De la Commune à l’Union Sacrée

Le temps des C(e)RISES

Ou l’histoire d’un combat de classes pour l’hégémonie

par Félix Boggio

16 novembre 2010

La période récente qui voit s’amplifier la crise économique suscite naturellement de nombreux débats au sein de la gauche radicale sur les réponses à apporter à cette dernière. La réponse la plus partagée – « les travailleurs ne doivent pas payer la crise » – ne doit pas obscurcir le véritable défi que pose toute crise, économique ou non, à savoir sa traduction sur le plan politique. Afin d’éclaircir la nature de ce défi, dans ses déclinaisons les plus concrètes, nous avons voulu nous intéresser à une séquence de l’histoire de France, particulièrement riche pour ce qu’elle révèle, aussi bien des stratégies des classes dominantes que de celles des dominés. Il s’agit des débuts de la IIIe République, de 1870 à la Première Guerre Mondiale.

L’intérêt de cette période est qu’elle s’ouvre sur une double crise du pouvoir et de l’appareil d’État : la défaite à Sedan contre la Prusse qui permit l’avènement de la République (succédant au Second Empire) d’une part, et, d’autre part, la Commune de Paris. Ce moment initial de la crise d’hégémonie fut suivi d’une crise économique globale qui toucha la France à partir des années 1880, dans un contexte de restructuration du capitalisme français.

Il s’agira d’analyser ici la dynamique par laquelle les classes dominantes purent élaborer leur projet républicain, à travers leur confrontation constante avec le mouvement ouvrier, déterminé à « ne pas payer la crise », et dans la renégociation permanente des alliances et des collaborations de classes, en vue desquelles le modèle parlementaire se montrera des plus performants.

Vacance du pouvoir

« Cette république n’a pas renversé le trône, mais simplement pris sa place laissée vacante. Elle a été proclamée non comme une conquête sociale, mais comme une mesure de défense nationale. » [1] Marx est clairvoyant sur la nature du gouvernement issu de la défaite de Sedan, mais alors que la République est proclamée à Paris le 4 septembre, il ne peut encore prendre la mesure de la crise politique qui s’annonce. Il ne peut envisager la future insurrection des Parisiens contre leur gouvernement provisoire. Pourtant, avant même la proclamation, « la situation politique peut basculer dans des directions différentes : une régence telle que l’impératrice tente d’en préserver la possibilité ; un gouvernement d’exception sans couleur politique ; une déchéance [de l’Empire] votée régulièrement ; un renversement révolutionnaire du régime, tel qu’il a commencé à Lyon et à Marseille. » [2] Entre 14h et 15h, une foule de Parisiens demandant notamment la « république démocratique » pénètre le Palais-Bourbon. La place des blanquistes dans cette intrusion révolutionnaire « est déterminante, en ce qu’elle est probablement ce qui contraint dans l’instant Gambetta à prononcer la déchéance, plutôt que de la laisser proclamer par eux et de les laisser prendre le pouvoir. » [3] Le gouvernement de défense nationale, emmené par des républicains bourgeois comme Jules Favre ou le général Trochu, naît d’une issue légale donnée à l’insurrection parisienne : la proclamation de la République à l’Hôtel de Ville – et non au Palais-Bourbon, lieu du pouvoir approprié par le peuple dans l’illégalité. La continuation de la guerre, demandée par le peuple de Paris contre la violente offensive prussienne, est adoptée par les républicains modérés sans aucune détermination. En effet, « Paris armé, c’était la révolution armée. Une victoire de Paris sur l’agresseur prussien aurait été une victoire de l’ouvrier français sur le capitaliste français et ses parasites d’État. » [4] L’enjeu de la guerre, pour les modérés, était donc d’affamer Paris, en laissant le peuple à la merci d’un siège qui dura plus de quatre mois, pour ensuite le désarmer en temps de paix. Dans le même temps, le gouvernement provisoire devait rétablir l’ordre parmi les patriotes les plus radicaux. [5]

