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9 novembre 2010
De ces données bien connues découle une idée simple : pour sortir de la crise il faut augmenter les salaires. À première vue elle a la force du bon sens. De fait elle est reprise par beaucoup de forces à gauche et dans les syndicats :
« Le moyen de sortir de la crise, c’est de relancer la croissance via l’augmentation des salaires et des pensions, une véritable politique de l’emploi, une autre politique de l’investissement, pour renouer avec une croissance saine et durable. » [1]
« En surexploitant le travail, en comprimant les salaires et le financement des biens publics, ce modèle réprimait en fait les bases de sa propre croissance pourtant nécessaire pour dégager les profits exorbitants exigés par le capital. » [2]
« Il n’est plus possible d’assurer dans des économies de plus en plus ouvertes l’enchaînement vertueux du fordisme : gains de productivité/hausse des salaires/débouchés croissants/augmentation de la production/gains de productivité... » [3]
La première chose à dire sur cette idée c’est qu’elle est fausse. La source de l’erreur consiste dans la conception que ce sont les salariés qui doivent acheter l’ensemble de la production. En fait dans le système capitaliste, une part de ce qui est produit sert effectivement à alimenter, nourrir, soigner, distraire, etc. les salariés (c’est leur salaire, direct ou socialisé) – mais une autre part sert à acheter des moyens de production (machines, matières premières, etc.). Il faudrait ajouter pour être complet qu’une troisième part sert à la consommation des capitalistes, ainsi qu’à d’autres dépenses qui ne servent pas à permettre de nouvelles productions. Le sens commun résiste à cette idée : « Mais il faut bien qu’il y ait un marché en fin de compte pour les biens de consommation ! Sinon à quoi bon accumuler des moyens de production ? »
Justement ! Ce qui caractérise le capitalisme, c’est de ne pas avoir d’ « en fin de compte », de ne pas être un système de production pour la satisfaction des besoins des individus. Ce n’est même pas un système pour la satisfaction des besoins d’une minorité d’individus – les capitalistes voient certes leurs besoins amplement satisfaits, mais ce n’est pas ce qui pousse en avant le système, et ils ne consomment pas personnellement l’essentiel des profits qu’ils réalisent. [4] Le moteur du système, c’est, pour chaque capital, la nécessité de survivre face à ses rivaux, et le moyen pour le faire c’est d’accumuler toujours davantage de forces productives. Marx écrivait à ce sujet : « Accumulez, accumulez ! C’est la loi et les prophètes ! » [5]
Une économie capitaliste peut parfaitement fonctionner de la manière suivante : le capitaliste A dirige une entreprise qui a des puits de pétrole, il vend son pétrole au capitaliste B qui possède une usine sidérurgique. Ce dernier vend de l’acier au capitaliste C qui fabrique des machines pour extraire du pétrole, qu’il vend au capitaliste A, et ainsi de suite.... Certes il faudra aussi qu’un minimum de nourriture, de logements, etc. soient produits pour les travailleurs de ces différentes entreprises, et qu’un salaire leur soit versé pour qu’ils puissent les acheter, mais ce salaire peut être tout à fait minime. À la limite il peut être nul, si les salariés se nourrissent en faisant pousser des légumes dans leur temps libre, cousent leurs propres vêtements, etc.
De manière certes plus complexe, l’économie réelle fonctionne bien ainsi. À nos trois capitalistes il faudrait en rajouter d’autres, qui bâtissent des bureaux, fabriquent des ordinateurs pour ces bureaux, construisent des routes sur lesquelles vont circuler les camions qui transportent les ordinateurs, construisent ces camions, etc. etc. De toute évidence il existe aussi un secteur qui fabrique des marchandises consommées par les salariés, mais ce secteur n’a aucunement vocation à absorber toute la production du système, ni aujourd’hui ni dans un « en fin de compte » qui n’arrive jamais.
