À propos de Femmes, races et classes d’Angela Davis
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5 mai 2010
Racisme, sexisme, homophobie, etc... Comment lutter contre les différentes formes d’oppression ? Ces luttes doivent-elles être comprises dans la lutte contre le système ou menées de manière spécifique ? De la réponse à cette question découlent, traditionnellement, deux possibilités stratégiques.
La première est issue d’une analyse qui considère que les oppressions sont la conséquence du système capitaliste qui les utilise et qu’elles disparaîtront avec lui. Il s’agit, alors, de concentrer exclusivement ses forces dans la lutte contre le rapport d’exploitation, celui-ci étant la base du système. La deuxième stratégie est issue d’une compréhension atemporelle des rapports d’oppression qui les considère donc, indépendamment du système qui les organise. Selon ce postulat, la lutte contre l’oppression doit être détachée de celle contre l’exploitation, quitte à reproduire les contradictions de classe au sein des mouvements « spécifiques » contre l’oppression (tenter de rassembler, par exemple, les femmes chefs d’entreprise et les salariées précaires au sein du même mouvement pour le droit des femmes). Le livre d’Angela Davis offre une troisième voie stratégique : celle d’une lutte sans concession contre toutes les oppressions dans le cadre d’un combat global contre le système capitaliste qui les produit. À partir de l’exemple des mouvements pour l’abolition de l’esclavage et du mouvement pour les droits des femmes, Femmes, races et classes expose l’importance et la nature politique des liens et des déchirements entre ces mouvements. Le livre montre, d’un côté, que les victoires de ces mouvements sont le résultat de leurs convergences autour de combats rassembleurs mais également, d’un autre côté, que leurs échecs sont le produit d’une incapacité à surmonter leurs contradictions internes, celles-ci étant le reflet des contradictions de classe existantes au sein de la société. Pour Angela Davis les mouvements spécifiques peuvent être nécessaires mais, ils aboutissent à la paralysie ou, pire, à la réaction s’ils ne sont pas basés, dans la théorie comme dans la pratique, sur la compréhension de l’oppression comme étant une question de classe.
Le XIXe siècle aux États-Unis représente une période de fracture. Deux régimes antagonistes existent et se préparent à un affrontement violent en vue de la direction de la société. Il y a, en premier lieu, le Sud dirigé par une classe esclavagiste de propriétaires fonciers, représentés par le Parti Démocrate, et dont la survie dépend de l’utilisation massive d’une main d’œuvre agricole esclave. Cette classe est en crise à l’aube du xixe siècle à cause de l’abolition de la Traite transatlantique qui bloque toute importation de main d’œuvre nouvelle, ne laissant comme alternative que la reproduction des esclaves déjà présents. De l’autre côté il y a, au Nord, une nouvelle classe : la bourgeoisie industrielle (organisée dans le Parti Républicain), qui représente l’essor du capitalisme et qui est très demandeuse d’une main d’œuvre libre pouvant remplir ses usines. L’afflux d’immigrés venus d’Europe ne peut, alors, être suffisant pour une industrie en pleine croissance qui regarde avidement vers le Sud et ses quatre millions d’esclaves enchainés dans les propriétés agricoles.
L’abolition ou la défense de l’esclavage devient une question clé pour le maintientde la classe dominante du Sud et le développement de celle du Nord.
Le mouvement abolitionniste part des milieux quakers, un courant de l’Église chrétienne progressiste sur la cause des Noirs et des Amérindiens dont les membres sont issus de la bourgeoisie du Nord. Il émerge dans les années 1830, au moment de la dernière grande révolte d’esclaves (révolte de Nat Turner, du nom de son dirigeant). L’agitation parmi les esclaves se fait de plus en plus visible que ce soit de manière directe (sabotages, assassinats et soulèvements etc.) ou indirecte (fuites, contrôle des naissances, alphabétisation par un réseau d’écoles secrètes etc.). Pourtant, jamais les Noirs n’ont été associés au mouvement abolitionniste.
Par contre, dès le début, le mouvement abolitionniste reçoit le soutien des femmes, des ouvrières comme des bourgeoises. Les travailleuses dans ces années là luttent activement pour l’amélioration de leurs conditions de travail, assimilant leur exploitation à l’esclavage, tandis que les bourgeoises, cloitrées dans leur foyer où on les affecte à l’entretien de la maison et à l’éducation des enfants, voient le mariage comme de l’esclavage.