Face à la crise d’un appareil d’État sorti du Second Empire, les classes dominantes se trouvaient en possession d’une République dont ils n’avaient pas tous voulu, et devaient organiser la paix avec l’Allemagne aux dépens des couches populaires urbaines. L’unanimité des classes dominantes, représentées par le gouvernement de Versailles, dans la répression sanglante de la Commune de Paris en mai 1871, fut le premier moment d’un long processus de formation d’un nouveau bloc historique entre les différentes fractions des dominants. La crise d’hégémonie ouvrait pour plusieurs décennies un champ de bataille, où allaient s’affronter toutes les classes qui prétendaient à la direction de la société, des dominants aux subalternes, et où allaient se forger les alliances et les institutions qui permettraient de consolider cette direction.

La république coloniale & conservatrice : négociations au sommet

La crise globale qui touche les sociétés en pleine industrialisation pose à de nouveaux frais la question de l’organisation de l’État, de la modernisation des structures d’encadrement civil et des infrastructures. Les républicains modérés (« opportunistes »), victorieux aux élections contre les monarchistes à la fin des années 1870, étaient parvenus à installer des institutions qui, si elles constituaient initialement un consensus entre les premiers et les seconds, penchèrent franchement vers le parlementarisme du fait de l’abandon de l’exercice du droit de dissolution par Jules Grévy. Ce penchant parlementaire, favorisant les négociations entres groupes, clubs et individus à la Chambre, devait affecter toute la société. D’un côté, groupes d’intérêts et groupes de pressions, mode d’expression privilégié de la petite et grande bourgeoisie, trouvaient leur lieu d’expression idéal. En retour, les formes d’organisation civiles possédaient un rapport de plus en plus organique avec l’État. Ces transformations favorisent des discussions et compromis souples entre les différentes options de la bourgeoisie, et le lien entre appareil d’État et société civile permettra d’envisager des moyens efficaces pour intégrer les couches subalternes (petite-bourgeoisie et prolétariat) dans un bloc dirigé par une bourgeoisie réunifiée.

La force d’un tel régime se démontre aisément à partir des divisions qui existaient entre les projets de différentes couches de la bourgeoisie à la veille des années 1880. « L’alliance de capitalistes provinciaux avec des paysans et des petits-bourgeois pour la cause républicaine soulevait de nombreux problèmes. Le besoin de courtiser les petits producteurs excluait une concentration capitaliste trop rapide. [...] Des tensions internes au sein de l’alliance républicaine firent de la question du rail un élément-clé du programme républicain. En soulignant cela, les gambettistes et leurs soutiens capitalistes en province pouvaient simultanément avancer leur intérêt économique, faire la cour aux paysans avec des promesses de transports moins onéreux pour leurs surplus destinés à la vente, et diriger leurs griefs contre les grands monopoles de la finance et du rail. » [6] Avec l’entrée dans la crise en 1878, les républicains emmenés par Freycinet proposèrent un plan d’investissement public en vue de construire un réseau ferroviaire plus étendu et ramifié. Léon Say, libre-échangiste, collaborateur de Rothschild et directeur des chemins de fer du Nord, refusa le ministère des finances sous la présidence du conseil de Freycinet. En face, le populisme des gambettistes avait en effet tendance à toujours suspecter les grands bourgeois de léser les petits producteurs. « Cependant, malgré tout leur verbiage sur les « petits », ils n’avaient pas le réel désir de s’opposer aux intérêts des grands capitalistes. [...] Il s’agissait [à propos du plan Freycinet] d’une sorte de déficit budgétaire pour assister les firmes métallurgiques et celles qui construiraient [le réseau ferroviaire]. » [7] Le compromis qui fut trouvé consista surtout à financer les entreprises privées qui participeraient au projet, tandis qu’une compagnie d’État se chargerait du reste. Un accord était trouvé entre les républicains, la bourgeoisie provinciale et le capital financier, sans la nécessité d’un dirigisme autoritaire, alors que l’aile la plus libérale de la chambre condamnait initialement le projet pour son caractère étatique.

