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6 octobre 2009
Si l’opportunité de la construction d’un nouveau regroupement politique où la gauche révolutionnaire et des secteurs plus larges pourraient militer côte à côte est très largement partagée, les contours que doit avoir ce regroupement sont toujours l’objet de débats à la LCR. Débats souvent confus, car les participants mettent souvent derrière les mêmes mots des significations différentes. Qu’est-ce qu’un « révolutionnaire » ? Qu’est-ce qu’un « antilibéral » ? Qu’est-ce même qu’un « parti », puisqu’il s’agit d’en construire un nouveau ?
Or s’il est une source de danger en politique, c’est bien l’ambiguïté.
Commençons donc par être précis sur une question de vocabulaire assez cruciale : dans cet article, « révolutionnaire » désigne la tradition marxiste enrichie notamment par les expériences de la révolution russe, de la lutte pour l’opposition de gauche contre le stalinisme, la tradition de Luxemburg, Lénine, Trotsky, tradition qui se distingue notamment d’autres courants radicaux par la reconnaissance de la nécessité de détruire l’état de la bourgeoisie, et d’instaurer un régime transitionnel (« pouvoir révolutionnaire des travailleurs », « dictature du prolétariat ») se basant sur des conseils ouvriers pour pouvoir commencer la transition vers le socialisme.
Parce que les partenaires avec qui nous sommes susceptibles de construire le nouveau parti mettent souvent tout autre chose derrière le mot « révolutionnaire » (tendances libertaires ou réformistes radicales), ou parce qu’ils ne s’y reconnaissent pas du tout, le concept du front unique est indispensable pour nous guider dans la construction d’une organisation qui nous unisse.
La théorie du front unique s’est cristallisée au début des années 20 lors des débats stratégiques qui eurent lieu au sein de l’Internationale communiste, mais on peut en tracer la généalogie jusqu’au Manifeste du Parti Communiste de Marx et Engels : « Les communistes ne forment pas un parti distinct opposé aux autres partis ouvriers.(...) » Ils sont « la fraction la plus résolue des partis ouvriers de tous les pays, la fraction qui stimule toutes les autres ; théoriquement, ils ont sur le reste du prolétariat l’avantage d’une intelligence claire des conditions, de la marche et des fins générales du mouvement prolétarien. » [1]
La théorie du front unique ne pouvait pas pleinement se développer avant la théorie et la pratique du parti révolutionnaire qu’ont développées Lénine et les bolcheviks, c’est à dire avant que soit plus concrètement connu et expérimenté ce que Marx et Engels avaient indiqué de manière générale : l’importance pour les révolutionnaires à la fois de s’organiser spécifiquement, de façon séparée des autres travailleurs, et en même temps de s’unir avec les autres forces du mouvement ouvrier. Cette exigence peut paraître contradictoire, mais en réalité, la nature contradictoire du front unique répond à une contradiction qui existe dans la réalité : c’est la classe ouvrière dans son ensemble qui possède le potentiel de changer la société, mais au sein de la classe ouvrière la conscience de ce potentiel et des moyens de le libérer est inégale. En effet, dans la société de classe les intérêts immédiats des travailleurs et leurs intérêts historiques entrent en contradiction (« si je pense à court terme je ne fais pas grève car je perds une journée de salaire et le patron va me regarder d’un sale oeil, mais si je pense de manière plus globale et à plus long terme je sais que si je ne fais jamais grève mes conditions de vie, celles de ma famille et de mes amis se dégraderont »).
Les marxistes révolutionnaires sont les militants qui centralisent de la façon la plus conséquente les enseignements des luttes des travailleurs dans le cadre d’une compréhension scientifique globale du monde et de l’histoire, afin d’élaborer une stratégie et une tactique les plus efficaces possibles. Comme l’a écrit Chris Harman :
Ceci semble impliquer une vision très élitiste du parti [révolutionnaire]. Dans une certaine mesure c’est le cas, mais ce n’est pas la faute du parti mais de la vie elle-même qui crée toutes ces inégalités au sein de la conscience de la classe ouvrière. Le parti, s’il veut être efficace, doit recruter ceux qu’il considère comme les plus « avancés ». Il ne peut pas réduire volontairement son niveau de connaissances et de conscience sous le simple prétexte de ne pas devenir une « élite ». Il ne peut pas, par exemple, accepter l’idée que les travailleurs internationalistes qui sont membres du parti ne valent pas mieux que les travailleurs nationalistes de façon à tenir compte de « l’activité autonome » de la classe. [2]
Si l’inégalité de la conscience rend nécessaire la clarté quant à la définition du parti révolutionnaire, la lutte des classes rend aussi nécessaire l’unité entre révolutionnaires et ceux qui ont des idées plus confuses, sur les questions où ils sont décidés à se battre contre la classe dirigeante. Les idées ne sont pas immuables, mais le sentiment qu’on est incapable de changer les choses fait penser qu’elles le sont. Si l’on commence à se mettre en mouvement et à changer les choses, il est plus facile de remettre en question ses idées, et de prendre conscience du potentiel de la classe ouvrière à changer toute la société. De plus, en entrant en mouvement, ceux qui ont des idées confuses sont obligés de les clarifier sur une série de points au fur et à mesure de la lutte, en les confrontant à leur expérience directe : untel qui avait des illusions sur la police voit les choses sous un autre angle lorsqu’il se trouve dans une manifestation qui subit la répression, telle autre qui avait des illusions envers la bureaucratie syndicale doit constater leur trahison des intérêts du mouvement, etc.
