Sonder les profondeurs

Marxisme et holocauste

par Alex Callinicos

5 février 2010

Rien ne pose un défi plus immédiat au marxisme que l’Holocauste [1]. À la fois héritier et critique des Lumières, Marx avait tenté d’exposer les limites sociales de leur aspiration à l’émancipation universelle au moyen du pouvoir de la raison en situant les racines matérielles de leurs idéaux dans ce qu’il appelait « le laboratoire secret » de la production. En même temps, il radicalisait leurs idées dans le projet éthique et politique de purger le monde de toute forme d’exploitation et d’oppression – qu’il proclamait dans sa jeunesse l’impératif catégorique de renverser toutes les conditions sociales où l’homme est un être abaissé, asservi, abandonné, méprisable [2].

L’Holocauste est généralement considéré – pour de bonnes raisons que je n’ai pas à répéter ici – comme le cas le plus extrême de la cruauté humaine. À Auschwitz fusionnaient toutes les formes d’oppression : le racisme, dirigé contre les Juifs, les Slaves, et les Roms ; l’exploitation économique du travail d’esclaves ; l’oppression des homosexuels et des femmes ; la persécution de minorités dissidentes comme les communistes et les Témoins de Jéhovah. Aucun phénomène humain ne peut adresser une exigence plus forte aux pouvoirs explicatifs du marxisme. En réalité, il est peut-être raisonnable de douter qu’une théorie sociale quelconque puisse apporter une lumière dans les ténèbres d’Auschwitz.

Explication et silence

Bien sûr, certains considèrent qu’il ne faut même pas essayer. Pour le survivant d’Auschwitz et lauréat du Prix Nobel Elie Wiesel, l’Holocauste « nie toutes les réponses », « se situe en dehors, sinon au-delà, de l’hstoire », « défie à la fois toute connaissance et toute description », et « ne sera jamais compris ni transmis. » [3].

De même, toute tentative de comparer l’Holocauste à d’autres atrocités est dénoncée. Ainsi, selon Deborah Lipstadt, émettre des doutes sur le caractère unique de l’Holocauste est « beaucoup plus insidieux que le déni pur et simple. Cela nourrit et est nourri par le déni de l’Holocauste » [4].

Cette attitude me paraît profondément erronée. Il devrait être évident que toute tentative sérieuse de démontrer le caractère unique de l’Holocauste ne peut procéder, ne serait-ce qu’implicitement, que de l’établissement de comparaisons entre le génocide nazi et d’autres cas de meurtre de masse [5].

Souvent, le refus de comparer dissimule moins un respect religieux pour les victimes que des motifs idéologiques et politiques plus profanes. Ainsi, en 1982, le gouvernement israélien a persuadé Elie Wiesel et d’autres Juifs américains connus de se retirer d’une importante conférence académique internationale tenue à Tel Aviv parce qu’une réunion consacrée au génocide des Arméniens de 1915 pouvait embarrasser l’excellent allié d’Israël et des États-Unis qu’est la Turquie [6].

Plus fondamentalement, commémorer l’Holocauste ne saurait se limiter à reconnaître les souffrances des victimes, mais doit aussi contribuer à consolider une conscience politique mettant en garde contre tout signe avant coureur de répétition des crimes nazis. Cela dit, tout jugement documenté sur la probabilité d’un tel retour dépend d’une compréhension des forces qui l’on produit au départ. Le slogan de la Ligue Anti-Nazie « Plus jamais ça ! » est dénué de sens si nous n’avons pas une idée de la nature de ce que nous voulons empêcher d’arriver à nouveau. W.G. Runciman a établi une distinction utile entre l’explication et la description d’un fait social. La première cherche à identifier le ou les mécanismes causaux responsables de ce fait ; la seconde, au contraire, cherche « à comprendre (...) en quoi consistait pour les acteurs le fait d’accomplir » les actions en question – de reconstruire le vécu des participants [7].

Décrire l’Holocauste dans ce sens – montrer ce que c’était d’être une victime, ou un bourreau, ou un spectateur – est peut-être plus adapté au domaine de l’autobiographie sous ses formes diverses et de l’art (même s’il existe, bien sûr, un débat de fond sur les manières les plus appropriées de le représenter) [8].

Que la théorie sociale puisse aider à expliquer comment Auschwitz a été possible est démontré par quelques ouvrages de grande qualité, le plus notable étant peut-être le livre de Zygmunt Bauman Modernité et Holocauste. Mais il faut admettre que la contribution directe apportée par le marxisme à ce domaine est très limitée. Dans l’ensemble, l’Holocauste a été cité dans les écrits marxistes comme le cas le plus extrême des fléaux généraux de la société capitaliste moderne. Le trotskyste belge Ernest Mandel (qui en tant que jeune résistant a évité de justesse d’être envoyé à Auschwitz) peut être considéré comme représentatif de la tradition du marxisme classique. Norman Geras, dans un important essai critique sur lequel je reviendrai, caractérise ainsi la position de Mandel : « Selon lui, la destruction des Juifs d’Europe est explicable rationnellement comme le produit du capitalisme impérialiste, et en tant que tel il est manifestement comparable aux autres barbaries dont est responsable cette formation socio-économique. » [9]

Mandel affirme que « le germe de l’Holocauste doit être recherché dans le racisme extrême du colonialisme et de l’impérialisme », se combinant dans le contexte de la guerre totale avec « la combinaison suicidaire particulière – et de plus en plus destructive – de la rationalité locale « parfaite » et de l’irrationalité globale extrême qui caractérisent le capitalisme international. » [10] Comme l’observe Geras, « Mandel ne nous apporte pas grand-chose, et certainement pas une tentative d’élaboration sur la singularité ou la spécificité de la Shoah. » [11] Mais il est important de voir qu’un semblable manque de spécificité caractérise des marxistes moins orthodoxes que Mandel.

Ainsi, dans La Dialectique de la Raison, Max Horkheimer et Theodor Adorno consacrent un essai célèbre aux « Eléments d’antisémitisme » qui traite essentiellement l’idéologie nazie et le meurtre des Juifs comme un exemple de la tendance générale à la rationalisation dont ils proclament qu’elle est typique de la modernité : le naturel, chassé et dominé dans le cadre de la « société totalement administrée », revient au galop sous une forme barbare et irrationnelle. L’Holocauste est dès lors réduit au symptôme d’un désordre plus universel. [12] Dans L’Age des extrêmes, une version marxiste bien plus récente et largement acclamée du « court vingtième siècle », Eric Hobsbawm traite de la même manière l’extermination des Juifs comme tout simplement le cas exemplaire le plus flagrant du glissement de notre époque dans la barbarie : son argumentation sur l’impact du fascisme se focalise sur les fronts populaires initiés par les partis communistes plutôt que sur les atrocités perpétrées par le national-socialisme. [13]

Le manque de centrage sur l’Holocauste lui-même comme phénomène spécifique est, bien évidemment, loin d’être particulier au marxisme. La tendance paradoxale à ce que l’extermination des Juifs devienne l’objet d’une préoccupation plus intense à mesure que sa réalité factuelle recule dans le passé est une caractéristique flagrante de la culture occidentale de la fin du 20e siècle, qui est récemment devenue elle-même un objet d’interprétation historique et de controverse. Mais si cette préoccupation nécessite une explication, c’est aussi le cas du silence relatif sur l’Holocauste dans les premières décennies d’après-guerre, lorsque les souvenirs des horreurs infligées par les nazis étaient encore vifs. Enzo Traverso, qui a, comme Norman Geras, contribué puissamment à développer ces dernières années une réponse distinctement marxiste à l’Holocauste, prétend que, du moins à gauche, ce silence reflétait l’emprise renouvelée de l’optimisme des Lumières :

« La défaite du nazisme, l’avancée de l’Armée Rouge en Europe et la croissance impressionnante des partis communistes dans des pays qui avaient joué un rôle dirigeant dans la résistance encouragèrent un retour, dans la période d’immédiat après-guerre, à une philosophie du progrès. Cela laissait peu de place pour tirer le bilan de la catastrophe. Le marxisme était ainsi caractérisé par son silence au sujet d’Auschwitz. » [14]

Personnellement, je trouve cette explication générale totalement fausse. Peter Novick, dans son excellente étude des représentations de l’Holocauste aux États-Unis, expose qu’à la fois pendant et immédiatement après la Deuxième Guerre mondiale l’extermination des Juifs était conçue non pas comme un événement singulier mais plutôt en termes « universalistes », sans aucun doute le pire crime des nazis mais pas quelque chose qui pouvait être distingué des atrocités perpétrées contre les non-Juifs. [15]

Pour entrer brièvement dans le mode autobiographique, j’ai grandi, dans les années 1950 et 1960, dans un environnement social dont les Juifs étaient presque complètement absents, mais où la connaissance des crimes nazis étaient partagée par des adultes qui les avaient côtoyés personnellement – mon père avait vécu en Grèce sous l’occupation allemande, et les parents de mon meilleur ami avaient subi aussi bien la domination nazie que le joug stalinien dans leur Pologne natale. Lorsque je me rappelle la façon dont nous parlions et ce que nous lisions de la guerre, mon impression dominante est celle d’une continuité de l’atrocité – la conscience d’Auschwitz faisait partie d’un sens plus large des horreurs infligées par les nazis aussi bien aux Juifs qu’aux non-Juifs.

Il est au moins possible de débattre sur la question de savoir si une conception plus « particulariste » de l’Holocauste en tant que vécu spécifiquement juif, qui est montée en puissance au cours des dernières décennies, représente nécessairement une compréhension plus profonde du génocide nazi. Novick et Norman Finkelstein (ce dernier d’une manière bien plus problématique) ont tous deux étudié les intérêts profanes, géopolitiques et même économiques qui ont investi le discours proliférant sur l’Holocauste. [16] Cela ne signifie pas que Traverso ait tort lorsqu’il met le marxisme en accusation pour son échec à aborder l’Holocauste dans sa spécificité. Mais l’explication peut résider ailleurs que dans l’optimisme évolutionniste et déterministe qu’il tient pour responsable. Tim Mason, peut-être le meilleur historien marxiste du Troisième Reich, confessait :

« Je suis toujours resté émotionnellement, et donc intellectuellement paralysé face à ce que les nazis ont fait et ce que leurs victimes ont subi. L’énormité de ces actes et de ces souffrances a en même temps exigé impérativement description et analyse, tout en les défiant totalement. Je ne pouvais ni faire face aux faits du génocide ni m’en éloigner pour étudier un sujet moins exigeant. Il m’était presque impossible de lire les sources, ou les études et les témoignages qui ont été écrits sur ce sujet. Je sais que beaucoup d’autres historiens du nazisme ont vécu la même chose. » [17]

Ce genre de paralysie de l’imagination devant l’Holocauste peut avoir des racines autres que personnelles. Mason était une personnalité de premier plan de l’école de « l’histoire par en bas » qui a émergé sous l’inspiration d’Edward Thompson, Christopher Hill et autres, dans les années 1960 et 1970. Ce courant intellectuel cherchait à retrouver les épisodes de résistance dissimulés à (ou, peut-être mieux, par) des versions plus conventionnelles de l’historiographie. Le travail personnel de Mason constituait un cas particulièrement remarquable d’une telle restitution lorsqu’il reconstruisait les formes prises par la lutte de classe ouvrière sous le régime hitlérien. Il n’est pas surprenant de voir qu’un enquêteur historique préoccupé par la capacité des exploités à lutter pour leurs intérêts, même dans les conditions les plus défavorables, aurait pu difficilement imaginer l’éradication totale de tout espoir dans les camps de la mort.

Face au mal

La lacune dont Mason reconnaissait rétrospectivement qu’elle affectait ses propres travaux majeurs a d’évidence disparu de l’historiographie contemporaine du national-socialisme. [18] Le très bon travail de pionnier de Raul Hilberg La destruction des juifs d’Europe n’est désormais plus seul ; quantité d’études excellentes, de plus en plus le fait d’historiens allemands, ont puissamment amélioré notre compréhension de la nature et des forces motrices de l’Holocauste. [19]

Mais le marxisme peut-il contribuer de quelque manière que ce soit à cette compréhension ? Dans leurs écrits sur l’Holocauste, Norman Geras et Enzo Traverso prennent tous deux comme référence intellectuelle et politique essentielle la tradition marxiste classique de Marx et Engels, Lénine et Trotsky, Luxemburg et Gramsci. Mais ils prétendent, à partir de perspectives théoriques différentes, que cette tradition, du moins telle qu’elle est constituée à présent, est de peu d’utilité pour donner un sens à l’Holocauste. Je partage avec eux cette tradition, mais je suis en désaccord avec la conclusion qu’ils tirent tous deux. Pour faire valoir pourquoi je pense que le marxisme peut éclairer jusqu’au génocide nazi, il peut être utile de considérer les raisons que donne Geras pour considérer cette méthode comme inadaptée (je reviendrai à Traverso ensuite).