Par ce type d’expérience pratique, la république parlementaire se trouvait de plus en plus pertinente pour mener à bien l’élaboration d’un même projet pour les classes dominantes qui occupaient l’État. Il faut également souligner l’importance des crises politiques, comme l’affaire Boulanger. À travers l’échec de ce vieux militaire républicain radical, qui devait incarner l’opposition résolue au parlementarisme de la république des opportunistes, se lisait l’impuissance de fractions de plus en plus marginales de la société française, aspirant alors à une direction autoritaire de la société. De toute évidence, cette solution était exclue pour l’ensemble des secteurs de la bourgeoisie. C’est qu’à mesure que le mouvement ouvrier prenait son essor et que la fidélité des campagnes pour certains notables ou partis réactionnaires semblait s’effriter, un consensus autour d’une république conservatrice, protectionniste et coloniale s’imposa de manière de plus en plus nette. Cette orientation fut inaugurée par le ralliement des catholiques à la république d’après l’encyclique de Léon xiii à l’aube des années 1890. Sous la pression de la crise économique, le parlement jouait pleinement son rôle d’instance de négociation au sommet, entre les différentes traditions et intérêts sectoriels représentés.

Cette consolidation du bloc des classes dominantes fut de toute évidence le travail d’un long processus de maturation des projets de ces dernières, en France comme en Europe. « Le travail de transition vers une société plus urbaine et plus industrielle à l’intérieur d’un système politique fragile demande une nouvelle sorte de classe dominante ou de coalition de classes. Dans la toute jeune Allemagne frappée par la dépression, les propriétaires terriens prussiens et les grands industriels conclurent une alliance gouvernementale historique entre l’acier et le seigle. » [8] En France «  les tarifs [protectionnistes], ainsi, furent la réponse à la crise de long terme. Ils étaient un remède connu, car d’autres nations européennes en difficulté installaient également des barrières commerciales. » [9] Dans l’esprit de la bourgeoisie républicaine, toute politique protectionniste supposait une politique coloniale complémentaire. Aussi Jules Ferry disait-il : « Le système protecteur est une machine à vapeur sans soupape de sûreté, s’il n’a pas pour correctif et pour auxiliaire une saine et sérieuse politique coloniale. La pléthore des capitaux engagés dans l’industrie ne tend pas seulement à diminuer les profits du capital, elle arrête la hausse des salaires, qui est pourtant la loi naturelle et bienfaisante des sociétés modernes. [...] La paix sociale est, dans l’âge industriel de l’humanité, une question de débouchés. » [10] Cette citation de 1890 montre comment la bourgeoisie voit son projet mûrir, à mesure que chaque décision trouve une cohérence croissante pour l’ensemble des classes dominantes. Il en va ainsi de la politique coloniale, qui regroupait surtout l’aile modérée des républicains, alors au pouvoir dans les années 1880, et qui se trouve intégrée une décennie plus tard, dans un vaste plan de sortie de crise à l’aide de tarifs, conçu par des agrariens comme Méline et approuvé par des industriels, réunis dans l’Association de l’Industrie et de l’Agriculture Françaises.

Quelque chose de plus profond se jouait, à travers cette consolidation d’un bloc conservateur autour du protectionnisme, de l’empire colonial et de la république parlementaire. On a déjà noté qu’il s’agissait d’une tentative de réponse à la crise, dans un contexte d’ascension du mouvement ouvrier. On a aussi noté ce que le parlementarisme impliquait du point de vue du rapport organique entre la société civile et l’appareil d’État. Il s’agit maintenant de comprendre comment la bourgeoisie entendait par là soumettre les subalternes à ses prérogatives.

Une hégémonie contre une autre ?

