L’état de l’impérialisme

par Chris Harman

29 janvier 2011

Si, comme certains le prétendent à gauche, le terme « impérialisme » est démodé, de qui les multinationales dépendent-elles pour la défense de leurs intérêts ?

Un fragment d’information peut à l’occasion lever le voile sur les véritables motivations qui sont à l’œuvre derrière la haute politique. On pouvait trouver le mois dernier, enfouie dans les pages intérieures du Guardian, une « brève » donnant des détails sur des petits déjeuners au 10 Downing Street qui avaient réuni en 2003 Tony Blair et le Groupe, composé d’une dizaine de personnes, des Présidents de Multinationales (« Multinational Chairmen’s Group »), avec notamment les dirigeants de BP, Unilever, Vodafone, HSBC et Shell.

Ils étaient invités à faire connaître au premier ministre comment la politique gouvernementale affectait les compagnies internationales basées en Grande Bretagne, ainsi qu’à exprimer leurs doléances éventuelles.

Une de ces plaintes consistait à demander au gouvernement de renoncer à un projet d’augmentation des impôts sur les pensions de retraite des 5.000 personnes les plus riches du pays.

Mais il y avait autre chose qui les inquiétait davantage - la guerre en Irak. Ils n’étaient pas spécialement horrifiés par le nombre des victimes causées par les bombardements massifs de Bagdad, ou par le dossier épineux des armes de destruction massive inexistantes. Leur souci était plutôt de savoir si Tony Blair avait fait à George Bush les bonnes revendications en retour du soutien britannique. Blair, disaient-ils, devait dire clairement que le prix de l’assistance anglaise était que ’les compagnies devaient être traitées plus favorablement’. En d’autres termes, l’engagement dans la guerre n’avait de sens pour eux que s’il contribuait à leur course aux profits.

Cette attitude est très différente de ce que prétend leur idéologie du marché libre, selon laquelle le capitalisme est basé sur la concurrence pacifique et n’a par conséquent aucun intérêt à la guerre, sauf lorsqu’elle est rendue nécessaire par les agissements de maniaques sanguinaires, ou pour empêcher les nettoyages ethniques, voire remettre de l’ordre dans les « États en faillite ». Si seulement le monde entier voulait bien accepter le fonctionnement sans entraves du commerce et du capital, il y règnerait une paix éternelle.

On trouve même dans la gauche radicale des gens qui ont accepté une variante de cet argument. Michael Hardt et Toni Negri, dans leur livre Empire - une œuvre qui a été acclamée dans le mouvement anticapitaliste malgré (ou peut-être à cause de) son langage extrêmement obscur - prétendent que le terme même d’impérialisme est démodé parce que le capital, capable de se déplacer librement d’un endroit à un autre, n’avait plus aucun intérêt dans les rivalités entre États.

Différentes versions du même thème ont été exposées par des marxistes comme Ellen Meiksins Wood, Leo Panitch et Sam Gindin, selon lesquels les capitalistes n’ont besoin que d’un seul État puissant, celui des États-Unis, pour faire la police sur la planète, et que les vieilles analyses dans lesquelles les intérêts capitalistes mènent à des conflits impérialistes ne sont de nos jours plus applicables. En fait, pour Meiksins Wood, elles ne l’ont jamais été. Elle prétend que les grands empires qui se sont affrontés en 1914 l’ont fait sous l’influence de formes précapitalistes d’accaparement de la richesse.

De tels arguments semblent aujourd’hui rendre compte de la réalité parce qu’une très grande partie du big business est multinationale. Les gens ont du mal à imaginer que des grandes sociétés soutiennent leur gouvernement lorsqu’il bombarde leurs propres usines dans d’autres pays. Et une guerre entre pays européens du genre des deux conflits mondiaux du 20e siècle est décidément difficile à imaginer. Mais cela ne résout pas la question.

Le fait que les sociétés géantes du monde opèrent au plan international ne signifie pas pour autant qu’elles n’ont pas de profondes racines dans des pays particuliers. Un ’indice de la transnationalité’ montre que presque toutes ont toujours à peu près la moitié de leurs actifs, de leur force de travail et de leurs ventes localisés dans un seul pays - et pour les multinationales américaines la proportion est encore plus grande. Voilà qui est de nature à établir des liens puissants avec l’appareil d’Etat, et toutes les multinationales sont désireuses d’obtenir son appui sur la scène de la concurrence internationale.

Mais cela signifie que les sociétés demandent à « leur » État d’exercer une pression sur d’autres États pour prendre leurs intérêts en considération. Plus les multinationales opèrent en dehors de leur « pays d’origine » et plus c’est important. Elles doivent essayer de faire en sorte que les gouvernements étrangers leur accordent, entre autres choses, un accès aux marchés, la fiscalité la plus basse possible, et une partie des gros contrats publics. C’est la raison pour laquelle les négociations commerciales, par l’intermédiaire de l’OMC, sont une telle foire d’empoigne dans laquelle des groupes de gouvernements tentent de faire avancer les intérêts des grandes sociétés qui opèrent à partir de leur territoire.
Les compagnies américaines ont toujours pu faire confiance à leur État pour prendre en charge leurs intérêts, par exemple en renversant des gouvernements à l’aide de la CIA, en utilisant son influence dans le Fonds Monétaire International et la Banque Mondiale pour profiter des crises de la dette, ou en s’engageant dans des négociations dures sur les taux de change monétaires ou les contrôles écologiques. La mesure ultime de la puissance de l’État américain réside dans sa capacité à faire étalage de son énorme force militaire. C’est là précisément qu’était le but de la guerre en Irak.

D’autres États cherchent à conforter leur propre pouvoir de négociation sans aller jusqu’à la confrontation militaire directe avec la superpuissance. On peut soit résister à certaines exigences américaines, comme la Russie et la Chine l’ont fait sur la question iranienne, on peut aussi sponsoriser différentes armées dans d’affreuses « guerres de proximité » localisées dans d’autres parties du monde. Une troisième manière consiste à montrer qu’une aventure militaire américaine n’a aucune chance de succès si elle ne bénéficie pas d’un soutien militaire, comme la France et l’Allemagne l’ont tenté lors de l’invasion de l’Irak. Et finalement il y a le choix fait par les multinationales britanniques qui consiste à accorder un soutien inconditionnel aux États-Unis en échange d’un retour substantiel.

Ce que nous voyons, ce n’est pas un capitalisme qui n’a plus besoin de la puissance militaire de l’État, comme Hardt et Negri semblent vouloir le croire, mais le vieux conflit inter-impérialiste dans la forme qu’il adopte au 21e siècle. Comme le montrent l’Irak, l’Afghanistan et maintenant la Somalie, les capitalistes considèrent toujours l’effusion de sang comme un moyen d’accroître leurs profits.

Voir en ligne : Socialist Review, mars 2008 (traduit de l’anglais par JM Guerlin)

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