Le taux de profit aujourd’hui

par Sylvestre Jaffard

9 juillet 2011

Souvent on croit que les données économiques sont des faits bruts, qu’il suffit de lire les chiffres. Mais on s’aperçoit qu’on en est bien loin dès qu’on s’approche de près, et que les données présentées dépendent en fait d’une analyse préalable. Le calcul du taux de profit est un bon exemple de cela.

Les débats sur le taux de profit

En effet les données qui sont disponibles ont tout une série de défauts. Tout d’abord il est matériellement très difficile de réunir toutes les données de toutes les entreprises. En France comme dans d’autres pays les données qui existent sont généralement issues de déclarations faites au fisc, mais les entreprises ont de bonnes raisons de minimiser ce qui constituent leur profit et de le faire passer dans d’autres catégories. Pour les entreprises multinationales une méthode qui est apparue au grand jour récemment consiste à concentrer la déclaration d’activités en profit dans des pays à faible fiscalité, et inversement à prétendre que les activités qui s’opèrent dans des pays à forte fiscalité sont en déficit. C’est ainsi que Total prétend que ses activités françaises (essentiellement les raffineries) sont en perte pour ne pas payer un centime d’euro en France, alors que ses bénéfices globaux sont de 8 milliards d’euros ! [1] Dans le même ordre d’idées, il est évidemment fallacieux de prétendre que les salaires des dirigeants des grandes entreprises constituent uniquement le coût de leur force de travail, alors qu’ils en décident eux-mêmes le montant , et gagnent en moyenne 190 fois le smic. [2] Pourtant c’est bien dans la partie « salaires » et non « bénéfices » que vont ces sommes dans la comptabilité des entreprises.

Une deuxième série de problèmes se pose quant à la nature des « profits financiers », c’est à dire de la valorisation d’actifs dont on sait qu’ils sont sujet à de forts mouvements spéculatifs, à des « bulles » susceptibles d’exploser d’un moment
à l’autre. La place des entreprises financières (ainsi que celle du secteur financier dans les entreprises non-financières, par exemple l’activité de crédit des constructeurs auto­mobiles [3]) a fortement augmenté ces dernières décennies. C’est pourquoi un certain nombre d’économistes marxistes préfèrent ne prendre en compte que le secteur non-financier – mais d’autres considèrent que le profit comprend également le profit financier, ce qui est source de divergences.

Enfin, une dernière difficulté est le choix entre évaluation du capital fixe engagé par une entreprise à « coût actuel » (c’est à dire le coût du remplacement de l’ensemble des machines, équipement, etc. dans l’année où sont réalisés les profits) ou à coût historique (le coût au moment où ces équipements ont été acquis). La comptabilité courante des entreprises se base sur une évaluation à coût actuel, alors que les marxistes (et dans une certaine mesure les capitalistes eux-mêmes) s’intéressent au coût histo­rique, qui peut être difficile à reconstituer à partir des données existantes.

Tous ces éléments expliquent la vigueur des polémiques qui ont eu lieu ces dernières années sur la question du taux de profit entre militants marxistes tant du point de vue théorique que du point de vue du constat empirique [4]. On peut tout de même déceler une tendance générale, résumée par Chris Harman dans un de ses derniers articles [5] : la plupart des économistes marxistes ont décelé des taux de profits très élevés à la fin des années 40/début des années 50, puis, après la fin des « trente glorieuses » une baisse plus ou moins rapide et hachée jusque dans les années 70, suivi d’une remontée dans les années 80/90 notamment du fait d’un taux d’exploitation accru, mais cette remontée ne va pas jusqu’à rétablir les taux de profit des années 50/60 [6]. S’ensuit une fragilité du système, avec ses crises à répétitions au cours des années 90 et 2000. La crise du système capitaliste qui a commencé en 2007/2008 a bien sûr été accompagnée par une chute brutale du taux de profit, mais les plans de sauve­tage gouvernementaux semblent avoir retardé la suite de son impact, en permettant une reprise notable en 2010 [7].

La spéculation et ses effets

La crise a d’abord été perçue par beaucoup comme une « crise financière » parce qu’elle a éclaté dans le domaine des prêts immobiliers, où un haut degré de spéculation avait pris place. De manière plus générale la spéculation permet
de faire croire qu’il existe beaucoup plus de richesse dans le système qu’il n’y en
a en réalité : si je pense que les actions de l’entreprise X sont susceptibles de doubler de valeur cette année, je serais prêt à les payer plus cher que ce qu’elles valaient hier. À son tour le fait que je les achète plus cher augmente leur valeur,
ce qui encourage d’autres acheteurs à penser que l’action va monter, etc. Des mécanismes amplifient encore ce phéno­mène, comme les produits dérivatifs, et peuvent amener à la constitution de montagnes de milliards de dollars. Mais ces montagnes sont purement fictives : si un mouvement de vente du produit spéculatif s’enclenche il peut déclencher un effondrement cumulatif qui fait partir en fumée les milliards de dollars qui semblaient être là auparavant.

