Les travailleurs du monde

par Chris Harman

27 octobre 2009

L’apparition, au cours des trois dernières années, d’un mouvement anticapitaliste de dimension mondiale a revêtu de formes nouvelles tout un ensemble de vieilles interrogations. La plus importante est celle du sujet - la question de savoir quelles sont les forces existantes qui sont capables de s’attaquer au système et de transformer le monde.

Pour le marxisme classique, la réponse était simple. La croissance du capitalisme se trouvait nécessairement accompagnée par celle de la classe qu’il exploitait, la classe salariée, laquelle devait être au centre de la révolte contre le système. Mais aujourd’hui cette vision est récusée de toutes parts, non seulement par la droite social-démocrate de la « troisième voie », mais aussi par certains des porte-parole les plus en vue du mouvement anticapitaliste. En particulier, la notion de « multitude », développée par Michael Hardt et Antonio Negri [1], est largement considérée comme une catégorie plus pertinente que celle de « classe ouvrière ».

Ce n’est pas la première fois que les positions du marxisme classique sont prises d’assaut. C’est arrivé à plusieurs reprises au cours du 20e siècle. Le développement du mouvement révolutionnaire, à partir de l’Europe occidentale et de l’Amérique du Nord jusque dans le reste du monde, s’est trouvé confronté au fait que la classe ouvrière, loin d’être « l’immense majorité » de l’humanité, demeurait une minorité. Ce fait devait déterminer une tendance du socialisme russe, les narodniks, à mettre sa foi non pas dans les ouvriers mais dans les paysans, et en pousser une autre, les mencheviks, à déclarer que la révolution russe ne pouvait être prolétarienne, encore moins socialiste. Lénine, au contraire, insistait sur le rôle indépendant que devait jouer la classe ouvrière, et ce dès avant 1917, période où il pensait que la révolution ne produirait pas un État ouvrier mais une « dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie ». Trotsky, allant plus loin, adoptait une position qui sera acceptée dans les faits par Lénine au cours de l’année 1917 : les travailleurs devaient prendre le pouvoir, même si leur succès final dans la construction du socialisme dépendait du développement de la révolution dans des pays économiquement plus avancés.

Cela ne mit pas fin à la discussion, qui reprit de plus belle avec la croissance de mouvements révolutionnaires, à la suite de la Révolution russe, dans ce que nous appelons aujourd’hui le tiers monde. Le Comintern stalinisé du milieu des années 1920 fit confiance à la « bourgeoisie nationale » des pays coloniaux pour qu’elle agisse comme alliée de la révolution internationale. Puis, dans les années 50 et 60, après la victoire de la révolution en Chine et à Cuba, l’opinion quasi-unanime de la gauche internationale était que le principal espoir de révolution reposait sur les paysans. A l’époque, des sociologues à la mode déclaraient que des catégories telles que les travailleurs de l’automobile s’étaient « embourgeoisées » [2], et cette vision était acceptée par beaucoup de gens de gauche, qui considéraient ces salariés comme une « aristocratie ouvrière » [3]. Ce n’est qu’après que les travailleurs aient joué un rôle central dans les évènements de Mai 1968 en France que cela commença à changer - et même alors, les exemples de la Chine, de Cuba et du Vietnam étaient considérés comme déterminants en dehors de l’Europe occidentale et des USA, du Canada, de l’Australie, de la Nouvelle Zélande et du Japon.

Lorsque la marée offensive des années 60 et 70 commença à refluer, la remise en cause du rôle de la classe ouvrière reprit de plus belle. Le socialiste français André Gorz écrivit un livre dont le titre, Adieux au prolétariat (Galilée et Le Seuil, 1980), était typique de l’attitude d’une section de plus en plus importante de la gauche. En Italie, les penseurs « autonomistes » commençaient à représenter les travailleurs bénéficiant de la sécurité de l’emploi comme un groupe privilégié, coupé de « l’authentique » prolétariat. Partout, des intellectuels qui avaient joué avec le marxisme se mettaient à proclamer que le sexe et l’origine ethnique étaient aussi importants, sinon plus, que l’appartenance de classe - et ces catégories elles-mêmes se trouvèrent inondées par un déluge d’« identités » concurrentes.

La montée du mouvement anticapitaliste devait amener des personnalités aussi diverses que Susan George, James Petras, Naomi Klein, Michael Hardt et Toni Negri à chercher un remède à l’énorme fragmentation qui était le corollaire de la « politique identitaire ». Mais aucun d’eux n’a mis la classe ouvrière au centre de la scène. L’identification avec les zapatistes a réactivé l’importance attribuée au rôle des paysans et des peuples indigènes. La réponse normale au problème posé par la fragmentation identitaire consistait à appeler à des alliances entre les divers éléments épars, dont aucun ne devait jouer un rôle stratégique central. Dans le livre de Naomi Klein No Logo, la classe ouvrière est représentée comme affaiblie par le développement de la mondialisation, « un système d’usines vagabondes employant des travailleurs vagabonds », échouant « à remplir leur rôle traditionnel d’employeurs de masse  ». [4] L’ouvrage de Hardt et Negri, Empire, a essayé de théoriser la notion du nouvel acteur, ou du « nouveau sujet social », la « multitude » :

Dans une ère précédente, la catégorie du prolétariat était centrée sur et parfois se résumait effectivement à la classe ouvrière industrielle dont la figure paradigmatique était l’ouvrier de la grande usine. (...) Aujourd’hui cette classe ouvrière a été pratiquement évacuée du paysage. Elle n’a pas cessé d’exister, mais a été délogée de sa position privilégiée dans l’économie capitaliste. [5]

Pour eux, l’agent du changement devient la « multitude » - une sorte de coalition arc-en-ciel, revue et corrigée, des identités fragmentées :

C’est là un nouveau prolétariat et non une nouvelle classe ouvrière industrielle. (...) Il devient de plus en plus difficile de maintenir les distinctions entre main d’œuvre productive, reproductive et improductive. En même temps que la force de travail sort des murs de l’usine il devient de plus en plus malaisé de perpétuer la fiction d’une mesure de la journée de travail séparant le temps de production du temps de reproduction, ou le temps de travail du temps de loisir. (...) Le prolétariat produit tout dans sa généralité, partout, toute la journée. [6]

Les revendications fondamentales qui organisent cette multitude ne concernent plus la durée, l’intensité ou la rémunération du travail, elles sont centrées sur « un salaire social et un revenu garanti pour tous », étant entendu que « le salaire social s’étend au-delà de la famille jusqu’à l’entière multitude, y compris à ceux qui sont sans emploi, parce que l’entière multitude produit, et que sa production est nécessaire du point de vue du capital social ». [7]

On retrouve les échos de semblables notions dans toutes sortes d’écrits issus du nouveau mouvement. Ainsi, le philosophe et écrivain argentin Leon Rozichtner considère que les asembleas de quartier de Buenos Aires incarnent l’alternative au capitalisme :

Auparavant, à l’âge du capital productif, on pouvait penser, avec Marx, que le lieu de la confrontation radicale, pour les classes exploitées, étaient l’usine et le syndicat. Désormais, les transformations du capital financier en étant venues à dominer les nations et tout l’appareil de production et ses services, le champ de l’exploitation s’est élargi pour couvrir tous les aspects de la vie quotidienne : sa puissance a pénétré et décomposé les rapports sociaux, mettant les intérêts personnels en antagonisme avec la puissance sociale collective ; l’usine a cessé d’être le seul endroit où naît la puissance sociale de résistance. Le champ de l’expropriation s’est étendu de l’usine à l’ensemble de la société. (...) Ce n’est pas seulement la classe ouvrière industrielle qui peut stopper le fonctionnement de cette machine infernale sociale : c’est la totalité de la société qui construit en son sein le pouvoir nécessaire pour affronter la globalisation. [8]

Certains changements intervenus dans le capitalisme au cours du quart de siècle écoulé semblent donner quelque crédit à ces assertions. La restructuration de la production sur le plan international a abouti à la contraction de certaines industries et à des changements de localisation pour d’autres.

Cela dit, le résultat est très différent de celui présenté par Hardt, Negri et consorts. Loin de se contracter à l’échelle internationale, la classe ouvrière a continué à s’agrandir. Et les distinctions entre la classe ouvrière agrandie et les autres groupes opprimés, loin d’être devenues marginales, sont aussi centrales aujourd’hui qu’à l’époque où Lénine et Trotsky polémiquaient avec les narodniks.

L’image d’ensemble

« La classe ouvrière [existe] comme jamais auparavant en tant que classe en soi. (...) avec un noyau d’environ deux milliards d’individus », autour desquels on trouve deux autres milliards d’êtres humains dont les vies sont « assujetties à d’importants égards à la même logique que ce noyau ».

Voilà ce que j’écrivais il y a trois ans. [9] Une étude détaillée de la force de travail internationale, sous la plume de Deon Filmer, montre que mes chiffres étaient dans l’ensemble corrects. [10] Il a calculé que 2 474 000 000 personnes participaient, au milieu des années 1990, à la main d’œuvre globale non-domestique. Parmi celles-ci, près d’un cinquième, soit 379 000 000, travaillaient dans l’industrie [11], 800 000 000 dans les services [12], et 1 074 000 000 dans l’agriculture [13].

Chaque secteur de la main d’œuvre inclue les personnes qui en emploient d’autres (grands capitalistes et petite bourgeoisie), les travailleurs indépendants, et ceux qui effectuent un travail salarié pour d’autres.

Dans l’agriculture, une très grande proportion de la population continue à travailler à son compte sur des terres qu’elle possède ou qu’elle loue. La quantité d’agriculteurs qui dépendent totalement du travail salarié reste, à l’échelle mondiale, proportionnellement réduite - selon les chiffres de Filmer, seulement environ 8 %, et seulement 3,6 % dans les économies à « bas revenus ». Cela dit, il ne fournit pas les chiffres concernant ceux qui recourent partiellement au travail salarié - et l’on sait que ce chiffre est très élevé en Chine (voir plus loin) et en Asie du Sud-Est, qui comptent au moins la moitié de la paysannerie mondiale.

La majorité des gens qui travaillent dans le secteur industriel et dans celui des services sont des salariés – 58 % de la force de travail industrielle et 65 % de celle des services. Cela laisse une proportion très élevée de travailleurs individuels ou familiaux.

Filmer concluait que le nombre total des gens employés à l’échelle mondiale était de 880 millions, à comparer au milliard de gens qui travaillent pour leur propre compte à la campagne (essentiellement des paysans), et aux 480 millions qui travaillent à leur compte dans l’industrie et les services.

Le chiffre des « personnes employées  » inclut des groupes de non-travailleurs aussi bien que des travailleurs. Il y a une section de la bourgeoisie qui touche les salaires énormes des grandes sociétés, et, en dessous, la nouvelle classe moyenne qui reçoit plus de valeur qu’elle n’en crée en retour de sa contribution au contrôle de la masse des travailleurs. Ces groupes se montent probablement à près de 10 % de la population [14]. Cela réduit la taille de la classe ouvrière mondiale employée à environ 700 millions, avec à peu près un tiers dans « l’industrie » et le reste dans « les services ».

Mais la taille totale de la classe ouvrière est considérablement plus grande que cela. La classe comprend aussi ceux qui dépendent du revenu en provenance du travail salarié de leurs proches ou des pensions résultant d’un passé de salariés - c’est-à-dire les conjoints non employés, les enfants et les retraités. Si ces catégories sont additionnées, le chiffre total mondial de la classe ouvrière se situe entre 1,5 et 2 milliards de personnes. Celui qui s’imagine que nous avons dit « adieu » à cette classe sociale ne vit pas dans la réalité.

La dynamique de classe

L’étude de Filmer ne fournit qu’une image arrêtée de ce qui constitue un changement continu. Le demi-siècle écoulé a vu deux processus conjoints balayer la planète. L’un d’eux était l’exode massif de centaines millions de personnes des campagnes vers les villes.