Comme le mentionne Balibar dans un ouvrage devenu classique : « On peut dire qu’en France comme, mutatis mutandis, dans les autres vieilles formations bourgeoises, ce qui a permis de résoudre les contradictions apportées par le capitalisme, de commencer à refaire la forme nation alors qu’elle n’était même pas achevée [...], c’est l’institution de l’État national-social, c’est-à-dire d’un État « intervenant » dans la reproduction même de l’économie et surtout dans la formation des individus, dans les structures de la famille, de la santé publique et plus généralement dans tout l’espace de la « vie privée ». » [11] La IIIe République est bien celle où s’invente de manière décisive cet État national-social dont parle le philosophe marxiste. Cela signifie que les intellectuels se voient formuler de nouvelles tâches, et l’État une nouvelle mission. L’instauration de l’école laïque, gratuite, obligatoire et étendue aux filles avec les lois de 1880 à 1882 devait prendre en charge l’alphabétisation (l’analphabétisme était encore de 17% chez les adultes mâles en 1870) et défendre un modèle républicain qui supposait la paix sociale. « Les écoles laïques donnèrent un culte à ‘1789’, dans le but de souligner qu’une révolution future n’était pas nécessaire [...] L’ethos des manuels laïques, avec leur insistance sur les règles morales dérivées de la conscience, émergèrent d’un mélange de kantisme et de protestantisme libéral. [...] Macé [fondateur de la Ligue de l’Enseignement] voulait une France d’unité intellectuelle et morale, pas d’égalité sociale. [...] La réforme éducative des opportunistes était, ainsi, conçue pour affaiblir le clergé, affaiblir les revendications véritables des ouvriers et paysans, mais aussi pour préserver la substance d’une structure éducative élitiste qui perpétuait la domination de la classe bourgeoise. » [12] L’idéologie de l’école laïque permettait de donner une légitimité à l’élite qui devait gouverner la république, à travers l’idéal d’ascension sociale républicaine et le baccalauréat. Des structures nouvelles servaient pour les classes dirigeantes à former ses intellectuels, par exemple au sein de L’École Libre des Sciences Politiques, qui permettait aux classes moyennes élevées de s’intégrer à la bureaucratie élitaire du régime. La Ligue de l’Enseignement, dirigée par des banquiers, avocats, hommes d’affaires, joua un rôle majeur pour souder les députés républicains aux militants de base. Les clubs de Libre Pensée comme la Ligue de l’Enseignement fonctionnaient à plein pour diffuser une idéologie d’unité de classe contre le cléricalisme, détournant leur public le plus populaire des luttes sociales.

Mais cet édifice n’était pas sans brèches, et les travailleurs montrèrent un niveau d’organisation croissant entre 1883 et 1900. Le socialisme fondait ses écoles et révélait des intellectuels propres au mouvement ouvrier. Les travailleurs étaient résolus à ne pas payer les frais de la crise, et, alors que les prix déclinaient, leurs salaires réels augmentèrent de 20% dans la période mentionnée. C’est à cette réalité que devait se confronter la classe dominante, et le protectionnisme fut bien une tentative d’unir les classes subalternes dans un horizon de collaboration de classe, l’intérêt de la nation. Certains patrons organisaient les ouvriers pour lutter contre le libre-échange et en faveur du protectionnisme. Face à cela, les socialistes à la chambre dénonçaient les tarifs Méline car ils avantageaient les grands propriétaires et les industriels.

