiellement. L’investissement réel total augmentait plus lentement que dans les décennies précédentes - d’un tiers selon les calculs de Gillman, de 50 % d’après Steindl : « Presque personne n’était conscient, pendant la "Nouvelle ère", que le taux de croissance annuel du capital commercial n’était que de la moitié de ce qu’il était 30 ans auparavant » [27].
Cette admission d’un ralentissement de l’investissement contredit certaines idées reçues. « L’opinion keynésienne traditionnelle fait remonter l’importance de la Grande Dépression au boom de l’investissement des années 1920 » [28]. Mais cela ne distingue pas le capital productif dans l’industrie de l’investissement non productif dans la vente de détail et la finance [29], et compte souvent la construction de maisons à usage d’habitation comme « investissement ». Un éclatement de l’investissement en ses diverses composantes confirme la version de Steindl et Gillman. Alvin Hansen a analysé la « somme énorme » de 18,3 milliards de dollars d’investissement annuel moyen entre 1923 et 1929, et a trouvé que « seulement 9,7 milliards étaient consacrés à l’investissement dans les affaires (y compris le secteur commercial), et dans cela un tiers seulement était de l’investissement nouveau ». [30] Plus récemment, R. J. Gordon a noté (sans en tirer toutes les implications) que « le boom des biens d’équipement des années 20 est d’ordre négligeable, avec une part de l’équipement productif durable d’environ 5 % » [31].
Le rétablissement des taux de profit était insuffisant pour stimuler l’investissement productif nécessaire à l’absorption de la plus-value accumulée au cours des cycles précédents de production et d’exploitation. Ceci se reflétait dans bon nombre de commentaires économiques de l’époque parlant de « surabondance de capital » [32].
Certaines firmes réagirent en essayant de trouver de nouvelles sources de profit au moyen de très gros investissements individuels - comme lorsque Ford entreprit de construire son énorme usine de voitures de River Rouge, terminée en 1928. Il y eut une gigantesque expansion d’industries nouvelles qui semblaient offrir des profits spectaculaires (d’une manière qui n’est pas sans rappeler la bulle internet de la fin des années 1990), avec « le déversement massif de nouveaux capitaux dans l’industrie des postes de radio en 1928 et 1929. Dans le court espace de 18 mois le potentiel de production de cette industrie avait été multiplié par trois » [33].
Mais si certaines firmes étaient disposées à réaliser ces investissements nouveaux et risqués, d’autres avaient l’œil sur leurs taux de profit et s’abstinrent. Elles préféraient un rythme d’accumulation plus lent, utilisant leur position dominante dans certaines industries pour maintenir des prix élevés même si cela signifiait produire bien en dessous de leur pleine capacité. Le résultat fut qu’elles ne dépensaient pas assez elles-mêmes, ou n’employaient pas suffisamment de salariés pour fournir une demande additionnelle susceptible d’absorber le produit des autres industries. Ainsi les grandes usines nouvelles qui devinrent opérationnelles vers la fin du boom produisaient nécessairement sur une échelle trop élevée pour le marché, l’inondant de produits qui cassaient les prix et les profits des fabriques anciennes : 15 millions de postes de radio étaient produits annuellement à la fin de 1929, pour un marché qui ne pouvait en absorber qu’un peu plus de quatre millions.
De tels problèmes sous-jacents avaient été dissimulés pendant la plus grande partie de la décennie par la consommation de luxe des riches, l’investissement spéculatif non productif dans l’immobilier, les dépenses de promotion des ventes, et la construction de magasins de vente au détail. Hansen écrit : « Dans les années 1920, des forces stimulées et soutenues de l’extérieur de l’investissement dans les affaires et de la consommation étaient présentes… Des dépenses en capital non commercial aidèrent à soutenir le… rétablissement » [34]. Une augmentation massive de l’inégalité (rappelant les trente dernières années) aboutissait à ce que les riches et les classes moyennes aisées comptaient pour 42,9 % de la consommation [35]. Selon Corey, « l’équilibre de la production capitaliste en vint à dépendre de plus en plus d’une stimulation artificielle des "désirs" de petits groupes dotés d’un pouvoir d’achat excédentaire. »
Il y avait parallèlement un accroissement des dépenses destinées à essayer de vendre des marchandises. Les coûts de distribution s’élevèrent à 59 % des coûts industriels dès 1930, la publicité se montant à elle seule à la somme de 2 milliards de dollars en 1929 [36] - seulement 25 % de moins que les dépenses totales d’installations et d’équipements dans les industries manufacturières. Gillman prétend que les « dépenses non productives » (publicité, marketing, etc.) passèrent de la moitié de la plus-value totale en 1919 aux deux tiers à la fin des années 1920.
Une succession de booms spéculatifs hissèrent les valeurs boursières et les prix de l’immobilier à des hauteurs vertigineuses. Ceux-ci, en tant que tels, n’absorbaient pas la plus-value (ils se bornaient à transférer des fonds d’investissement d’un groupe de possesseurs à un autre) mais ils comportaient par contre une grande quantité de dépenses improductives accessoires (nouveaux bâtiments, salaires d’un personnel improductif, consommation ostensible). Symbolique du niveau d’investissement non productif fut la construction de l’Empire State Building - terminé en 1930, alors que la crise était bien entamée. Mais la quête de profits amenait aussi certaines ressources à prendre le chemin d’entreprises « productives » que l’on n’aurait pas crues si profitables si un climat spéculatif n’avait pas existé.
Un important facteur, en particulier dans les dernières années du cycle de prospérité, était la croissance de l’endettement. « L’expansion était fortement soutenue par les dépenses de biens de consommation acquis à tempérament, en utilisant un crédit fourni essentiellement par des prêteurs non bancaires… Les grands fabricants d’automobiles fondaient des divisions et des filiales destinées à financer l’achat de leurs propres marchandises durables… Les conséquences ne se manifestèrent pas seulement à la bourse, mais aussi dans l’industrie automobile bourgeonnante, le secteur dominant des années 1920, et sur le marché de la propriété commerciale, qui connut un boom dans pratiquement toutes les grandes villes américaines » [37].
Mais finalement un point fut atteint à partir duquel les problèmes sous-jacents commencèrent à se manifester. La construction commença à décliner à partir de 1925, provoquant une chute de sa part dans l’investissement total dans l’économie « de 27,1 % en 1925 à 24,8 % en 1929 » [38]. R. J. Gordon reconnut qu’il y avait déjà « des pressions vers le bas sur la demande globale en 1929, temporairement masquée par la vigueur de la consommation et du changement dans les actifs commerciaux des firmes, qui étaient tous deux vulnérables à une contraction multiplicative lorsque l’investissement s’effondra » [39]. Hansen pense que « les "forces externes" s’écroulèrent en 1928 et un an après le boom était terminé » [40]. Gordon écrit : « L’augmentation de la production de biens durables en 1928-1929 était trop rapide pour pouvoir durer longtemps. Une capacité excessive se développait dans un certain nombre de branches, et cela signifiait que… les commandes nouvelles de certains types de biens durables déclinèrent assez tôt dans l’année 1929 » [41].