Proportion de la population vivant dans les villes [15]
19701995
Dans le monde entier 37 % 45 %
Dans l’ensemble des pays en voie de développement 25 % 37 %
Dans les pays les moins développés 13 % 23 %

Des estimations suggèrent qu’en 2015, 49 % de la population des « pays en développement » et 55 % de la population mondiale vivra dans des villes - et un cinquième dans des villes de plus de 750 000 habitants. [16]

Même dans des pays généralement considérés comme ruraux, la population urbaine peut constituer la majorité – 78 % au Brésil, 73 % au Mexique, 59 % en Equateur et 56 % en Algérie. Ailleurs, cela peut être énorme : 45 % en Egypte, 30 % en Chine, 34 % au Pakistan et 27 % en Inde. [17]

Le développement de l’urbanisation est associé, nécessairement, à la dépendance croissante des individus envers le marché pour leur subsistance. Une famille de petits paysans peut parvenir à se nourrir, se vêtir et se loger comme agriculteurs de subsistance, presque entièrement du produit direct de leur propre travail. Les citadins en sont incapables. Ils sont en danger de mourir de faim s’ils ne parviennent pas à vendre quelque chose - leur travail ou les produits de leur travail, aussi maigres soient-ils. Et même à la campagne, les dernières décennies ont vu croître l’importance de la production pour le marché. L’agriculture reçoit souvent l’appoint de formes d’artisanat ou d’industrie primitives : «  Une enquête a montré que dans 15 pays en développement où des statistiques récentes sont disponibles, le pourcentage de la main d’œuvre rurale engagée dans des activités non-agricoles était de 30 à 40 %, et en augmentation ». [18]

Cette tendance est très marquée en Chine, où plus de 100 millions de personnes appartenant à des foyers paysans recherchent chaque année, ne serait-ce qu’à titre temporaire, un emploi salarié dans les grandes villes :

Depuis 1980, les paysans chinois. (...) ont recherché un revenu d’appoint en travaillant dans des secteurs non-agricoles, comme des entreprises villageoises locales ou des affaires familiales, ou en émigrant vers les grandes villes pour y chercher un emploi urbain. (...) Dans les années 1990, sans compter la migration intérieure dans chaque pays, 15 à 25 % de travailleurs agricoles à l’échelle nationale ont émigré dans des grandes villes pour six mois ou plus ; 50 % d’entre eux avaient moins de 23 ans. (...) Au niveau national, la proportion du revenu non-agricole dans les foyers ruraux est passée de 10 % en 1980 à 25 % en 1985 et à 35 % en 1995. [19]

Beaucoup de ceux qui vivent dans des communautés de foyers paysans prennent des emplois salariés. « Naviguer sur deux bateaux » est un dicton chinois décrivant ceux qui, pour s’assurer un avancement social et économique, prennent deux emplois. (...) Pour la jeune génération, obtenir des emplois non-agricoles est devenu crucial pour éviter le sort de la vie paysanne et échapper à la pauvreté rurale. [20]

En Egypte, une enquête dans les foyers ruraux a fait apparaître que 50 % du revenu venait de l’agriculture - et que 25 % venait de « salaires en dehors du village ». [21]

Ajoutez ces « semi-salariés » ou « pluri-actifs » au nombre de ceux qui dépendent complètement du travail salarié, et vous aurez un chiffre qui doit se situer entre 40 et 50 % de la population mondiale. En d’autres termes, au noyau dur de 1,5 à 2 milliards de prolétaires s’ajoute un nombre équivalent de semi-prolétaires.

Le mythe de la désindustrialisation

L’argument selon lequel la classe ouvrière a disparu repose habituellement sur des impressions superficielles relatives à ce qui se produit dans la vieille classe laborieuse industrielle, tout au moins dans les économies avancées. On parle beaucoup de la « désindustrialisation », de la « société post-industrielle », ou de « l’économie sans poids ».

La restructuration de l’économie à travers des crises économiques successives a, à l’évidence, provoqué la disparition de caractéristiques autrefois centrales de la scène industrielle dans toutes ses implantations. En même temps, il y a eu une aggravation de l’insécurité de l’emploi et une augmentation des embauches à temps partiel, temporaires ou en CDD. Mais cela ne justifie pas l’affirmation que la classe ouvrière a disparu.

Prenons, par exemple, le nombre des salariés de l’industrie dans la plus importante économie mondiale, celle des États-Unis. À la fin des années 1980, il y eut aux États-Unis une « panique » relative à la « désindustrialisation » face aux défis à la prééminence américaine dans des domaines comme la production automobile ou l’informatique. Mais en 1998 le nombre des ouvriers de l’industrie était près de 20 % plus élevé qu’en 1971, à peu près 50 % plus grand qu’en 1950 et d’environ trois fois le niveau de 1900 :

Travailleurs de l’industrie aux USA [22]
190010 920 000
1950 20 698 000
1971 26 092 000
1998 31 071 000

Le nombre d’emplois dans le secteur manufacturier aux États-Unis est plus élevé aujourd’hui qu’à toute autre période de l’histoire. Les « vieilles » industries n’ont en aucune manière disparu, pas plus qu’elles n’ont été délocalisées. Comme Baldoz, Koeber et Kraft l’ont noté, « Il y a aujourd’hui davantage d’Américains employés dans la fabrication de voitures, d’autobus et de leurs pièces détachées qu’à aucune période depuis la Guerre du Vietnam  ». [23]

Nous avons là un tableau entièrement différent de celui brossé par Hardt et Negri lorsqu’ils parlent de tendance vers « un modèle économique de service. (...) emmené par les États-Unis, le Royaume-Uni et le Canada. (...) [qui] comporte un déclin rapide des emplois industriels et une augmentation correspondante de ceux du secteur des services ». [24]

Les chiffres relatifs au Japon sont encore plus étonnants. La force de travail industrielle y a plus que doublé entre 1950 et 1971, et était de 13 % plus importante en 1998.

Les emplois industriels ont baissé fortement dans un certain nombre de pays au cours des trois décennies écoulées - d’un tiers en Grande-Bretagne et en Belgique, et en France de plus d’un quart. Mais cela ne représente pas une désindustrialisation de l’ensemble du monde développé, mais bien plutôt une restructuration de l’industrie dans son sein. Le nombre des emplois industriels y était de 112 millions en 1998 - 25 millions de plus qu’en 1951 et seulement 7,5 millions de moins qu’en 1971. Il y a un vrai danger à regarder le monde à travers des lunettes britanniques ou françaises et ne pas voir ce qui se passe réellement à l’échelle globale. L’Italie de Toni Negri n’est sans doute pas dans la même catégorie que les États-Unis ou le Japon, mais les ouvriers de l’industrie n’y ont certainement pas disparu. Ils étaient 6,5 millions il y a quatre ans, seulement un sixième de moins qu’en 1971. [25]

L’industrie et les services

Il faut d’ailleurs ajouter que ces chiffres de l’emploi industriel sous-estiment l’importance économique de l’industrie en général, et de l’industrie manufacturière en particulier. Comme Bob Rowthorn l’a noté avec pertinence, « Presque toutes les activités économiques concevables dans la société moderne font usage de produits manufacturés. (...) Beaucoup d’industries des services en expansion utilisent de grandes quantités d’équipements ». [26]

Le léger déclin de la main d’œuvre industrielle totale n’est pas lié au fait que l’industrie serait devenue moins importante, mais résulte de ce que la productivité par tête s’est accrue plus rapidement dans l’industrie que dans les « services ». Un peu moins d’ouvriers manufacturiers produisent beaucoup plus de marchandises qu’il y a trois décennies. Leur importance générale dans l’économie n’a pas changé. Entre 1973 et 1990, la production dans les pays avancés de l’OCDE s’est accrue en moyenne de 2,5 % dans l’industrie, un peu moins que la croissance de 3,1 % observée dans le secteur des services. Mais l’augmentation de la productivité était de 2,8 % par an dans l’industrie alors qu’elle n’était que de 0,8 % dans les services. [27] Les ouvriers de l’industrie sont aussi importants pour l’économie capitaliste aujourd’hui qu’ils l’étaient au début des années 70. Des affirmations péremptoires, comme celles de Hardt et Negri, sur leur prétendu déclin ne pourraient être davantage dénuées de fondement.

Mais ce n’est pas tout. La distinction courante entre « l’industrie » et « les services » obscurcit en fait plus qu’elle ne révèle.

La catégorie des « services » comporte des choses qui n’ont pas une importance intrinsèque pour la production capitaliste (par exemple, les hordes de serviteurs qui permettent aux parasites capitalistes et à leurs familles de vivre dans l’oisiveté). Mais elle a toujours contenu des choses qui lui sont absolument centrales (comme le transport des marchandises ou l’élaboration des programmes informatiques). De plus, une partie du passage de « l’industrie » au « secteur des services » n’est souvent qu’un changement de nom apporté à des emplois essentiellement semblables. Quelqu’un (le plus souvent un homme) qui travaillait sur une presse rotative pour un journal il y a trente ans aurait été classifié comme travailleur industriel (un « ouvrier typographe ») ; quelqu’un (le plus souvent une femme) qui travaille sur un terminal informatique en PAO pour le même journal aujourd’hui sera considérée comme une « employée des services ». Mais le travail accompli reste en gros le même, et le produit fini est plus ou moins identique. Quelqu’un qui remplit dans une usine des boîtes de conserve que les gens réchaufferont à la maison est un « ouvrier manufacturier » ; quelqu’un qui trime dans un fast food pour fournir aux consommateurs qui n’ont pas le temps de le réchauffer à la maison un produit comparable est un « travailleur des services ». Quelqu’un qui transforme des bouts de métal en ordinateur est un « travailleur industriel » ; celui qui fabrique des programmes sur un clavier d’ordinateur est un « employé des services ».

Une tendance de ces dernières années a été le recours massif à la « sous-traitance » pour certaines opérations qui étaient auparavant réalisées « en interne » - comme par exemple les cantines ou la sécurité. Le résultat est que des emplois qui relevaient autrefois de la catégorie de « l’industrie » apparaissent désormais dans les chiffres des services. En Grande-Bretagne, la Fédération des Employeurs de la Mécanique (Engineering Employers’ Federation) a relevé que :

L’industrie manufacturière crée une large portion de l’industrie des services en sous-traitant des activités comme la maintenance, les cantines et les services juridiques. (...) L’industrie pourrait représenter jusqu’à 35 % de l’économie - au lieu des 20 % généralement acceptés - si elle était mesurée en faisant usage de définitions statistiques appropriées. [28]

Rowthorn a entrepris une analyse statistique détaillée de la totalité de la catégorie des « services » pour l’ensemble des pays de l’OCDE. Ses chiffres montrent que les services non relatifs à la production de biens formaient 25 % des emplois totaux en 1970 et 32 % en 1990. Il y a une légère chute dans « les services relatifs à la production de biens et assimilés » - de 76 % de la totalité des emplois à 69 %. [29] Mais ce n’est certainement pas une transformation révolutionnaire du monde du travail. Il indique qu’en 1990, les services indépendants (« free standing services ») ne constituaient que 31 % de l’emploi total [30], et conclut : « La production liée à des biens génère toujours, directement ou indirectement, près des deux tiers de tous les emplois dans une économie avancée typique, malgré tout ce qui se dit sur l’économie post-industrielle ». [31]

La nature du secteur non-marchand des services

Mais même les chiffres de Rowthorn sous-estiment considérablement la taille de la classe salariée - cette classe dont le labeur est essentiel pour l’accumulation du capital. Un grand nombre des « services indépendants » de Rowthorn sont indispensables à cette accumulation dans le monde moderne. Deux d’entre eux, en particulier, sont irremplaçables pour l’accumulation capitaliste aujourd’hui - les services de la santé et ceux de l’éducation.

La base du système de santé de tout pays capitaliste moderne consiste à faire en sorte que la force de travail soit apte à produire. Il est là pour s’assurer que la prochaine génération de travailleurs sera en bonne santé et que les membres de la génération présente soient réparés lorsqu’ils souffrent de maladies les éloignant temporairement du marché du travail. Même lorsque ces services de santé sont assurés par l’État, et ne sont donc ni vendus ni achetés, ils constituent un accompagnement indispensable de la production capitaliste.