Geras, comme nous l’avons vu, pense que le type de contextualisation historique pratiquée par Mandel, qui explique l’Holocauste en termes de caractéristiques générales du capitalisme comme le racisme, la colonialisme et la rationalité instrumentale, ne rend pas compte de ce qui est spécifique dans le massacre des Juifs. De telles analyses glissent sur un élément crucial des motivations des bourreaux dont Geras affirme qu’il a été bien appréhendé par Trotsky, des décennies plus tôt, lorsqu’il décrivait les pogroms perpétrés par les Cent-Noirs tsaristes en réaction à la Révolution Russe de 1905. Geras pense en particulier à ce passage véritablement frappant :

Tout lui est permis [au membre de la bande antisémite], il dispose de l’honneur comme des biens des citoyens, il a droit de vie et de mort. Si cela lui convient, il jettera dans la rue une vieille femme par la fenêtre d’un troisième étage, il démolira un piano, il brisera à coups de chaise la tête d’un nourrisson, il violera une fillette sous les yeux de la foule, il enfoncera des clous dans un corps vivant... Il massacre des familles entières ; il arrose de pétrole une maison, il en fait un brasier et, avec son gourdin, achève tous ceux qui se jettent sur le pavé... Il n’y a pas de supplice imaginé par un cerveau rendu furieux par le vin et le fanatisme qui lui soit interdit. Il peut tout, il ose tout... [20]

Cette expérience des impulsions barbares libérées par la contre-révolution ont, selon Geras, permis à Trotsky d’anticiper trente ans plus tard l’Holocauste, prédisant en décembre 1938 que « les prochains développements de la réaction mondiale signifient presque avec certitude l’extermination physique des Juifs. » [21]

Longtemps avant 1938, Trotsky avait sondé les profondeurs. Il avait vu l’esprit d’excès sans limite, l’exaltation que des gens peuvent ressentir en exerçant un pouvoir sans pitié sur d’autres et le caractère total qu’il peut y avoir dans une humiliation – à la fois l’horreur et la joie qui est éprouvée en l’infligeant, couple létal dans ce qui est déjà une annihilation. Il avait vu aussi l’une des faces les plus terrifiantes de la liberté humaine, consciemment dirigée contre ses autres faces, meilleures. Dans tout cela il avait vu une partie de ce qui serait plus tard dans la Shoah, y compris l’élément d’un choix irréductible. Les conditions préalables et le contexte environnant de ce type de choix peuvent et doivent toujours être explorés et décrits. Mais il reste à la fin ce qu’il est : sous-déterminé, un choix. [22] Bien qu’il s’agisse là de la perspicacité de ce qu’il appelle « un intellect marxiste puissant et créatif », pour Geras elle va au-delà des limites d’un marxisme conventionnel préoccupé en tant que tel par les « conditions préalables et le contexte environnant » auxquels la volonté de détruire, révélée à la fois dans les pogroms tsaristes et dans l’Holocauste, ne saurait être réduite.

Cela met en évidence cet aspect particulier de l’Holocauste dont il pense qu’il est négligé dans des interprétations comme celle de Baumann, mettant l’accent sur le rôle joué par les structures caractéristiques de la modernité – par exemple, la division bureaucratique du travail et l’utilisation de la technologie sur une grande échelle – lorsqu’elles permettent à de nombreux bourreaux de se distancier émotionnellement aussi bien que physiquement des crimes qu’ils ont aidé à commettre. Geras prétend que de telles analyses ne parviennent pas à donner leurs poids réel « aux désirs cruels et aux sensations d’euphorie inhabituelle (...) la charge émotionnelle produite – et peut-être nécessitée – par l’agression contre des innocents » patents dans de nombreuses descriptions des atrocités nazies. « Il y a là quelque chose qui n’est pas de l’ordre de la modernité ; quelque chose qui ne concerne pas le capitalisme. Qui a trait à l’humanité. » [23]

Comme l’implique cette dernière phrase, l’argumentation de Geras repose en dernier ressort sur une certaine vision de la nature humaine. Il explicite ailleurs cette supposition, affirmant qu’une capacité à faire le mal est un trait, coexistant avec des caractéristiques plus bénignes, intrinsèque à la nature humaine et que la théorie et la pratique socialistes doivent sérieusement tenir compte de ce potentiel. [24]

L’intuition exprimée dans le passage de Trotsky cité par Geras est effectivement quelque chose que toute véritable compréhension du meurtre de masse doit intégrer. Une analyse remarquablement semblable au mécanisme psychologique décrit par Trotsky a été récemment proposée, dans la perspective d’un marxisme aux idiosyncrasies lacaniennes, par Slavoj Žižek :

« même si, à la surface, le Maître totalitaire (...) impose des ordres sévères, exigeant de nous que nous renoncions à nos plaisirs et que nous nous sacrifions à un Devoir d’ordre supérieur, sa véritable injonction, discernable entre les lignes de ses mots explicites, est exactement l’opposé – l’appel à une transgression sans contrainte et sans restriction. Loin de nous imposer un ensemble de règles à respecter inconditionnellement, le Maître totalitaire suspend la punition (morale) – c’est-à-dire que son injonction secrète est « Tu peux ! » : les prohibitions qui semblent réguler la vie sociale et qui garantissent un minimum de décence sont finalement sans valeur, juste un dispositif pour neutraliser les gens du commun, cependant qu’il vous est permis de tuer, de violer et de piller l’Ennemi, laissez-vous aller et jouissez à l’excès, violez les prohibitions morales ordinaires... dans la mesure où vous me suivez ! » [25]

Ainsi, nous sommes en présence d’une véritable intuition. Elle n’a cependant qu’un caractère partiel. À elle seule, elle souffre du même manque de spécificité qu’impute Geras à l’interprétation de l’Holocauste qui est celle de Mandel. Invoquer simplement une capacité humaine à faire le mal, la libération perverse dont on peut jouir en infligeant sans contrainte des souffrances à l’Autre, lorsqu’il s’agit d’expliquer l’extermination des Juifs, ne rend pas compte du fait que cet épisode – même si son abomination dépasse l’imagination – est précisément cela, un épisode, limité dans l’espace et dans le temps. À elle seule, cette idée évoque un de mes personnages favoris de Woody Allen, Frederick, l’artiste dépressif joué par Max von Sydow dans Hannah et ses soeurs, qui rejette comme stupides toutes les lamentations sur la question de savoir pourquoi l’Holocauste s’est produit, la véritable question étant en fait : pourquoi ne se produit-il pas tout le temps ?

Sur le plan formel, Geras peut s’accommoder de cette objection : son but, il le dit clairement, est de fournir une correction à d’autres explications, plus sociales, invoquant le capitalisme et la modernité. Mais obtenir une représentation complète ne peut être le résultat de l’addition des listes des conditions matérielles, sociales et idéologiques de l’Holocauste établies, par exemple, par Mandel. Croire cela possible impliquerait concevoir le rôle du contexte social comme celui d’un simple catalyseur libérant les impulsions destructives tapies sous la surface. Le contexte serait dès lors la forme remplie par le besoin irrépressible de transgresser. Mais la relation entre les mécanismes sociaux et psychologiques est bien plus complexe et dynamique que ne le suggèrent ces métaphores. Dans le cas de l’Holocauste, l’élément médiant fondamental est fourni par la nature du national-socialisme lui-même. [26]

Révolution et contre-révolution

Nous devons ici nous tourner vers une des plus grandes réalisations du marxisme classique, l’analyse par Trotsky du fascisme, développée au début des années trente alors que les nazis se mettaient en place pour la course au pouvoir. De façon remarquable, tant Geras que Traverso, malgré le grand respect qu’ils affichent pour Trotsky, nient la pertinence de cette analyse pour une compréhension de l’Holocauste. Ainsi Traverso peut-il écrire : « Le génocide des Juifs ne peut pas être compris en profondeur en fonction des intérêts de classe du grand capital allemand – c’est là, en vérité, le critère interprétatif « en dernière analyse » de toutes les théories marxistes du fascisme – on ne peut que le caricaturer. » [27]

Cette critique caricature en effet la théorie de Trotsky. L’idée que le nazisme – et le fascisme en général – était l’instrument du grand capital constituait effectivement un dogme incontestable de l’Internationale Communiste sous Staline. Cette pensée était exprimée de façon plus ou moins grossière – par exemple, par John Strachey lorsqu’il appelait le fascisme « une des méthodes qui peuvent être adoptées par la classe capitaliste lorsque la menace qu’exerce la classe ouvrière sur la stabilité du capitalisme monopolistique devient aigüe », et par Georgi Dimitrov proposant la définition officielle du fascisme par le Comintern comme « la dictature terroriste ouverte des éléments les plus réactionnaires, les plus chauvins, les plus impérialistes du capital financier. » [28] La même idée était représentée visuellement par le célèbre photo-montage de John Hartfield « le véritable sens du salut hitlérien », dans lequel on voit l’or des capitalistes se déverser dans la main tendue du Führer. [29]

L’analyse de Trotsky, en particulier lorsqu’elle se concentre sur la montée du national-socialisme, évite de telles représentations grossières d’Hitler comme simple marionnette du grand capital. Son originalité repose dans l’évaluation par Trotsky du nazisme comme mouvement de masse, que l’on peut faire ressortir en considérant deux interprétations historiques contrastées du national-socialisme. L’une des tentatives récentes les plus remarquables pour parvenir à une compréhension globale de l’Holocauste se trouve dans l’ouvrage d’Arno Mayer La « Solution finale » dans l’histoire. L’argumentation de Mayer, résumée par le titre de la traduction allemande de son livre Der Krieg als Kreuzzug la guerre comme croisade »), repose sur une comparaison entre ce qu’il appelle le « judéocide » et les grands massacres de Juifs qui ont accompagné la Première Croisade à la fin du 11e siècle. Il affirme que l’Opération Barberousse – l’invasion de l’Union Soviétique par Hitler en juin 1941 — était une croisade moderne, antibolchevique, soutenue par les classes dirigeantes de l’Europe continentale pour éradiquer la menace rouge.

Dans une étude précédente, Mayer avait prétendu que dans ses traits essentiels l’« ancien régime » – la domination sociale et politique des élites terriennes – avait survécu jusqu’en 1914. [30] Ce qu’il appelle « la crise générale et la Guerre de Trente Ans du vingtième siècle » – l’époque de catastrophes située entre 1914 et 1945 – représente la crise de l’ancien régime. Sa principale caractéristique était la résistance contre-révolutionnaire des anciennes élites à la menace contre leurs privilèges que la Révolution Russe représentait et que le mouvement communiste international inspirait. Le national-socialisme lui-même était une expression de cette impulsion. « Pendant qu’il [Hitler] recrutait un soutien de masse parmi ceux, dans les ordres intermédiaires de la société allemande, qui étaient ou se sentaient victimes de la modernisation, il trouvait l’essentiel de ses collaborateurs dans des membres des vieilles élites, qui étaient mus bien moins par leur foi politique que par des intérêts matériels et personnels. » Ce schéma, fixé dès la prise du pouvoir par Hitler, était aussi à l’œuvre dans Barberousse : « les nazis proclamaient bruyamment que la guerre contre la Russie des Soviets était une Glaubenskrieg (guerre de la foi) contre le « judéobolchevisme », ce qui leur valut au départ une sympathie et un soutien considérables de la part des conservateurs, des réactionnaires et des fascistes de tout le continent. » C’est l’échec de cette entreprise qui aurait poussé Hitler et ses acolytes à passer leur rage et leur désespoir sur les Juifs en déclenchant l’Holocauste : « l’escalade et la systématisation des attaques contre les Juifs étaient l’expression, non pas d’une arrogance délirante à la veille de la victoire, mais d’une désorientation et d’une peur panique face à l’éventualité de la défaite. En réalité, la décision d’exterminer les Juifs a marqué le début de la débâcle du Behemoth nazi, et non l’imminence de son triomphe. » [31]

Cette dernière thèse – selon laquelle le « judéocide » était un produit collatéral de l’effondrement des plans nazis de conquête de l’Est – a provoqué une avalanche de critiques de la part d’autres historiens de l’Holocauste. [32] L’interprétation générale du national-socialisme qui est celle de Mayer a néanmoins le mérite incontestable de souligner la complicité des élites traditionnelles allemandes, pas seulement – comme c’est notoire – dans l’accession d’Hitler à la Chancellerie, mais aussi dans les crimes postérieurs du régime. Ainsi, ce fut le haut commandement de l’armée qui donna l’ordre dit « des Commissaires » en juin 1941, qui décrétait que dans les intérêts de la « lutte contre le bolchevisme » les commissaires politiques soviétiques devaient être exécutés sommairement. [33]