Cette contraction, au printemps et à l’été 1929, révéla les limites du marché pour les marchandises qui étaient produites dans les nouvelles fabriques d’automobiles et de postes de radio - et pour les industries de l’acier et de l’électricité qui dépendaient d’elles. La fabrication des « biens de production » chuta de 25 % dans l’année - et de 25 % encore l’année suivante [42]. La chute de l’économie productive devait nécessairement amener les capitalistes à réduire les dépenses non productives, provoquant une dégringolade des prix de l’immobilier et alourdissant les bilans des banques qui avaient prêté pour financer ce secteur [43], et déclenchant les vagues successives de faillites bancaires.
Une récession d’importance était la conséquence nécessaire d’une prospérité qui reposait largement sur des dépenses non productives et sur une spéculation destinée à compenser les déficiences de l’investissement productif, ainsi que sur l’emprunt privé pour financer la consommation des ménages [44]. Et comme la récession se produisait dans la plus grande puissance industrielle du monde - la moitié de la production industrielle globale de l’époque, et une source majeure de prêts pour les autres centres industriels en Europe - elle était vouée à connaître partout un effet de ricochet.
Le cas de l’Allemagne n’est pas radicalement différent. Balderson cite deux tentatives d’estimation des taux de profit avant la Première Guerre mondiale et dans les années 1920. Elles diffèrent considérablement [45], mais il conclut que « les profits ne réussissaient pas à revenir à leur niveau "normal" d’avant-guerre » [46]. Les maigres taux de profit étaient accompagnés d’un bas niveau d’investissement - avec un investissement global, entre 1925 et 1929, de seulement 11 % du produit national net, contre 14 % avant 1914 et 18 % après 1950 [47]. En plus, seule une proportion réduite était constituée d’investissements fixes, et 20 % seulement allait à l’industrie. L’essentiel était dans des travaux d’utilité publique entrepris par l’Etat et dans les logements construits par les autorités locales. Le ministre des finances de l’époque, Hjalmar Schacht, se plaignait qu’une montée des valeurs boursières « détournait vers la spéculation les fonds qui auraient pu être consacrés à un véritable rétablissement » [48]. Les autorités locales, les firmes et les individus avaient emprunté pour réaliser ces investissements non productifs, mais cela devenait de plus en plus difficile. « Des réductions d’investissements étaient déjà tentées en raison de l’effondrement des marchés d’actions et d’obligations » [49]. Dans de telles circonstances, il suffisait d’un « léger choc exogène » pour faire « s’effondrer un système déjà instable » [50]. L’investissement net réel baissa de 14 % en 1928, les exportations de 8 % et la consommation du gouvernement de 3 % en 1929, pendant que le chômage passait de 1 400 000 personnes à 3 100 000 en 1930 [51].
La situation de l’économie britannique, qui était encore la troisième du monde, était légèrement plus complexe. Loin d’être prospère, elle avait souffert dans les années 1920 de l’interaction de deux facteurs. Le premier était le déclin du taux de profit, qui avait déjà commencé à faire ressentir ses effets avant 1914 et qui contribuait à inhiber l’investissement [52]. Le second était la tentative de maintenir son ancienne hégémonie financière et politique dans le monde en ramenant la livre à son taux de change d’avant-guerre. Le résultat fut une dépression dans l’industrie lourde - charbon, fer et acier, construction navale - qui dura deux décennies, et un chômage, même dans les « bonnes » années, supérieur à celui des pires années du demi-siècle écoulé [53]. L’effet des récessions aux Etats-Unis et en Allemagne fut d’ajouter une crise plus large à celle qui existait déjà dans ces industries. Mais le fait qu’il n’y avait pas eu véritablement de boom dans les années précédentes eut comme conséquence paradoxale que la crise britannique dans son ensemble n’atteignit jamais la gravité de l’américaine et de l’allemande (même si cela ne constituait pas une compensation pour ceux qui souffraient dans les industries anciennes et dans les régions industrielles, où le chômage alla jusqu’à atteindre 30 %) [54].
D’une manière générale, la théorie marxiste de la tendance à la baisse du taux de profit peut expliquer l’apparition d’une récession globale. Une profitabilité basse dans les trois plus importantes économies provoquait un bas niveau d’investissement productif, qui aurait débouché sur une stagnation économique s’il n’y avait pas eu les dépenses non productives, les bulles spéculatives et la consommation basée sur l’endettement. Mais tout chancellement de la croissance économique risquait de provoquer une chute de ces dépenses, et avec elle une dégringolade sur les marchés pour les produits de l’industrie.
Mais cela, en soi, n’explique pas pourquoi la récession s’est transformée en une crise aussi profonde et aussi longue. On peut trouver une explication dans quelque chose qui manque dans les pages du Capital consacrées à la crise, à savoir l’impact de la croissance, depuis l’époque de Marx, des firmes les plus importantes et de leur poids de plus en plus déterminant dans le système global - un processus que Marx avait appelé la concentration et la centralisation du capital.
L’économiste bolchevik Preobrajensky notait en 1931 que sous le « capitalisme monopoliste » les plus grandes sociétés étaient capables de résister à la liquidation des unités de production les moins dynamiques au cours des crises. « Le capitalisme monopoliste relève continuellement des entreprises à la traîne, là où la libre concurrence les aurait fait disparaître » [55]. Cela produisait « une thrombose dans la transition de la crise à la récession » et empêchait - ou du moins retardait - la restructuration nécessaire à la sortie de la dépression.
Il y eut des banqueroutes et des faillites en 1929-1933, mais elles concernaient les agriculteurs, les banques et les petites et moyennes entreprises, pas les géants qui dominaient les grandes industries. « La catégorie des firmes possédant plus de 50 millions de dollars d’actifs maintint des profits positifs tout au long de cette période, laissant les plus petites compagnies supporter tout le poids de la crise » [56].Les firmes industrielles géantes purent continuer à opérer, en adoptant un profil bas et en licenciant leurs salariés, mais pas en sacrifiant du capital - pendant que le gouvernement Hoover distribuait de l’argent pour protéger les seules sociétés non bancaires qui étaient menacées de faillite, les compagnies ferroviaires [57]. Dans de telles circonstances, la vieille méthode capitaliste de guérison de la crise au moyen de la cannibalisation de quelques grandes sociétés par d’autres ne pouvait pas fonctionner.
Cela explique pourquoi l’intervention gouvernementale - le « capitalisme d’État »- sous une forme ou une autre devint finalement inévitable. Mais cela explique aussi les limites de ce qu’une telle intervention pouvait accomplir aussi longtemps que les décisions centrales d’investissements demeuraient entre des mains privées. C’est seulement lorsque la guerre totale persuada les grandes firmes d’accepter le contrôle du gouvernement et la coordination par celui-ci de leurs décisions d’investissements, le gouvernement américain construisant les usines qui permettaient au capital privé d’opérer, que la crise arriva finalement à son terme.