C’est encore plus vrai du service de l’éducation. Celui-ci s’est développé au 19e siècle, lorsque le capitalisme s’est rendu compte qu’il fallait que sa main d’œuvre sache à peu près lire, écrire et compter (et aussi qu’elle soit disciplinée) pour être productive. Il a connu une expansion constante tout au long du 20e siècle pour compter de plus en plus d’années de scolarisation à mesure que s’élevait le niveau moyen des compétences dont le système avait besoin. Dans la plupart des pays, les principaux éléments du système d’éducation sont restés entre les mains de l’État. Il ne vend pas de marchandises, mais il est tout aussi indispensable à la production. Ceux qui y sont employés travaillent pour l’accumulation du capital, même lorsqu’ils ne produisent rien de vendable. [32]

Le lien intime entre l’école et l’accumulation capitaliste est mis en évidence chaque fois que des gouvernements « modernisateurs » dressent des plans de « réforme » de l’éducation. Ils ne font pas mystère de ce que l’éducation (ou la « formation ») est un apport à l’industrie. Il s’agit de produire une force de travail massive et « flexible » dotée d’un niveau acceptable d’alphabétisation et de connaissance des technologies de l’information pour s’adapter aux changements dans les besoins du capital lorsqu’il restructure l’industrie.

L’expansion de l’éducation est liée à l’augmentation de la productivité du travail dans le « vieux » secteur industriel. Celle-ci est, bien sûr, en partie le résultat de la plus grande charge de travail imposée à chaque ouvrier. Mais c’est aussi le produit de la « formation » des travailleurs dans le sens d’un ajustement aux changements. Ainsi une récente enquête sur le marché du travail britannique a montré que 37 % des hommes et 25 % des femmes indiquaient avoir besoin « de niveaux avancés ou complexes de connaissance des technologies de l’information dans leur travail », en même temps que 51 % des opérateurs de machines-outils reconnaissaient qu’ils utilisaient ces technologies dans leur emploi. [33] La classe capitaliste ne peut s’assurer l’accès à une main d’œuvre dotée des compétences « variées et adaptables » dont elle a besoin sans une croissance dans le secteur de l’éducation. [34] En d’autres termes, il y a eu une augmentation rapide de la productivité des salariés qui fabriquent directement des marchandises - ce qui a abouti à une réduction des effectifs industriels dans des pays comme la Grande-Bretagne et la France (mais pas aux États-Unis). Mais cette augmentation de la productivité dépend aussi de l’accroissement du nombre des travailleurs dont l’activité améliore la productivité de ceux qui fabriquent des marchandises - c’est-à-dire d’une augmentation du nombre des salariés « indirectement productifs ».

Le nombre de personnes employées dans les services de santé et d’éducation s’est accru de façon continue au cours du siècle écoulé comme corollaire de l’expansion générale du capitalisme. Il y en a aujourd’hui plus de 10 millions aux États-Unis (un travailleur sur 13) - le capitalisme américain ne pourrait pas fonctionner sans eux. Cela dit, en même temps, la classe capitaliste est réticente à les rémunérer plus qu’il n’est absolument nécessaire pour obtenir leurs services. La tendance à long terme est par conséquent de les soumettre de plus en plus à des conditions de travail comparables à celles des ouvriers et des employés de bureau. De nombreux systèmes d’évaluation du travail autrefois considérés comme relevant exclusivement de l’industrie sont aujourd’hui imposés à ces secteurs - paiement au résultat, avancement et rémunération « au mérite », chronométrage de l’activité, discipline renforcée. Il y avait en 2000 en Grande-Bretagne 6 % d’employés assujettis à une supervision formelle ou a une évaluation de plus qu’il y a huit ans. Près de 5 % de plus sont soumis à un système ou un autre de paiement aux résultats. [35]

Cela ne signifie pas que les salariés de l’éducation et de la santé ont été uniformément « prolétarisés ». Les hôpitaux, les écoles, les lycées et les universités sont organisés de façon hiérarchique. Les plus gradés reçoivent des salaires destinés à les cimenter au système pour servir au contrôle aussi bien des échelons inférieurs que de la clientèle ouvrière des institutions. Ils font partie de la « nouvelle classe moyenne » (ou même, dans le cas de ceux qui sont au sommet des universités d’élite, de la classe dirigeante). [36] Mais la masse de la main d’œuvre est soumise à des pressions permanentes pour travailler à un rythme capitaliste avec un niveau de rémunération déterminé par le marché du travail. Ils font, pour ces raisons, partie de la classe ouvrière globale, même si beaucoup persistent à se sentir supérieurs aux travailleurs manuels.

En fait, deux processus liés entre eux se déroulent dans toutes les économies « avancées » (et dans beaucoup qui le sont moins). La classe ouvrière manuelle traditionnelle est soumise à une pression croissante, le capital cherchant à extraire davantage de profit de son labeur direct. En même temps, la classe travailleuse des « services non producteurs de biens » est sujette à une véritable prolétarisation, le capital cherchant à réduire le coût d’une masse croissante de travail « indirect ».

La nature de la force de travail des services

Il y a un mythe répandu selon lequel la force de travail des « services » est constituée par des gens bien payés qui maîtrisent leurs conditions de travail et n’ont jamais besoin de se salir les mains. C’est ainsi que la journaliste du Guardian (et ancienne membre du Parti Social-Démocrate [scission de droite du parti travailliste dans les années 80, NdT]) Polly Toynbee écrit :

« Nous avons vu se produire les changements de classe sociale les plus rapides de l’histoire : la classe ouvrière de masse de 1977, avec les deux tiers des gens occupant des emplois manuels, s’est réduite jusqu’à un tiers pendant que le reste est devenu à 70 % une classe moyenne de cols blancs propriétaires de leur logement ». [37]

Hardt et Negri proclament :

Les emplois sont pour la plupart hautement mobiles et comportent des compétences flexibles. Ils sont, ce qui est plus important, caractérisés en général par le rôle central joué par la connaissance, l’information, l’affect et la communication. C’est dans ce sens que beaucoup appellent l’économie post-industrielle une économie de l’information. (...) Dans le processus de post-modernisation toute la production tend à la production de services, tend à devenir informationalisée. [38]

En réalité, toute analyse sérieuse des chiffres de l’emploi dans les « services » fait apparaître une réalité bien différente de ce qui précède. Certaines des plus importantes « industries des services » emploient de façon surabondante des « travailleurs manuels », des ouvriers « traditionnels ». Les éboueurs, les employés hospitaliers, les dockers, les chauffeurs routiers, les conducteurs d’autobus et de trains, les postiers font tous partie de la main d’œuvre des « services ». Et une partie très importante. En septembre 2001, « la distribution, l’hôtellerie et la restauration » comptaient 6,7 millions d’emplois et « les transports et la communication » 1 790 000. [39]

En Grande-Bretagne, la proportion des travailleurs manuels est en réalité bien supérieure à un tiers. La publication du Bureau des Statistiques Nationales (Office for National Statistics), Living in Britain 2000, montre que 51 % des hommes et 38 % des femmes faisaient partie de ses diverses catégories de personnels « occupés à des tâches manuelles » en 1998. [40] Ces chiffres exagèrent légèrement le nombre des travailleurs manuels dans la mesure où la catégorie des « ouvriers qualifiés » comprend les « contremaîtres » et le groupe des « non-professionnels », ce qui ôte quelques points de pourcentage aux chiffres masculins. Mais il faut y opposer le nombre énorme de femmes - 50 % - des catégories « intermédiaires et non-manuelles subalternes », dont les salaires sont typiquement plus bas que dans la plupart des emplois manuels et les conditions de travail souvent au moins aussi dures. Une étude montre à quel point les choses ont changé depuis l’époque où les employés de bureau étaient considérés comme un rang au-dessus des travailleurs manuels de toutes sortes : « En 1978, les salaires moyens des OS avaient dépassé pour la première fois ceux des employés de bureau. En plus, beaucoup des conditions d’emploi traditionnelles des employés de bureau ont été conquises par les travailleurs manuels ». [41]

Aux États-Unis, en 2001, parmi les 103 millions de personnes employées dans le secteur des services, on en trouvait 18 millions dont l’activité comportait un fort élément manuel (avec pas loin d’un million dans les « services domestiques », 2,4 millions dans les « services de protection », 6 millions dans les « services d’alimentation », 3 millions dans les « services de nettoyage et de construction », et 3 millions dans les « services à la personne »). On trouvait ensuite 18 millions d’employés de bureau subalternes, et 6,75 millions de vendeurs.

La grande majorité des cols blancs est en fait constituée par des femmes issues de la classe ouvrière. En Grande-Bretagne, un tiers des employés de bureau viennent d’un milieu d’ouvriers manuels, un tiers d’un milieu d’employés et un tiers de ce qu’on appelle la « classe des cadres et des professions libérales des services ». [42] Alors que leurs grand-mères restaient très probablement au foyer après leur mariage, travaillant à élever la prochaine génération de la classe ouvrière, elles sont destinées à travailler toute leur vie d’adulte, combinant leur emploi avec la charge des enfants et les tâches ménagères. On assiste à la féminisation d’un secteur énorme du travail salarié. Ce n’est pas du tout la même chose qu’un « embourgeoisement » ou une « informationalisation ».

Il y a dans l’ensemble, aux États-Unis, un minimum de 42 millions de « travailleurs des services » occupant des métiers manuels ou des emplois de bureau subalternes. Ce sont ceux-là, il est nécessaire de l’ajouter, qui ont connu récemment l’expansion la plus rapide avec la « création » d’une masse d’emploi à basse rémunération. Au dessus d’eux, beaucoup de travailleurs d’autres catégories ont des occupations très similaires - par exemple, un grand nombre des 3,2 millions des « représentants commerciaux » ou les 4,3 millions de travailleurs « techniciens ou liés à la maintenance ». De même pour un grand nombre de ceux employés dans « l’évaluation de la santé et des traitements » (des femmes à 83 %, alors que la catégorie au-dessus, celle du « diagnostic de santé », est à 75 % masculine), et des 5,3 millions d’instituteurs (75 % d’institutrices). [43]

Pris ensemble, ces groupes constituent plus de la moitié du « secteur des services ». Ajoutez-y les 33 millions de salariés des industries manuelles traditionnelles, et vous voyez que les trois quarts de la population étasunienne sont constitués de travailleurs. Si la « classe ouvrière » est « devenue invisible » pour des gens comme Hardt et Negri, c’est parce qu’ils regardaient dans la mauvaise direction.

À l’inverse, les chiffres des emplois que l’on considère souvent comme remplaçant les catégories traditionnelles de travail sont très petits. Il n’y avait, en 2001 aux USA, que 2,1 millions de scientifiques mathématiciens et informaticiens. Ces chiffres accréditent bien peu la thèse d’une économie « informationnelle », dans laquelle le travail manuel se trouverait marginalisé. Les gens qui travaillent dans nombre de travaux manuels à l’ancienne et dans des emplois de bureau subalternes peuvent avoir à utiliser, en plus de leurs vieux métiers, des notions informatiques de base. Mais le nombre de ceux qui sont spécialisés dans ce domaine est relativement restreint. En Grande-Bretagne, en 2000, à l’apogée du boom internet :

Au printemps 2000, il y avait 855.000 personnes employées dans des activités liées aux technologies informatiques (TI), une augmentation de 45 % en seulement cinq ans. La région qui comptait la proportion la plus élevée de personnes employées dans les TI était Londres, avec 4,8 %, suivie par le Sud-Est avec 4,4 %. Ensemble, ces régions contiennent 41 % des personnes employées dans les TI. (...) L’Irlande du Nord, le Pays de Galles et le Nord Est ont de basses proportions de gens travaillant dans les TI, respectivement 1,3 %, 1,6 % et 1,9 %. [44]

Tous ceux qui touchent un salaire ne sont pas nécessairement des travailleurs. Il y a une « nouvelle classe moyenne » de gens qui sont salariés mais qui sont en fait récompensés par la direction pour leur collaboration au contrôle du reste de la force de travail, et qui sont payés bien au-delà la valeur qu’ils peuvent créer. Ce groupe constitue cependant une proportion relativement faible de la main d’œuvre totale. J’avais calculé, il y a 15 ans :

Ce groupe contient seulement 9,7 % des hommes entre 31 et 75 ans. Cela semblerait coïncider avec l’estimation approximative de la taille de la ’nouvelle classe moyenne’ à laquelle on arrive sur la base des revenus, des qualifications et de l’autorité hiérarchique. C’est une proportion significative, à la fois de la population totale et de la force de travail des cols blancs. Mais elle est bien loin d’approcher la classe ouvrière manuelle traditionnelle en taille ou en importance. [45]

À la lumière des plus récentes statistiques, britanniques et américaines, cette évaluation reste à peu de chose près inchangée.