Cet ordre fournissait toute autorité aux Einsatzgruppen SS pour les massacres perpétrés après l’invasion de l’URSS. L’image des « bons » officiers de la Wehrmacht ayant refusé dans l’ensemble de se salir les mains n’a pas survécu à une investigation approfondie des historiens. En Serbie, par exemple, c’est la Wehrmacht qui a assassiné tous les Juifs et Roms hommes d’âge adulte. [34]

Le pouvoir formateur aussi bien que destructif de la contre-révolution est au centre de l’imagination historique de Mayer. [35] Mais quoi que nous pensions de son interprétation de l’histoire européenne moderne, elle l’amène à une vision trop peu différenciée du national-socialisme. Il sous-estime en particulier le conflit opposant les nazis à la classe dominante. Pour se borner à citer l’exemple le plus flagrant : certains des noms les plus fiers de l’aristocratie allemande – les Bismarck, les Metternich, et les Moltke – étaient impliqués dans le complot pour assassiner Hitler en juillet 1944 ; la vengeance sauvage des SS créa une ligne de partage dans les échelons supérieurs de l’appareil militaire prussien. [36]

Dans son histoire de la résistance à Hitler, Joachim Fest prétend que c’est une incompréhension de « la véritable nature de la révolution nazie » que de penser que « le national-socialisme était dans son ensemble un mouvement conservateur. En réalité, il était égalitariste et destructeur des structures traditionnelles » [37] Même si Fest écrit dans le journal conservateur Frankfurter Allgemeine Zeitung, sa vision du nazisme prétend s’appuyer sur des études de la vie quotidienne, réalisées par des historiens situés à l’autre extrémité du spectre politique, qui montrent à quel point les processus de modernisation déjà en cours sous le Kaiserreich et la République de Weimar ont persisté et parfois accéléré sous Hitler. [38]

Révolution et contre-révolution – ces images contrastées du national-socialisme dues au journaliste conservateur Fest et à l’historien de « gauche dissidente » Mayer – résument les difficultés qu’il y a à saisir la nature de ce régime, et par conséquent la source de ses crimes. [39] Les deux interprétations peuvent citer des preuves historiques à l’appui, mais aucune ne semble véritablement satisfaisante. C’est là que l’analyse de Trotsky présente toute son utilité. On peut résumer ses vues de la façon suivante : le national-socialisme, en tant que forme la plus développée du fascisme, est la contre-révolution déguisée en révolution. [40] Il est contre-révolutionnaire en ce sens qu’en prenant le pouvoir il cherche à détruire la classe ouvrière organisée – « détruire tous les bastions de la démocratie prolétarienne jusqu’à leurs fondements », les partis politiques, les syndicats, et d’autres associations plus informelles. [41]

C’est sa reconnaissance de la menace mortelle que représentait le nazisme pour le mouvement ouvrier allemand qui donne aux écrits de Trotsky du début des années 1930 leur puissance exhortatrice et prophétique alors qu’il pousse, en vain, pour un front unique de la gauche contre Hitler. Comme le note Nicos Poulantzas, il était « presque seul à prédire, de façon stupéfiante, le déroulement du processus en Allemagne. » [42] Mais c’était sa compréhension de la nature de cette menace qui constituait la plus importante intuition de Trotsky. Le but de détruire la classe ouvrière organisée était un des points de convergence entre les nazis et de nombreux grands industriels, banquiers, généraux et grands propriétaires. Pourtant les nazis, en tant que mouvement de masse, représentaient un moyen beaucoup plus efficace de mener à bien cette tâche que les forces conventionnelles de l’État :

« Le régime fasciste voit son tour arriver lorsque les moyens « normaux », militaires et policiers de la dictature bourgeoise, avec leur couverture parlementaire, ne suffisent pas pour maintenir la société en équilibre. À travers les agents du fascisme, le capital met en mouvement les masses de la petite bourgeoisie enragée, les bandes des lumpen-prolétaires déclassés et démoralisés, tous ces innombrables êtres humains que le capital financier a lui-même plongés dans la rage et le désespoir. La bourgeoisie exige des fascistes un travail achevé (...) Et les agents du fascisme utilisant la petite bourgeoisie comme bélier et détruisant tous les obstacles sur leur chemin, mèneront leur travail à bonne fin. [43]

Telle était la contribution historique du national-socialisme. Il faisait fusionner dans un mouvement les petits bourgeois – petits patrons, employés cols blancs, et paysans – traumatisés par la guerre mondiale, la révolution, l’inflation et la dépression mondiale :

« Tant que les nazis agissaient en tant que parti et non en tant que pouvoir d’État, l’accès de la classe ouvrière leur était presque entièrement fermé. D’autre part, la grande bourgeoisie, même celle qui soutenait financièrement Hitler, ne les considérait pas comme son parti. La « renaissance » nationale s’appuyait entièrement sur les classes moyennes – la partie la plus arriérée de la nation, fardeau pesant de l’histoire. L’habileté politique consistait à souder l’unité de la petite bourgeoisie au moyen de la haine pour le prolétariat. Que faut-il faire pour que ce soit encore mieux ? Avant tout écraser ceux qui sont en bas. La petite bourgeoisie, impuissante face au grand capital, espère désormais reconquérir sa dignité sociale en écrasant les ouvriers. [44]

L’analyse par Trotsky de la base de classe du national-socialisme, qui le présente comme le mouvement de masse de ceux qui sont coincés entre le grand capital et les travailleurs organisés, est corroborée par la recherche historique récente. [45] Pourtant si la signification sociale du nazisme était de diriger les énergies négatives libérées par la « crise générale du 20e siècle », chère à Mayer, contre le mouvement ouvrier, il n’a été capable de le faire qu’au moyen d’une puissante rhétorique pseudo-révolutionnaire. Cela comprend ce que Daniel Guérin appelait « l’anticapitalisme démagogique » [46] L’idéologie nazie était anticapitaliste dans le sens restreint où elle considérait « le capital financier juif » comme responsable de tous les maux de la société allemande. Opposée aux réalités de Weimar se trouvait l’utopie de la Volksgemeinschaft – une communauté nationale racialement pure où le capital et le travail allemands seraient réconciliés et le petit producteur enfin remis en selle. C’est là que nous voyons le caractère central du racisme dans le national-socialisme. Leur « race » biologique prétendument commune unissait les Allemands de toutes les classes contre les Juifs étrangers et contre d’autres races inférieures, en particulier les Slaves, avec lesquels, selon le darwinisme social d’Hitler, les Allemands étaient en compétition pour les territoires et les ressources de l’Est. [47]

Cette idéologie raciste pseudo-révolutionnaire fournissait le ciment du national-socialisme en tant que mouvement de masse. Trotsky notait que le caractère anticapitaliste plébéien de l’idéologie nazie rendait l’utilisation d’Hitler risquée pour la classe dirigeante : « cette méthode a ses dangers. Tout en faisant usage du fascisme la bourgeoisie le craint néanmoins. » Il écrit ailleurs : « La mobilisation politique de la petite bourgeoisie contre le prolétariat... est inconcevable sans cette démagogie sociale qui signifie jouer avec le feu pour la grande bourgeoisie. » Mais, même s’il est sensible aux conflits entre les nazis et la classe dirigeante, Trotsky supposait qu’ils tendraient à être surmontés une fois que les premiers auraient pris le pouvoir, lorsque la spécificité du nazisme comme type distinct de mouvement de masse disparaîtrait progressivement : « le fascisme débouche finalement sur une dictature militaro-bureaucratique de type bonapartiste, l’exemple de l’Italie est là pour le montrer. » Cela implique une différence significative entre les nazis en dehors et à l’intérieur du pouvoir :

« Le fascisme allemand, comme le fascisme italien, s’est hissé au pouvoir sur le dos de la petite bourgeoisie, dont il s’est servi comme d’un bélier contre la classe ouvrière et les institutions de la démocratie. Mais le fascisme au pouvoir n’est rien moins que le gouvernement de la petite bourgeoisie. Au contraire, c’est la dictature la plus impitoyable du capital monopoliste. » [48]

Mais loin de finir en dictature militaire, le régime nazi a liquidé les généraux après le complot de juillet 1944. Poulantzas, critiquant Trotsky parmi d’autres pour avoir échoué à saisir la spécificité du fascisme comme une variante de la forme « exceptionnelle » de l’État capitaliste, prétend qu’un régime fasciste stabilisé est caractérisé par la domination au sein de l’appareil d’État de la police politique. [49]

Cela correspond certainement à la phase finale du régime nazi, dans laquelle les SS et leur bras policier, le RSHA (Bureau de Sécurité Principal du Reich), ont acquis une prééminence encore plus grande, processus symbolisé par la nomination d’Himmler, le 20 juillet 1944, au poste de commandant de l’armée de réserve, dans ce que Fest appelle « un geste de mépris bien calculé » de la part d’Hitler en direction du corps des officiers. [50] Mais alors que les critiques adressées à Trotsky par Poulantzas me semblent ici correctes, son approche générale – mettant l’accent comme elle le fait sur l’idée de la « relative autonomie de l’État » – ne saisit pas la complexité de la relation entre le national-socialisme et le capital allemand.

La meilleure façon de la caractériser est de parler de partenariat conflictuel. [51] Celui-ci était basé sur une convergence d’intérêts limitée entre les nazis et des sections du capital allemand (en particulier celles qui étaient liées à l’industrie lourde) qui avaient des objectifs communs, à savoir la destruction de la classe ouvrière organisée et un programme impérialiste d’expansion vers l’est. Même avant l’arrivée de la Grande Dépression, les dirigeants de l’industrie lourde étaient en révolte contre la république de Weimar, la dénonçant comme un « État syndicaliste » dont l’engagement envers la protection sociale et les négociations collectives institutionnelles imposait au capitalisme allemand des coûts de production excessifs : à cet égard le lock-out du fer et de l’acier de novembre 1928 a marqué un tournant. [52]

À partir de la chute de la Grande Coalition en mars 1930, l’intransigeance des industriels, dans le contexte d’une situation économique se détériorant de façon spectaculaire, a contribué à sonner le glas de la démocratie libérale en Allemagne. Ian Kershaw écrit :

« Pendant la Dépression, la démocratie fut moins abandonnée que délibérément sapée par des groupes de l’élite agissant dans leur intérêt. Il ne s’agissait pas de vestiges pré-industriels, mais - aussi réactionnaires que fussent leurs buts politiques – des lobbies modernes travaillant à porter plus loin leurs acquis dans un système autoritaire. Dans le drame final, les grands agrariens et l’armée eurent plus d’influence que le grand capital dans la mise en œuvre de la prise du pouvoir par Hitler. Mais les milieux d’affaires avaient eux aussi, dans leur myopie politique et leur égoïsme, contribué de façon significative à l’affaiblissement de la démocratie qui était le prélude nécessaire à la réussite d’Hitler. » [53]

La relation entre les grands milieux d’affaires et les nazis, après l’accession d’Hitler à la Chancellerie, était saturée de tensions. Les espoirs nourris par les conservateurs d’incorporer les nazis en position subalterne furent bientôt déçus. Hitler et ses partisans utilisèrent le règne de la terreur qu’ils lancèrent contre la classe ouvrière organisée à la fois pour démontrer leur utilité à ceux qui les avaient portés au pouvoir et pour conquérir le contrôle exclusif de l’appareil d’État (à l’exception de la Reichswehr).