Alors que les ouvrières ne peuvent s’investir dans le mouvement faute de temps, les bourgeoises, qui ont les moyens financiers et intellectuels ainsi que beaucoup de temps libre, vont s’investir pleinement dans la lutte. Habituées aux pratiques des clubs de bienfaisance, elles investissent la rue pour faire signer des pétitions et récolter de l’argent, ce qui leur permet à la fois de fuir la sphère familiale et de protester contre leur exclusion de l’arène politique. Néanmoins, elles doivent se battre pour obtenir leur place dans le mouvement abolitionniste. Les femmes n’avaient jamais parlé en public, encore moins si le public était mixte, et les hommes du mouvement abolitionniste, pas plus progressistes sur la question des femmes que le reste de la société, n’étaient pas prêts à ce que cela change. Par l’action politique et par leur confrontation avec le sexisme dans le mouvement abolitionniste, les femmes prennent conscience de leur oppression dans la société et entament la lutte pour leurs droits. Un mouvement dans le mouvement est en train de naître.
Ainsi, le mouvement pour le droit des femmes nait de l’expérience des femmes dans le mouvement abolitionniste, d’abord contre le sexisme au sein du mouvement puis pour la conquête des droits des femmes. Empêchées d’intervenir en public par les hommes du mouvement, prises à partie par les racistes dans les meetings et dans la rue, les femmes, qui se sont endurcies par ces confrontations, prennent conscience de leur oppression et se servent des armes qu’elles ont acquises dans le mouvement abolitionniste pour la combattre. Elles ont acquis l’expérience de l’organisation, des réunions, de la prise de parole et de l’activité. Leur formation est autant théorique que militante. Le mouvement abolitionniste a formé plusieurs dirigeantes qui vont devenir des portes parole efficaces du mouvement pour le droit des femmes.
Les femmes mettent en relation, dès le début, le combat contre l’esclavage et celui pour leurs droits. La revendication est la même : l’accès aux droits politiques et économiques. La stratégie est l’unité des opprimés, sans priorité d’un groupe sur un autre. Pour une des dirigeantes du mouvement : « tant qu’ils n’obtiendront pas leurs droits, nous n’aurons pas les nôtres ». Le mouvement pour les droits des femmes reçoit, dès le début, l’hostilité des hommes blancs et le soutien des Noirs, donnant naissance à un vaste mouvement pour l’égalité des droits.
De l’importance des bases politiques et sociales d’un mouvement
Néanmoins, des limites existent dans le mouvement abolitionniste. Celles-ci vont finalement déterminer la nature du mouvement pour les droits des femmes. Elles sont de trois ordres. La première, le sexisme, est à l’origine de l’émergence du mouvement des femmes. Les deux autres, par contre, vont conduire tant à l’éclatement du mouvement abolitionniste qu’à la transformation de mots d’ordres du mouvement des femmes.
Premier obstacle : le racisme. En effet, le mouvement pour l’abolition de l’esclavage n’a pas développé de conscience antiraciste et, le mouvement pour le droit des femmes ne l’a pas significativement dépassé sur cette question. Les femmes Noires du mouvement abolitionniste ne sont pas associées au mouvement des femmes. Pourtant, bien qu’on essaye de les empêcher de parler aux meetings féministes et de participer aux clubs de femmes, les femmes noires s’emparent du mouvement et s’en trouvent, parfois, à la pointe, combattant avec autant de virulence le sexisme des hommes et le racisme des femmes.
Le deuxième obstacle a été la nature bourgeoise du mouvement pour les droits des femmes. Alors que les ouvrières étaient à la tête du mouvement ouvrier américain et luttaient activement à cette période, les dirigeantes du mouvement pour les droits des femmes les ont ignorées. Cela s’est révélé lors de la première Convention des droits des femmes, à Seneca Falls en 1848 : aucune femme noire et une seule femme ouvrière était présente. L’essentiel des discussions a, alors, porté sur la question du mariage (ce qui correspondait principalement aux préoccupations des femmes aisées). De cette conférence, rien n’est ressorti sur la condition des femmes ouvrières et des femmes Noires. Le mot d’ordre principal de la déclaration finale de la Convention est le droit de vote pour les femmes. C’est autour de cette revendication que le mouvement pour les droits des femmes va, après, se déchirer.