La flexibilité et la classe ouvrière

Un thème central chez ceux qui considèrent la classe ouvrière comme en voie de disparition est que les emplois qui restent sont tellement précaires qu’il subsiste peu des organisations permanentes de la classe ouvrières et des communautés d’autrefois. Cette affirmation a constitué un trait récurrent des arguments « post-marxistes » des 15 dernières années, aussi bien de la part des sociaux démocrates de la « troisième voie » que des théoriciens de la gauche « autonomiste ».

Nous traversons en ce moment la quatrième grande crise économique mondiale en moins de 30 ans. Chaque crise a apporté une montée subite du chômage - permanente dans certains cas - et la disparition de centres de production immémoriaux (usines, docks, mines, etc.). Il y a eu aussi une énorme accélération de la restructuration de l’industrie, sur une base qui n’était pas seulement nationale, mais régionale et mondiale. [46] Le capital et ses valets ont alors essayé de profiter de l’augmentation du chômage et des sentiments d’insécurité des salariés pour remodeler l’existence de la main d’œuvre autour de leurs propres besoin en permanence changeants. Leur slogan est devenu la « flexibilité » dans le temps de travail, les méthodes et le marché du travail. Un de leurs cris de ralliement a été : « l’emploi à vie appartient au passé ». Une masse de recherche universitaire a érigé ces affirmations en vérités incontestables. Comme l’a écrit Raymond-Pierre Bodin, directeur de la Fondation Européenne pour l’Amélioration de la Vie et des Conditions de Travail :

C’est devenu une banalité de parler aujourd’hui du développement des formes d’emploi atypiques dans les économies occidentales. (...) On ne compte plus les travaux qui soulignent l’érosion de la norme d’emploi fordienne incarnée dans le contrat de travail à durée indéterminée et à temps plein comme élément central, voire exclusif, d’organisation des marchés du travail et d’insertion dans la vie sociale.(...) Il semble donc que le terme flexibilité corresponde assez bien aux transformations en cours dans ce domaine. [47]

Mais cela ne signifie pas que dans la réalité le capital a été capable de briser la résistance des travailleurs à cette flexibilité, ni même qu’il peut lui-même continuer à accumuler sans reproduire continuellement une main d’œuvre relativement permanente au sein de lieux de travail fixes. Une étude récente relative à la Grande-Bretagne indique :

Un grand nombre des affirmations les plus communément acceptées sur le monde du travail d’aujourd’hui ont besoin d’être sérieusement remises en question. Il existe un large gouffre entre la rhétorique familière, et les hyperboles quotidiennes sur notre marché du travail flexible et dynamique, et les réalités de la vie sur le lieu de travail. Il n’y a tout simplement aucune preuve à l’appui de l’opinion selon laquelle nous assistons à l’émergence d’un mode « nouveau’ » de rapports d’emploi, incarné par la « fin de la carrière » et la « mort du métier permanent à vie’ ». [48]

Souvent les gens ne voient pas les limites à ce que le capital peut réaliser en termes de « marché du travail flexible » parce qu’ils mettent le signe égale entre des formes d’emploi tout à fait différentes : le temps partiel, l’emploi temporaire, les contrats à court terme ou le travail indépendant pour le compte d’une firme. Mais le temps partiel peut être aussi un emploi permanent - c’est souvent le cas parmi les femmes en Grande-Bretagne. De même, ceux qui ont des contrats à durée déterminée peuvent les voir renouvelés mois après mois ou année après année. Ils n’ont pas les droits attachés aux CDI et ils sont les premiers à être licenciés lorsqu’une crise frappe, mais ils ne sont pas nécessairement sans emploi dans l’intervalle. Finalement, ceux qui sont employés de façon véritablement temporaire peuvent être indispensables à la production et se voir octroyer un emploi à long terme mais intermittent par des agences qui sont elles-mêmes de grosses sociétés qui ont besoin de conserver une réserve permanente de travailleurs pour les fournir à d’autres firmes.

Ces formes d’emploi se sont développées à des degrés divers dans les dernières décennies, au sein d’industries et de pays différents - et souvent dans des régions particulières de certains pays. Ainsi en Espagne 35 % des salariés étaient dans des « emplois précaires » en 1992, en Grande-Bretagne et en France 16 %, et en Allemagne seulement 12 %. Dans l’hôtellerie et la restauration, 72 % des emplois européens étaient précaires, mais seulement 13 % dans les transports et les communications et 11 % chez les « intermédiaires financiers ». [49] Et il y avait une concentration des emplois précaires chez les jeunes travailleurs - un tiers de ceux qui ont des emplois temporaires ou des CDD ont moins de 25 ans et les deux tiers moins de 35 ans. [50]

Le schéma général peut être très différent de ce qu’on prétend normalement. Ainsi, en Europe dans la deuxième moitié des années 1990, il n’y a eu d’augmentation ni dans la proportion des travailleurs indépendants ni dans celle des « emplois précaires » :

En 2000, la population européenne ayant un emploi est de 159 millions de personnes, dont 83 % de salariés et 17 % d’indépendants. Ce chiffre était de 147 millions en 1995, le rapport entre indépendants et salariés étant identique. [51]

En ce qui concerne « l’emploi précaire » :

Alors que cette forme d’emploi a beaucoup progressé au cours de la première moitié de la décennie, la distribution entre emplois permanents et non permanents reste quasi-inchangée entre 1995 et 2000 : permanents (82%), non permanents (18%). [52]

Dans l’ensemble de l’Europe occidentale, la précarité « concerne près d’un emploi sur cinq depuis cinq ans » [53] - mais il en reste tout de même quatre qui étaient « permanents ».

En Grande-Bretagne, les enquêtes les plus récentes suggèrent que le rétablissement économique de la fin des années 1990 s’est accompagné d’une chute de l’emploi précaire : « En 2000, près de 92 % des salariés avaient des contrats permanents alors que dix ans plus tôt ils n’étaient que 88 %. (...) Seuls 5,5 % déclaraient avoir eu un contrat temporaire de moins de 12 mois en 2000, comparés aux 7,2 % de 1992 ». [54] Le temps réel que les salariés passent dans le même emploi n’a pas beaucoup changé. La proportion des personnes employées qui avaient été dans des jobs de moins de 3 mois était de 5 % en 2000, autant en 1986, et la proportion de jobs de moins d’un an de 20 %, proche des 18 % de 1986. A l’autre extrémité, la proportion du même emploi pendant plus de 10 ans était de 31 % contre 29 %. Le seul changement vraiment important était une chute dans la proportion des travailleurs ayant eu le même emploi plus de deux ans mais moins de cinq ans entre 1996 et 2000, qui passait de 21 % à 15 %. [55]

Ces chiffres ne prouvent pas, comme le prétendent parfois les chantres du capitalisme, que les sentiments d’insécurité qu’ont les gens sont sans fondement. Les travailleurs changent souvent de travail pour deux raisons diamétralement opposées - soit parce qu’il y a une augmentation de la demande de leur force de travail, leur permettant d’améliorer leur situation en prenant un nouvel emploi, soit parce qu’ils sont éliminés par des employeurs qui se débarrassent d’une partie de leur main d’œuvre. Ainsi, par exemple, peu de gens étaient susceptibles d’abandonner volontairement leur travail pendant la récession de 1990-1994 en Grande-Bretagne, précisément parce que d’une façon générale il y avait moins de sécurité de l’emploi qu’auparavant. Et pendant l’année 2000, « plus sûre », quelque 27 % des travailleurs spécialisés ou semi-qualifiés ont été employés pendant moins d’un an, ce qui reflétait la récession amorcée dans l’industrie manufacturière alors que les services continuaient à prospérer.

Ce que ces chiffres montrent, par contre, c’est que «  la durée moyenne de l’emploi est restée relativement stable depuis 1975 ». [56] L’idée que la classe ouvrière a été « flexibilisée » jusqu’à disparaître est complètement erronée. La plupart des gens continuent à travailler au même endroit, et à être soumis à l’exploitation du même employeur pendant des périodes assez longues. Moyennant quoi, ils ont le temps et l’occasion de se lier avec les gens qui les entourent pour résister et lutter contre cette exploitation.

Le mythe de la mobilité instantanée

L’idée que le travailleur « permanent » appartient au passé est souvent liée à l’idée que les employeurs peuvent délocaliser la production - et les emplois - d’une minute à l’autre.

Hardt et Negri écrivent :

L’informatisation de la production et l’importance croissante de la production immatérielle ont tendu à libérer le capital des contraintes territoriales, et le capital peut se retirer de la négociation avec une population locale donnée en déplaçant son site en un autre point du réseau global. (...) Des populations laborieuses tout entières, qui avaient joui d’une certaine stabilité et d’un pouvoir contractuel, se sont ainsi retrouvées dans des situations d’emploi de plus en plus précaires. [57]

Voilà qui exagère à l’extrême la mobilité du capital, et l’aisance avec laquelle des firmes peuvent déplacer leurs opérations d’un lieu à un autre.

Comme je l’ai expliqué ailleurs, [58] le capital en tant que monnaie (la finance) peut se déplacer sous l’action d’une touche d’ordinateur d’un endroit à un autre (même si certains gouvernements peuvent encore l’empêcher de prendre complètement ses aises). Mais pour le capital en tant que moyen de production la chose est infiniment plus difficile. Les équipements physiques doivent être démontés et réinstallés, le transport des biens produits doit être réorganisé, une main d’œuvre fiable, aux compétences adéquates, doit être recrutée, etc. C’est un processus généralement coûteux, et qui se mesure en années plutôt qu’en secondes. De plus, la production physique dépend du transport des marchandises vers les marchés, de sorte que la proximité de ces derniers constitue un avantage.

Le résultat est que la plupart des délocalisations industrielles des trois dernières décennies se sont d’ordinaire réalisées à l’intérieur des régions industrielles mondiales existantes. Comme l’explique Rowthorn :

Le monde développé est désormais essentiellement divisé en trois blocs, comprenant l’Amérique du Nord, l’Europe occidentale et le Japon. Ces blocs suffisent largement à contenir les produits manufacturés sophistiqués. [59]

Ainsi, en 1992, les importations de produits manufacturés en provenance du Japon constituaient seulement 0,74 % du PIB de l’Europe de l’Ouest et 1,5 % du PIB étatsunien, pendant que les importations de produits manufacturés d’Europe de l’Ouest se montaient seulement à 1,2 % du PIB américain. Et à cette époque, le total des importations japonaises depuis l’ensemble de l’Asie, y compris la Chine et le Moyen-Orient, étaient de moins de 1 % du PIB du Japon. [60]

Il y a eu, bien sûr, un déplacement de certaines industries manufacturières vers des États qui n’étaient pas industrialisés il y a quarante ans - sans quoi le phénomène des Pays Nouvellement Industrialisés (PNI) et de certaines industries en expansion dans des pays « sous-développés » serait inexplicable. Mais il y a peu de preuves pour soutenir l’affirmation que « les pays avancés abandonnent la production des produits manufacturés. Beaucoup d’activités manufacturières à travail intensif des économies avancées, comme le textile ou l’assemblage sommaire, ont été mises en faillite par la croissance des importations en provenance de pays en développement », mais ces importations ont été financées « non pas par l’exportation de services » mais « par l’exportation d’autres biens, en particulier les biens d’équipement et les produits intermédiaires comme la chimie ». [61]

Les importations globales vers des pays de l’OCDE à partir de pays hors de l’OCDE ne se sont accrues que de environ 1 % à 2 % environ du PIB entre 1982 et 1992.