Un grand nombre de commentaires récents considèrent que John Maynard Keynes avait une réponse à la crise que les politiciens ignorèrent. Il détruisit brillamment les arguments des économistes qui proclamaient qu’elle serait résolue si les salaires baissaient. Mais ses propres propositions n’auraient pas pu y mettre un terme. Par exemple, un appel à la réalisation d’un programme de travaux publics émis par l’ancien premier ministre britannique Lloyd George, qu’il soutenait, d’aurait pas pu éliminer plus de 11 % des 100 % d’augmentation du chômage entre 1930 et 1933. [58]
Toutes les propositions que fit Keynes, note Skidelsky, son biographe, étaient aménagées pour prendre « en considération la psychologie du monde des affaires. En pratique, il était vraiment très prudent » [59]. Ainsi une série d’articles que Keynes écrivit pour le Times en 1937 suggéraient que la Grande Bretagne approchait des conditions d’un boom, même si le chômage restait à 12 %. Il n’était que trop conscient que les capitalistes se détourneraient d’une politique qui paraîtrait susceptible de porter atteinte aux profits sur le court terme. De telle sorte qu’en pratique il évitait les recommandations qui auraient pu les effrayer.
Glyn et Howell ont calculé que pour fournir les trois millions d’emplois nécessaires au retour au plein emploi au moment où la crise était la plus profonde il aurait fallu un accroissement des dépenses gouvernementale de l’ordre de 56 % [60]. Une telle augmentation n’était pas possible en Grande Bretagne en utilisant la méthode « gradualiste » préconisée par Keynes, car elle aurait provoqué directement une fuite des capitaux, une augmentation des importations, un déficit de la balance des paiements et une montée vertigineuse des taux d’intérêts [61]. La mettre en application aurait demandé « la transformation de l’économie britannique en un système économique, sinon planifié, du moins largement contrôlé par l’Etat » [62]. Ainsi, lorsque les dépenses gouvernementales commencèrent réellement à réduire le chômage, c’était, selon Eichengreen, « dû davantage à M. Hitler qu’à M. Keynes », avec une croissance de 5 % dans la proportion du PIB consacrée aux armements qui créa 1,5 millions d’emplois en 1938 [63]. Une politique de type keynésien menée avec succès aux Etats-Unis « aurait dû s’approcher du niveau des dépenses gouvernementales pendant la Deuxième Guerre mondiale » [64].
Dans sa Théorie générale, Keynes suggérait que les tares du capitalisme étaient trop profondes pour que de simples mesures monétaires et fiscales puissent y remédier, proposant sa propre version de la chute des taux de profit (« l’efficacité marginale déclinante du capital »), et considérant qu’une action radicale telle que la « socialisation de l’investissement’ » était la seule mesure anti-crise efficace. Mais il n’essaya jamais sérieusement d’avancer cette solution - dans la mesure où, dans des circonstances normales de temps de paix, la socialisation de l’investissement n’est possible qu’en prenant le contrôle du capital en l’ôtant des mains des capitalistes.
Les facteurs immédiats qui ont précipité la crise en cours ne sont pas exactement les mêmes que ceux de la fin de la décennie 1920. La dépression des années trente n’a pas commencé par un gel des prêts bancaires (une « contraction du crédit’ ») mais par une crise dans l’industrie, exacerbée par des emprunts excessifs dans la dernière phase du boom, mais pas directement provoquée par ceux-ci. La crise était là depuis un an lorsqu’elle a vraiment frappé le secteur bancaire. Ces différences, cependant, cachent des similitudes sous-jacentes remarquables.
Dans les deux cas le capital était confronté à un taux de profit inférieur à ce qu’il était vingt ou trente ans plus tôt. Dans les deux cas il avait réussi, dans les années précédant la crise, à réduire la part des salaires dans le revenu national et à empêcher un effondrement de la profitabilité. Dans les deux cas cela avait suffi pour produire un certain niveau, même s’il fluctuait rapidement, d’investissement productif, mais pas à une échelle assez importante pour absorber toute la plus-value créée dans les cycles de production antérieurs. Dans les deux cas l’écart entre l’épargne et l’investissement, qui aurait autrement conduit à des pressions récessionnistes, avait été comblé par un investissement improductif et des dépenses spéculatives, même si cela avait pris des formes différentes. Dans les deux cas un point avait nécessairement été atteint à partir duquel les éléments spéculatifs contenus dans le boom ne pouvaient être soutenus, et ses faiblesses cachées surgirent au premier plan avec un effet dévastateur. Dans les deux cas l’internationalisation de la finance au cours des années précédentes - les Etats-Unis prêtant pour réparer les dommages de la guerre en Europe dans les années 1920 et les pays asiatiques et les Etats pétroliers prêtant aux Etats-Unis dans la première moitié des années 2000 - faisait que cette crise était une crise mondiale.
Il y a, cela dit, des différences beaucoup plus significatives entre la situation au début de la crise actuelle et celle de 1929.
D’abord, les dépenses d’Etat sont depuis à peu près 70 ans centrales dans le système, ce qui n’était pas le cas en 1929. Cette année-là, les dépenses du gouvernement fédéral ne représentaient que 2,5% du PIB [65] ; en 2007 les dépenses fédérales se situaient autour de 20 % du PIB. Et la rapidité et la vigueur avec laquelle le gouvernement est intervenu dans l’économie a été bien supérieure cette fois-ci. L’administration Hoover (mars 1929 - février 1933) prit bien quelques initiatives destinées à soutenir l’économie, à telle enseigne que les dépenses étatiques s’élevèrent légèrement en 1930, et de l’argent fédéral fut utilisé en 1932 pour le sauvetage de certaines banques et compagnies ferroviaires par l’intermédiaire de la Reconstruction Finance Corporation. Mais les décisions étaient limitées dans leur ampleur - et l’Etat pouvait toujours, comme en 1931 et 1932, agir d’une manière qui ne faisait qu’exacerber la crise. La Fed éleva les taux d’intérêt des banques (une initiative que Friedman et les monétaristes considèrent comment ayant transformé la récession en dépression) et le gouvernement augmenta les impôts (ce qui, selon les keynésiens, a aggravé la crise). Ce ne fut pas avant l’installation de l’administration Roosevelt, en mars 1933, qu’il y eut des augmentations décisives dans les dépenses gouvernementales. Mais même alors, le point le plus élevé atteint par les dépenses fédérales totales, en 1936, était tout juste supérieur à 9 % du produit national - et commençait à décliner dès 1937. A l’inverse, le coût des sauvetages mis en œuvre par Bush dans ses derniers jours, au moment où la contraction du crédit commençait à se transformer en récession, se montait à plus de 10 % du PIB.