La bourgeoisie cherchait aussi à empêcher tout travail commun entre les ouvriers socialistes et la paysannerie. Il s’agissait d’un véritable bras de fer entre, d’un côté, le mouvement socialiste qui tentait de réfléchir sur le statut de la paysannerie par rapport à l’émancipation générale des opprimés, et d’un autre, l’alliance protectionniste qui voulait mettre sous sa direction les petits paysans éventuellement attirés par la mouvance socialiste. Lebovics donne l’exemple de l’élection de Jaurès en 1892 : « pour réussir son retour à la Chambre des Députés, Jaurès avait eu à combiner le soutien des mineurs et des travailleurs d’usine avec celui des petits paysans qui votèrent également dans le district. Il avait eu à créer en bas de la société le type d’alliance qu’avait constituée la coalition au sommet en faveur des tarifs – en partie, par les hommes qu’il avait vaincus » [13] Cette question se posait aussi au Parti Ouvrier Français de Jules Guesde et Paul Lafargue, marxistes. Dès juillet 1892, le Parti Ouvrier entreprend une enquête sur les formes de propriété paysanne, afin d’établir une stratégie d’alliance. Malheureusement, le marxisme développé par les guesdistes était pour le moins grossier : il sous-estimait aussi bien le développement inégal du capitalisme français, que les possibles frictions au sein de la classe dominante. Comprendre les contradictions qui travaillaient la classe dominante dans son processus de conquête de l’hégémonie pouvait s’inclure dans la démarche d’alliance avec les paysans, «  [m]ais les marxistes français, ne voulant pas explorer les conséquences d’une multiplicité d’élites, échouèrent dans l’élaboration de cette stratégie interprétative, qu’ils auraient pu appliquer aux conflits qui divisèrent la politique établie pendant les années 1890 : la carrière de Méline, exemplaire des protectionnistes agrariens de la fin du xixe siècle, [...] illustrait au moins les conflits entre des fractions de la politique bourgeoise, et peut-être la nature illusoire d’une politique ‘bourgeoise’ comme explication suffisante de la politique en France. » [14] Si le protectionnisme était une tentative d’unir les bourgeoisies, on voit bien qu’il est aussi le reflet d’une crise au sommet et d’une opportunité offerte aux marxistes pour exploiter les contradictions du camp adverse, entraver la collaboration de classe, et retourner la paysannerie en leur faveur. Mais dans cette course de vitesse, les dominants ont déjà leurs intellectuels pour élaborer leur stratégie, tandis que le prolétariat doit mûrir et inventer ses propres écoles et structures de formation. Deux ans après l’étude orchestrée par le POF sur la propriété paysanne, l’un des principaux administrateurs de la Société des Agriculteurs de France, Urbain Guérin, fit de même, ajoutant sa pierre à l’édifice protectionniste. Cette stratégie rivale permettait d’unir les propriétaires terriens et les agrariens conservateurs – voire issus du monarchisme – et les industriels. Le Parti Ouvrier tentait de convaincre les paysans de l’effet désastreux du capitalisme sur les relations sociales et les solidarités traditionnelles. « Alors que les communautés villageoises se désintégraient, cependant, les paysans installaient une nouvelle structure d’auto-défense et d’auto-affirmation ». « À travers la France rurale, les petits producteurs se rassemblèrent dans des coopératives qui court-circuitèrent le pouvoir du capital marchand, tandis que les paysans rejoignirent par centaines de milliers des groupes d’intérêt agrariens ». [15] Ces groupes d’intérêt, syndicats agricoles, eurent souvent un rôle anti-socialiste, retardant par ailleurs la prolétarisation des couches paysannes, attendue par les guesdistes. Mais ce ne fut pas toujours le cas, et certains mouvements paysans purent se lier au mouvement socialiste.

« Du consentement cuirassé de coercition »

Ce dernier se structura progressivement en parti unifié en 1905. À ses côtés existait une myriade de syndicats, corporatistes, réformistes, ou révolutionnaires, souvent rassemblés dans la CGT. Le début du xxe siècle vit se radicaliser cette dernière face à l’intégration institutionnelle progressive des socialistes de parti. Comme put l’écrire Trotsky, « [l]e syndicalisme français d’avant-guerre, à ses débuts et pendant sa croissance, en combattant pour l’autonomie syndicale, combattit réellement pour son indépendance vis-à-vis du gouvernement bourgeois et de ses partis, parmi lesquels celui du socialisme réformiste et parlementaire. C’était une lutte contre l’opportunisme, par une voie révolutionnaire. »

« Le syndicalisme révolutionnaire n’a pas à cet égard fétichisé l’autonomie des organisations de masse. Bien au contraire, il a compris et a affirmé le rôle dirigeant de la minorité révolutionnaire dans les organisations de masse, organisations qui reflètent la classe ouvrière avec toutes ses contradictions, ses retards et ses faiblesses. » [16]