Pour citer Kershaw à nouveau : Hitler seul, et l’énorme – quoique potentiellement instable – mouvement de masse qu’il dirigeait, pouvaient prendre le contrôle des rues et apporter la « destruction du marxisme » qui était la base de la contre-révolution souhaitée. Pourtant précisément cette dépendance envers Hitler et le désir de soutenir les mesures les plus brutales adoptées dans les premières semaines et les premiers mois du nouveau régime garantissait que la faiblesse des groupes élitaires traditionnels serait mise à nu dans les années à venir, la contre-révolution projetée cédant la place à la révolution raciale nazie en Europe et ouvrant la voie à la confrontation mondiale et au génocide. [54]

« La Nuit des Longs Couteaux » (le 30 juin 1934) a calmé les craintes inspirées par le radicalisme plébéien des nazis en éliminant Ernst Röhm et d’autres dirigeants des SA qui étaient partisans d’une « seconde révolution », mais en barricadant les nazis au pouvoir et en particulier en permettant aux SS (qui avaient accompli le massacre avec l’aide de l’armée), d’étendre leur contrôle de l’appareil de sécurité. Les mois de 1937-1938 ont vu un approfondissement de la radicalisation du régime, rendue possible par la révocation des chefs de l’armée (Blomberg et Fritsch) et de Hjalmar Schacht, qui avaient jusque là dominé la politique économique du régime. Ces changements de personnel, qui ont accru de façon notable le contrôle de l’État exercé par Hitler et d’autres dirigeants nazis, étaient accompagnés d’une poursuite plus déterminée de l’autarcie économique et de l’adoption d’une politique étrangère plus agressive – autant de mouvements qui formaient, évidemment, le contexte de la chaîne d’évènements menant au déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale. [55]

Il y a un âpre débat, parmi les historiens du Troisième Reich, sur le rôle joué par les problèmes intérieurs du régime nazi – y compris les conflits de classe – pour alimenter la course à la guerre. [56] Tim Mason, le marxiste qui a le plus contribué à ce débat, a aussi émis la thèse célèbre selon laquelle le régime nazi était caractérisé par la « primauté du politique » :

« À partir de 1936 le cadre général de l’action économique était en Allemagne de plus en plus défini par la direction politique. Les besoins de l’économie étaient déterminés par des décisions politiques, particulièrement par des décisions de politique étrangère, et la satisfaction de ces besoins était assurée par les victoires militaires. (...) Les grandes firmes s’identifiaient avec le national-socialisme pour assurer la continuité de leur développement économique. Leur désir de profits et d’expansion, qui était complètement satisfait par le système politique, en même temps que le nationalisme entêté de leurs dirigeants, les liait cependant à un gouvernement sur les buts duquel, dans la mesure où ils auraient pu être soumis au moindre contrôle, ils n’avaient pratiquement aucune influence. » [57]

La formulation de Mason a le mérite considérable de fermer la porte à toute tentative marxiste-vulgaire de réduire l’Holocauste et les autres crimes nazis aux besoins économiques du capital allemand. Mais il est trop simple d’essayer de transformer la distinction entre le régime national-socialiste et le capital privé allemand en une autre, plus large, entre la politique et l’économie. Car une des caractéristiques essentielles de la « radicalisation » du régime en 1937-1938 était le développement de l’État en tant que source indépendante de pouvoir économique. La chute de Schacht a été accompagnée par la montée de Goering comme personnalité dominante dans l’élaboration de la politique économique des nazis. Le passage à une plus grande direction étatique, et dans une certaine mesure au remplacement de l’entreprise privée, a été symbolisé par l’établissement du plan quadriennal, avec Goering aux commandes. À certains égards, plus significatif fut le développement des Reichswerke, dirigés également par le Reichsmarschall, en une société multinationale contrôlée par l’État qui était en concurrence avec des firmes privées, souvent avec un grand succès, dans la prise de contrôle des actifs productifs rendus disponibles par l’expansion territoriale allemande vers l’est en Autriche, en Tchécoslovaquie et en Pologne, et vers l’ouest en France en 1939-40.

Richard Overy affirme que « l’empire économique allemand ne fut pas conquis et tenu par le capitalisme privé pour le compte des « capitalistes monopolistes », mais était fermement sous le contrôle de Goering, et en grande partie possédé et dirigé par son appareil économique. » [58] Il est important, pour ceux qui se rappellent les débats marxistes sur l’État des années 1960 et 1970, de voir que c’est là le contraire de ce que la théorie du « stamokap » (capitalisme monopoliste d’État), alors populaire dans les partis communistes, aurait prédit. Elle comportait une forme assez grossière d’instrumentalisme dans laquelle l’État devenait l’outil d’une poignée de grands monopolistes. [59]

Ici, au contraire, les nazis (ou, étant donné la fragmentation du Führerstaat, une section du régime national-socialiste) utilisaient leur contrôle de l’État pour obtenir un accès direct au processus d’accumulation. Cela aide à comprendre pourquoi les nazis ne se sont pas simplement transformés, comme Trotsky le prédisait, en une dictature militaire conventionnelle : ils convertissaient le pouvoir politique en pouvoir économique. Cette réalisation éclaire d’une lumière différente la « primauté du politique » chère à Mason. Les succès du régime hitlérien dans la mise en place des paramètres pour le capital privé ne se réduisaient pas à un acte de lévitation idéologique, mais étaient bien plutôt étroitement associés à sa réussite dans le contrôle d’un capital d’État important et en expansion. [60]

Cette façon de présenter les choses aide aussi à replacer l’évolution du national-socialisme dans un contexte plus large. Car les années 1930 ont été marquées par la désintégration du marché mondial, la contraction du commerce extérieur, et une tendance générale à ce que l’État supplante l’entreprise privée qui était considérée comme en faillite à gauche comme à droite. Le cas le plus extrême de cette tendance au capitalisme d’État était, bien sûr, l’Union Soviétique de la dite « révolution stalinienne » à la fin des années 1920 et pendant les années 1930, mais le New Deal aux États-Unis et les nationalisations opérées par un gouvernement britannique dominé par les conservateurs en sont d’autres exemples.

La course des nazis à l’autarcie et à la guerre doit être vue dans ce contexte : les difficultés croissantes auxquelles était confrontée une économie allemande largement fermée pour obtenir des matières premières par le canal du commerce extérieur ont indubitablement contribué à pousser le régime à s’en emparer au moyen de l’expansion territoriale et de la conquête militaire. [61] Mais le point de vue des dirigeants nazis selon laquelle la survie à long terme dépendait d’une démarche impérialiste vers l’Europe orientale et centrale était une estimation qu’ils partageaient avec des sections clé du grand capital (particulièrement dans l’industrie lourde) ainsi que de l’armée. [62]

Par dessus tout, le radicalisme nazi respectait certaines limites : la chose la plus importante, la structure de base de l’économie, demeurait intacte. L’Allemagne resta sous Hitler une société capitaliste industrielle, avec un pouvoir économique concentré entre les mains du grand capital. Du point de vue de la structure de base des rapports de classe, que ce capital prît la forme d’entreprises privées ou de sociétés étatiques était d’ordre secondaire. L’utopie d’une Volksgemeinschaft racialement pure et socialement homogène restait une utopie. Comme l’a dit Detlev Peukert, « le national-socialisme s’est adapté fort à propos aux tendances à long terme de la modernisation. En termes de données statistiques socio-économiques sur la durée, les années du Troisième Reich (ou du moins les années de paix jusqu’en 1939) ne font pas apparaître de divergences, positives ou négatives. » [63]

La classe ouvrière, bien qu’atomisée et soumise jusqu’à la fin à la surveillance et au régime de terreur de la Police de Sécurité, put tirer parti des conditions de plein emploi produites par le réarmement pour faire pression dans le sens d’une augmentation des salaires en 1938-1939. Hitler fut, jusqu’à la fin, hanté par la peur que les privations du temps de guerre ne provoquent une révolution comme celle de novembre 1918. [64]

Mais le développement de ce que Peukert appelle un « cartel des élites de pouvoir venant de l’industrie, des forces armées et du parti nazi » ne représentait pas la disparition du radicalisme nazi. [65] Après la répression des SA, il était désormais concentré dans les SS, qui se développèrent en empire bureaucratique centré sur le RSHA, mais créant sa propre aile militaire (les Waffen SS) et le WVHA (Bureau Central Economique et Administratif), responsable de l’administration du vaste système des camps de concentration. Ses chefs, Himmler et Heydrich (patron du RSHA), se voyaient comme les gardiens de l’idéologie nazie. Himmler en particulier était obsédé par l’idée de redonner vie à la paysannerie allemande traditionnelle au moyen d’un vaste programme de plans de réinstallation agraire dans l’Est de l’Europe, lorsqu’il tomberait aux mains des Allemands. Cette fusion particulière d’une utopie raciale et de l’appareil de sécurité de la bureaucratie SS est essentiel, comme nous allons le voir, pour comprendre l’Holocauste. [66]

Idéologie et génocide

Le développement de la recherche sur l’Holocauste au cours des dernières années a, de mon point de vue, définitivement clos le débat prolongé, chez les historiens du Troisième Reich, entre les « fonctionnalistes » et les « intentionalistes ». [67] L’extermination des Juifs, loin d’émerger toute formée des plans à long terme d’Hitler, a été un processus avançant pas à pas, piloté dans une large mesure « par en bas », par des initiatives de centres de pouvoir rivaux dans une bureaucratie nazie extrêmement fragmentée. Cela ne revient pas à absoudre Hitler de la responsabilité de l’Holocauste. Sa célèbre « prophétie » au Reichstag du 30 janvier 1939 – « si la juiverie financière internationale, hors d’Europe et en Europe, devait réussir à précipiter encore une fois les peuples dans une guerre mondiale, il en résulterait, non pas la bolchevisation de la terre et la victoire de la juiverie, mais l’anéantissement de la race juive en Europe » — était fréquemment citée, aussi bien par Hitler que par ses subordonnés, lorsqu’ils s’efforçaient de donner une réalité à cette prédiction. [68]

Mais reconnaître le rôle d’Hitler n’est pas incompatible avec une analyse mettant en lumière la complexité du processus qui a mené à Auschwitz. De ce point de vue, la représentation de l’Holocauste, par Martin Broszat et Hans Mommsen, comme le produit de ce à quoi le second a donné le nom resté fameux d’une « spirale cumulative de radicalisation » est correcte. [69]

Ainsi, pour commencer, il semble clair que le meurtre de masse des Juifs n’était pas la seule option envisagée par les décisionnaires nazis dans leurs efforts pour utiliser l’occasion offerte par la guerre pour « débarrasser » l’Europe des Juifs – des propositions de les déporter à Madagascar, ou au delà du Cercle Arctique (l’URSS une fois conquise) furent sérieusement discutées, même si ces plans prévoyaient la mort de beaucoup de Juifs du fait des privations causées par leur déportation forcée et leur destination inhospitalière. Mais c’est l’invasion de l’URSS, le 22 juin 1941, qui a créé le contexte dans lequel la Solution Finale s’est développée concrètement.

L’Opération Barberousse reflétait les objectifs à long terme, non pas seulement d’Hitler (tels qu’il les avait exprimés, par exemple, dans Mein Kampf) mais aussi de secteurs clé de la classe dirigeante allemande : le traité de Brest-Litovsk, imposé en 1918 à la Russie des soviets, avait brièvement donné à l’Allemagne le contrôle de la Pologne, de l’Ukraine et des États baltes. D’emblée, la direction nazie avait clairement fait savoir que la guerre à venir ne serait pas juste une autre guerre mais une Vernichtungskrieg – une guerre d’extermination – contre les races inférieures – les sous-hommes slaves et leurs maîtres « judéo-bolcheviks » – destinée à donner au peuple allemand son Lebensraum. Le meurtre de masse était inclus dans l’opération dès le départ. Les planificateurs militaires allemands avaient prédit que trente millions de citoyens soviétiques mourraient à la suite du détournement des denrées alimentaires nécessaires à la machine de guerre nazie. [70]

L’ordre des Commissaires, comme nous l’avons vu, autorisait les forces d’invasion allemandes à exécuter les membres de « l’intelligentsia judéo-bolchevique » qu’ils soient ou non engagés dans de réelles opérations de combat.

C’est en tant que partie intégrante de cette guerre d’extermination que les Einsatzgruppen furent envoyés en Union Soviétique aux côtés de la Wehrmacht. Les mitraillages de masse des Juifs organisés à l’été 1941 sont généralement considérés comme marquant le début de l’Holocauste. Mais en fait, même là, ces massacres ne se sont approchés d’un génocide complet que par étapes. En Lithuanie, par exemple, les fusillades initiales de juin-juillet 1941, dans lesquelles 10 000 à 12 000 personnes, essentiellement des Juifs, sont mortes, étaient limitées essentiellement aux Juifs de sexe masculin et aux communistes. C’est seulement en août 1941 que les massacres s’étendirent à pratiquement toute la population juive rurale et à un nombre substantiel de citadins juifs. Au moins 120 000 Juifs furent tués, pendant que 45 000 à 50 000 survivaient temporairement aux sélections opérées dans les villes pour travailler dans l’industrie de guerre allemande. Christophe Dieckman pense que le facteur décisif de la radicalisation de la politique des nazis envers les Juifs de Lithuanie a été la lenteur inattendue des progrès de la guerre, qui a obligé à réviser le « plan de la faim », les parties occupées de l’Union Soviétique devenant d’importantes régions de base pour la Wehrmacht. Des disettes chroniques encourageaient les autorités nazies à donner la priorité à ceux dont la force de travail leur était nécessaire : plutôt que de nourrir ces Juifs, qu’ils considéraient comme des « bouches inutiles », ils les tuèrent. [71]