La guerre de Sécession qui éclate en 1861 entre le Nord et le Sud autour de la question de l’abolition de l’esclavage mobilise le mouvement abolitionniste et le mouvement pour les droits des femmes qui demande l’émancipation des Noirs pour les intégrer dans l’armée de l’Union (du Nord). C’est la dernière fois que les femmes demandent l’égalité des droits civiques et politiques tant pour les Noirs que pour les femmes : après la guerre, qui se termine en 1865 par la victoire du Nord capitaliste, des affrontements violents vont éclater dans le mouvement pour l’égalité des droits.
On théorise alors dans le mouvement pour le droit des femmes que l’abolition de l’esclavage a donné aux Noirs l’égalité économique. Ils seraient donc, maintenant, au même niveau que les femmes. Il ne manquerait, ainsi, qu’aux deux groupes l’accès au pouvoir politique, c’est-à-dire pour les dirigeants du mouvement des femmes et celui des Noirs : le droit de vote.
Néanmoins, les classes dirigeantes ne semblent disposées à donner le droit de vote qu’à un seul groupe. Effectivement, pour la bourgeoisie industrielle nordiste défendue par le parti républicain, le vote des Noirs, présents majoritairement dans le Sud, va assurer son hégémonie politique sur les classes esclavagistes vaincues, alors que le vote des femmes ne lui apporterait aucun bénéfice comparable. Au contraire, les femmes du Sud voteraient plus comme leur maris démocrates et racistes.
Pour les dirigeantes les plus influentes du mouvement pour les droits des femmes, la lutte des Noirs et la lutte des femmes ne sont plus complémentaires mais opposées : avec le droit de vote, les Noirs vont s’élever au niveau des blancs et entrer dans la catégorie des oppresseurs. Plus que ça, ils ne peuvent qu’être pires que les blancs : ayant été dans la servitude pendant plusieurs siècles, une fois libérés ils se retourneront contre les femmes. Pour une des dirigeantes du mouvement : « il vaut mieux être l’esclave d’un Blanc instruit que celle d’un Noir avili et inculte ». Pour le mouvement des femmes, le mot d’ordre est maintenant clair : priorité aux femmes.
On assiste alors à un rapprochement entre les dirigeantes du mouvement pour le droit des femmes comme Elizabeth Stanton et Susan B. Anthony avec des politiciens démocrates sudistes extrêmement racistes qui défendent la priorité du vote de femmes sur celui des Noirs, afin d’équilibrer les quatre millions de voix noires par autant de voix femmes.
L’abolition de l’esclavage n’a absolument pas apporté l’égalité économique aux Noirs et ils sont plus que jamais confrontés aux violences racistes. Frederic Douglass, ancien esclave échappé, leader abolitionniste et fervent supporter du mouvement des femmes dès sa naissance, estime que les Noirs sont engagés dans une guerre de libération, luttant pour leur survie au quotidien car subissant une « oppression qui diffère dans son intensité et sa brutalité de celles des bourgeoises blanches » : elles, ne risquent pas la mort tous les jours. Pour les Noirs, le droit de vote est, au-delà de l’égalité politique, une question de survie. Frances Harper, une poétesse noire, dit « quand il est question de race, la question de sexe passe au second plan ». Les dirigeantes noires du mouvement pour le droit des femmes sont alors claires : le vote des Noirs est la priorité.
Finalement, le mouvement pour les droits des femmes scissionne : les dirigeantes blanches capitulent face au racisme et les Noires sont écartées au profit des blanches racistes du Sud. Le mouvement des femmes se divise alors en trois groupes distincts : les bourgeoises blanches, les ouvrières et les femmes noires.
Après la scission, le mouvement des femmes ne semble être représenté que par les femmes blanches issues des milieux aisés car c’est le seul à être organisé sur la base spécifique de la conquête des droits des femmes. La base sociale bourgeoise de ce mouvement détermine la politique qu’il va mener dans les années qui suivent, une politique en opposition avec ses principes originels.
Sa position sur le droit de vote va être encore plus tranchée. Le droit de vote non seulement ne doit pas être accordé aux Noirs, mais il ne doit pas l’être non plus aux immigrés et aux blancs pauvres et illettrés. Les dirigeantes théorisent que le vote doit être l’apanage des femmes et hommes blancs et instruits. Le mouvement pour le droit des femmes prend, maintenant, clairement une position de classe.