L’importance accrue des dépenses de l’Etat - et le consentement des banques centrales et du gouvernement à dépenser rapidement pour tenter de résorber la crise - signifie qu’il y a un niveau de base de la demande dans l’économie qui constitue un plancher en dessous duquel l’économie ne sombrera pas, ce qui n’était pas le cas au début des années 1930. Dans tout cela, les dépenses militaires, de 800 milliards de dollars - le double, en dollars constants, de 2001 - jouent un rôle particulièrement important en garantissant les marchés d’un groupe central de firmes très importantes. De telles dépenses peuvent effectivement servir à mitiger l’impact de la crise, même si l’effet sur l’emploi par dollar de dépenses militaires est très inférieur aujourd’hui que, disons, au point culminant de la guerre de Corée en 1951. [66]
Mais il y a une deuxième différence importante, qui agit en sens inverse. Les plus grandes firmes financières et industrielles opèrent à une échelle bien plus élevée que pendant les années de l’entre-deux-guerres, et par conséquent la charge sur les gouvernements qui organisent les sauvetages est disproportionnée. La crise bancaire américaine du début des années 1930 concernait une masse de banques petites et moyennes - « les très grandes banques ne deviennent pas souvent insolvables, même dans une période de faillites bancaires généralisées » [67] - et en Angleterre il n’y eut pas la moindre crise bancaire. Cette fois-ci nous voyons une crise d’un grand nombre des plus grandes banques dans les économies les plus importantes. Un jour à peine après la faillite de Lehman Brothers, le 15 septembre, des banques comme HBOS en Grande Bretagne, Fortis au Bénélux, Hypo Real Estate en Allemagne et les banques islandaises connaissaient toutes de gros ennuis. À partir de là, la crise s’est élargie pour affecter d’autres grandes banques et le « système bancaire fantôme » des hedge funds, produits dérivés et autres. L’estimation la plus récente des pertes totales jusqu’à ce jour, réalisée par la Banque d’Angleterre, se monte à 2 800 milliards de dollars [68]. Le système bancaire ne peut remplir son rôle normal de fournisseur de crédit pour le reste du capitalisme que si les trous énormes dans les bilans sont comblés par des valeurs réelles [69]. Aussi longtemps que ce n’est pas fait, non seulement il y aura une récession due à l’arrêt des prêts qui ont alimenté le boom de la consommation et du logement aux Etats-Unis, en Grande Bretagne et ailleurs, mais cette récession sera massivement intensifiée par l’incapacité de nombreuses firmes industrielles et commerciales de continuer à fonctionner. Pour une fois, Martin Wolf, du Financial Times, a décrit correctement ce qui se passe :
La machine à égaliser marche en sens inverse, et, de la même manière qu’elle a généré des profits fictifs dans sa phase ascendante, elle supprime ces profits dans la descente. Et pendant que cela continue de se dérouler, les consommateurs très endettés réduisent leurs dépenses, les sociétés se retranchent et le chômage s’envole [70].
Mais rétablir les bilans bancaires ne peut se faire qu’en retirant de la plus-value d’un autre secteur de l’économie - soit en siphonnant d’autres activités génératrices de profit, soit en taillant dans le niveau de vie des travailleurs d’une manière qui peut elle-même avoir un effet récessionniste. Il est tout à fait possible, pour un Etat ayant une économie de la taille de celle des Etats-Unis (encore, malgré son relatif déclin, la plus importante économie manufacturière et de loin la plus grande force dans le système financier global) d’utiliser ses ressources pour réduire le processus et empêcher que la récession ne se transforme en un effondrement cumulatif. Mais cela va être beaucoup plus difficile pour des Etats plus faibles ayant des économies de taille inférieure et plus menacées par les retombées de leurs dettes.
Les problèmes auxquels sont confrontés l’Islande, la Hongrie et l’Ukraine en sont une indication. Leurs gouvernements - et le FMI, qui est censé les aider - se sont tournés vers des mesures clairement non keynésiennes, réduisant les dépenses publiques et élevant les taux d’intérêt. D’autres pays pouvant avoir des problèmes sont l’Estonie, la Lithuanie, la Bulgarie, la Roumanie, la Croatie, le Pakistan et l’Indonésie. Nous pourrions très bien voir se multiplier des exemples du genre de crise dévastatrice qui a frappé l’Argentine à la fin de 2001, avec les troubles politiques qui l’ont accompagnée.
En même temps, l’expérience du Japon dans les années 1990 fournit un avertissement sur les limites de ce que peut accomplir l’action gouvernementale dans les économies les plus importantes.
Le Japon était considéré comme la « seconde superpuissance économique’ » du monde lorsqu’il est entré en crise. Son taux de croissance moyen pendant les années 1980 avait été de 4,2 %, contre 2,7 % pour les Etats-Unis et 1,9 % pour l’Allemagne de l’Ouest ; ses investissements dans l’équipement manufacturier étaient de plus du double de ceux des USA [71]. La conclusion quasi universelle des commentateurs médiatiques était que le Japon représentait l’avenir. Un comité du Congrès américain prévoyait en 1992 que le Japon rattraperait les Etats-Unis dès l’an 2000. « D’après le Japon » devint le slogan des industriels européens et nord-américains essayant de motiver leur force de travail à accomplir de plus grandes prouesses de productivité.
La crise a eu pour résultat que la croissance s’est transformée en une stagnation qui, avec de brefs intervalles de récession et des moments encore plus courts de croissance positive, a duré une décennie et demie. En 2007 la taille de l’économie japonaise n’était que d’un tiers de celle des Etats-Unis (et de l’Union Européenne) [72] contre 60 % en 1992 [73].
La responsabilité de ce qui s’est passé est généralement attribuée à des erreurs dans l’orientation prise par son système financier - soit que les marchés financiers n’étaient pas suffisamment ’libres’ dans les années 1980 (l’argument des néolibéraux) ou que les banques centrales n’aient pas pris les mesures appropriées au commencement de la crise.
Pourtant tous les éléments de l’interprétation marxiste de la crise étaient présents dans le cas japonais. Des années 50 à la fin des années 80, le rapport du capital à la main d’œuvre connaissait au Japon une progression accélérée - quatre fois plus rapide que celui des Etats-Unis dans les années 1980 [74]. Cela mena, comme Marx l’aurait prédit, à des pressions à la baisse sur le taux de profit. Cela-ci chuta des trois quarts environ entre la fin des années 60 et la fin des années 80.
Period | Manufacturing | Non-financial corporate |
---|---|---|
1960-1969 | 36.2% | 25.4% |
1970-1979 | 24.5% | 20.5% |
1980-1990 | 24.9% | 16.7% |
1991-2000 | 14.5% | 10.8% |
Année | Retour sur les actions non-résiduelles brut |
---|---|
1960 | 28.3% |
1970 | 18.0% |
1980 | 7.8% |
1990 | 3.9% |
Jusque là, le déclin avait semblé contrôlable. Dans la version japonaise du capitalisme il y avait un niveau élevé de direction étatique de l’investissement, et les banques garantissaient les fonds investis dans les combinats industriels keiretsu sans accorder une attention particulière aux taux de profit. Cela avait fait en sorte que, tant qu’il y avait une masse de profit disponible pour un nouvel investissement, elle était utilisée. Alors que les Etats-Unis, par exemple, n’investissaient que 21 % de leur PIB dans les années 1980, le Japon en investissait 31 % [75]. Mais un investissement aussi élevé ne pouvait être soutenu qu’en restreignant la consommation de la masse du peuple, ce qui était réalisé en partie par la modération des salaires réels et en partie par une fourniture de service sociaux réduite au strict minimum pour la maladie et la retraite, obligeant les travailleurs à épargner.