Cette étude de cas illustre bien les divers facteurs responsables de l’extermination des Juifs. Diverses considérations pragmatiques ont joué leur rôle. L’une d’elles, comme nous l’avons vu, était le développement de pénuries alimentaires locales dans le contexte de l’échec des nazis à remporter la victoire rapide sur l’URSS qu’ils escomptaient. Une autre était la compétition entre des bureaucraties nazies rivales, dans lesquelles les SS utilisèrent leur accession à l’autorité globale sur la Question Juive pour revendiquer davantage de pouvoir politique et un accès à des ressources raréfiées. Une nouvelle complication fut apportée par le fait que l’échelle des victoires allemandes entre l’automne 1939 et l’été 1941 avait fait tomber un nombre de plus en plus important de Juifs aux mains des nazis. Cela entrait en conflit avec les plans grandioses d’Himmler (comme Commissaire du Reich à l’Unification de la Nation Allemande) de réinstallation des Allemands ethniques de toute l’Europe du Centre et du Sud-Est dans les nouveaux territoires conquis par les armées allemandes. Le résultat était ce que Götz Aly appelle un « effet domino ethnique », dans lequel les exigences d’Himmler pour trouver un espace vital à des Allemands ethniques mécontents, souvent bloqués dans des camps de transit, et celles d’un Gauleiter nazi impatient de rendre judenrein la zone qu’il administrait, encombraient les autorités d’occupation en Pologne d’une quantité de plus en plus ingérable de Juifs sans ressources. [72]

Le meurtre de masse en vint à paraître aux fonctionnaires nazis comme le seul moyen de sortir de ce qu’ils vivaient comme un cauchemar administratif. [73] Aly indique que, après que des plans pour une déportation globale des Juifs d’Europe vers les régions les plus inhospitalières de l’Union Soviétique (elle-même, note-t-il, un plan complet d’extermination biologique à moyenerme) aient été mis en échec par la résistance obstinée des Soviétiques, un consensus se développa dans les cercles officiels nazis pour les liquider. C’est dans le cadre de cette décision, prise, selon Aly, à l’automne de 1941, que le gaz fut choisi comme instrument essentiel de l’annihilation industrialisée, que Belzec, Sobibor, Treblinka, Chelmno et Majdanek furent conçus comme des camps d’extermination, et que Auschwitz-Birkenau ajouta à ses fonctions existantes de camp de travail forcé celle d’un site de meurtre de masse. [74]

De fait, dans ses fonctions variées, Auschwitz résume la pluralité de déterminations qui a produit l’Holocauste. Stratégiquement située à la jonction du système ferroviaire d’Europe Centrale, qui en avait fait à la fin du 19e et au début du 20e siècle une station essentielle dans la migration saisonnière des travailleurs agricoles polonais allant travailler en Autriche et en Allemagne, la petite ville galicienne d’Oswiecim était devenue le site, d’abord, d’un camp de concentration nazi au service de la terreur exercée dans la Pologne fraîchement conquise ; puis un centre pour les plans d’Himmler de réinstallation d’Allemands ethniques dans les fermes volées à leurs propriétaires polonais expulsés ; puis, du fait de sa proximité avec le bassin houiller de Haute Silésie et de la disponibilité de prisonniers de guerre soviétiques comme main d’œuvre servile, l’usine de caoutchouc synthétique d’I.G. Farben ; et enfin, le camp d’extermination dans lequel ont été anéantis tant de Juifs européens. [75]

Aly décrit le processus à partir duquel l’Holocauste a émergé comme un exemple de ce qu’il appelle la « pratique de résolution projective des conflits » nazie : les conflits d’intérêts entre les divers centres de pouvoir du Troisième Reich, qui gagnaient ou perdaient constamment de l’importance et de l’influence, étaient nés de la tension entre des buts (de conquête) différents et généralement hypertrophiés, d’utopies sociales revues et corrigées, et de la notoire rareté du matériel nécessaire pour ceux-ci. Même lorsque les représentants des diverses institutions poursuivaient des intérêts conflictuels mutuellement exclusifs, ils étaient désireux de collaborer pour résoudre les conflits nécessairement produits par leurs stratégies divergentes – en particulier le rythme projeté de leur réalisation – au moyen du vol, du travail servile, et de l’extermination. [76]

Central dans ce processus était le rôle, souvent seulement implicite, joué par le racisme biologique pour fournir un cadre de débat et une base sur laquelle des décisions pouvaient être légitimées. La remarque suivante, faite par Hitler à Himmler en 1942, est ce qui se rapproche le plus d’une admission de l’Holocauste de sa part, mais elle est aussi hautement révélatrice du caractère de cette idéologie : « La découverte du virus juif est une des plus grandes révolutions qui aient eu lieu dans le monde. La bataille dans laquelle nous sommes engagés est de la même nature que celle livrée, au siècle dernier, par Pasteur et Koch. Combien de maladies ont leur origine dans le virus juif !... Nous ne retrouverons la santé qu’en éliminant les Juifs. » [77]

Ce langage médical (présent également dans l’usage habituel par les nazis du terme « nettoyage » comme euphémisme pour meurtre de masse) est symptomatique d’une idéologie pseudo-scientifique qui posait le principe d’un monde hiérarchique de races dont les « inadaptés » devaient être éliminés. C’était en vertu de cette idéologie qu’Hitler autorisa le « programme d’euthanasie » secret T-4, sous l’empire duquel entre 70 000 et 90 000 malades mentaux furent assassinés en 1939-1941 : le personnel utilisé et l’expertise acquise dans cette opération furent plus tard transférés dans les camps de l’Opération Reinhard (Belzec, Sobibor et Treblinka). [78] Le même racisme biologique – une idéologie moderne, et non l’antisémitisme traditionnel – motivèrent le meurtre des Roms et des Sinti, en grande partie à travers l’initiative de la Police Criminelle (une aile distincte de la RSHA dans la Police de Sécurité) et malgré le manque d’intérêt personnel d’Hitler pour la « question tzigane ». [79]

Mais c’était le « virus » juif, comme l’appelait Hitler, qui représentait le plus grave danger pour la santé du Volk allemand. Comme Paul Karl Schmidt, chef du service de presse du ministère des affaires étrangères allemand, le disait en 1943 : « La question juive n’est ni une question d’humanité ni une question de religion, mais une question d’hygiène politique. La juiverie doit être combattue partout où on la trouve, parce que c’est une infection politique, le ferment de désintégration et de mort de tout organisme national. » [80] Ainsi, lorsqu’on en vint à élaborer la politique concrète pour la « solution finale de la question juive », le meurtre était la position par défaut des nazis, dérivant d’une idéologie qui identifiait les Juifs comme une menace mortelle. L’Holocauste fut le résultat d’un processus bureaucratique de résolution de problème sur-déterminé par le racisme biologique qui constituait le ciment idéologique du national-socialisme.

Saisir la primauté de l’idéologie nazie dans le développement de l’Holocauste est essentiel pour comprendre que, même si des pressions économiques – telles que la pénurie alimentaire en URSS occupée – peuvent avoir contribué à motiver des campagnes de meurtre particulières, l’extermination des Juifs ne peut être expliquée en termes économiques. Raul Hilberg pense que « dans la phase préliminaire [l’isolement et l’expropriation des Juifs] les gains financiers, publics ou privés, dépassaient de loin les dépenses, mais... dans la phase du massacre les recettes n’équilibraient plus les pertes. » [81] Du point de vue de l’effort de guerre, l’Holocauste a détruit une main d’œuvre qualifiée rare et détourné du matériel roulant des objectifs militaires. Des firmes capitalistes individuelles comme I.G. Farben ont incontestablement tiré profit de l’extermination des Juifs, mais, aussi instrumentalement rationnelle qu’ait pu devenir l’organisation bureaucratique de l’Holocauste, ce crime n’était pas plus dicté par des considérations de profitabilité que par une stratégie militaire. [82]

Le racisme biologique a également joué un rôle crucial dans la motivation des bourreaux. Norman Geras, comme nous l’avons vu, a cherché à mettre en lumière l’importance qu’il y avait pour les nazis de libérer la pulsion à la transgression. On peut en voir une preuve, notamment dans les massacres prenant le plus la forme de pogroms — par exemple, pendant la radicalisation du meurtre des Juifs lithuaniens à l’été de 1941, lorsque les Einsatzgruppen ont exploité l’antisémitisme local, encourageant la participation de la population lithuanienne au carnage. [83]

Mais l’antisémitisme – que ce soit la forme pseudo-scientifique qu’il a prise dans l’idéologie nazie ou une version plus traditionnelle – était nécessaire pour transformer les Juifs en l’Autre objectivé contre lequel ces passions pouvaient s’exprimer de façon légitime. Leur foi en l’idéologie nazie a contribué à maintenir dans l’élite SS la combinaison d’efficacité sans états d’âme et de contrôle de soi qui semble avoir été ce qu’Himmler appelait « être restés corrects » dans son fameux discours d’octobre 1943 aux Gruppenführer SS à Poznan, lorsqu’il déclara : « La plupart d’entre vous savent ce que c’est que de voir un monceau de cent cadavres, ou de cinq cents, ou de mille. Être passés par là, et en même temps, sous réserve des exceptions dues à la faiblesse humaine, être restés corrects, voilà ce qui nous a endurcis. C’est à une page de gloire de notre histoire, une page non écrite et qui ne sera jamais écrite. » [84]

Comme dit Ulrich Herbert, l’antisémitisme intellectuel, pour ainsi dire, est détectable en particulier chez les dirigeants de la Police de Sécurité et des Einsatzgruppen. Ici, dans le noyau dur du génocide, l’hostilité envers les Juifs est identifiable comme une manifestation de vision mondiale radicale völkisch...

Voir leurs propres actes dans le contexte d’une telle vision du monde, non seulement les isolait de toute interférence d’autres acteurs, mais leur fournissait aussi ce discours déculpabilisant qui réduisait les inhibitions et offrait une voie d’auto-justification en présentant les actions accomplies comme le moyen nécessaire au service d’une fin élevée, suspendant ainsi les principes humanitaires acquis. [85]

Le rôle surdéterminant joué par l’idéologie nazie dans l’Holocauste semble écarter toute interprétation marxiste. C’est en tout cas ce qu’implique la déclaration d’Herbert disant : « Le racisme n’était pas « une croyance erronée » servant à dissimuler les véritables intérêts du régime, qui étaient essentiellement économiques. C’était le point fixe de tout le système. » [86] Mais c’est caricaturer le matérialisme historique que de le réduire à l’attribution de motifs économiques à des acteurs sociaux. [87]

De façon célèbre, Marx a répliqué à l’objection à sa théorie selon laquelle « cette opinion est juste pour le monde moderne dominé par les intérêts matériels mais non pour le Moyen Age où régnait le catholicisme, ni pour Athènes et Rome où régnait la politique » en disant : « Les conditions économiques d’alors expliquent au contraire pourquoi là le catholicisme et ici la politique jouaient le rôle principal. » [88]

De la même façon, on peut dire qu’une version matérialiste historique de l’Holocauste doit procéder, non pas en niant le rôle central joué par le racisme biologique dans l’extermination, mais en expliquant pourquoi cette idéologie avait un tel caractère central dans le national-socialisme. La plus grande partie de l’historiographie contemporaine du Troisième Reich semble, corrigeant en cela une négligence préalable, traiter le racisme comme une espèce de donnée brute qui ne requiert elle-même aucune explication.

Surmonter cette faiblesse exige que nous situions l’Holocauste dans l’évolution plus générale du régime national-socialiste. Ici, la contribution la plus importante est celle de Martin Broszat, qui place la radicalisation du régime, ce qui fut appelé la « révolution raciale », dans le contexte de « l’échec [des nazis] à reconstruire la société allemande » :

« Les idéaux plus ou moins corporatistes du national-socialisme, la poursuite d’un ordre nouveau complet pour l’agriculture, (...) les idées de réforme du Reich et les propositions de remodelage révolutionnaire de l’armée, de la fonction publique et de la magistrature – rien de tout cela n’a pu être réalisé. La force du mouvement national-socialiste n’était suffisante que pour mettre en danger l’état de choses existant et pour le détruire partiellement (...) Mais moins il y avait de chances de convertir les dogmes idéologiques du national-socialisme à des tâches de réorganisation constructive, plus cette idéologie se concentrait exclusivement sur les aspects et les objectifs négatifs qui affectaient essentiellement les principes légaux, humanitaires et moraux, mais qui paraissaient sans importance sur le plan social ou politique (...) Mais puisque l’activité pratique (plutôt que propagandiste) du mouvement idéologique était presque exclusivement dirigée vers ces buts négatifs, le seul développement ultérieur concevable devait passer par une intensification continue des mesures dirigées contre les Juifs, les malades mentaux et les éléments antisociaux. Mais la discrimination ne pouvait être intensifiée ad infinitum. Par conséquent le « mouvement » était voué à s’assouvir par la destruction physique. » [89]