Rowthorn estime que les pertes d’emplois causées aux pays avancés par ce déplacement n’ont été que de 6 millions, soit 2 % de l’emploi total (à comparer avec un chômage total de près de 35 millions dans ces même pays).

Baldoz, Koeber et Kraft font observer que la restructuration de l’industrie aux États-Unis n’a pas été accompagnée d’un flux net d’emplois à l’étranger : « Les États-Unis ont aujourd’hui un pourcentage de main d’œuvre salariée plus important qu’à n’importe quelle époque depuis les années 1950 - avec des journées de travail étonnamment longues ». [62]

La restructuration aboutit à ce qu’une grande partie de cette production n’est pas effectuée dans les vieux centres industriels, comme Detroit et sa région, mais dans les États de la « sun belt » de l’Ouest et du Sud. De telle sorte que les ouvriers américains de l’automobile ne travaillent plus directement pour les « Big Three », Ford, General Motors et Chrysler, mais pour des « fabricants trans-usines » comme Honda, Toyota, Nissan, Mitsubishi et Daimler Benz, ou pour de nouveaux fabricants de pièces détachées mis en place par la GM pour affaiblir les syndicats. [63] Nous sommes loin, très loin de l’image souvent agitée d’une disparition des emplois américains de l’automobile passant la frontière vers le Mexique. [64]

La délocalisation est plus facile pour certaines industries que pour d’autres. Le textile, par exemple, est une ligne de production particulièrement mobile. L’équipement de base - des ciseaux pour couper, des machines à coudre, des presses - est léger, bon marché, et les produits sont relativement faciles à transporter par avion d’une partie du monde à une autre. [65] Il n’est donc pas surprenant qu’un grand nombre de reportages sur des fermetures de firmes qui se délocalisent du fait des coûts croissants, salariaux et autres, auxquelles elles font face concernent cette industrie. Mais même là, il y a des limites à la mobilité. La production de biens de haute qualité peut toujours être basée dans les pays avancés. Par exemple, il y avait 112 190 salariés de l’habillement à New York en 1990. Et ils n’étaient absolument pas tous des travailleurs « informationnels » - 64 476 étaient des ouvriers de production (pour la plupart nés à l’étranger) et seulement 13 522 étaient « indépendants et cadres ». [66] À l’époque, le nombre total des travailleurs de l’habillement aux États-Unis était d’environ 300 000.

Une autre industrie dont la soi-disant mobilité a été fortement soulignée par des commentateurs de droite comme de gauche est l’élaboration de programmes informatiques. Elle a besoin de peu d’investissements en capital et les coûts de transports ont pratiquement disparu, les éléments étant envoyés presque instantanément par des liens de communication au coût de plus en plus bas à des milliers de kilomètres. Des programmes peuvent être réalisés à Bangalore, en Inde, pour des firmes dont le siège central est à Chicago, et des billets d’avion commandés à Londres peuvent être imprimés sur des terminaux d’ordinateur à New Delhi. Et beaucoup de pays du tiers monde comptent un grand nombre d’individus éduqués capables de remplir de telles tâches : L’Inde à elle seule compte 4 millions de personnes dotées des compétences techniques et forme 55 000 ingénieurs et scientifiques diplômés par an. [67] L’industrie semble correspondre à la description par Hardt et Negri des « forces productives » qui sont « complètement délocalisées », et dans lesquelles « les cerveaux et les corps. (...) produisent de la valeur » mais sans avoir nécessairement besoin du « capital et de sa capacité à orchestrer la production ». [68] Et il est vrai que la production de programmes s’est développée en Inde à grande vitesse, passant de 2 500 à 6 800 personnes en 1985 à 140 000 en 1996, parmi lesquelles 27 500 sont actives dans le secteur des exportations. [69]

Mais si on regarde de plus près cette industrie en Inde, on voit qu’elle est toujours dépendante d’investissements en capital fixe et qu’elle ne peut s’envoler vers d’autres cieux d’un moment à l’autre. Bangalore est devenu le centre de production de programmes informatiques le plus important du pays parce qu’elle possède des équipements, dont beaucoup sont fournis par le gouvernement local, que d’autres parties du pays n’ont pas. Comme l’explique une étude de l’industrie :

Du fait de son environnement exempt de poussière, entre 1956 et 1960 de grandes entreprises du secteurs public comme Bharat Electronics Limited (BEL) et Hindustan Aeronautics Limited (HAL) ont été installées par le gouvernement indien à Bangalore en même temps que les laboratoires de recherche de la défense nationale et l’Institut Indien des Sciences. (...) Dans les années 1970, l’Indian Space Research Organisation et Bharat Heavy Electronics Limited (BITEL) se sont aussi installées à Bangalore.
Le résultat de cette concentration d’industries électroniques et aéronautiques à Bangalore a été la création de liens en amont et en aval. (...) Bangalore était, dès lors, un lieu d’implantation naturel pour les industries de l’informatique. (...) De plus, Bangalore est la capitale de l’État, ce qui comporte de nombreux avantages en termes de proximité avec les décideurs politiques et les bureaux gouvernementaux. (...) et avec un aéroport. [70]

Il y a eu un effort concerté, de la part des décideurs politiques, en vue de créer à Bangalore un environnement dans lequel les industries de haute technologie pourraient prospérer. (...) Le but était de fournir les équipements et les infrastructures nécessaires pour promouvoir l’investissement dans l’industrie électronique, notamment une fourniture garantie d’électricité, des équipements de télécommunications et un centre de formation technique. [71]

Sans l’assurance d’une fourniture fiable d’électricité et d’eau potable - dont aucune n’est garantie dans la plupart des métropoles du tiers monde - l’industrie n’aurait pas pu décoller. En fait, avec l’expansion de l’industrie, les firmes ne peuvent souvent plus obtenir ces choses sans entreprendre elles-mêmes de coûteux investissements. [72]

Ainsi, la société Infosys « dépense plus de 201 000 $ par nouvel embauché en capital et en formation. (...) Les employés ont accès au dernier cri de la technologie - une politique qui est censée apporter une plus grande productivité. » [73]

Les firmes qui ont trouvé une implantation convenant à la production de logiciels et qui ont ensuite investi dans la formation d’une main d’œuvre ne vont pas déménager ailleurs du jour au lendemain. Pour la même raison, les firmes implantées dans des équipements existants en Europe, au Japon ou en Amérique du Nord n’ont pas fermé leurs portes pour s’installer à Bangalore. Bangalore a été la réponse aux difficultés qu’elles rencontraient dans le recrutement de la main d’œuvre dont elles ont besoin dans leurs lieux d’origine. Ceci est démontré par la taille relativement réduite de la force de travail occupée à la conception logicielle à Bangalore. « Ce n’est pas un gros employeur, en particulier selon les normes indiennes. Les approximations suggèrent qu’il emploie en ce moment [en 1996] entre 7 000 et 15 000 personnes à Bangalore ». [74] Ces chiffres sont minuscules comparés à la main d’œuvre globale de l’industrie. Parallèlement, les pénuries de main d’œuvre provoquent aujourd’hui en Inde des hausses de salaires de l’ordre de 30 % par an, et des spécialistes de la prévision envisagent « une période où (...) l’Inde ne sera plus considérée comme une implantation à bas salaires » [75] dans la mesure où l’industrie commence à souffrir des problèmes écologiques créés par sa propre expansion (pollution, pénuries d’électricité et d’eau, congestion routière).

L’Inde en général et Bangalore en particulier ont trouvé une niche sur le marché mondial de la production de programmes informatiques. Mais cette niche n’est pas indéfiniment extensible, et ne constitue certainement pas une preuve que le logiciel en tant qu’industrie peut se déplacer en bloc d’une partie du monde à une autre.

Les choses sont légèrement différentes en ce qui concerne les activités moins qualifiées de saisie de données dans des terminaux d’ordinateurs. Elles requièrent un équipement moins sophistiqué et moins coûteux, ainsi qu’un niveau de formation de la main d’œuvre moins élevé. C’est la raison pour laquelle elles sont plus dispersées sur le territoire indien que la production de software. Comme dans l’industrie textile, les opérations les moins complexes sont plus mobiles que les autres. Mais même dans ces industries il y a des contraintes. La main d’œuvre doit avoir les bonnes compétences linguistiques (parler couramment urdu ne vaut rien pour saisir des données pour une compagnie aérienne américaine) et doit être formée et motivée à l’exactitude (des erreurs dans la saisie de données peuvent entraîner des dépenses considérables), en même temps que le système de communications (et donc la fourniture d’électricité) doit être fiable. Lorsqu’une société possède toutes ces choses, elle ne va pas y renoncer sans un motif puissant.

La production de programmes informatiques, comme la production capitaliste en général, est sujette à des rationalisations et à des restructurations répétées à l’occasion des crises. Cela aboutit à ce que des industries basées dans certaines localités se contractent ou disparaissent, alors que d’autres se développent ou naissent. Mais elle n’est pas « fluide » au point de pouvoir se transporter sans effort d’une localisation à une autre. La tendance générale du capitalisme d’aujourd’hui est toujours la concentration de la production dans les pays avancés. Certains types de production se sont déplacés dans une poignée de régions favorables du tiers monde - les PNI d’Asie du Sud-Est, et la Chine orientale. Mais le capital continue a trouver plus profitable, en général, d’être implanté dans les régions qui étaient déjà industrialisées au milieu du 20e siècle. Les travailleurs y sont habituellement mieux rémunérés, mais la combinaison des niveaux de compétences établis et des investissements existants en locaux et infrastructures font qu’ils sont aussi plus productifs, apportant plus de plus-value au système, que la plupart de leurs frères et sœurs plus pauvres du tiers monde. Cela explique pourquoi la situation de la plus grande partie de l’Amérique latine a été une croissance moyenne très lente ou une stagnation, et celle de l’Afrique un déclin absolu.

Structures de l’emploi : la classe ouvrière mondiale et le « tiers monde »

Le capitalisme a créé une classe ouvrière mondiale au cours du siècle et demi écoulé. L’industrie et le travail salarié existent aujourd’hui pratiquement dans toutes les régions du globe. La classe ouvrière industrielle a une présence internationale. Mais le développement inégal et combiné du système a abouti à ce que, grosso modo, 40 % des 270 millions d’ouvriers de l’industrie sont dans les pays de l’OCDE, la Chine, l’Amérique latine et l’ex-URSS en possédant près de 15 % chacune, 10 % dans le reste de l’Asie, et 5 % en Afrique. [76]

L’inégalité du développement n’existe pas seulement entre les vieux pays industrialisés et le reste du monde. Elle est présente également dans le « tiers monde ».

L’urbanisation et l’extension des rapports de marché ne sont pas nécessairement la même chose que la croissance du travail salarié. C’est particulièrement vrai dans les pays où la crise signifie que la croissance économique est lente ou négative. Ainsi, « on signale que l’emploi salarié a chuté en valeur absolue dans plusieurs pays africains » - de 33 % en République Centrafricaine, de 27 % en Gambie, de 13,4 % au Niger, de 8,5 % au Zaïre [77] - et les taux de chômage urbains varient entre 15 et 25 % (alors qu’ils étaient d’environ 10 % au milieu des années 1970). [78] En ce qui concerne l’Afrique sub-saharienne dans son ensemble, « l’emploi principal dans les zones rurales est celui de travailleur indépendant ». [79] Même si l’activité manufacturière peut atteindre 20 % des emplois dans les zones rurales, il est habituellement de nature très rudimentaire - forges, brasseries, ateliers de confection ou moulins, occupant le plus souvent une seule personne.

L’Afrique sub-saharienne est l’exception plutôt que la norme du système mondial dans son ensemble, y compris pour ses vastes régions pauvres. En Asie et en Amérique latine, il y a eu une croissance du salariat. Mais elle s’est souvent produite en dehors de ce qu’on appelle le secteur « moderne », et elle a souvent été accompagnée par une augmentation rapide de l’emploi indépendant.