Comme un analyste le notait en 1988 : « Les salaires réels au Japon ne sont encore que de 60% des salaires réels aux Etats-Unis, et les travailleurs japonais doivent épargner massivement pour faire face à la grande proportion des gains de toute une vie absorbés par le logement, l’éducation, la vieillesse et les soins de santé » [76].
Ce bas niveau des salaires réels restreignait le marché intérieur pour les nouvelles marchandises que fabriquait l’industrie japonaise à un rythme de plus en plus élevé. Même avec des niveaux élevés d’investissement, la demande des consommateurs ne pouvait pas absorber le reste : « La productivité du travail en hausse dans les branches des biens de consommation des industries mécaniques (par exemple les automobiles et les équipements audiovisuels) devait trouver des débouchés sur les marchés d’exportation, faute de quoi le pouvoir d’achat limité de la classe ouvrière japonaise aurait interrompu l’accumulation » [77].
Mais à la fin des années 1980 l’investissement intérieur aussi bien que les exportations se trouvèrent soumis à des pressions. Gillian Tett, du Financial Times, écrit dans sa relation journalistique de la crise que « à la fin des années 1980 » il était « de plus en plus difficile… d’investir… de façon productive » [78] ; Burkett et Hart-Landberg parlent de « surproduction de plus-value par rapport aux opportunités d’investissement productif et profitable sur le plan privé » [79].
La chute sur le long terme du taux de profit faisait finalement ressentir son impact. Et en même temps le gouvernement Reagan rendait plus difficiles les exportations du Japon en contraignant celui-ci à réévaluer le yen - et donc à augmenter le prix des marchandises japonaises pour les consommateurs américains - lors de l’accord du Plaza de 1985. C’est en réaction à cette situation que l’économie de bulle a émergé.
Pour permettre aux multinationales de compenser la réduction du taux de change, le ministère des finances « encouragea les banques à élargir considérablement leurs prêts » [80]. Les prêts bancaires ainsi accrus prirent le chemin de la spéculation à une échelle massive. « L’explosion des liquidités contribua à mettre en place une spirale ascendante de valeurs immobilières, longtemps utilisées comme accessoires par les grandes sociétés, ce qui justifia à son tour l’augmentation des valeurs boursières » [81]]. L’immobilier s’envola et la bourse monta jusqu’à ce que la valeur nette des sociétés japonaises soit considérée comme plus élevée que celle des américaines, malgré la taille considérablement plus importante de l’économie US. Aussi longtemps que la bulle dura, l’économie japonaise poursuivit sa croissance, et même après qu’elle ait commencé à se dégonfler (l’indice Nikkei de la Bourse de Tokyo chutant de 40 % en 1990) les prêts bancaires permirent à l’économie de continuer son expansion, quoique seulement au rythme de 1 % par an, au cours des années de récession de 1990-1992 aux Etats-Unis et en Europe de l’Ouest.
Mais les banques connaissaient elles-mêmes de plus en plus de problèmes. Elles avaient accordé des prêts pour l’acquisition de terrains et d’actions qui ne pouvaient plus être remboursés depuis que les prix de ces secteurs avaient dégringolé. Dès 1995, le gouvernement dut utiliser l’argent public pour secourir deux banques. Il mit ensuite brièvement sa foi dans des « réformes big bang » pour rendre le marché de Tokyo « libre, équitable et global », pour voir après quelques mois de rétablissement une récession s’installer et une succession de nouvelles crise bancaires se déclencher - les banques perdant un total d’environ 71 000 milliards de yens (plus de 500 milliards de dollars) en créances douteuses. Au début des années 2000, la somme totale due par les entreprises en difficulté ou déjà en faillite était estimée entre 80 et 100 000 milliards de yens (600 à 750 milliards de dollars) par le gouvernement américain, et à 111 000 milliards de yens (840 milliards de dollars) par le FMI [82].
Le rôle du système financier dans la production de la bulle, puis de la crise bancaire prolongée, avait amené la plupart des commentateurs de la crise japonaise à la localiser dans les défauts de ce système. Le problème, clamaient les néolibéraux, était que les liens étroits qui unissaient ceux qui dirigeaient l’Etat, le système bancaire et l’industrie avaient pour conséquence que les banques n’étaient pas surveillées comme elles l’auraient été dans une économie véritablement concurrentielle [83]. Lorsque le secrétaire au trésor de l’administration Clinton, Larry Summers, visita Tokyo en 1998, il opposa le Japon au « système bancaire américain financièrement sain » [84]. Ce qui est une mauvaise explication parce que des bulles très semblables ont existé dans des économies comme celle des Etats-Unis, qui sont censés remplir toutes les normes de la « compétitivité ». Il est difficile de voir une différence fondamentale entre la bulle japonaise de la fin des années 80 et la bulle immobilière américaine des années 2000.
Mais il n’y a aucune raison de croire que la crise bancaire était la cause réelle de la stagnation japonaise. La chute du taux de profit provoqua une baisse de l’investissement productif, même si on était loin d’un effondrement complet. Les économistes néoclassiques Fumio Hayashi et Edward C. Prescott prétendent que les firmes qui voulaient investir pouvaient toujours le faire, mais reconnaissent que « ces projets » qui étaient financés « bénéficiaient en moyenne d’un taux de retour bas » [85]. Dans une telle situation, restructurer le système bancaire, soit en permettant à la crise de s’approfondir, comme le souhaitaient les néolibéraux, soit graduellement, comme le suggéraient les adeptes d’une foi plus keynésienne, ne résoudrait pas la crise. Paul Krugman a expliqué cela :
Ce qui frappe dans la discussion sur les réformes de structure est que lorsqu’on pose la question « Comment cela va-t-il accroître la demande ? » - à l’inverse de l’offre - les réponses sont en réalité plutôt vagues. Personnellement, je suis loin d’être sûr que le type de réforme mises en place dans l’urgence au japon accroîtront la demande si peu que ce soit, et je ne vois aucune raison de croire que même des réformes radicales suffiraient à extraire l’économie du piège où elle est prise [86].
Krugman proposait sa propre panacée - injecter encore plus d’argent dans les banques. Mais même si cela avait marché, cela aurait abouti à une nouvelle bulle, les mêmes problèmes réapparaissant dans un avenir pas très éloigné. La raison en était que le piège résidait dans une chose que Krugman, comme supporter du capitalisme, même s’il est parfois critique, ne pouvait pas saisir. Les origines de la crise sont extérieures au système bancaire, et doivent être trouvées dans le capitalisme dans son ensemble. Le taux de profit bas eut comme double conséquence de limiter l’investissement et d’empêcher les capitalistes de laisser volontairement les salaires augmenter. Mais cela, à son tour, empêcha l’économie d’assimiler dans sa totalité la production accrue. Un nouveau cycle massif d’accumulation aurait pu l’absorber, mais pour que cela soit possible la profitabilité aurait dû être beaucoup plus élevée qu’elle ne l’était.