À l’échelle du système entier, cela veut dire qu’une baisse effective du taux de profit peut être masquée par un envol des valeurs spéculatives – mais elle ne peut être masquée qu’un certain temps. Les épisodes spéculatifs n’ont pas lieu que dans la sphère financière : on peut parfaitement spéculer sur une matière première, ou sur des entreprises innovantes. C’est ce qui s’était passé avec la « bulle internet » au début des années 2000. La bulle immobilière aux états-Unis et plus largement le développement du crédit a créé une autre bulle, qui a commencé à éclater en 2008, mais les risques que cette catastrophe faisait courir au système dans son entier a amené les états à se porter garants et ont donc déplacé la bulle plutôt que de la laisser tout emporter sur son passage. Cependant la seule solution pour que le système puisse retrouver un taux de rentabilité quelque peu durable et solide serait précisément une destruction massive de capital à une échelle inédite, qui permettrait aux capitaux survivants d’absorber les autres et d’amener ainsi un nouveau stade de concentration du capital.

En quoi est-ce important ?

Il ne s’agit pas de résumer la crise à l’effet mécanique de la baisse du taux de profit et de prévoir son déroulement dans ses moindres détails ni même dans ses grandes lignes. Les marxistes ne sont pas des météorologues qui décrivent des événements extérieurs sur lesquels la volonté humaine n’a pas prise. Les décisions politiques et les mouvements sociaux ont un impact sur le déroulement de la crise : actuellement c’est le transfert des risques financiers privés aux états qui domine l’actualité, et en contrecoup la tendance générale aux plans d’austé­rité qui cherchent à abaisser le coût de la main d’œuvre et le niveau des dépenses publiques. C’est donc au niveau de la politique et des ripostes sociales que l’on peut évaluer quelles sont les suites possibles des événements dans les mois et années à venir, quelles formes nouvelles la crise peut prendre. Ce que la théorie de la baisse tendancielle du taux de profit nous permet de comprendre, c’est pourquoi cette crise n’est pas un simple accident de parcours pour le système, c’est à quel point elle marque une étape durable dans son histoire.

Une analyse plus superficielle peut facilement mener à la conclusion que le problème se situe dans un système finan­cier qu’il faut réformer, ou qu’un rapport de forces différent entre les classes ou un rôle accru de l’État permettrait de retrouver une stabilité. Cette vision des choses doit logiquement avoir des conséquences dans les grandes options stratégiques de notre camp. L’analyse de Marx montre que la nature même du capitalisme, système d’accumulation pour l’accumulation, est de faire dominer le travailleur vivant par les moyens de production, « travail mort », de mettre les besoins de l’accumulation au-dessus des besoins de consommation, et ce faisant rend de plus en plus le monde ­­­prison­nier du besoin d’accumulation future, en accumulant toujours plus de travail mort. Gonflé de tout ce travail mort, le capitalisme devient un genre de zombie, incapable d’« atteindre des buts humains et de répondre à des sentiments humains, mais capable de poussées soudaines d’acti­vité qui cause le chaos à ses alentours. » [8]

Les moyens employés pour résoudre les crises mènent à la concentration plus forte du capital entre quelques mains, à la fusion plus grande entre états et Capi­tal, et rendent plus difficile les restructurations nécessitées par la crise suivante. Vu sous cet angle la baisse tendancielle du taux de profit est la traduction concrète du caractère fondamentalement déséquilibré, aveugle du capitalisme. Un déséquilibre dont il n’est possible de sortir que dans une société où la production se fait pour satisfaire les besoins humains et non pour accumuler toujours plus.

Notes

[3«  Auto : les constructeurs jouent de plus en plus
les banquiers  », Les Echos, 15 septembre 2010,
http://www.lesechos.fr/patrimoine/famille/020790610260.htm

[4Ont notamment contribué à ce débat Chris Harman, Andrew Kliman, Michel Husson, François Chesnais, Louis Gill, Alain Bihr, et d’autres encore. On trouve une liste utile de ces textes sur http://hussonet.free.fr/tprof.htm

[5Le marxisme n’est pas toujours dogmatique, http://quefaire.lautre.net/archives/article/le-marxisme-n-est-pas-toujours

[6Andrew Kliman pense quant à lui que cette remontée n’a en fait pas eu lieu. Voir http://www.isj.org.uk/index.php4?id=584&issue=124

[7Les données sont encore parcellaires, mais on peut trouver un exemple pour le Royaume-Uni sur http://www.lowpay.gov.uk/lowpay/lowpay2009/chapter2.shtml. Aux États-Unis (http://www.newsweek.com/2010/08/31/ceo-crybabies.html et http://www.nytimes.com/2010/11/24/business/economy/24econ.html) et en France (http://gesd.free.fr/cac40101.pdf) de bons résultats, presque équivalents à ceux d’avant la crise ont été enregistrés pour le premier semestre 2010 pour les grandes entreprises.

[8Chris Harman, Zombie Capitalism.

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