L’argumentation de Broszat propose, à mon sens, la meilleure base sur laquelle comprendre la « radicalisation cumulative » du national-socialisme que lui-même et Hans Mommsen ont mise en lumière. Ian Kershaw offre une interprétation alternative, qui met l’accent sur le rôle personnel d’Hitler au sein du régime. En fait, pour Kershaw, la caractéristique définissant le nazisme semble être l’autorité unique d’Hitler, qu’il considère comme un exemple de ce que Max Weber appelait la domination charismatique. Les initiatives de fonctionnaires nazis individuels qui ont joué un rôle aussi important, par exemple, dans le développement de l’Holocauste, étaient légitimées en proclamant aller (comme l’a dit un d’entre eux) « dans le sens du Führer » : la justification fournie par une telle invocation de l’autorité d’Hitler contribuait à alimenter la cacophonie des initiatives centrifuges qui ont amené le régime nazi à une barbarie croissante et à une désintégration progressive :

« Des médecins se bousculant pour proposer des patients de psychiatrie au « programme d’euthanasie » dans les intérêts d’un peuple eugéniquement « plus sain » ; des avocats et des juges empressés à coopérer au démantèlement des sauvegardes légales dans le but de nettoyer la société des « éléments criminels » et des indésirables ; des chevaliers d’affaires désireux de profiter des préparatifs de guerre et, une fois en guerre, de mettre la main sur le butin et l’exploitation du travail servile étranger ; des technocrates et des scientifiques arrivistes essayant d’étendre leur pouvoir et leur influence en sautant dans le train en marche de l’expérimentation et de la modernisation technologiques ; des chefs militaires non nazis désireux de bâtir une armée moderne et de rétablir l’hégémonie allemande en Europe centrale ; et des conservateurs démodés méprisant les nazis mais ayant encore plus de dégoût et de peur des bolcheviks : tous allaient, à travers leurs formes de collaboration multiples et variées, au moins indirectement « dans le sens du Führer ». Le résultat était une radicalisation implacable du « système » et l’apparition progressive de politiques étroitement reliées aux impératifs idéologiques incarnés par Hitler ». [90]

Ce passage met en évidence le sentiment qui se développe progressivement autour de la métaphore « aller dans le sens du Führer » en lisant l’excellente biographie d’Adolf Hitler due à Kershaw – à savoir qu’un concept qui peut être efficace dans certaines limites étroites est déployé jusqu’à ne plus vouloir rien dire. Il a dû y avoir souvent un écart entre les véritables motivations des acteurs énumérés ci-dessus et les raisons qu’ils donnaient pour légitimer leurs actes au sein de la « sphère publique » du Troisième Reich. Kershaw se couvre contre ce genre d’objection en traitant ces cas de situations « où la motivation idéologique était secondaire, ou peut être même totalement absente, mais où la fonction objective des actions était malgré tout de porter plus loin le potentiel de réalisation des buts qu’Hitler personnifiait. » [91] Mais de quel critère faire usage pour déterminer quelles actions particulières avaient cette « fonction objective » ?

Kershaw dit qu’Hitler « représentait » ou « personnifiait » certains « impératifs idéologiques », mais cela ne fait que renvoyer le problème à la case départ : comment établissons-nous ce qu’étaient ces impératifs ? Se référer aux buts personnels d’Hitler sombrerait dans le genre d’intentionnalisme que la métaphore « aller dans le sens du Führer » est censée permettre d’éviter. D’une manière familière à tout étudiant de Hegel, l’objectivisme risque ici de glisser vers son pôle opposé, le subjectivisme. La seule façon d’éviter ce piège est, à mon avis, de mettre à la base de son interprétation du national-socialisme, non pas le rôle d’Hitler en tant que leader charismatique, mais plutôt la nature spécifique du nazisme en tant que type de mouvement de masse distinct. [92]

Nous devons ici revenir à l’analyse du fascisme qui est celle de Trotsky. Le national-socialisme représentait une réponse particulière aux intenses contradictions sociales et économiques à l’œuvre dans la société allemande au début de ce que Mayer appelle « la crise générale et la guerre de trente ans du vingtième siècle ».

Tout en mobilisant ses partisans pour un projet contre-révolutionnaire – la destruction du travail organisé et la réhabilitation de l’impérialisme allemand – il promettait la vision apparemment révolutionnaire d’une Volksgemeinschaft, utopie raciale dont les conflits de classe et les races étrangères (tous deux unifiés par l’idéologie nazie dans l’image du Juif dressant les Allemands les uns contre les autres) ont été bannis.

Incapable de prendre réalité sous la forme d’une authentique reconstruction de la société lorsque Hitler prit le pouvoir, le radicalisme nazi fut déplacé sur la question juive. Les énergies du mouvement pouvaient se concentrer en toute sécurité sur ce que Broszat appelle les « aspects négatifs » de l’idéologie national-socialiste – la tendance à l’élimination de l’Autre. La politique raciale ne menaçait pas le pacte fragile conclu entre les nazis et le grand capital. Pour le dire crûment – le national-socialisme ne parvint pas à créer la Volksgemeinschaft, mais au moins les SS pouvaient exterminer les Juifs.

L’interprétation esquissée ici se raccorde avec quelques remarques suggestives de Slavoj Žižek. Il écrit que « les véritables horreurs du nazisme résident dans la façon même dont il déplaça/convertit l’antagonisme social en différences raciales. » [93] Ailleurs, il affirme que « l’extrémisme politique » ou le « radicalisme excessif » devraient toujours être lus comme « un phénomène de déplacement idéologico-politique » : comme un indice de son opposé, comme une limitation ou un refus d’aller carrément « jusqu’au bout ». [94] La « radicalisation cumulative » du régime nazi n’était dès lors non pas une simple conséquence de sa propre fragmentation interne, ou du rôle personnel d’Hitler. Elle reflétait l’incapacité structurelle du national-socialisme à « aller jusqu’au bout » – à supprimer les contradictions sociales auxquelles il était une réponse et qu’il avait promis de guérir.

C’est là qu’il existe une connexion entre l’Holocauste et le mode de production capitaliste. Il n’est bien sûr, comme je l’ai déjà noté, pas question de prétendre que l’extermination des Juifs peut être déduite des besoins économiques du capitalisme allemand. Mais le national-socialisme est devenu un mouvement de masse au cours de ce qui reste la plus grave crise économique de l’histoire du système capitaliste. Plus que cela — pour échapper à cette crise et pour écraser la classe ouvrière, les milieux d’affaires allemands se sont alliés à un mouvement dont l’idéologie raciste et pseudo-révolutionnaire le portait vers l’Holocauste, en particulier du fait de son incapacité à transformer la société allemande.

Ainsi – non pas directement, mais de façon néanmoins importante – le capitalisme était de façon causale impliqué dans le processus qui a abouti à l’extermination des Juifs. [95]

Mécanismes et massacre

Ce genre d’explication, invoquant comme elle le fait les structures économiques et politiques, les classes sociales, les idéologies et les mouvements de masse, peut laisser insatisfaits bien des gens désireux de dégager le sens de l’Holocauste. Pour revenir au début de cet essai, Norman Geras se plaint de l’explication structurelle de l’extermination des Juifs qui est celle de Mandel au motif qu’elle lui « semble bien loin d’atteindre le but qu’elle se propose. Aucune de ces cause ne va directement dans le sens de supprimer un peuple. » [96] Bon, il est exact que Mandel voit « l’Holocauste comme l’expression ultime des tendances destructives à l’œuvre dans la société bourgeoise, tendances dont les racines reposent dans le colonialisme et l’impérialisme. » [97]

À l’inverse, l’interprétation que j’ai proposée ici tente de suppléer à la spécificité absente dans l’analyse de Mandel en donnant ce qui me paraît son poids réel à la dynamique du national-socialisme en tant que mouvement de masse. Mais cela peut encore ne pas satisfaire Geras. Je peux imaginer deux raisons à cela. L’une est que (comme ce n’est que trop possible) cela n’est tout simplement pas une très bonne explication : elle omet de prendre en compte, ou de souligner suffisamment, des facteurs cruciaux pour une bonne compréhension de l’Holocauste. Et peut-être cet échec reflète-t-il une myopie plus profonde inhérente au marxisme en tant que théorie sociale. C’est peut-être le cas : la réponse émergera du débat critique inhérent à tout enquête historique. Il y a, cela dit, une autre raison pour laquelle l’interprétation de l’Holocauste proposée ici est susceptible de ne pas satisfaire Geras (ainsi que bien d’autres). C’est qu’aucune explication de l’extermination des Juifs ne peut réellement paraître satisfaisante, non pas parce que l’explication est nécessairement fausse mais à cause de l’énormité de l’évènement qu’elle prétend comprendre. Un tel écart inhérent entre cause et effet est sans doute au moins en partie ce que Hannah Arendt essayait de cerner lorsqu’elle a proposé sa thèse célèbre de la « banalité du mal ». Cet écart entre le fait de l’Holocauste et nos efforts pour le saisir théoriquement est le noyau rationnel de l’idée, articulée entre autres par Elie Wiesel, qu’il est au-delà de toute histoire et de toute compréhension.

Le silence est certainement une réponse légitime à ce qui s’est passé à Auschwitz, mais, comme j’ai essayé de le montrer, il ne suffit pas. Une généralisation théorique est requise, et pas seulement pour contribuer à appréhender l’Holocauste dans toute sa spécificité. Parce que Mandel n’a en même temps pas tort de tenter de situer l’extermination des Juifs dans le contexte général du capitalisme en tant que système économique et social, même si une telle contextualisation est insuffisante. Mike Davis a montré dans son nouveau livre étonnant Late Victorian Holocausts comment la politique impériale britannique en Inde, destinée à minimiser les dépenses gouvernementales et à encourager les habitudes industrieuses chez les pauvres, a contribué à transformer les grandes sècheresses de 1876-1879 et de 1896-1902 en catastrophes humaines aux proportions gigantesques : le nombre combiné des victimes indiennes de la famine et des épidémies dues à ces deux sécheresses se situe entre 12 et 30 millions de morts (de nombreux millions d’hommes et femmes moururent aussi en Chine et ailleurs). [98]

Il est clair que Lord Lytton et Lord Curzon – les vice-rois britanniques respectifs durant ces deux sécheresses – et les gouvernements métropolitains qu’ils servaient ne sont pas équivalents à Himmler et Heydrich. L’intention délibérée d’exterminer des millions d’humains était, dans leur cas, absente. [99] Mais devons-nous en conclure que ceux qui poursuivaient une politique qui à sa façon était aussi impitoyable et idéologique que celle des nazis, même si l’inspiration en venait d’Adam Smith, Malthus et Spencer plutôt que de l’étrange mixture concoctée par Hitler, et dont la conséquence était la mort non inévitable de millions d’hommes, appartiennent à un univers moral différent de celui des bureaucrates racistes de la RSHA ? Considérons par exemple le texte, publié en 1907, de ce philosophe respectable d’Oxford qu’était Hastings Rashdall :

« Je vais maintenant mentionner un cas dans lequel probablement personne n’hésitera. Il devient assez évident aujourd’hui que toute amélioration des conditions sociales des races supérieures de l’humanité postule l’exclusion de la concurrence avec les races inférieures. Cela signifie que, tôt ou tard, le bien-être inférieur – et peut-être finalement l’existence même – d’innombrables chinois ou nègres doit être sacrifié pour qu’une vie supérieure soit possible pour un nombre bien plus petit d’hommes blancs. » [100]

De telles comparaisons introduisent une complication supplémentaire. Car Davis prétend que le désastre qu’il chronique ne résultait pas simplement de l’interaction maligne du système climatique avec la politique impérialiste et l’idéologie libérale, mais reflétait aussi la transformation de régions jusque-là prospères d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine en « périphéries affamées d’une économie mondiale centrée sur Londres. » [101]

La subordination des paysans parcellaires aux rythmes d’un marché mondial échappant à leur compréhension et à leur contrôle, et l’endettement de leurs dirigeants auprès des banques européennes et américaines accroissent la vulnérabilité de sociétés entières à des évènements climatiques extrêmes. Ici, tracer le fil des responsabilités devient encore plus ardu. Une fois de plus, il n’y a certainement aucun désir d’extermination chez les banquiers et les traders, mais il n’en reste pas moins que leurs décisions peuvent avoir joué un rôle actif dans des évènements qui ont complètement détruit des communautés vivant à des milliers de kilomètres d’eux.