L’Etat se tourna bien vers des solutions keynésiennes, notamment un grand programme de travaux publics (ponts, aéroports, routes, etc.) qui, selon une estimation, éleva la part gouvernementale dans la production d’une moyenne de 13,7 % dans les années 1984-1990 à 15,2 % en 1994-2000 [87]. Gavan McCormack indique que, lors de l’apparition de la récession chronique après l’éclatement de la bulle au début des années 1990, le gouvernement a eu recours à des déficits keynésiens de plus en plus importants - et de moins en moins efficaces :
Le secteur japonais des travaux publics s’est développé au point d’être du triple de celui de la Grande Bretagne, des Etats-Unis et de l’Allemagne, employant 7 millions de personnes, ou 10% de la force de travail, et dépensant entre 40 et 50.000 milliards de yens par an -près de 350 milliards de dollars, 8% du PIB ou deux ou trois fois celui des autres pays industriels [88].
En fait, si on prend en compte les dépenses d’armement, les Etats américain et japonais ont des niveaux comparables de dépenses « non productives ». Mais cela n’est pas suffisant pour combler l’écart creusé au Japon par la stimulation limitée à l’investissement en provenance des taux de profit. L’économie ne s’est pas effondrée dans les années 1990 comme cela avait été le cas aux Etats-Unis et en Allemagne au début des années 30 [89]. L’Etat paraissait toujours capable d’empêcher cela. Mais il ne pouvait pas ramener l’économie dans la voie de son ancienne croissance, que ce soit par des moyens monétaristes, des mesures keynésiennes ou une combinaison des deux [90]. Des sections du capital japonais croyaient qu’elles pourraient échapper à ce piège en investissant à l’étranger - comme le montre l’écart entre l’investissement brut et l’investissement intérieur brut. Le Japon parvint à obtenir une croissance économique limitée en exportant des capitaux et des produits intermédiaires en Chine, qui les utilisa pour produire des biens de consommation destinés aux Etats-Unis. Mais cela n’a pas fourni de réponse à la masse du capital japonais qui s’efforce désespérément d’élever le taux de profit en intensifiant le taux d’exploitation, même s’il ne peut que réduire ainsi davantage la demande intérieure et aggraver ses problèmes. Et aujourd’hui le Japon est entraîné dans le tourbillon récessionniste déclenché par la crise financière globale.
L’expérience japonaise, comme celle du New Deal rooseveltien, semble indiquer que le maximum de ce que peut accomplir l’intervention étatique, en dehors d’une incursion massive dans la propriété privée du capital, est d’empêcher un effondrement total, mais elle ne peut par elle-même surmonter le déséquilibre fondamental causé par les taux de profit et rétablir l’ancien dynamisme. Si c’est réellement le cas, nous sommes partis pour une crise très sérieuse. Une décennie et demie de paralysie économique au Japon n’a pas signifié la dévastation dans le reste du monde, même si elle a joué un rôle dans la crise qui a frappé le reste de l’Asie, la Russie et l’Amérique latine en 1997. L’effet d’une décennie et demie de paralysie aux Etats-Unis serait ressenti partout, et pas seulement en termes économiques, parce que le capital basé aux Etats-Unis utiliserait la puissance de l’Etat américain et son rôle toujours dominant dans le système financier mondial pour répercuter les coûts de la crise sur les parties les plus faibles du système.
Il est naturel pour les gens de désirer savoir exactement quelle gravité va avoir la crise en cours. Mais c’est une chose que les marxistes ne peuvent pas prédire. Dans une lettre à Friedrich Engels écrite en 1873, Marx se lamente sur son incapacité à prévoir à l’avance comment les crises vont se développer :
J’ai parlé à [Samuel] Moore d’un problème avec lequel je me torture les méninges depuis quelque temps. Cela dit, il pense qu’il est insoluble, au moins pro tempore, du fait du grand nombre de facteurs en cause, facteurs qui pour la plus grande part restent à découvrir. Le problème est le suivant : tu connais ces graphes dans lesquels les mouvements des prix, des taux de discount, etc., etc., sur une année, etc., sont montrés dans des zigzags de montées et de descentes. J’ai essayé des façon diverses d’analyser les crises en calculant ces hauts et ces bas comme des courbe irrégulières et je pensais (et je pense encore que ce serait possible si le matériel était suffisamment étudié) être capable de déterminer mathématiquement les principales lois gouvernant les crises. Comme je l’ai dit, Moore pense que cela ne peut être fait à présent et je me suis résigné à y renoncer pour l’instant [91].
C’est là une incapacité dont les marxistes contemporains souffrent toujours. Lorsque les banques ne connaissent pas le montant de leurs dettes, nous pouvons difficilement prétendre être mieux informés. Tout ce que nous pouvons faire pour l’instant consiste à étendre la métaphore de l’écope (« bail out ») : les seaux utilisés sont plus grands que jamais mais le puits de la dette qu’ils ont à éponger est beaucoup plus profond. Les politiciens paniqués et les capitalistes terrifiés qui écopent peuvent difficilement éviter de rentrer en conflit les uns avec les autres en faisant face à des problèmes qu’ils n’auraient jamais cru rencontrer. Le point est désormais atteint où certains des supporters les plus acharnés du capitalisme, frustrés par l’incapacité des banques à produire un crédit dont les firmes commerciales et industrielles ont désespérément besoin, bougonnent au sujet d’une prise en main par l’Etat des systèmes bancaires nationaux dans leur totalité. D’autres sont soucieux de ce qui pourrait se produire si les banques injectaient tout d’un coup dans « l’économie réelle » les sommes énormes dont elles ont été gavées par les gouvernements, provoquant des pressions inflationnistes massives et une « énorme récession » tôt ou tard [92]. Car telle est la confusion parmi ceux qui font profession de défendre le système.
Les socialistes révolutionnaires ne devraient pas refléter cette confusion en pontifiant sur le degré des dommages que le capitalisme s’est infligé à lui-même, ou sur le point de savoir si nous sommes en 1929, en 1992 ou ailleurs. La chose la plus importante que nous avons besoin de comprendre est que la crise n’est pas simplement due à un manque de régulation de la finance ou à la cupidité des banquiers, mais qu’elle est d’ordre systémique, et que les plus grandes unités de capital sont devenues trop énormes pour que le système puisse émerger de la crise à l’aide du fonctionnement aveugle des mécanismes du marché. C’est la raison pour laquelle les Etats ont dû intervenir, même si leur intervention crée de nouveaux problèmes et, avec eux, des fermentations politiques et idéologiques. Nous devrions profiter du trouble pour mettre vigoureusement en avant des arguments socialistes tout en cherchant à être au centre des formes diverses de résistance à des dirigeants qui tentent de faire payer la crise à la masse du peuple. Nous n’avons pas de boule de cristal pour prédire l’avenir, mais nous ne voyons que trop clairement ce qui se passe aujourd’hui et quelles sont nos responsabilités. Comme le disait James Connolly, « les seuls véritables prophètes sont ceux qui modèlent l’avenir ».
[1] Cité in Randall E Parker, 2007, Economics of the Great Depression (Edward Elgar)., p. x.
[2] Cité in Ibidem, p. 95.
[3] Cité in Ibidem, p. 95.