Dans la pensée du syndicalisme révolutionnaire, développée par Pelloutier, le prolétariat devait organiser ses propres institutions de classe et se préparer à travers ses luttes quotidiennes à diriger la société. « Pelloutier ne croyait pas que la révolution pouvait ou bien être laissée au hasard ou qu’elle serait le résultat d’une révolte instinctive et spontanée de la part de la classe ouvrière » [17]. Les bourses du travail, lieu d’éducation populaire et de formation jouaient le rôle de contre-institutions. Mais les ambiguïtés d’une telle pensée étaient lisible dans l’élaboration d’Hubert Lagardelle, qui poussa très loin l’opposition entre l’homme abstrait du parlementarisme (indéterminé socialement) et l’homme concret du syndicalisme (organisé par branche ou profession). Dans cette vision, « [l]e syndicat, le groupement des producteurs comme producteurs, était l’expression institutionnelle naturelle des travailleurs comme classe distincte. » [18] La démocratie politique devenait un simple écran de fumée, et les partis des organes de pouvoir soumis à la discipline parlementaire. Cette haine des partis politiques était le résultat de l’alignement d’une partie des socialistes sur le gouvernement au moment de l’affaire Dreyfus, et le caractère répressif des républicains radicaux du début du siècle. L’articulation du parti et des syndicats et autres organisations de classe n’était plus à l’ordre du jour. Si les syndicalistes révolutionnaires luttaient contre le corporatisme, leur anti-politique devait les rendre impuissant face à la montée d’un syndicalisme réformiste abreuvé d’idéologie positiviste. [19] D’autre part, les marxistes auto-proclamés rejetaient la grève générale, et étaient accusés à juste titre de verbalisme révolutionnaire par les syndicalistes. De ce fait, ils ne donnèrent aucune perspective aux larges grèves de 1906. Si Jaurès, en sa qualité d’homme de l’unité, put se rapprocher d’une tentative de faire un bloc contre-hégémonique, reconnaissant les mérites du syndicalisme révolutionnaire, ses propositions étaient marquées par un opportunisme qui recanalysait la lutte dans les canaux du réformisme. [20]

Cette situation empêcha que se consolide une alliance solide des subalternes autour de la radicalisation des luttes qui précédèrent la Première Guerre Mondiale. Les grandes grèves de 1906 ont été évoquées, mais il faut aussi compter avec les grandes révoltes du midi de 1906-1907, où le fameux « 17e régiment » refusa de réprimer les révoltes des viticulteurs. La syndicalisation des paysans se fit sur des bases socialistes dans l’Hérault, et les «  grèves de 1910-11 étaient bien organisées par des comités de grève, les municipalités organisaient des soupes populaires, les drapeaux rouges étaient déployés. » [21] Mais ces années de radicalisation furent aussi des années d’intense répression, si bien qu’à la veille de la guerre, le potentiel fut perdu en faveur de syndicalistes réformistes qui entraîneraient le mouvement dans l’Union Sacrée et la guerre.

Ainsi, sur la période, la bourgeoisie marqua des points en consolidant son unité et en élaborant collectivement une idéologie capable d’intégrer les subalternes à la nation. La pauvreté du marxisme du POF rendit les guesdistes incapables de répondre au défi de l’identité nationale et les rendit même ultimement complices de l’Union Sacrée. « Très probablement, le Parti Ouvrier déniait que la France bourgeoise veuille jamais, même si elle en était capable, intégrer les travailleurs à la nation ». [22] Dans cette perspective, la bourgeoisie ne pouvait pas se sortir de la crise, et se trouvait enlisée dans un déclin économique accélérant l’affrontement final. La reprise économique des années 1900 invalidait cette hypothèse de crise finale, et rendit le révolutionnarisme du POF étranger aux réalités économiques. Mais les guesdistes furent aussi perméables au militarisme, car leur réductionnisme sociologique les faisait considérer que le peuple en arme accélérerait mécaniquement le moment de la prise du pouvoir insurrectionnelle. Comme le résume Robert Stuart : « Dans les deux cas, par la guerre ou la paix, le socialisme gagnerait. » [23] La CGT, de son côté, était coincée entre le jusqu’au boutisme de La Guerre Sociale de Gustave Hervé qui souhaitait relancer la grève générale en 1913 au creux du mouvement social, et les réformistes comme Keufer, animés par une pratique syndicale réaliste et l’idéologie officielle de la république, qui valorisait les formes corporatives de syndicalisation. Keufer observa, à la veille de la guerre, que « la CGT avait subrepticement abandonné les méthodes qu’il avait lui-même critiqué avec force par le passé et que c’était maintenant [...] au tour de Jouhaux et ses collègues d’endurer l’accusation de trahison. » Rien ne put empêcher le ralliement de l’ensemble de ces acteurs à l’Union Sacrée, y compris les plus radicaux.