Dans les années 1890, il achève son parcours. Pendant cette période, deux phénomènes liés apparaissent : l’impérialisme et l’eugénisme. C’est à cette période que les États-Unis mènent des guerres expansionnistes aux Philippines, Hawaï, Cuba et Porto Rico. Les suffragettes américaines saluent ces conquêtes comme des avancées pour les droits des femmes de ces pays. En même temps, les théories eugénistes sur la pureté de la race se développent dans les milieux bourgeois qui prennent peur face à l’émancipation des Noirs et à l’afflux important d’immigrés pauvres venus d’Europe.
Les prises de position pour la « sauvegarde de la race blanche » imprègnent alors le mouvement pour le droit des femmes qui finit par les défendre, malgré le sexisme évident de la théorie qui considère les femmes comme les gardiennes de la race en tant que reproductrices.
Dans la même lignée, le mouvement pour le contrôle des naissances, une des premières revendications des mouvements pour les droits des femmes, se révèlent être à double tranchant. Ce qui va devenir un droit pour les femmes blanches des milieux aisés sera un devoir pour les femmes pauvres, surtout noires et immigrées. Les campagnes de stérilisation forcée, volet génocidaire de l’eugénisme, sont soutenues par le mouvement, laissant les femmes noires et immigrées seules pour combattre pour le droit des femmes de disposer de leur corps, c’est-à-dire avoir le choix d’avorter ou d’enfanter.
À partir de ce moment, le mouvement des femmes n’est plus que le relais de l’idéologie dominante et prend une position-clé dans la vague de violence contre les Noirs. Après l’émancipation, les Noirs revendiquent l’égalité économique et leur situation sociale n’est pas si loin des blancs pauvres. Pour empêcher toute solidarité de classe et anéantir la velléité des Noirs à contester leur situation, la classe dirigeante déchaîne les violences racistes et les lynchages, à l’aide du mythe du Noir violeur de blanches. Les femmes noires, premières victimes de violences sexuelles, principalement du fait d’hommes blancs, ne sont pas soutenues par le mouvement des femmes qui légitime directement ou indirectement les violences contre les Noirs. Il y a en fait une continuité entre les violences sexuelles contre les femmes noires et les violences physiques contre les hommes noirs.
Au final, par sa composition de classe, le mouvement organisé pour les droits des femmes a failli à ses objectifs et est devenu un relais de l’idéologie dominante raciste et sexiste. La conquête de l’émancipation politique des femmes est venue d’ailleurs : des femmes noires et du mouvement ouvrier au sein duquel les femmes ont eu un rôle central.
La première industrie qui se développe aux États-Unis est l’industrie textile. Les premiers ouvriers sont des ouvrières. Dans les années 1830, une grande vague de grèves secoue l’industrie textile du Nord-Est et regroupe exclusivement des femmes. Dans les grèves de masse des années 1840, elles jouent un rôle central. Pour Angela Davis : « elles luttèrent avec tant d’ardeur que les années 1840 virent l’arrivée des femmes à la tête du mouvement ouvrier des USA ».
Bien que représentant une partie importante de la classe ouvrière, et comptant parmi ses éléments les plus actifs, les femmes se voient refuser l’entrée dans les syndicats ouvriers naissant dans les années 1870. Seules les syndicats des manufactures de tabac et ceux des typographes leur sont ouverts.
Au début, les partis ouvriers ne prennent pas en compte la question de l’oppression des femmes. C’est à partir des années 1900, avec la diffusion des idées socialistes et le développement du mouvement pour les droits des femmes que les partis ouvriers prennent conscience de cette oppression et de la nécessité de la combattre. Le Parti Socialiste et le syndicat IWW (les travailleurs industriels du monde), cherchent alors à recruter massivement des femmes et à les former pour qu’elles deviennent dirigeantes.
Entre 1868 et 1870, certaines dirigeantes suffragettes américaines avaient soutenu et organisé les femmes ouvrières. Cependant, la séparation entre ces deux « mondes » était apparue lorsque ces dirigeantes féministes avaient théorisé que les ouvrières devaient pouvoir briser les grèves quand les hommes débrayaient car elles considéraient que l’exploitation des travailleurs n’était rien comparée à l’oppression des femmes.
Alors que leurs combats pour de meilleures conditions de travail aurait dû servir de modèle au mouvement pour les droits des femmes naissant dans les années 1840, celui-ci a préféré ignorer les ouvrières en ne portant que les aspirations des femmes de milieux aisées.