Le front unique n’est donc pas quelque chose de statique. Ce n’est pas un outil qui servirait pour obtenir satisfaction sur une revendication bien délimitée, puis qu’on remiserait immédiatement après, pour revenir au militantisme révolutionnaire. C’est au contraire une approche tactique à utiliser de façon constante à toutes les étapes de la lutte de classe, et dont la compréhension et l’utilisation judicieuse permet justement d’avancer d’une étape à l’autre.
Il faut garder à l’esprit par exemple, que pour Trotsky, le front unique est loin de se cantonner à des questions partielles [3] :
De même que le syndicat est la forme élémentaire du front unique dans la lutte économique, de même le Soviet est la forme la plus élevée du front unique, quand arrive pour le prolétariat l’époque de la lutte pour le pouvoir.
Ou encore [4] :
Cette formule [Le gouvernement ouvrier] couronne la politique du Front Unique.
On pourrait multiplier les exemples.
Si pour beaucoup de militants d’extrême-gauche aujourd’hui la conception du front unique se limite à des alliances ponctuelles sur des revendications très limitées, c’est sans aucun doute parce que la gauche révolutionnaire sort à peine d’une longue période de marginalité. Pourtant l’évidence de l’utilité d’un regroupement plus large que les seuls marxistes révolutionnaires apparaît aujourd’hui largement. Rappelons que la raison principale en est la disparition des bases sur laquelle la gauche se structurait pendant des décennies en France : disparition de l’URSS et de ses satellites comme références, et avec elle crise d’identité du PCF, qui s’additionne au renoncement de plus en plus explicite de la part du PS de toute confrontation avec les forces du capital. Des millions de travailleurs, des dizaines de milliers de militants ont de ce fait une relation de plus en plus ténue envers les organisations politiques réformistes existantes, sans que pour autant ils aient été gagnés aux idées révolutionnaires.
Comme le dit le dicton, la politique a horreur du vide, et il ne fait pas de doute que se cristallisera à plus ou moins longue échéance une organisation capable d’accueillir ces « orphelins du réformisme ».
Les révolutionnaires - particulièrement en France où ils ont acquis une large audience tant dans les périodes électorales que dans les luttes sociales - ont un rôle capital à jouer pour que cette organisation s’enracine dans les luttes, qu’elle les alimente et les renforce tout en développant les liens entre les différents fronts, et que les questions stratégiques y soient posées et tranchées de manière ouverte et claire. Dans la période, l’existence d’un tel regroupement est la condition nécessaire pour commencer à inverser le rapport de force aux profit des travailleurs – c’est aussi la condition pour gagner largement aux idées révolutionnaires, donc pour la construction et le développement d’un parti révolutionnaire.
À l’inverse si les révolutionnaires se tiennent à distance de ce processus, les regroupements qui naîtront inévitablement en-dehors d’eux seront beaucoup plus faibles, et condamnés à rejoindre à brève échéance les organisations réformistes existantes dans la participation à la gestion du capitalisme réellement existant, ou à se maintenir eux-mêmes dans une posture isolationniste sectaire. On a pu avoir un premier aperçu du résultat d’une telle politique et de la démoralisation qu’elle peut entraîner lors du processus pour une candidature unitaire au cours de 2006-début 2007.
La nouvelle orientation de la LCR pour la construction d’un « Nouveau Parti Anticapitaliste » comme objectif concret à court terme nécessite donc de clarifier la méthode de construction, et en particulier la place des révolutionnaires et des autres forces dans le nouveau parti.
La forme sous laquelle le débat a été posé concrètement jusqu’à présent correspond en gros au schéma suivant : il s’agirait d’éviter deux écueils. L’un serait, au nom de la préservation du programme révolutionnaire, de pratiquer une ouverture dans des limites trop restreintes, de sorte que cette ouverture ne serait que purement symbolique, et ne répondrait pas aux enjeux de la période. Le second, à l’inverse, au nom d’une ouverture large, ouvrirait trop grand les vannes et ferait courir le risque de la dissolution effective du courant révolutionnaire dans le parti large.