La longue maturation du projet républicain, son idéologie positiviste, laïque et coloniale, son alliance de classe et son protectionnisme, rendit les masses populaires largement perméables aux idées dominantes, surtout quand la radicalité exprimée dans les luttes se trouva orpheline d’intellectuels organiques et de direction, et que la répression violente s’abattit sur les mouvements les plus avancés. L’élaboration sur l’impérialisme était à ses balbutiements, et son centre de gravité n’était pas en France, mais plus au centre de l’Europe. Si la crise, toujours multiple, signale une ouverture pour les classes qui prétendent à la direction de la société, sa résolution est le fait des alliances de classe ayant produit une intelligibilité (et donc des intellectuels) de la situation qui donne une cohésion à cette alliance et la possibilité de l’étendre. Plus généralement, ce qui fit la différence entre le mouvement socialiste et les républicains bourgeois c’est que les premiers durent séparer (organisationnellement) économie et politique, sans parvenir à les articuler, tandis que les seconds arrivèrent, au cours de négociations et de désaccords surmontés, à bâtir un bloc historique et moral.

Notes

[1Karl Marx, IIe adresse sur la guerre franco-prussienne (disponible sur marxists.org).

[3Ibid.

[4Karl Marx, La Guerre Civile France, http://marxists.org/francais/ait/1871/05/km18710530a.htm

[5Durant ces quatre mois, la «  Ligue du Midi pour la Défense de la République  », distincte du pouvoir central, appela à la révolution et fut le prélude à la Commune de Marseille  ; Bakounine tenta un coup de force à Lyon  ; des émeutes éclatèrent à Paris contre la perspective d’un armistice, demandant la levée en masse et la Commune.

[6Roger Magraw, The Bourgeois Century, Fontana History of Modern France, p.213.

[7Ibid., p.214.

[8Herman Lebovics, The Alliance of Iron and Wheat, Louisiana State University Press, p.22.

[9Ibid., p.46.

[10Jules Ferry, Le Tonkin et la mère.

[11Roger Magraw, op. cit., pp.218-219.

[12Herman Lebovics, op. cit., p.96.

[13Robert Stuart, Marxism at work, Cambridge University Press, pp.397-398.

[14Ibid., p.415.

[15Léon Trotsky, «  Syndicalisme et communisme  », in Œuvres, octobre 1929 (disponible sur marxists.org).

[16Jeremy Jennings, Syndicalism in France, St Martin’s Press, p.18.

[17Ibid., p.95.

[18Sur ce courant, voir ibid., pp.114-140.

[19Voir dans les débats du vecongrès de la SFIO, 1908, l’intervention d’Hubert Lagardelle (disponible sur gallica.bnf.fr).

[20Roger Magraw, op. cit., p.350.

[21Robert Stuart, Marxism and National Identity, State University of New York Press, p.38.

[22Ibid., p.43.

[23Jeremy Jennings, op. cit., p.158.

documents joints


Le temps des C(e)RISES (PDF - 4.4 Mo)

L’article maquetté pour impression.


Partagez

Contact

Liens

  • npa2009.org

    Site web du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA).

  • contretemps.eu

    Revue indépendante d’analyse stratégique anticapitaliste.

  • inprecor

    Actualité politique internationale de la revue Inprecor sous reponsabilité de la Quatrième internationale.

  • isj.org.uk

    International Socialism, Revue mensuelle théorique du Socialist Worker Party.

  • lcr-lagauche.be

    Le site web de la LCR Belge contient de nombreux articles de théorie marxiste très intéressants.

  • marxists.org

    Base de données de référence pour les textes marxistes.

  • npa-formation.org

    Le site de la commission nationale formation du NPA.


Site propulsé par SPIP | Plan du site | RSS | Espace privé