Ainsi, les ouvrières n’avaient pas jugé nécessaire de se mobiliser pour le droit de vote lorsque cette revendication avait émergé dans le mouvement pour les droits des femmes, car il leur apparaissait comme beaucoup trop abstrait. Elles pensaient, alors, que le droit de vote ne changerait, fondamentalement, rien à leur vie car il ne modifiait pas la condition de leur père, frères ou mari qui en bénéficiaient. Par contre, elles étaient alors engagées dans des luttes pour la défense de leurs intérêts immédiats (salaires, temps et conditions de travail, etc).
Identifié par les socialistes comme une arme supplémentaire dans le rapport de force avec la classe dirigeante, le combat pour droit de vote a recommencé à partir de 1909 dans le prolongement d’une grande grève ouvrière. Par la suite, cette bataille a reposé, en grande partie sur la mobilisation des ouvrières, sous l’influence des socialistes avec le soutien des femmes noires, de leur mari et de leurs frères. En redonnant son sens premier au combat pour l’émancipation et en construisant une mobilisation de masse, capable de tenir tête à la classe dirigeante, les femmes ouvrières, blanches et noires (sur les huit millions d’ouvrières industrielles de l’époque, deux millions sont Noires) sont parvenues à briser l’hégémonie des femmes bourgeoises sur le mouvement.
Les femmes socialistes ont ainsi réussi à relancer une dynamique dans le mouvement pour les droits des femmes, alors profondément vicié, en y impliquant les ouvrières qui avaient une riche expérience de lutte. Ce droit est ainsi gagné en 1920 (retardé par la Première Guerre mondiale) grâce au basculement du centre de gravité du combat des femmes bourgeoises vers les ouvrières et les Noirs.
À partir de cet exemple historique, Angela Davis démontre, dans le même temps, la centralité des mouvements pour la défense ou la conquête de droits politiques pour rassembler dans la lutte, au-delà des clivages de races ou de sexes, et la nécessité qu’ils soient portés, structurés et organisés par la classe ouvrière pour être victorieux.
Le rôle social et politique des femmes noires a été important dès l’époque esclavagiste. Subissant une répression supérieure à celle des hommes (égalité dans les supplices physiques auxquels s’ajoutaient les sévices sexuels), elles faisaient largement partie de la résistance des esclaves. Très actives, notamment dans les réseaux d’écoles secrètes, elles ont utilisé cette expérience après l’abolition de l’esclavage. Avec l’appui d’instituteurs et d’institutrices venus du Nord (malgré le racisme et la répression), elles ont développé le système scolaire pour les Noirs dans le Sud considérant le savoir comme point de départ de la lutte pour la libération de leur peuple.
Dans le Sud d’après guerre, les Noirs et, en premier lieu les femmes, subissaient les contre-coups de l’émancipation. N’étant plus la propriété de personne, ils furent la cible de violences de masse (viols, lynchages, pendaisons, etc.) qui avaient pour but de les maintenir dans un état de soumission. C’est en réaction à ces violences que des femmes noires, issues de la petite bourgeoisie naissante du Nord, se sont organisées en clubs, sur le modèle des clubs de femmes blanches dont elles étaient exclues.
Les bourgeoises blanches ne pouvaient pas comprendre spontanément l’alliance nécessaire entre elles, les Noirs et l’ensemble de la classe ouvrière pour imposer leurs revendications. À l’inverse, du fait du racisme qu’elles subissaient, les bases revendicatives des femmes noires des clubs étaient nécessairement plus larges. W.E.B. DuBois, intellectuel communiste afro-américain, souligna alors le rôle prépondérant des femmes noires dans la lutte du peuple noir en disant d’elles qu’elles devenaient « l’élite intellectuelle de la race ». À la différence des clubs de blanches, ceux des femmes noires étaient tournés vers l’ensemble de la communauté et se voulaient la direction intellectuelle de la lutte de libération des Noirs. Menant une lutte importante contre les lynchages des hommes noirs, elles faisaient le lien avec les viols de femmes noires, considérant ces deux éléments comme deux faces d’une même violence du système raciste contre le peuple Noir.