[4] Charles P Kindleberger, 1973, The World in Depression 1929-39 (Allen Lane), p. 117. Voir aussi les chiffres de la production industrielle mois par mois in in Lionel Robbins, 1934, The Great Depression (Macmillan). , 1934, p. 210, tableau 8. Le US National Bureau of Economic Research fait remonter le début de la récession à août 1929, c’est-à-dire deux mois avant le crash - Parker, 2007, p. 9.
[5] Alvin H Hansen, 1971, Full Recovery or Economic Stagnation (New York), 1971, p. 81.
[6] Kindleberger, 1973, p. 117.
[7] Barry Eichengreen, 1992, « The Origins and Nature of the Great Slump Revisited », Economic History Review, new series, volume 45, number 2., 1992, pp. 213-239.
[8] Friedman, Milton, and Anna Schwartz, 1965, The Great Contraction 1929-33 (Princeton), 1965, p. 8.
[9] Maurice Flamant et Jeanne Singer-Kerel, 1970, Modern Economic Crises (Barrie & Jenkins), 1970, pp. 40, 47, 53.
[10] [Friedman et Schwartz, 1965, p21.
[11] Albert G Hart, et Perry Mehrling, 1995, Debt, Crisis and Recovery (ME Sharpe), 1995, p. 56.
[12] Hart et Mehrling, 1995, p58.
[13] Kindleberger, 1973, p. 233.
[14] Kindleberger, 1973, p. 232.
[15] Kindleberger, 1973, p. 272.
[16] Il n’y a aucun moyen certain de savoir si le résultat aurait été le même sans les mesures gouvernementales.
[17] John Kenneth Galbraith, 1993, American Capitalism (Transaction), p. 65.
[18] Voir, par exemple, Parker, 2007, p. 14.
[19] Voir les deux volumes d’interviews par Parker (2007).
[20] Pour une explication plus détaillée, voir Harman, « Le taux de profit et le monde d’aujourd’hui », 2007.
[21] Voir Henryk Grossman, 1992 [1929], Law of Accumulation and Breakdown of the Capitalist System (Pluto), www.marxists.org/archive/grossman/1929/breakdown/ ; Rick Kuhn, 2007, Henryk Grossman and the Recovery of Marxism (University of Illinois).
[22] Voir les calculs in Joseph Gillman, 1956, The Falling Rate of Profit (Dennis Dobson) ; Shane Mage, 1963, « The ‘Law of the Falling Rate of Profit’, its Place in the Marxian Theoretical System and its Relevance for the US Economy », PhD thesis, Columbia University, released through University Microfilms, Ann Arbor, Michigan ; Gérard Dumenil, et Dominique Lévy, 1993, The Economics of the Profit Rate (Edward Elgar), p. 254 ; Lewis Corey, 1935, The Decline of American Capitalism (Bodley Head).
[23] Gillman, 1956, p. 58 ; Mage, 1963, p. 208 ; Duménil et Lévy, 1993, p. 248, schéma 14.2.
[24] Pour Gillman le taux d’exploitation passe de 69 % en 1880 à 50 % en 1900 et à 29 % en 1919 et 1923, mais remonte à 32 % en 1927. Les chiffres de mage sont différents, mais la tendance est la même. Il cite 10,84 % en 1900 et 12,97 % en 1903. Ensuite il retombe à 12,03 % en 1911 et à 6,48 % en 1919. Mais il remonte à 7,19 % en 1923 et à 7,96 % en 1928. À l’inverse, Corey le fait chuter de 1923 à 1928 et remonter ensuite en 1929.
[25] Corey, 1935, pp. 181-183.
[26] Michael A Berstein, 1987, The Great Depression (Cambridge University), 1987, p. 172.
[27] Josef Steindl, 1976, Maturity and Stagnation in American Capitalism (Monthly Review), 1976, p. 166.
[28] Robert J Gordon, 2004, « The 1920s and the 1990s in Mutual Reflection », présenté à la conférenche sur l’histoire économique, « Understanding the 1990s : The Long-term Perspective », Duke University, 26-27 Mars 2004, www.unc.edu/depts/econ/seminars/Gordon_revised.pdf. Corey suppose aussi une croissance importante de l’investissement productif, avec des chiffres montrant un investissement en capital qui s’élève de 50 % entre 1923 et 1929 et un capital fixe de plus de 30 %. Corey, 1935, pp. 114, 115, 125.
[29] Cela semble vrai des chiffres de Corey, qui comportent « immobilier, construction et équipement ».
[30] Hansen, 1971, p. 290-291.
[31] Gordon, 2004, p17. L’investissement « en dehors des logements » était seulement « assez élevé » pour élever le capital… plus rapidement que la population employée, selon Ernest Brown, Henry Phelps, et Margaret H Browne, 1968, A Century of Pay (Macmillan). , pp. 250-251.
[32] Editorial in Annalist, 16 juillet 1926, p. 68, cité par Corey, 1935.
[33] Article in Annalist, 28 juillet 1933, p. 115, cité par Corey, 1935.
[34] Hansen, 1971, p. 296.
[35] Corey, 1935, p. 157.
[36] Corey, 1935, p. 170.
[37] Barry Eichengreen et Kris Mitchener, 2003, « The Great Depression as a Credit Boom Gone Wrong », BIS Working Papers, 137, www.bis.org/publ/work137.pdf
[38] Gordon, 2004, p. 16.
[39] Gordon, 2004, p. 16.
[40] Hansen, 1971.
[41] Cité in Peter Temin, 1976, Did Monetary Forces Cause the Great Depression (Norton), p. 32-33.
[42] Chiffres donnés in Robbins, 1934.
[43] Pour des détails, voir Arthur E Wilmarth, 2004, « Does Financial Liberalization Increase the Likelihood of a Systemic Banking Crisis », in Gup, 2004, pp. 92-95.
[44] Sur la volatilité de la dette basée sur le marché des biens de consommation, voir Martha Olney résumée in Temin, 1996, p. 310.
[45] L’interruption de l’économie allemande après 1918, avec sa perte de territoire, en particulier l’Alsace-Lorraine industrielle, et l’inflation de 1923 rendent toute comparaison entre l’avant et l’après-guerre difficile.
[46] Theo Balderston, 1985, « The Beginning of the Depression in Germany 1927-30 », Economic History Review, volume 36, numéro 3, 1985, p. 406.
[47] Balderston, 1985, p. 400.
[48] Balderston, 1985, p. 406.
[49] Balderston, 1985, p. 410.
[50] Balderston, 1985, p. 415.
[51] Balderston, 1985, pp. 395, 396.
[52] Pour la profitabilité avant 1914, voir Tony Arnold et Sean McCartney, 2003, « National Income Accounting and Sectoral Rates of Return on UK Risk-Bearing Capital, 1855-1914 », Essex University, school of accounting, finance and management, working paper, www.essex.ac.uk/AFM/Research/working_papers/WP03-10.pdf, novembre 2003. Pour la profitabilité avant et après la Première Guerre mondiale, voir Brown et Browne, 1968, pp. 412, 414, tableaux 137, 138.
[53] Voir figure 13.1 inTimothy J Hatton, 2004, « Unemployment and the Labour Market 1870-1939 », in Floud and Johnson, 2004, http://econrsss.anu.edu.au/Staff/hatton/pdf/FandJUnemp.pdf, p. 348.