Augmenter les salaires de manière générale bénéficierait au moins en partie à ce secteur. Si les salaires augmentent globalement, il est par exemple probable que les travailleurs pourront aller plus souvent au restaurant, et par conséquent les capitalistes qui possèdent des chaînes de restauration en bénéficieront, même si de l’autre côté ils souffrent des salaires plus élevés de leurs propres salariés. Mais cette compensation n’existe pas pour les capitalistes qui fabriquent des moyens de production et ont par conséquent pour clients d’autres capitalistes. Un capitaliste de ce secteur, par exemple un fabricant d’acier souffrira même deux fois : la première fois en payant des salaires plus élevés à ses travailleurs, la deuxième fois en voyant que ses débouchés se sont réduits car ses clients ont eux aussi des profits plus réduits du fait de l’augmentation des salaires de leurs travailleurs, et par conséquent moins d’argent disponible pour acheter de l’acier. La crise serait donc pour eux d’autant plus sérieuse. Au bout d’un certain temps une partie des capitalistes qui produit des moyens de production se déportera sur la production de biens de consommation, ce qui permettra d’égaliser les taux de profit entre les différents secteurs, mais le taux de profit moyen obtenu ainsi sera globalement inférieur à ce qu’il était avant l’augmentation des salaires. [6]
La sortie de crise par l’augmentation des salaires menant à un renouveau de la croissance, et par conséquent des profits et des investissements, est donc une utopie. Comme orientation, elle cherche à réconcilier les intérêts des travailleurs et ceux des capitalistes, au prix d’un raisonnement boiteux.
En fait la crise aggrave les contradictions entre le capital et les intérêts des travailleurs, à tel point qu’on pourrait dire qu’il y a deux crises différentes, quoique ayant la même cause : celle des capitalistes, qui cherchent à rétablir un taux de profit qui permette au système de fonctionner sans trop d’accrocs, et la crise vécue par les travailleurs, qui cherchent à préserver leur emploi et leur condition de vie. Sortir de la crise pour l’une des deux classes signifie l’aggraver pour l’autre.
C’est seulement dans cette optique d’affrontement irréconciliable avec la classe dominante que l’objectif de sortie de crise par la défense des intérêts des travailleurs prend un sens : elle signifie imposer aux capitalistes des dépenses importantes en termes d’emplois, d’investissements non rentables mais utiles socialement, etc. Elle signifie aggraver la crise pour les capitalistes, et la transformer en crise politique qui menace la racine même de leur pouvoir.
[1] Paul Fourier, Secrétaire général de la Fédération des Transports, CGT, http://www.cgt.fr/spip.php?page=article_dossier&id_article=37421
[2] Parti de Gauche, http://www.lepartidegauche.fr/images/stories/textes/pg-face-aux-banques.pdf
[3] Gabriel Colletis, professeur d’économie à l’université de Toulouse I, qui avait défendu le « non » à la constitution en 2005 et est aujourd’hui signataire de l’appel en défense des retraites - http://www.mediapart.fr/club/edition/les-invites-de-mediapart/article/090410/changer-de-regard-sur-la-crise. Certains économistes marxistes proches du NPA sont influencés par ces idées : Alain Bihr parle par exemple du « déséquilibre entre la part payée (le salaire) et la part non payée (la plus-value) du travail vivant, responsable in fine des difficultés que rencontre la réalisation de la valeur » http://www.npa2009.org/content/pour-une-approche-multidimensionnelle-des-crises-de-la-production-capitaliste-par-alain-bihr – tandis que Michel Husson écrit « Dans la mesure où le modèle néo-libéral repose sur une baisse tendancielle de la part des salaires, la question qu’il avait à résoudre était de savoir qui allait acheter une production augmentant plus vite que le demande émanant des salariés. » http://www.npa2009.org/content/la-crise-en-perspective-par-michel-husson En revanche Louis Gill s’y oppose dans un article d’une grande clarté :http://www.npa2009.org/content/l%E2%80%99origine-des-crises-surproduction-ou-sous-consommation-par-louis-gill .De même François Chesnais :http://www.carre-rouge.org/IMG/pdf/D-_Chesnais_crise_1_Mise_en_page_1.pdf
[4] Il est utile de comparer avec le système féodal, où la classe dominante voyait ses besoins directement satisfaits par le prélèvement, souvent en nature, d’une quote-part sur la production des classes exploitées.
[5] Capital, I, chapitre 24, http://www2.cddc.vt.edu/marxists/francais/marx/works/1867/Capital-I/kmcapI-24-3.htm
[6] On trouve une description plus détaillée – mais très facile à lire – de ces phénomènes dans le petit livre de Karl Marx, Salaire, prix et profit, http://www.marxists.org/francais/marx/works/1865/06/km18650626.htm
Site web du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA).
Revue indépendante d’analyse stratégique anticapitaliste.
Actualité politique internationale de la revue Inprecor sous reponsabilité de la Quatrième internationale.
International Socialism, Revue mensuelle théorique du Socialist Worker Party.
Le site web de la LCR Belge contient de nombreux articles de théorie marxiste très intéressants.
Base de données de référence pour les textes marxistes.
Le site de la commission nationale formation du NPA.