Ne profitant que faiblement des avantages que leur offrait leur position sociale dans un système de ségrégation raciale et conscientes du caractère exceptionnel de leur position sociale, les femmes noires des clubs se sentaient plus proches des ouvrières noires que des bourgeoises racistes. De plus, ne considérant pas leur combat comme un passe-temps, mais bien comme une nécessité pour leur propre survie, elles ne pouvaient faire l’économie de la construction d’un rapport de force quantitatif et non, uniquement, un travail de lobby idéologique. Ces dernières, s’associaient donc aux ouvrières noires organisées dans des syndicats noirs totalement mixtes (contrairement à leurs homologues blancs) lorsqu’elles en avaient l’occasion. Se pensant comme une direction politique pour la conquête des droits de leur peuple (cette attitude menant parfois à un certain élitisme), leur démarche était globalement teintée d’un esprit politique rassembleur, « pour l’émancipation de tous et toutes ». Cela s’est traduit, notamment, par une adresse systématique aux femmes blanches pour obtenir leur implication dans les batailles, notamment sur la question des lynchages. Ainsi, elles reprenaient une des meilleures pratiques du mouvement des femmes à son origine : la recherche de l’unité dans la lutte. Le potentiel rassembleur et offensif des femmes Noires contre le système se révèle dans l’expérience du mouvement des clubs de femmes noires.
Mais Angela Davis va plus loin et ne veut pas se contenter de souligner un potentiel. Dominées économiquement, victimes du racisme et du sexisme de la société, mais autant impliquées dans la lutte contre l’esclavage et le racisme que leur pères, leurs frères ou leur maris, les ouvrières noires américaines synthétisaient l’ensemble des rapports de domination : leurs combats étaient porteurs de réponses à la fois aux différentes formes d’oppressions, mais aussi à l’exploitation vécue par tous les travailleurs, sans considération de race ou de sexe. Le problème identifié par Angela Davis est qu’elles n’ont pu être le pivot central de la construction de ce mouvement, ne pouvant que le soutenir à défaut d’avoir la capacité de le modeler et le structurer.
En effet, bien que massivement salariées, les femmes Noires étaient maintenues à l’écart de la production industrielle et ne pouvaient massivement s’organiser. La politique raciste se traduisait dans l’organisation du travail : les Noires ont longtemps occupé des postes qui étaient le prolongement capitaliste de ceux qu’occupaient leurs mères et grand-mères esclaves : elles étaient domestiques (60%) et ouvrières agricoles (16%)... En 1940, seules 11% d’entre elles avaient accès à des emplois industriels qui les sortaient de leur condition antérieure et leur donnaient la possibilité de s’organiser à partir d’une implication dans le processus social de production. C’est pour cette raison que le dernier chapitre du livre est entièrement consacré à une réflexion sur la socialisation du travail domestique, condition, selon Angela Davis, pour que les ouvrières Noires entrent massivement dans le processus social de production et puissent remplir leur rôle historique. Pour Angela Davis, cela ne signifie pas que les ouvrières noires doivent combattre à la place de tous les autres groupes mais qu’elles sont celles qui disposent des meilleures ressources pour fédérer et entrainer l’ensemble des opprimés et des exploités dans une bataille victorieuse contre le système.
Angela Davis, sans faire preuve d’une quelconque compassion pour la politique raciste développée par le mouvement des femmes, souligne pourtant que l’expérience de ce mouvement inspira directement l’organisation des femmes noires en club féminin et leur façon de militer (meetings, structuration en fédération, organisation de congrès, adoption de résolutions, etc.). La centralité des luttes politiques est ici soulignée par Angela Davis : à travers une lutte politique (le combat abolitionniste), un groupe opprimé (les femmes) acquiert les outils théoriques et militants pour comprendre son oppression spécifique et établir un plan d’action pour la combattre. Ainsi, d’un point de vue historique, chaque mouvement permet une avancée et « on ne re-part jamais de zéro ». Cette réalité est essentielle mais, la « génération spontanée » ne suffit pas...
En effet, l’expérience montre que le mouvement des femmes, dirigé par des bourgeoises blanches, a préféré mettre de côté ses revendications plutôt que de risquer d’ébranler le système et la position sociale dominante qu’il leur offrait. En abdiquant rapidement face au racisme, celles-ci ont empêché toute avancée pour la cause des femmes : elles ont fait un choix politique de classe et non, une erreur tactique ou philosophique.
Angela Davis montre ainsi l’importance de la composition sociale d’un mouvement et de sa direction pour déterminer, au-delà de ses revendications, sa nature progressiste ou réactionnaire.