En Amérique latine, le nombre des personnes employées dans la main d’œuvre active non-agricole est passé de 68 millions en 1980 à 103 millions en 1992 (dans le cadre de ce qu’on appelle souvent « la décennie perdue » de crise économique et de stagnation). Mais celles employées dans de « grandes unités » sont passées de 30 millions à seulement 32 millions. À l’inverse, les effectifs des petites entreprises sont passés de 10 à 24 millions, ceux du secteur public de 11 à 16 millions, ceux des services domestiques de 4 à 7 millions, alors que le secteur dit « informel » doublait, passant de 13 à 26 millions. [80] La part commune des activités des petites entreprises et du secteur informel dans l’emploi non-agricole est passée de 40 % en 1980 à 53 % en 1990. [81]

« Les emplois informels au sens strict sont sur le point de représenter un tiers des travailleurs non agricoles de la région. (...) La plus grande part de l’augmentation du secteur informel est concentrée sur les travailleurs à leur compte ». [82] Au Brésil, en 1980 près de la moitié de la population active urbaine était constituée « d’employés non formels » [83], même si plus de la moitié d’entre eux étaient des salariés sans protection sociale, et 18,4 millions de travailleurs souhaitaient en 1990 avoir un emploi déclaré. [84] On ne peut dès lors guère parler de « désindustrialisation », et certainement pas de disparition de la classe ouvrière en Amérique latine.

L’économie indienne a connu au cours des vingt dernières années une croissance moyenne plus rapide que la plupart des pays latino-américains, même si elle est partie de bien plus bas que la plupart de ceux-ci. Le produit par tête s’est élevé, alors qu’il a chuté presque partout en Amérique latine, et la part de l’industrie dans le produit total se situe à l’heure actuelle aux alentours de 19 %. Mais la croissance des emplois, comme en Amérique latine, a concerné de façon majoritaire les secteurs informels.

Dans les années 1980, « malgré une accélération significative du taux de croissance industrielle. (...) la part de l’industrie manufacturière dans l’emploi total. (...) a décliné », avec une croissance « négative » de l’emploi dans « l’industrie manufacturière organisée privée [c’est-à-dire le secteur formel] ». [85] Entre 1977-78 et 1993-94 la proportion de la main d’œuvre masculine urbaine « employée légalement » est passée de 46,4 % à 42,1 % (même si le nombre total a augmenté, la population s’étant accrue massivement au cours de ces années), alors que la proportion des « indépendants » s’est élevée légèrement, passant de 40,4 % à 41,7 %, et que le nombre des travailleurs occasionnels « au noir » est passé de 13,2 % à 16,2 %. [86]

La plus grande partie des travailleurs à leur compte n’est d’aucune manière privilégiée. Une enquête portant sur Ahmedabad montre que seulement un dixième des travailleurs indépendants masculins possède « un lieu professionnel distinct  ». Un tiers d’entre eux travaille dans les rues, comme vendeurs, conducteurs de rickshaw, tireurs de charrette et autres. Il y a 200 000 conducteurs de rickshaw à Mumbai, 80 000 à Ahmedabad et 30 000 à Bangalore, alors que Calcutta compte environ 250 000 vendeurs de rue et Mumbai plus de 100 000. [87]

Le schéma applicable à l’Inde s’applique aussi, à des degrés divers, au Pakistan et au Bangladesh. [88] On peut aussi le trouver dans d’autres pays en développement plus « avancés ». En Turquie, l’emploi dans des établissements dits « grandes manufactures » était de 979 839 en 1987, contre 550 670 dans les « petites manufactures ». Et 44,2 % des ouvriers de l’industrie travaillent dans des firmes de plus de 100 salariés, contre seulement 24,2 % dans des établissements de moins de 10 travailleurs. [89] De façon peu surprenante, étant donné ce niveau de concentration de l’industrie, 50 à 55 % des ouvriers étaient syndiqués. [90] Mais le nombre de personnes employées dans le secteur « informel » urbain était de 1 854 000 en 1988 - et avait grimpé à 2 152 000 en 1992. [91]

S’ajoutant - et souvent se mêlant - au secteur informel, il y a partout la masse de ceux qui se voient refuser toute opportunité d’emploi par le capitalisme moderne : les chômeurs. Leur nombre varie considérablement d’une région à une autre et d’un pays à l’autre - dépendant, en partie, de la facilité avec laquelle il est possible de retirer une subsistance du secteur informel. Ainsi, dans tout le Moyen Orient le taux de chômage est officiellement de 15 %. [92] Mais il atteint entre 25 et 30 % en Libye, en Algérie, en Iran et au Yémen. [93] Dans l’agglomération de São Paulo, en octobre 1995, il était estimé à 1 102 000 personnes, pour une population active de 8 221 000. [94]

En Chine, le gouvernement poursuit une politique consciente de restructuration du secteur étatique de l’économie. Le nombre des personnes employées dans des entreprises sélectionnées est tombé de 45 millions en 1993 à 27 millions en 1998. [95] Certains de ces travailleurs auront trouvé un autre emploi, mais certainement pas tous - une source nous indique qu’il y avait seulement 1,54 million d’emplois disponibles pour les 2,2 millions de travailleurs enregistrés dans les agences d’emploi officielles de 82 villes. [96] Il y avait certainement bien trop peu d’emplois pour satisfaire les aspirations des millions de gens de la campagne affluant vers les villes à la recherche d’un emploi. Il y a « 150 millions d’errants ruraux qui vont de ville en ville en quête de travail manuel ». [97]

L’accumulation capitaliste cause une croissance rapide des métropoles dans de vastes parties du globe, et des occupations impliquant une production pour le marché. Dans la plupart des régions (mais très peu en Afrique) il y a une augmentation du nombre de ceux engagés dans un travail salarié d’une espèce relativement productive dans des lieux de travail moyens à importants. Mais encore plus rapide est l’expansion de la large masse des gens essayant de façon précaire de tirer leurs moyens d’existence d’un travail occasionnel, vendant des choses dans les rues, essayant de survivre en travaillant à leur compte. À un extrême, cette masse se mélange avec la petite bourgeoisie des petits patrons, à l’autre avec la pauvreté désespérée de ceux qui arrivent à peine à survivre - 48 % de la population du Brésil vit au dessous du niveau de pauvreté, et deux cinquièmes de ceux-ci en dessous du revenu « d’indigence » nécessaire pour satisfaire les besoins alimentaires à l’exclusion de tout le reste. [98]

L’économie et la politique dans le secteur informel

Quel type de relation a cette masse de travailleurs du secteur informel et à leur compte avec les salariés ayant un emploi « formel » ?

Il y a une réponse courante, très répandue, et complètement fausse. Elle consiste à voir les travailleurs qui ont des emplois permanents comme des « privilégiés », comme une espèce « d’aristocratie ouvrière ». C’est très certainement la façon dont ceux qui sont réduits au secteur informel peuvent voir les choses. Dans le secteur formel, il y a d’ordinaire des salaires considérablement plus élevés, et souvent l’assurance maladie, les congés payés, la retraite, voire une retraite complémentaire. Dans les grandes villes du nord du Brésil, on prétend qu’être «  employé déclaré est presque un privilège, dans la mesure où moins de la moitié de ceux qui désirent une telle situation « en jouissent » effectivement ». [99] En Inde, dans tout un éventail d’activités les travailleurs du « secteur organisé » tendent à être payés beaucoup plus (30, 40 ou même 100 %) de plus que ceux du « secteur inorganisé ». [100] En Chine, les travailleurs de la grande industrie se voyaient promettre le « bol de riz de fer » d’un revenu garanti plus certaines allocations de logement, de maladie et de retraite - et les gens qui quittaient la campagne à la recherche d’emplois étaient exclus de toutes ces choses par un système de passeports intérieurs qui leur déniait le droit de résider dans les villes.

Les employeurs n’ont jamais, de toutes façons, accordé de telles choses par bonté d’âme. Ils ont besoin d’une certaine stabilité dans leur main d’œuvre, en particulier lorsqu’elle est constituée de travailleurs qualifiés dont ils craignent qu’ils ne soient braconnés par des rivaux en période de prospérité. Les États ont souvent besoin de cette stabilité, car ils considèrent la protection sociale d’une section de la force de travail urbaine comme une façon de se protéger contre des explosions soudaines de mécontentement populaire.

Par exemple, au Mexique, dans les décennies qui ont suivi la révolution de 1910-1919, une structure politique a été créée pour tenter d’intégrer les syndicats au parti au pouvoir en même temps que les employeurs et les organisations paysannes. Comme l’explique une description universitaire :

La politique de protection sociale mise en place par le régime post-révolutionnaire était gouvernée par une logique privilégiant les travailleurs du secteur formel de l’économie. (...) Les mécanismes de protection sociale comportent l’accès à tout un ensemble d’allocations, en plus de la sécurité sociale et des pensions d’invalidité, avec les indemnités de maladie, les retraites, les indemnités en cas d’accident, les allocations aux familles en cas de décès, le paiement d’allocations de maternité. (...) Dans la mesure où la politique de protection sociale a accordé des allocations stratifiées, elle a agi de façon discriminatoire. Elle a exclu, d’une part, tous ceux qui ne travaillaient pas dans l’économie formelle, et, d’autre part, ceux qui, tout en travaillant dans l’économie formelle, n’appartenaient pas à un syndicat. La préférence a été ainsi donnée aux groupes organisés verticalement dans des syndicats reconnus par l’État. [101]

Le but n’était pas, cependant, de faire une fleur aux travailleurs du secteur formel. C’était plutôt de mettre en place un mécanisme permettant de les contrôler, laissant à l’État le soin de « refuser ou d’accepter l’enregistrement des syndicats, d’arbitrer les conflits sociaux, de légaliser les grèves, de les déclarer légales ou illégales » et tendant à transformer les syndicats «  en institutions quasi-gouvernementales ou quasi-corporatistes. (...) où les représentants syndicaux avaient été élevés au dessus de ceux qu’ils représentaient ». [102] Partout où les travailleurs essayaient d’agir en dehors de ces structures, l’État les réprimait de la manière la plus violente. Le véritable bénéficiaire de cette situation était la bourgeoisie mexicaine, qui pouvait émerger intacte, avec un État ultra-stable, d’un des soulèvements révolutionnaires les plus tumultueux du 20e siècle. En 1950, les 10 % les plus riches de la population étaient 18 fois plus riches que les 10 % les plus pauvres. En 1970, ils étaient 27 fois plus riches. [103] Les riches ont pu bénéficier ainsi parce qu’ils avaient mis en place un mécanisme leur permettant de contrôler les gens dont le travail créait leur richesse. Et ceux qu’il était le plus important de contrôler étaient les travailleurs des secteurs les plus productifs, les plus avancés, de l’économie « formelle ».

Le « bol de riz de fer » a joué un rôle similaire pour les dirigeants chinois dans la période allant des années 1950 aux années 90. Il garantissait une main d’œuvre stable d’ouvriers productifs expérimentés dans les industries de base qui absorbaient le plus de capital.

Cela semble souvent contraire au bon sens de prétendre que des groupes de travailleurs qui ont de meilleures situations que d’autres n’en bénéficient pas aux dépens de ces derniers - que l’argument soit utilisé pour les travailleurs occidentaux et ceux du tiers monde, ou pour les travailleurs du secteur formel du tiers monde et ceux de son secteur informel. Mais, dans ce cas, l’argument contraire à l’intuition est correct. Dans de nombreuses industries, plus la main d’œuvre est stable et expérimentée, plus elle est productive. Le capital est disposé à concéder des salaires plus élevés à certains ouvriers de ces industries parce que, ce faisant, il en extrait davantage de profit. D’où l’apparente contradiction : certaines sections des travailleurs du monde sont à la fois mieux payées et plus exploitées. C’est cela seulement qui explique pourquoi les capitalistes, motivés uniquement par la course au profit, n’investissent généralement pas sur une grande échelle dans des régions comme l’Afrique, où les salaires sont les plus bas.

Bien sûr, cela n’empêche pas le capital de toujours tenter de tirer vers le bas ce qu’il doit payer - et de se saisir des nouvelles technologies et de la restructuration de la production pour réduire massivement ses coûts salariaux. C’est la raison pour laquelle, dans la plus grande partie du monde, la force de travail « formelle » reste plus ou moins intacte, mais avec du « dégraissage » sur les bords, et que de nombreux emplois tombent dans le secteur « informel ».