Comment donc allons-nous juger moralement des acteurs ayant un rôle privilégié dans des mécanismes économiques impersonnels qui ont des conséquences dévastatrices pour d’autres ? Ce n’est à l’évidence pas une simple question historique. Nous vivons à une époque où cette même idéologie du « laissez faire » qui a légitimé l’indifférence victorienne à la famine indienne a fait un come back sous la forme du « consensus de Washington » néo-libéral qui domine désormais les ministères des finances occidentaux et les institutions multilatérales telles que le FMI et l’OMC. Ken Livingstone a provoqué une véritable indignation lorsque, à l’occasion des élections municipales de Londres l’an dernier, il a dit que le capitalisme tuait chaque années plus de gens qu’Hitler. [102]

Mais une personnalité aux manières bien plus posées, l’historien libéral-sceptique Peter Novick, a fait observer la « curieuse anomalie » qui veut que, en même temps que sont célébrées des commémorations de plus en plus grandioses de l’Holocauste, entre 10 et 12 millions d’enfants meurent chaque année parce qu’il leur manque « la nourriture et les équipements médicaux minimaux qui les maintiendraient en vie », une cause qu’il serait tout à fait possible, en termes de moyens humains, de supprimer. [103]

Le but de ces comparaisons n’est pas de relativiser l’Holocauste pour l’évacuer, ou de nier la spécificité historique de l’extermination des Juifs. La plus grande partie de ce travail, après tout, a été consacrée à traiter de cette spécificité. Il s’agit plutôt de faire observer que des pertes de vies massives, provoquées socialement et évitables, constituent une caractéristique chronique du monde moderne. Le mélange des causes de ces disparitions massives – structures économiques, froideur bureaucratique, idéologies collectives, politiques délibérées, et émotions aussi diverses que la haine, la cupidité, la peur, le dédain, et la jouissance d’une libération pervertie – varie selon les cas. Si l’Holocauste représente un extrême – celui d’un meurtre de masse industriel, délibéré, la mortalité infantile contemporaine en représente un autre – celui d’une cause structurelle impersonnelle. [104] Mais tous deux sont évitables, et tous deux sont apparus dans le capitalisme moderne. Étudier l’extermination des Juifs est important.

Nous devons nous souvenir des victimes et rester vigilants vis-à-vis de tout mouvement cherchant à redonner vie à l’idéologie obscène du national-socialisme. Mais comprendre l’Holocauste peut aussi aider à empêcher les meurtres de masse qui se produisent à l’heure présente, et nous pousser à cesser d’être de simples spectateurs.

Notes

[1Ce texte a fourni la base de ma leçon inaugurale à l’Université de York le 2 mars 2001. L’interprétation qu’il propose a été à l’origine donnée dans une intervention à Marxism 93 (organisé par le Socialist Workers Party à Londres en juillet 1993). Tous mes remerciements à Tom Baldwin, Norman Geras, Donny Gluckstein et Julie Waterson pour leurs commentaires. Je voudrais aussi reconnaître une dette, qui remonte aux années 1970, contractée envers le regretté Tim Mason, pour sa gentillesse personnelle et l’inspiration intellectuelle qu’il prodiguait, et à Colin Sparks pour le cours informel qu’il m’a donné (en plus d’une bonne dose de moquerie amicale) en théorie marxiste du fascisme.

[3N. Finkelstein, The Holocaust Industry (Londres : Verso, 2000), 45.

[4N. Finkelstein, The Holocaust Industry (Londres : Verso, 2000), 330-1, n.107.

[5Le problème de la comparaison a été abordé efficacement par certaines des contributions les plus saines à la Historikerstreit allemande des années 1980 : voir en particulier Mommsen, «  The New Historical Consciousness and the Relativizing of National Socialism  » in Forever in the Shadow of Hitler  ? (Atlantic Highlands, NJ : Humanities Press, 1993).

[6Novick., Holocaust and Collective Memory, 193.

[7W. G. Runciman, A Treatise on Social Theory (Cambridge : Cambridge University Press, 1983 I. 20.

[8Voir, par exemple, S. Friedlander, ed., Probing the Limits of Representation (Cambridge : Harvard University Press, 1992), and N. Geras, «  Life Was Beautiful Even There  » Imprints 5 (2000).

[9N. Geras, «  Marxists before the Holocaust  » in id., The Contract of Mutual Indifference (Londres:Verso, 1998), 143–44. Pour la façon dont Mandel a frôlé la mort pendant la guerre, voir «  The Luck of a Crazy Youth  » in G. Achcar, ed., The Legacy of Ernest Mandel (Londres : Verso, 1999), où apparaît aussi la contribution de Geras...

[10E. Mandel, The Meaning of the Second World War (Londres : Verso, 1986), 90–93. Voir aussi id., «  Material, Social and Ideological Preconditions for the Nazi Genocide  » in Achcar, ed.,Legacy of Ernest Mandel.

[11Geras, «  Marxists before the Holocaust  » 147.

[12M. Horkheimer and T.W. Adorno, Dialectic of Enlightenment (Londres : NLB, 1979), 168–208. Enzo Traverso relate un échec encore plus extrême à prendre en compte l’Holocauste dans Réflexions sur la question juive, de Sartre : voir «  The Blindness of the Intellectuals  » in id., Understanding the Nazi Genocide (Londres : Pluto, 1999).

[13E. J. Hobsbawm, Age of Extremes (Londres : Michael Joseph, 1993), 50–52, et ch. 5. Un examen contrasté du défi fasciste à la démocratie constitue la force essentielle de l’histoire de l’Europe du 20e siècle, par ailleurs décevante, de Mark Mazower, Le continent des ténèbres (Paris : Éditions Complexe, 2005).

[14Traverso, Understanding the Nazi Genocide, 44.

[15Novick, Holocaust and Collective Memory, en particulier ch. 1–4.

[16En particulier le rejet cavalier, de la part de Finkelstein, du danger politique représenté par le déni de l’Holocauste et par l’extrême droite – comme quand il déclare «  Il n’y a pas de preuve que les révisionnistes exercent aux États-Unis davantage d’influence que ceux qui prétendent que la Terre est plate  » (Holocaust Industry, 68), me semble très sérieusement erroné.

[17T.W. Mason, Social Policy in the Third Reich (Oxford : Berg, 1993), 282, citation tirée de son Épilogue publié après sa mort d’un livre édité pour la première fois en allemand en 1977.

[18Ibid., 282.

[19Voir en particulier la recherche résumée dans les contributions à National Socialist Extermination Policies, U. Herbert, ed., (New York : Berghahn, 2000).

[20L.D.Trotsky, 1905, «  Les sicaires de sa majesté  » in 1905  ».

[22Ibid., 159-160.

[23Ibid., 158, 163, 164. Pour un exemple de telles descriptions, voir les narrations répugnantes rassemblées in E. Klee et al., Pour eux, «  c’était le bon temps  » : la vie ordinaire des bourreaux nazis, Omnibus, 1990.

[24N. Geras, «  Socialist Hope in the Shadow of Catastrophe  » in Contract of Mutual Indifference.

[25S.Žižek, The Ticklish Subject (Londres : Verso, 1999), 391.

[26Des considérations similaires peuvent s’appliquer à d’autres tentatives d’expliquer directement l’Holocauste à partir de ce qui est considéré comme des caractéristiques universelles de la nature humaine – par exemple, le besoin d’identité, qui, selon G.A. Cohen, sous-tend les variétés d’identifications nationale, ethnique, religieuse et raciale : voir id. , «  Reconsidering Historical Materialism  » in A. Callinicos, ed., Marxist Theory (Oxford : Oxford University Press, 1989).

[27Traverso, Understanding the Nazi Genocide, 60.

[28J. Strachey, The Coming Struggle for Power (Londres : Gollancz, 1934), 261  ; G. Dimitrov, «  L’Offensive du fascisme et les tâches de l’Internationale communiste dans la lutte pour l’unité de la classe ouvrière contre le fascisme  » (7e congrès de l’I.C.) . On trouvera une appréciation critique extensive de l’analyse du fascisme par le Comintern in N. Poulantzas, Fascisme et dictature (Paris : Seuil, 1974).

[29Je comprends bien que l’utilisation du mot «  fascisme  » comme terme générique désignant un type particulier de mouvement et de régime plutôt que comme référence au cas italien est aujourd’hui considérée «  vieux jeu  » par les historiens. J’ai néanmoins trouvé cet usage inévitable – d’abord, parce que je parle des théories marxistes du fascisme conçu dans ce sens large, et, deuxièmement, parce que je considère le refus principiel de s’engager dans une analyse comparative destinée à mettre en lumière les similitudes et les différences qui connectent non seulement le national-socialisme allemand et le fascisme italien mais aussi des mouvements d’extrême droite plus récents comme la pire espèce d’obscurantisme historique. Pour une discussion de la «  disparition des théories, ou des concepts articulés, du fascisme de la recherche et des écrits sur le Troisième Reich  », voir T.W. Mason, «  Whatever Happened to «  Fascism  »  ?  » in id., Nazism, Fascism and the Working Class (ed. J. Kaplan  ; Cambridge : Cambridge University Press, 1995) : citation de p. 323.

[30A. J.Mayer, La Persistance de l’Ancien Régime. L’Europe de 1848 à la Grande Guerre, Flammarion, Paris, 1983. Restreinte au cas allemand, la thèse de Mayer se réduit à une version de l’idée, très influente parmi les historiens ouest-allemands de la gauche libérale, du Sonderweg. Cette interprétation de l’histoire allemande (tout au moins antérieure à 1945) comme ayant suivi une «  voie spéciale  » reflétant la domination des élites agrariennes pré-modernes a, de mon point de vue, reçu une réfutation définitive : voir D. Blackbourn et G. Eley, The Peculiarities of German History (Oxford : Oxford University Press, 1984) Voir, pour une version alternative de l’Europe de la fin du 19e siècle, E. J. Hobsbawm, L’Ère des empires : 1875-1914, Fayard, 1989  ; Hachette, 1997.

[31Id.,Why Did the Heavens Not Darken  ? (New York : Pantheon, 1990), 31, 33, 34, 235. La narration directe de l’Holocauste par Mayer se trouve in ibid. (titre français La «  Solution finale  » dans l’histoire), troisième partie.

[32Voir, par exemple, C.R. Browning, «  The Holocaust as By-product  ?  » in id., The Path to Genocide (Cambridge : Cambridge University Press, 1995).

[33I. Kershaw, Hitler (Londres : Allen Lane, 1998–2000), II. 357–59.

[34W. Manoschek, «  The Extermination of the Jews in Serbia  » in Herbert, ed., National Socialist Extermination Policies. Voir, de façon plus générale, O. Bartov, Hitler’s Army (Oxford : Oxford University Press, 1992).

[35Voir, par exemple, A. J. Mayer, Les Furies : Violence, vengeance, terreur aux temps de la Révolution française et de la Révolution russe, Éditions Fayard, 2002.

[36Le monde aristocratique impliqué dans le complot pour tuer Hitler est assez bien évoqué dans une certaine littérature mémorialiste : voir, par exemple, C. Bielenberg, The Past is Myself (Londres : Corgi, 1984) et Marie Vassiltchikov, Journal d’une jeune fille russe à Berlin : 1940-1945 (Phébus, 2007).

[37J. Fest, Plotting Hitler’s Death (New York : Henry Holt, 1996), 19.

[38Voir, par exemple Detlev Peukert, Volksgenossen und Gemeinschaftsfremde : Anpassung, Ausmerze und Aufbegehren unter dem Nationalsozialismus, (Cologne, Bund Verlag, 1982) qui a été traduit en anglais sous le titre Inside Nazi Germany : conformity, opposition and racism in everyday life (Londres Penguin 1989) et, pour une bibliographie critique générale, M. Nolan, «  Work, Gender, and Everyday Life : Reflections on Continuity, Normality and Agency in Twentieth-Century Germany  » in I. Kershaw and M. Lewin, eds., Stalinism and Nazism (Cambridge : Cambridge University Press, 1997).

[39Mayer, Why Did the Heavens Not Darken  ?.

[40Assez ironiquement, si l’on considère son évolution ultérieure, cette caractérisation du national-socialisme est très proche de la définition de Ernst Nolte du fascisme comme «  réaction révolutionnaire  » : Voir Le Fascisme dans son époque (Julliard, 1970).

[42Poulantzas, Fascisme et dictature, 69–70.

[45Voir l’analyse soigneuse de la preuve in D. Gluckstein, The Nazis,
Capitalism and the Working Class (Londres : Bookmarks, 1999), ch. 4, et le résumé par Ian Kershaw de l’état de l’opinion publique à la veille de la prise du pouvoir par les nazis : Hitler, I. 402–12 (édition anglaise).

[46D. Guerin, Fascisme et grand capital (Maspéro, 1965), p. 88.

[47Malgré la valeur immense du Hitler de Ian Kershaw en tant
que synthèse admirable et érudite d’une vaste littérature, la biographie plus ancienne de Fest (peut-être parce que son conservatisme le rend plus sensible aux nuances de la vie culturelle allemande) brosse un portrait bien plus convaincant d’Hitler comme un révolutionnaire racial qui, lorsque son engagement machiavelien avec les réalités du pouvoir a finalement échoué à Stalingrad, a rechuté dans l’utopisme de la période antérieure à 1923, se lançant dans ce que Fest appelle «  la stratégie d’une chute flamboyante  », Hitler (Harmondsworth : Penguin, 1977), 666. Voir aussi, par exemple, ibid., 609 –13.