Pour elle, avoir une politique de classe, qui comprend la centralité du rapport d’exploitation dans la domination capitaliste ne signifie pourtant pas, mécaniquement, réduire les luttes à leur dimension économique. En réalité, il s’agit de comprendre comment cette domination est rendue possible en divisant les forces capables de la détruire si elles s’unissaient pour construire un rapport de force quantitatif et qualitatif contre cette domination. L’oppression raciste touchait indifféremment les deux sexes, et les ouvrières des deux races étaient liées à leur mari par l’exploitation de classe : le point de rassemblement était là.
En effet, du fait de son caractère de classe, le racisme était le problème-clé, celui autour duquel l’ensemble des rapports de domination capitalistes s’articulaient mais, également, celui qui permettait de créer une dynamique de luttes capables d’ébranler le système.
Ayant divisé, détruit et subverti le mouvement pour les droits des femmes, il permettait également tant de renforcer l’exploitation de tous les travailleurs et travailleuses (au moyen de salaires et de conditions de travail déplorables et précaires pour les Noirs) que de neutraliser ou diviser leurs forces dans le combat contre la bourgeoisie (le racisme irriguait profondément le mouvement ouvrier comme en témoigne l’existence de syndicats Noirs et de syndicat blancs séparés). Ainsi, le combat anti-raciste, mené par la petite bourgeoisie noire remettait potentiellement en cause le système d’exploitation et, du même coup, l’ensemble des rapports d’oppression. Cependant, à travers les exemples historiques et leur généalogie, on comprend que ce mouvement ne pouvait devenir une arme efficiente, qu’en étant façonné, dirigé et organisé par et pour la classe ouvrière, et notamment par les femmes noires, en tant que groupe social.
Cette vision dialectique, rejetant à la fois l’économisme et l’idéalisme est vivante et sans concession. C’est ce qui donne cette force à ce livre encore trop peu lu dans lequel Angela Davis nous présente une troisième voie, à partir d’une méthodologie marxiste, pour élaborer une stratégie véritablement anticapitaliste de lutte contre l’oppression.
Le livre d’Angela Davis est une formidable contribution pour ceux qui luttent, aujourd’hui, contre toutes les formes d’oppression. À travers une démarche historiographique, Angela Davis exhume des événements, des épisodes et des débats systématiquement oubliés de l’histoire politique et militante des États-Unis du XIXe et du début du XXe siècle : mouvement des femmes, mouvement abolitionniste et mouvement Noir sont au cœur de son travail. Pour elle, cette histoire est constitutive de celle du mouvement ouvrier américain : la connaître et s’y confronter est essentiel pour comprendre les racines des difficultés auxquelles il fit, fait et fera face. C’est également, selon elle, une condition nécessaire pour identifier les points d’appui de tout mouvement d’émancipation à l’avenir et pour éviter de reproduire les erreurs commises par le passé.
Son livre, écrit en 1980, joue ainsi le rôle d’un bilan politique de tous les grands mouvements qui ont ébranlé le pouvoir dans les années 50-70 aux États-Unis, notamment le mouvement pour les droits civiques et le mouvement pour les droits des femmes.
Angela Davis nous propose une vision stratégique originale, celle d’une femme, profondément communiste, et irréductiblement Noire qui refuse de considérer ces différents éléments, constitutifs de son identité, comme étant différenciés ou en concurrence les uns avec les autres. Elle en réalise une synthèse politique, dynamique et dialectique, alimentant et stimulant tant la réflexion théorique sur les rapports d’oppression que les débats pratiques et militants sur la façon de les combattre de manière efficace. Si elle y met également en question le patriarcat et le rôle de la famille (à travers l’analyse de la famille esclave) ou la place des tâches domestiques sous le capitalisme, cet article s’attachera à présenter le cœur de l’analyse proposée par Angela Davis : l’articulation essentielle des différentes formes d’oppression avec le rapport d’exploitation. Pour le reste, nous vous invitons à lire l’ensemble de cette œuvre, véritable outil théorique et militant.
Site web du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA).
Revue indépendante d’analyse stratégique anticapitaliste.
Actualité politique internationale de la revue Inprecor sous reponsabilité de la Quatrième internationale.
International Socialism, Revue mensuelle théorique du Socialist Worker Party.
Le site web de la LCR Belge contient de nombreux articles de théorie marxiste très intéressants.
Base de données de référence pour les textes marxistes.
Le site de la commission nationale formation du NPA.