Comment éviter ces deux écueils ? La démarche la plus courante jusqu’à présent est de chercher un juste milieu : une ouverture calculée précisément - le programme du nouveau parti ne devant être ni trop éloigné de celui de la LCR, ni tout à fait le même.
Cependant toute une série de problèmes apparaissent rapidement. En premier lieu celui de la démarcation exacte, d’où les longues discussions sur la signification exacte des mots « antilibéral » et « anticapitaliste ». Deuxièmement, et de manière plus fondamentale, si l’on a une idée très précise des délimitations programmatiques du nouveau parti, il est logique de vouloir écrire nous-même ce programme... en fermant donc la porte à son élaboration collective, avec les forces qui seraient prêtes à rejoindre le nouveau parti (car « On ne sait jamais où cela pourrait nous entraîner... »).
On en arrive du coup à une situation qui conjugue les inconvénients de l’approche « identitaire » et de l’approche « dissolution dans le parti large » : nous adopterions un programme un peu moins exigeant, un peu plus flou, (qui n’incluerait pas par exemple la nécessité de détruire l’État bourgeois ou la nécessité de la révolution mondiale, qui se contenterait de formules ambiguës sur la « remise en question de la propriété privée » ou sur « le partage des richesses » plutôt que l’appropriation collective des moyens de production, etc.). Mais tout en rabaissant le programme, on fermerait en même temps la porte à la construction effective en commun d’un nouveau parti avec les forces militantes les plus importantes susceptibles de le rejoindre, et qui peuvent avoir quant à elles sur une série de points des conceptions précises – et différentes des nôtres – qu’elles ne sont pas prêtes à passer sous silence.
Dès lors le problème devient « comment donc ouvrir le nouveau parti sans risquer de devoir le construire avec des forces réformistes ? ». C’est pour résoudre ce problème qu’est apparue l’idée qu’on pouvait s’adresser directement aux « anonymes » - c’est à dire à des individus isolés, qui ne sont pas encore militants d’une structure politique, syndicale ou associative – mais qui se retrouvent cependant dans un projet radical de contestation de l’ordre existant. Olivier Besancenot déclarait ainsi lors de l’université d’été 2007 de la LCR : « Les choses étant bloquées par le haut, on essaie par la base (...) On ne va pas mettre Buffet, Laguillier et Bové autour d’une table mais parler aux anonymes des quartiers populaires et aux collectifs locaux. [5] »
Il est tout à fait certain qu’il existe dans les quartiers populaires – dans les couches populaires – des centaines de milliers d’individus « non-encartés » susceptibles de rejoindre une organisation qui se prononce clairement contre le système libéral, contre le racisme, l’impérialisme, le sexisme, pour une société plus égalitaire, etc. Mais cela ne peut pas vouloir dire que la construction d’un parti anticapitaliste capable de rassembler les secteurs les plus combatifs de la classe ouvrière peut se faire sans qu’il soit crucial de gagner à cette perspective les militants ouvriers, associatifs et politiques qui sont déjà organisés dans des structures, et qui déjà aujourd’hui, au quotidien, organisent la contre-offensive idéologique et sociale contre Sarkozy – en premier lieu ceux qui ont construit ces derniers mois les grèves dans les transports, la fonction publique, les entreprises privées ou les facs.
Les « anonymes des quartiers populaires » sont des individus atomisés. Pour contrer leur atomisation il faut la considérer dans toute sa mesure, donc être conscient de ses causes fondamentales : le capitalisme met en concurrence les travailleurs les uns avec les autres, les médias, le système éducatif font tout pour décourager l’auto-organisation, la famille capitaliste, l’urbanisme, l’organisation des loisirs encouragent la « privatisation » de la vie en-dehors du temps de travail, et de plus la mémoire historique des trahisons des organisations social-démocrates et staliniennes finit de rendre minoritaire à notre époque l’engagement militant.
L’antidote à l’atomisation ne peut donc pas être constitué simplement par un appel particulièrement juste, ou un programme particulièrement bien calibré pour être jugé correct par un grand nombre de gens [6]. La meilleure arme contre l’atomisation c’est l’organisation elle-même, c’est l’expérience pratique de son utilité. Cela veut dire qu’il faut utiliser au maximum la force des secteurs combatifs déjà organisés pour les unifier dans une perspective commune et bâtir à partir d’eux.