La grande masse de la main d’œuvre informelle des pays « en développement » est aujourd’hui constituée par des gens qui ont rejoint récemment la main d’œuvre urbaine - soit des ruraux (comme les 100 millions de paysans chinois qui vont chercher du travail dans les grandes villes), soit des femmes ou des jeunes cherchant du travail pour la première fois. Mais le schéma de l’accumulation capitaliste au cours des deux dernières décennies est tel que la demande de main d’œuvre de l’industrie productive moderne ne s’est pas accrue, et de loin, à une échelle permettant d’absorber ceux-ci dans sa force de travail. La concurrence à l’échelle globale a poussé les capitalistes à se tourner vers des formes de production à « intensives en capital » (ce que Marx appelait l’augmentation de la « composition organique du capital ») qui n’exigent pas des quantités massives de nouveaux travailleurs. Il en résulte que les nouveaux entrants sur le marché du travail ne peuvent gagner leur vie que dans les formes les plus chétives d’activité indépendante ou dans la vente de leur force de travail à un prix si bas, et dans des conditions si dures, que les petits capitalistes aux marges du système peuvent retirer un profit de leur exploitation.

Comme l’indiquait un rapport sur l’emploi en Amérique latine :

Les emplois informels en tant que tels sont sur le point de représenter un tiers de la main d’œuvre non agricole de la région. (...) La plus grande part de l’augmentation du secteur informel est concentrée sur les travailleurs à leur compte. (...) Le résultat de ce processus est une tendance vers des taux de chômage plus bas, mais au prix d’une détérioration marquée de la productivité moyenne du travail. [104]

En général, les souffrances d’une très large portion des masses urbaines dans ces pays ne proviennent pas d’une surexploitation aux mains du grand capital, mais du fait que ce grand capital ne voit pas comment il pourrait générer des profits suffisants en daignant les exploiter. C’est le cas de façon encore plus claire dans la plus grande partie de l’Afrique sub-saharienne. Après avoir extrait des richesses de ce continent pendant la période allant des débuts du commerce des esclaves à la fin des empires dans les années 1950, ceux qui dirigent le système mondial (y compris les potentats locaux qui investissent leur propre argent en Europe et en Amérique du Nord) sont aujourd’hui disposés à condamner à la misère la masse de ses peuples comme étant « marginale » au regard de leurs exigences.

Marx décrivait très bien le processus selon lequel se développe le secteur informel en examinant la société britannique d’il y a 150 ans :

Les capitaux supplémentaires, fournis par l’accumulation, se prêtent de préférence comme véhicules pour les nouvelles inventions, découvertes, etc., en un mot, les perfectionnements industriels, mais l’ancien capital, dès qu’il a atteint sa période de renouvellement intégral, fait peau neuve et se reproduit aussi dans la forme technique perfectionnée où une moindre quantité de force de travail suffit pour mettre en œuvre une masse supérieure d’outillage et de matières. (...) Le capital additionnel qui se forme dans le cours de l’accumulation. (...) attire proportionnellement à sa grandeur un nombre de travailleurs toujours décroissant. (...) l’ancien capital. (...) repousse un nombre de plus en plus grand de travailleurs jadis employés par lui. [105]

En produisant l’accumulation du capital, et à mesure qu’elle y réussit, la classe salariée produit donc elle-même les instruments de sa mise en retraite ou de sa métamorphose en surpopulation relative. [106]

Dès que le régime capitaliste s’est emparé de l’agriculture, la demande de travail y diminue absolument à mesure que le capital s’y accumule. (...) Une partie de la population des campagnes se trouve donc toujours sur le point de se convertir en population urbaine ou manufacturière. (...) [107]

Cette dynamique produit une composante « stagnante » de « l’armée active du travail  » avec un « chômage extrêmement irrégulier » :

Accoutumée. (...) à des conditions d’existence tout à fait précaires et honteusement inférieures au niveau normal de la classe ouvrière, elle devient la large base de branches d’exploitation spéciales où le temps de travail atteint son maximum et le taux de salaire son minimum. (...) La réserve industrielle est d’autant plus nombreuse que la richesse sociale, le capital en fonction, l’étendue et l’énergie de son accumulation. (...) sont plus considérables. [108]

Les mêmes causes qui développent la force expansive du capital amenant la mise en disponibilité de la force de travail, la réserve industrielle doit augmenter avec les ressorts de la richesse. Mais plus la réserve grossit, comparativement à l’armée active du travail, plus grossit aussi la surpopulation consolidée dont la misère est en raison directe du labeur imposé. (...) Voilà la loi générale, absolue, de l’accumulation capitaliste. [109]

L’interaction des secteurs

Cela dit, les choses ne s’arrêtent pas là. Le capitalisme a un besoin important de ceux auxquels il refuse des conditions d’existence décentes. Il les utilise pour accentuer la pression sur ceux qu’il exploite dans les zones les plus productives de l’économie. Bien loin de bénéficier à la main d’œuvre du secteur formel, la croissance du secteur informel a été accompagnée par une augmentation de l’exploitation des salariés du secteur formel - et dans de nombreux cas par une détérioration.

Cette détérioration est la plus marquée en Afrique, où l’ampleur du déclin des salaires réels de ceux qui sont employés défie l’imagination. Un rapport de 1991 faisait état « d’une chute brusque des salaires réels, un déclin de 30 % en moyenne entre 1980 et 1986. (...) Dans plusieurs pays le taux moyen a chuté de 10 % chaque année depuis 1980. (...) En moyenne, le salaire minimum a chuté de 20 % dans cette période ». [110]

[Il y a eu] pratiquement un effondrement des salaires réels en Somalie, en Sierra Leone et en Tanzanie. (...) Les déclins salariaux observés étaient bien plus élevés que la chute des revenus par tête de la région. (...) Les salariés ont fait les frais du plus gros de la crise. (...) Les travailleurs, en particulier dans les grandes villes, ont été paupérisés par l’inflation et la dévaluation. [111]

Cet effondrement des salaires contribue puissamment à expliquer la férocité de la guerre civile dans des endroits comme la Sierra Leone, où le salaire de départ des fonctionnaires du grade le plus bas n’était plus, en 1989, que le cinquième du chiffre de 1978 [112] : la guerre apparaissait comme la seule façon, pour une partie de la population masculine jeune, d’obtenir le minimum pour survivre.

En Amérique latine, la croissance du secteur informel dans les années 1980 a été accompagnée d’une chute de plus de 10 % des salaires réels dans l’industrie - même s’il y a eu une espèce de rétablissement au début des années 1990, avant que la crise asiatique ne frappe le continent à la fin de la décennie. En Inde, les salaires réels du secteur formel ne semblent pas avoir décliné. Mais, en moyenne, ils n’ont pas non plus augmenté pendant près de vingt ans de croissance économique.

Quelque chose d’autre, aussi bien en Inde qu’en Amérique latine, s’est produit - le déplacement de certains emplois de la grande industrie du secteur formel vers le secteur informel. Cela a permis aux dirigeants de réduire une partie de leurs coûts salariaux - et de faire pression sur le secteur « formel » restant de la force de travail pour lui faire accepter une détérioration de sa condition. Ainsi, dans une des régions les plus importantes de l’industrie indienne, au Gujarat méridional :

La part accrue du travail occasionnel dans la main d’œuvre industrielle locale a constitué un des changements majeurs des 30 dernières années. J’estime qu’au moins 50 % des ouvriers industriels sont des travailleurs temporaires ou à contrat limité. (...) La distinction entre ouvriers permanents et temporaires. (...) provient des efforts permanents des propriétaires pour tourner les lois sociales afin de maintenir les coûts salariaux au plus bas niveau possible, ainsi que de la désinvolture des fonctionnaires chargés de l’application et de la surveillance de la législation. (...) Les ouvriers temporaires occupent généralement des emplois non qualifiés et assument les lourdes tâches comme le chargement et le déchargement, l’alimentation des machines, l’emballage des produits finis et le nettoyage. (...) Leur paye maximale ne dépasse pas le minimum journalier officiel. (...) (Ils) n’ont aucun avantage accessoire et sont faciles à licencier. (...) Ils sont hors d’atteinte de la législation, ils ne bénéficient donc pas de l’attention des (...) dirigeants syndicaux, pour lesquels le droit du travail est le point de départ de toutes leurs actions. Les femmes ont contribué de façon substantielle à la précarisation de la force de travail locale, ainsi que la main d’œuvre recrutée au loin, que les directeurs considèrent comme plus « digne de confiance » et moins portée à l’absentéisme que les travailleurs locaux. [113]

En Amérique latine, il y a eu de la même manière une tendance à ce que le travail qui aurait été effectué dans le passé par la main d’œuvre « formelle » permanente soit désormais du domaine du secteur informel.

[L’emploi informel n’était possible que] pour des petites sociétés et des firmes qui n’employaient que de la main d’œuvre temporaire, comme les exploitations agricoles pour la récolte, et les entreprises du bâtiment. (...) Il semble que ceci ait commencé à changer au début des années 1990. (...) C’était une époque de récession et davantage d’entreprises (supposées petites et moyennes) sont devenues informelles pour échapper au paiement, non seulement du salaire différé, mais aussi de tous les impôts. Parallèlement, une nouvelle tendance apparut, celle de la ’tertiarisation’, qui signifie le remplacement des employés permanents (pour la plupart formels) par des prestataires de services indépendants. (...) dans les secteurs les plus avancés de l’économie. [114]

Ceci, il faut le souligner, ne signifie pas la fin du secteur formel, qui comporte toujours des avantages pour certains employeurs. Au Gujarat, les patrons ne croient pas possible de satisfaire leurs besoins de main d’œuvre avec du travail temporaire ou sous contrat limité :

Les travailleurs permanents bénéficient, bien sûr, d’avantages sociaux. Leurs employeurs abondent les fonds de prévoyance, de retraite, de primes, de congés payés, et ils sont plus difficiles à licencier. Ils sont généralement plus qualifiés et expérimentés, et considérés comme indispensables ou plus loyaux. (...) On les trouve dans des petites et grandes usines où la division du travail est plus que rudimentaire et le niveau de technologie comparativement plus sophistiqué, comme l’industrie mécanique. [115]

Du point de vue des employeurs, le recours au travail occasionnel est une arme à double tranchant. Cela leur permet de réduire les coûts salariaux et d’imposer des augmentations de la charge de travail. Mais cela signifie également qu’ils sont voués à avoir une main d’œuvre susceptible d’être attirée par de meilleurs emplois dès qu’ils se présentent. Et cela les empêche aussi de se donner l’image de « partenaires sociaux » loyaux de leurs salariés.

Comme l’a expliqué un employeur du Gujarat :

Nous n’utilisons pas l’intérim. (...) Nous n’employons que des gens que nous connaissons. Nous avons besoin d’avoir confiance et nous l’avons par la recommandation. Ils n’osent pas décevoir. Ils ont la peur à l’esprit. [116]

Et comme le fait remarquer Heen Steefkerk, qui a dirigé cette étude, l’utilisation de travail temporaire et sous contrat rend difficile aux patrons de prétendre que tout le monde fait partie de la même famille heureuse :

Le recours à plus de travailleurs sous contrat signifie un changement par rapport à la tradition industrielle locale. Il indique une altération du climat social et un changement dans les rapports du travail. Cette tendance implique une aggravation de l’objectification des rapports de travail ou, en d’autres termes, une plus grande aliénation sociale entre les travailleurs et les propriétaires ou les directeurs. [117]

Dans la ville industrielle la plus importante du Brésil, São Paulo, le secteur formel s’est légèrement effrité lors de la récession du début des années 1990, pour connaître à nouveau une expansion au milieu de la décennie jusqu’à dépasser sa taille précédente, et bien que la force de travail informelle ait crû de près de 70 % dans l’intervalle, le nombre de travailleurs « formels » employés dans le secteur privé est resté plus de quatre fois supérieur à celui des travailleurs « informels ». [118] L’emploi informel a grignoté de façon significative dans les marges de la force de travail formelle. Mais il a laissé intacte une masse de main d’œuvre que ses employeurs ne peuvent pas ou ne veulent pas « informaliser ». Il est faux de parler, comme le fait Paulo Singer, de « déprolétarisation ». [119] Bien au contraire, ce qui se passe est une restructuration de la force de travail, avec la sous-traitance par de grosses firmes de certaines tâches (souvent relativement peu qualifiées et donc facilement accomplies par une main d’œuvre flottante) à des petites entreprises et aux soi-disant travailleurs indépendants.