[48Trotsky, Struggle against Fascism, 282, 441, 278, 405. Lorsque Donny Gluckstein cite en les approuvant les deux dernières phrases citées, à mon avis il a tort, même si je suis d’accord avec l’argumentation qui entoure sa citation : Gluckstein, Nazis,
Capitalism, and the Working Class
, 162.

[49Poulantzas, Fascisme et dictature, Pt. 7, ch. IV.

[50Fest, Plotting Hitler’s Death, 332.

[51À mon avis, c’est aussi la meilleure façon de conceptualiser la relation entre l’État et le capital en tant que tel : voir R. Miliband,
«  State Power and Class Interests  » New Left Review 138 (1983) et C. Harman, «  The State and Capitalism Today  » International Socialism 2.51 (1991). L’analyse d’Henry Ashby Turner in German Big Business and the Rise of Hitler (Oxford : Oxford University Press, 1985), même si elle se propose de réfuter les versions marxistes du nazisme, fournit en fait un soutien détaillé à l’interprétation développée ici.

[52D.
Peukert, The Weimar Republic (Harmondsworth : Penguin, 1991), 125–27, 229–30.

[53Kershaw, Hitler, I.425 (édition anglaise).

[54Ibid., I.436  ; voir en général ibid., I, ch. 11 et 12.

[55Voir ibid., II, ch. 1.

[56Pour un résumé lucide de ces questions, voir O. Bartov, «  From Blitzkrieg to Total War  » in Kershaw and Lewin, eds., Stalinism and Nazism, 168–73.

[57T.W. Mason, «  The Primacy of Politics  » in id., Nazism, Fascism and the Working Class, 71–2.

[58R. Overy, Goering (Londres : RKP, 1984), en
particulier ch. 3–6  ; citation de 111.

[59Pour une version relativement sophistiquée de la théorie du stamokap, voir P. Boccara, Études sur le capitalisme
monopoliste d’État
, sa crise et son issue (Paris : Éditions
Sociales, 1973). Pour des critiques, voir N. Poulantzas, Les Classes sociales dans le capitalisme aujourd’hui (Paris : Seuil, 1974) et B. Jessop, The Capitalist State (Oxford : Martin Robertson, 1982).

[60Pour une analyse très semblable à celle proposée ici et dans le précédent paragraphe, voir Gluckstein, Nazism, Capitalism and the Working Class, ch. 7.

[61Voir T. Cliff, Le capitalisme d’État en URSS de Staline à Gorbatchev (Paris, EDI, 1990), et C. Harman, Explaining the Crisis (Londres : Bookmarks, 1984), ch. 2.

[62Pour une étude marxiste pionnière proposant une version différenciée des intérêts capitalistes allemands, en particulier dans le programme
hitlérien de conquête territoriale, voir A. Sohn-Rethel, The Economy and Class Structure of German Fascism (Londres : Free Association Books, 1987).

[63Peukert, Inside Nazi Germany, 182. Tout au plus, d’après Peukert, en sapant les institutions et les croyances traditionnelles, le national-socialisme a contribué à l’émergence d’une société plus individualisée et privatisée qui s’est épanouie durant le «  miracle allemand  » des années 1950  ; voir en particulier ibid., ch. 13. Pour une critique complète de l’idée selon laquelle Hitler a présidé à une «  révolution sociale  », voir Gluckstein, Nazis, Capitalism and the Working Class, ch. 6.

[64Mason, Social Policy, passim. La résistance de la classe ouvrière a été cependant bien plus faible pendant la guerre elle-même. Une des causes décisives de ce changement était la
présence en Allemagne (chiffre d’août 1944) de sept millions et demi de
travailleurs esclaves : par conséquent, écrit Ulrich Herbert, «  la pratique du racisme devint une habitude quotidienne, un élément de la vie de tous les jours, sans que les Allemands individuels aient à participer à la moindre discrimination ou oppression.  » Hitler’s Foreign Workers (Cambridge : Cambridge University Press, 1997), 396.

[65Peukert, Inside Nazi Germany, 245.

[66Voir H. Höhne, L’Ordre noir : Histoire de la SS (Casterman, 1968).

[67Voir, pour une vue d’ensemble de ce débat, T.W. Mason, «  Intention and Explanation : A Current Controversy about the Interpretation of National Socialism  » in id., Nazism, Fascism and the Working Class.

[68Kershaw,
Hitler, II. 153. Voir ibid., II. 520–23, sur le fait qu’Hitler était conscient de (mais refusait de reconnaître explicitement) l’extermination des Juifs.

[69H. Mommsen, From Weimar to Auschwitz (Cambridge : Polity, 1991), p. 175  ; voir en particulier id., «  The Realization of the Unthinkable  » in ibid., et M. Broszat, «  Hitler and the Genesis of the «  Final Solution  »  » in H.Koch, ed., Aspects of the Third Reich (Houndmills : Macmillan, 1985).

[70C.
Gerlach, «  German Economic Interests, Occupation Policy, and the Murder of the Jews of Belorussia, 1941  » in Herbert, ed., National Socialist Extermination Policies, 212–17.

[71C. Dieckmann, «  The
War and The Killing of the Lithuanian Jews  » in Herbert, ed., National Socialist Extermination Policies.

[72G. Aly, «  Final Solution  » (Londres : Arnold, 1999), p. 166. Un travail précédent d’Aly, en collaboration avec Susanne Heim, sur la politique de la population des nazis a provoqué une vive controverse : voir, par exemple, C. Browning, «  German Technocrats, Jewish Labour, and the Final Solution  » in id., Path to Genocide. Les critiques de Browning
ne semblent pas, cela dit, s’appliquer à ce livre.

[73L’attitude des fonctionnaires nazis envers ce qu’ils définissaient comme des problèmes administratifs était toujours saturée de racisme. Ulrich Herbert prétend que les autorités d’occupation en Pologne ont adopté consciemment une politique juive impraticable, comme la ghettoïsation, pour faire pression sur Berlin dans le sens d’une solution finale radicale. «  Labour and Extermination : Economic Interest and the Primacy of Weltanschauung in National Socialism  » Past & Present 138 (1993), p. 160.

[74Aly, «  Final Solution  », ch. 7–11 (citation de 176), et «  Jewish
Resettlement : Reflections on the Political Prehistory of the
Holocaust  » in Herbert, ed., National Socialist Extermination Policies. Il y a une controverse considérable parmi les historiens à la fois sur le moment précis de la décision de tuer les Juifs et sur le point de savoir si elle a été prise, comme le prétend Aly, comme conséquence des attentes de victoire frustrées, ou dans l’euphorie occasionnée par les succès militaires allemands du début contre l’Armée Rouge. Pour une version influente de cette dernière opinion, voir C.R. Browning, Fateful Months (New York : Holmes & Meier, 1985) et «  Hitler and the Euphoria of Victory  » in D. Cesarini, ed., The Final Solution : Origins and Implementation (Londres : RKP, 1994).

[75Voir l’excellente étude de Robert Jan van Pelt and Debórah Dwork, Auschwitz 1270 to the Present (New Haven : Yale University Press, 1996).

[76Aly, «  Final Solution  », p. 259.

[77Hitler’s Table Talk 1941–1944 (Londres : Weidenfeld & Nicolson, 1953), p. 332.

[78Voir, par exemple, H. Friedlander, «  Euthanasia and the Final Solution  » in Cesarani, ed., Final Solution, id., The Origins of Nazi Genocide (Chapel Hill : University of North Carolina Press, 1995), et Kershaw, Hitler, II. pp. 252–61. Aly insiste sur le rôle des «  buts pragmatiques  » – dégager de la place dans les hôpitaux, économiser de l’argent, etc. dans T-4, mais reconnaît que «  l’idéologie est cependant restée importante, ne serait-ce que dans la mesure où elle permettait, dans l’esprit des bourreaux, de neutraliser les barrières morales et légales  », «  Final
Solution
  » p. 29.

[79M. Zimmermann, «  The National Socialist «  Solution of The Gypsy Question  »  » in Herbert, ed., National Socialist Extermination Policies. La centralité du racisme pour le régime national-socialiste est
développée de façon systématique in M. Burleigh and W.Wipperman, The Racial State (Cambridge : Cambridge University Press, 1991). La modernité du national-socialisme est l’un des thèmes principaux de Peukert dans Inside Nazi Germany.

[80R. Hilberg, The Destruction of the European Jews (édition révisée, 3 vol., New York : Holmes & Meier, 1985), II. 739.

[81Ibid., III. 1006. Comme exemple du rôle joué par les facteurs économiques dans des cas spécifiques, Christian Gerlach indique : «  Les divers programmes de liquidation en Biélorussie, en particulier ceux concernant des groupes de population non-juifs, étaient en grande partie des réponses à des pression liées à l’économie alimentaire  », «  German Economic Interests  » 227.

[82Une
faiblesse du travail par ailleurs excellent de Donny Gluckstein sur le
national-socialisme est qu’il a tendance à assouplir la tension entre
l’idéologie et l’économie dans l’Holocauste : voir The Nazis, Capitalism and the Working Class 183 - 90. Cela dit, même pendant la dernière période de la guerre, l’opportunisme d’Hitler pouvait prendre le pas sur des considérations idéologiques : en avril 1944, longtemps après que le Reich ait été rendu judenrein, il autorisa le déploiement de plus de 100 000 Juifs hongrois pour travailler dans l’industrie d’armement allemande : Herbert, «  Labour and Extermination  » pp. 189–92.

[83D. Porat, «  The Holocaust in Lithuania  » in Cesarini, ed., Final Solution.

[84http://www.phdn.org/negation/documents/nazisdoc.html#himmler-19431004, Voir aussi, sur les motivations des bourreaux, Hilberg, Destruction, III., pp. 1007–29, et la remarquable étude de Christopher Browning, Des hommes ordinaires (Tallandier, 2007).

[85U. Herbert, «  Extermination Policy  » in id., ed., National Socialist Extermination Policies, 33.

[86Id., «  Labour and Extermination  » 195.

[87Pour un exemple récent de cette erreur, voir N. Ferguson, The Cash Nexus (Londres : Allen Lane, 2001), Introduction.

[88Karl Marx, Capital I, . Voir L. Althusser and E. Balibar, Reading Capital (Londres : NLB, 1970), pp. 217–18.

[89M. Broszat, The Hitler State (Londres : Longman, 1981), p. 355, p. 357.

[90I. Kershaw, «  «  Working Towards the Führer  »  » in Kershaw and Lewin, eds., Stalinism and Nazism, p. 105.

[91Ibid., 104.

[92Voir, pour plus d’éléments sur ces questions par rapport au second volume de la biographie d’Hitler par Kershaw, A. Callinicos, «  Just a Case of Bad Intentions  ?  » Socialist
Review
(Novembre 2000).

[93S. Žižek, Ticklish
Subject
, p. 228.

[94Id., «  Class Struggle or Postmodernism  ? Yes, Please  !  » in J. Butler et al., Contingency, Hegemony, Universality
(Londres : Verso, 2000), 130 n.17.

[95Ce lien indirect a été fort bien formulé par Joel Geier dans son intervention à Marxism 1993 : «  Le capitalisme allemand n’avait pas besoin de l’Holocauste. Mais il avait besoin des nazis, et ils avaient besoin de l’Holocauste.  »

[96Geras,
«  Marxists before the Holocaust  », p. 166, n. 43.

[97Mandel,
«  Material, Social and Ideological Preconditions  », p. 229.

[98Mike Davis, Génocides tropicaux (La Découverte, 2006).

[99Plus encore, David Gilmour, le dernier en date des biographes de Curzon, et un admirateur de l’empire britannique en Inde, loue «  l’énergie et la minutie avec laquelle Curzon s’est occupé de la crise de la famine  », Curzon (London : Macmillan, 1994), p.173.

[100Cité in Jeremy Waldron, «  Two Essays on Basic Equality  » (1999), 8. Je remercie Chris Bertram pour cette référence.

[101Davis, Late Victorian Holocausts (Londres, Verso, 2001), p. 291.

[102See, for example, R. Bennett, «  Livingstone Defiant over Hitler
Claims  », Financial Times, 12 avril 2000.

[103Novick, Holocaust and Collective Memory, p. 255.

[104Les meurtres de masse perpetrés par le régime stalinien en URSS pendant les années 1930 représentent un cas intermédiaire, puisqu’ils ont combiné l’élimination délibérée de peut-être deux millions d’ennemis politiques réels ou imaginaires avec des millions de morts supplémentaires causées principalement par l’application de politiques qui n’y visaient pas même si cela en était une conséqeunce prévisible. Voir E. Traverso,
«  The Uniqueness of Auschwitz  » in id., Understanding the Nazi Genocide, et, pour une étude récente de la Terreur Stalinienne qui utilise des éléments récemment découverts, J.A. Getty and O.V. Naumov, The Road to Terror (New Haven : Yale University Press, 1999).


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