Pour peu que la situation sociale et politique rende visible pour un grand nombre l’utilité d’une organisation radicale pour changer la société, une nouvelle organisation anticapitaliste peut croître rapidement, et de nombreux individus aujourd’hui isolés la rejoindront directement. Mais il est chimérique de penser pouvoir construire une telle organisation en sautant les étapes, sans poser des fondations solides, sans s’adresser d’abord à celles et à ceux qui ont construit le mouvement de 2003 contre la réforme des retraites, la campagne de 2005 contre le Traité Constitutionnel Européen, le mouvement de 2006 contre le CPE, les associations contre la guerre, contre le racisme et les discriminations, etc. Quand bien même on le pourrait, ces secteurs n’en disparaîtraient pas pour autant. Leur existence en-dehors du parti large constituerait alors en elle-même la preuve de son échec.
Adopter la méthode du front unique pour la construction du nouveau parti ne donne pas de réponses à toutes les questions qui se poseront, loin de là. Mais cela permet de se poser les bonnes questions et de regarder les difficultés en face, d’aborder ces questions dans la clarté, avec une compréhension des enjeux qui correspond à la réalité des dynamiques politiques.
Énumérer quelques questions immédiates permet déjà de comprendre l’utilité de la démarche de front unique :
Il s’agit d’abord de déterminer quelles sont les orientations déterminantes pour la période sur laquelle l’unité doit être trouvée, et quelles sont les questions sur lesquelles on pourra pour le moment « être d’accord qu’on n’est pas d’accord ».
Il faudra préserver une autonomie de l’organisation révolutionnaire, tant d’un point de vue organisationnel et théorique que pratique, donc une capacité de mobilisation autonome. Conserver une presse indépendante semble donc un minimum. Mais il faudra aussi se demander, cas par cas, dans quelles circonstances l’organisation révolutionnaire mobilisera avec et au sein du parti large sur les mêmes mot d’ordre, sur ses propres mots d’ordre, en-dehors du parti large, voir même contre lui.
Les révolutionnaires cherchent à combiner débat libre en leur sein et unité d’action. Cela est valable aussi pour l’action des révolutionnaires dans le cadre du parti large : tout en accordant toute la souplesse pratique nécessaire suivant les cas, il faut chercher à construire sur toutes les questions importantes une orientation correcte des révolutionnaires et la défendre de façon conséquente. Pour prendre un exemple, si le parti large dans son ensemble défend la participation à un exécutif de gestion du capitalisme, ou si sa direction cherche à étouffer le débat sur la désignation des candidats, ou toute autre question déterminante, les révolutionnaires doivent se mettre en mesure de s’y opposer de façon efficace donc unie.
En effet il faut avoir conscience qu’une organisation où se côtoient révolutionnaires et réformistes est par nature instable, que des tensions plus ou moins sévères suivant les périodes y sont inévitables – on a pu le constater ces dernières années dans une série de pays où des partis de ce type existent. Nous devrons nous battre pour une unité de combat, et contre une unité de renoncement. Si nous faisons le pari de construire une organisation en commun avec des forces plus larges, c’est que nous pensons que son existence permettra d’améliorer le rapport de forces en faveur de la classe ouvrière, mais nous savons aussi que payer l’unité à n’importe quel prix, c’est renoncer à soi-même.
[1] Marx et Engels, Manifeste du Parti Communiste
[2] Chris Harman, Parti et Classe
[5] La LCR rêve de métamorphose anticapitaliste, Libération, 27 août 2007.
[6] Cette conception a d’ailleurs alimenté l’idée dangereuse suivant laquelle ce serait la référence à la tradition marxiste – à Lénine ou à Trotsky notamment - qui poserait un obstacle important à ce que de nombreux « anonymes » nous rejoignent, et qu’il faudrait donc les mettre de côté. D’autant, renchérissent les camarades qui défendent cette conception, que la « période historique ouverte par la révolution russe s’étant refermée en 1989 », ces références ne seraient plus déterminantes... Outre que c’est là la porte ouverte à l’abandon de l’héritage marxiste par les révolutionnaires eux-mêmes, cette conception traduit une vision erronée des dits « anonymes » comme une masse politiquement vierge. Les individus ainsi désignés ont en fait un nom, une histoire, des conceptions politiques, très variées, mais qui existent néanmoins, et à laquelle il faudra donc se confronter. En réalité la popularisation des idées du marxisme et la construction d’un front plus large ne s’opposent pas, mais se renforcent l’une l’autre.
Site web du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA).
Revue indépendante d’analyse stratégique anticapitaliste.
Actualité politique internationale de la revue Inprecor sous reponsabilité de la Quatrième internationale.
International Socialism, Revue mensuelle théorique du Socialist Worker Party.
Le site web de la LCR Belge contient de nombreux articles de théorie marxiste très intéressants.
Base de données de référence pour les textes marxistes.
Le site de la commission nationale formation du NPA.