[54] Un autre facteur subsidiaire important entrait en jeu. Les récessions aux USA et en Allemagne menèrent à une chute mondiale des prix des denrées alimentaires et des matières premières. Ce fut dévastateur pour les agriculteurs, qui étaient encore une portion significative de la population, et pour les banques qui leur avaient consenti des prêts. À l’inverse, en Grande Bretagne, où la population agricole était déjà très réduite, la chute des prix alimentaires permit aux travailleurs employés de jouir d’un niveau de vie en hausse et de fournir un marché, dès le milieu des années 30, à tout une série de nouvelles industries.
[55] Evgeny Preobrazhensky, 1985 [1931], The Decline of Capitalism (ME Sharpe)., p35. Il n’intégrait pas, cependant, la chute du taux de profit dans son analyse.
[56] Ben Bernanke, 2000, Essays on the Great Depression (Princeton), p. 46.
[57] Même les compagnies ferroviaires qui furent contraintes de déposer le bilan ne furent « presque jamais liquidées » - Joseph R Mason, and Daniel A Schiffman, 2004, « Too Big to Fail, Government Bailouts and Managerial Incentives », in Gup, 2004.
[58] Estimation donnée in Roger Middleton, 1985, Towards the Managed Economy (Routledge), pp. 176-177.
[59] Robert Skidelsky, 1994, John Maynard Keynes, volume 2 (Papermac), p. 605.
[60] Cité in Middleton, 1985, pp. 176-177.
[61] Ces questions sont bien traitées in Geoffrey Pilling, 1986, The Crisis of Keynesian Economics (Barnes & Nobel), pp. 50-51.
[62] Arndt, cité in Middleton, 1985, p. 179.
[63] Barry Eichengreen, 2004, “The British Economy Between the Wars”, in Floud and Johnson, 2004., p. 337.
[64] Norman cité par Temin, 1976, p. 6.
[65] Le site internet USgovernmentspending.com donne le chiffre de 3,7 %. Au cours des deux années les dépenses des Etats américains s’ajoutent aux dépenses fédérales - ajoutant 8,4 % du PIB en 1929 et 16 % en 2007.
[66] C’est parce que le progrès technique dans la production d’armements a été beaucoup plus rapide que dans le reste de l’industrie. Grosso modo, fabriquer des missiles en 2008 demande beaucoup moins d’intensité de travail que fabriquer des tanks en 1951.
[67] George Kaufman, 2004, « Too Big to Fail in US Banking », in Gup, 2004.
[68] Bank of England Stability Report, octobre 2008, cité in The Guardian, 28 octobre 2008. Divers autres estimations, parfois plus basses, existent, provenant, par exemple, du FMI.
[69] Dans un passage lumineux du Volume III du Capital, Marx explique que les profits bancaires sont réalisés sur des valeurs produites ailleurs dans le système : « En fait, tous ces effets ne représentent pas autre chose que l’accumulation de droits, de titres juridiques sur une production à venir, dont la valeur-argent ou la valeur-capital tantôt ne représente pas de capital du tout… tantôt est régie par des lois indépendantes de la valeur du capital réel qu’ils représentent… Et par l’accumulation du capital-argent il faut la plupart du temps entendre accumulation de ces titres sur la production… » Marx, Le Capital, Vol. III, Éditions sociales, 1976, p. 434. Ce qui s’est passé au début et au milieu de la première décennie du 21e siècle a été que les banques ont considéré que ces titres étaient eux-mêmes de la valeur réelle et les ont fait entrer dans la colonne positive de leurs bilans. Puis, confrontées, au déclin des marchés hypothécaire et immobilier, elles ont essayé de les encaisser pour éviter de faire le plongeon - et ont découvert qu’elles ne pouvaient pas. C’est de cela qu’il s’agit, et c’est pourquoi la survie des banques dépend des finances publiques.
[70] Martin Wolf, « A Week Of Living Perilously », Financial Times, 22 novembre 2008.
[71] Chiffres donnés in Costas Kossis, 1992, « A Miracle Without End », International Socialism 54 (printemps 1992), p. 119
[72] World Development Indicators database, World Bank, juillet 2007.
[73] Kossis, 1992.
[74] Stefano Scarpetta, Andrea Bassanini, Dirk Pilat et Paul Schreyer, 2000, « Economic Growth in the OECD Area », OECD economics department working papers, number 248, www.sourceoecd.org/10.1787/843888182178
[75] Arthur Alexander, 1998, Japan in the context of Asia (Johns Hopkins University), schéma 2.
[76] Rod Stevens, 1988, « The High Yen Crisis in Japan », Capital and Class 34 (printemps 1988), p77.
[77] Idem, pp. 76-77.
[78] Gillian Tett, 2004, Saving the Sun (Random House), 2004, p. 36.
[79] Paul Burkett et Martin Hart-Landberg, 2000, Development, Crisis and Class Struggle (Palgrave Macmillan), p50.
[80] Karel van Wolferen, 1993, “Japan in the Age of Uncertainty”, New Left Review, première série, 200 (juillet-août 1993).
[81] [référence
[82] Gavan McCormack, 2002, « Breaking Japan’s Iron Triangle », New Left Review 13 (janvier-février 2002) ; Gillian Tett cite des estimations du coût du nettoyage de créances douteuses de 200 et 400 milliards de dollars, avec un chiffre suggéré de 1 200 milliards ($1.2 trillion), Tett, 2004, p. 281.
[83] De façon regrettable, certains commentateurs de gauche qui ont raison de ne pas aimer la classe dirigeante japonaise suggèrent que si elle avait été plus « occidentale » dans son approche de la compétitivité, les choses se seraient passées différemment.
[84] Cité in Tett, 2004, p. 121.
[85] Fumio Hayashi et Edward C Prescott, 2002, « The 1990s in Japan : A Lost Decade », Review of Economic Dynamics, volume 5, numéro 1, www.minneapolisfed.org/research/WP/WP607.pdf .
[86] Paul Krugman, 1998, « Japan’s Trap », http://web.mit.edu/krugman/www/japtrap.html
[87] Idem.
[88] McCormack, 2002.
[89] Hayashi and Prescott, 2002.
[90] L’échec des gouvernements successifs et des initiatives de la Banque du Japon est très bien décrit dans le livre de Graham Turner : The Credit Crunch (2008), même s’il semblait croire lui-même, à l’époque de sa rédaction, qu’il y avait une baguette magique qui aurait pu avoir des effets si elle l’avait été utilisée au bon moment.
[91] Cité in Gugliemo Carchedi, 2008, « Dialectics and Temporality », Science and Society, volume 72, numéro 4.
[92] C’est essentiellement la peur exprimée dans l’article de Wolfgang Muenchau, « Double Jeopardy For Financial Policy Makers », Financial Times, 24 novembre 2008.
Site web du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA).
Revue indépendante d’analyse stratégique anticapitaliste.
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International Socialism, Revue mensuelle théorique du Socialist Worker Party.
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Base de données de référence pour les textes marxistes.
Le site de la commission nationale formation du NPA.