Il faut ajouter que ce phénomène n’est absolument pas nouveau dans l’histoire du capitalisme. L’emploi occasionnel a souvent joué un rôle important dans certaines industries - par exemple sur les docks en Angleterre jusqu’à la fin des années 1960. Et certaines formes de travail sous contrat sont très anciennes - il était commun dans les industries textiles de la révolution industrielle. Au 19e siècle, dans les mines anglaises aussi bien qu’américaines, des surveillants ou des contremaîtres recrutaient des ouvriers et les payaient sur un fonds qui leur était alloué par les propriétaires. Ces groupes de travailleurs occasionnels pouvaient ne pas se sentir membres de la classe ouvrière. Ils ont été souvent détachés des luttes d’autres sections de la classe pendant des années, voire des décennies. Pourtant la possibilité de lutter avec ces sections était toujours présente, et lorsqu’elle se transformait en réalité la lutte pouvait devenir très âpre, avec une note presque insurrectionnelle.

C’est précisément ce développement que Friedrich Engels a observé en 1889 lorsque les dockers de Londres se sont mis en grève pour la première fois. Il écrit :

Jusque là l’East End était dans un état de stagnation et de pauvreté, caractérisé par l’apathie des hommes dont le courage avait été brisé par la faim et qui avaient abandonné tout espoir. Quiconque se trouvait là était perdu physiquement et moralement. Et là, cette grève gigantesque des éléments les plus démoralisés, les travailleurs des docks, non pas les hommes habituels, forts, expérimentés et relativement bien payés, mais ceux qui avaient échoué sur les quais, les Jonas qui avaient connu le naufrage dans toutes les autres sphères, crève-la-faim professionnels, une mixture de vies brisées allant tout droit à la ruine finale. (...) Et cette masse humaine abrutie et désespérée qui, chaque matin, lorsque les grilles des quais sont ouvertes, se livrent des batailles acharnées pour être les premiers à atteindre le type qui les embauche, cette masse assemblée par le hasard et changeant chaque jour, a réussi à s’organiser pour former une troupe de 40 000 hommes, maintenir la discipline et inspirer la peur aux puissantes sociétés maritimes. (...) Quelle que soit l’issue de la grève, cela signifie que la couche la plus basse des ouvriers de l’East End est entrée dans le mouvement et que les couches supérieures sont prêtes à leur emboîter le pas. (...)
Et ce n’est pas tout. Du fait du manque d’organisation et de l’existence végétative passive des vrais travailleurs de l’East End, le lumpen-prolétariat jusque là était considéré. (...) comme le prototype et le représentant des millions d’affamés de l’East End. Cela va maintenant cesser. Le colporteur et ses semblables seront relégués à l’arrière-plan, les travailleurs de l’East End seront capables de développer leur propre prototype et donc de s’organiser. [120]

Cette question est très importante. Sur le plan international, nous émergeons tout juste de plus de deux décennies de défaite et de démoralisation pour les travailleurs du monde entier. Cela a nourri un esprit fataliste en ce qui concerne la possibilité de lutter, qui a été reflété par une masse d’études décrivant les souffrances des pauvres et des opprimés, les montrant toujours comme victimes, rarement comme combattants. On trouve ainsi des tonnes de travaux, sponsorisés par l’Organisation Internationale du Travail (OIT), sur « l’exclusion sociale » - un terme qui convient aux bureaucrates qui dirigent ces institutions. Dans ces études, des thèmes tels que la « précarisation » et la « féminisation » de la main d’œuvre sont devenus des lieux communs, des façons académiques de rejeter toute possibilité de lutte - même si certains de ceux qui conduisent les études essaient de s’échapper du paradigme où ils sont enfermés. Ces stéréotypes fournissent ensuite aux directions syndicales des excuses pour éviter la lutte au motif qu’elle ne peut pas marcher. Ce qui avait commencé comme une appréciation erronée des possibilités de lutte devient un véritable obstacle au déclenchement de la lutte.

Les maquiladoras

On trouve, souvent associée au discours sur le secteur informel censé être « inorganisable », une énorme quantité de littérature sur les maquiladoras - les unités de production installées par des multinationales dans des pays du tiers monde, et qui accomplissent certaines tâches subalternes dans une chaîne de production mondiale. Les exemples typiques sont les unités de l’habillement dirigées par des firmes comme Gap et Nike dans des « zones franches » dans des pays du tiers monde comme l’Indonésie, l’Amérique centrale ou les Philippines. Naomi Klein les décrit de façon saisissante dans No Logo :

Il y a au moins 850 zones franches dans le monde. (...) répandues dans 70 pays et employant en gros 27 millions de travailleurs. (...) Quel que soit l’endroit où les zones franches sont situées, les témoignages des travailleurs ont une similitude fascinante : la journée de travail est longue - 14 heures au Sri Lanka, 12 heures en Indonésie, 16 en Chine méridionale, 12 aux Philippines. La grande majorité des travailleurs sont des femmes, toujours jeunes, travaillant toujours pour des agences ou des sous-traitants. (...) exécutant les commandes de compagnies basées aux États-Unis, en Grande-Bretagne, au Japon, en Allemagne ou au Canada. La direction est de style militaire, les contremaîtres souvent brutaux, les salaires au dessous du niveau de subsistance et le travail non qualifié et monotone.
En marchant dans les rues désertes de Cavite [aux Philippines] je peux ressentir l’impermanence menaçante, l’instabilité sous-jacente de la zone. Les usines en forme de hangars sont reliées de façon si ténue au pays environnant (...) qu’on ressent que les emplois qui sont arrivés ici du Nord pourraient repartir tout aussi rapidement. (...) La peur est omniprésente dans les zones. Les gouvernements ont peur de perdre leurs usines étrangères ; les usines ont peur de perdre les acheteurs de leur marque ; et les travailleurs ont peur de perdre leurs emplois instables. Ce sont des usines qui ne sont pas construites sur de la terre mais sur de l’air. [121]

De tels récits constituent une dénonciation brillante de la rapacité et de l’inhumanité de ceux qui dirigent les multinationales. Mais comme beaucoup d’études académiques orthodoxes portant sur la force de travail informelle (en particulier celles sponsorisées par l’OIT), elles sont trop pessimistes lorsqu’il s’agit des possibilités de lutte défensive.

D’abord, les multinationales ne peuvent tout simplement pas se permettre de maltraiter leurs travailleurs. Il ne leur est pas aussi facile qu’elles voudraient le faire croire de fermer leurs installations et de les délocaliser si les salariés se mettent vraiment en colère. Mettre en place les chaînons d’une chaîne de production mondiale demande à une multinationale un effort considérable. Elle doit installer les mécanismes destinés à assurer sur place les contrôles de qualité de chaque étape de la production, disposer de moyens de transports fiables, d’une forte structure policière pour la protéger des petits chapardages, d’un accès à l’eau potable [122], et, par-dessus tout, elle a besoin d’une main d’œuvre formée aux rythmes d’un travail répétitif à des heures régulières pendant de longues journées. Elle ne peut obtenir cela en recrutant des gens dans la rue et en les chassant selon son bon plaisir. Cela signifie que, même s’il lui arrive de recruter dans la force de travail informelle, une fois les travailleurs embauchés elle est susceptible de leur fournir certaines des conditions d’une main d’œuvre formelle - même si elle le fait dans le cadre d’un régime de travail policier. Une étude portant sur les maquiladoras du Honduras, par exemple, montre que les salaires y sont considérablement plus élevés que dans le secteur informel. Le revenu moyen des travailleurs y est de 141 dollars américains par mois, à comparer avec les 91 dollars mensuels que le même travailleur gagnait dans son emploi précédent, et avec le moins d’un dollar par jour avec lequel doit vivre 47 % de la population du pays. [123] Les multinationales ont besoin d’une force de travail dont elles peuvent extraire un maximum de plus-value, c’est-à-dire qui travaille efficacement et qui supporte les rythmes de production qui lui sont imposés sans que la qualité du produit fini en souffre.

Lorsque Henry Ford s’est fait le pionnier de la production de masse, des méthodes de chaînes de montage dans l’industrie automobile, il a vu que la forme d’exploitation la plus efficace résidait dans la stabilisation d’une main d’œuvre choisie avec soin sous un étroit contrôle de la direction. Thomas O’Brien a raconté comment certaines des premières multinationales américaines, pour pouvoir opérer en Amérique latine, ont fait des efforts pour stabiliser leur force de travail en fournissant des installations minimales de protection sociale - des logements dans des cités de la compagnie, des cliniques, des écoles, des équipements sportifs et même des congés payés. Le but était de combiner le maintien des travailleurs à un niveau minimal de forme physique et l’élargissement de la discipline de l’usine au foyer des travailleurs. Même la United Fruit Company, célèbre pour ses pratiques de surexploitation, voyait l’intérêt de telles mesures pour sa profitabilité. [124]

La même logique s’applique aux firmes engagées dans la production de masse au moyen de chaînes de montage. Les fonctions clé affectant la qualité de la production (par exemple la coupe des vêtements) y seront assurées par des employés à long terme, même si des travailleurs précaires sont utilisés pour des tâches requérant de la force brute plutôt qu’une adresse minimale. Cela n’exclut pas, bien sûr, que les multinationales ne tentent de se soustraire à certains impôts en faisant croire aux fonctionnaires gouvernementaux censés superviser la législation du travail que leurs employés sont temporaires, informels ou « inorganisés ».

Cet élément de stabilité de la main d’œuvre est important parce qu’il signifie que ces travailleurs peuvent lutter et gagner. Les conditions de travail dans de nombreuses usines textiles ou de chaussure sud-coréennes des années 1960 étaient exactement celles décrites par Naomi Klein. George E. Ogle a évoqué « la sueur, le sang et les larmes des jeunes femmes qui travaillaient dans les industries d’exportation pendant les années 1960 et 1970 - le textile, l’habillement, l’électronique, la chimie » :

83 % des employés de l’industrie textile sont des femmes. Elles ont de 16 à 25 ans, et viennent essentiellement de la campagne. (...) Les compétences utilisées dans l’industrie textile peuvent être acquises rapidement. Une fois que les machines sont en place, il n’a besoin que d’une offre stable de main d’œuvre bon marché et diligente. Les filles de la campagne fournissent cette main d’œuvre. En 1970, il y avait déjà 600 000 femmes employées dans l’industrie manufacturière. Cela constituait environ 30 % de la force de travail totale. La plupart de celles-ci étaient dans le textile. (...) En 1980 il y avait environ un million et demi de travailleuses employées dans les mines et dans usines. (...) Les recruteurs allaient dans les campagnes embaucher les ouvrières. Le contrat de travail était considéré comme conclu aussi bien avec la famille qu’avec la personne réellement employée. La famille, en fait, était responsable du travail et du comportement de la fille à l’usine. Une fois engagées, les jeunes femmes étaient logées dans un dortoir habituellement situé dans les murs de la société.

Dans l’usine, les femmes sont habituellement supervisées par des hommes. Les hommes en attendent une obéissance de style traditionnel. Ils exercent une supériorité de style traditionnel. Ils parlent dans leurs commandements le « bas langage » traditionnel et lorsqu’ils sont irrités, ils peuvent très bien réagir par un coup traditionnel sur la tête ou par une gifle. [125]

Sous le gouvernement militaire Chun Doo Hwan dans les années 1970 et au début des années 80, les tentatives de résistance étaient brutalement réprimées. Un exemple typique en est l’attaque du syndicat de la Société Textile de Wonpoong en 1982 :

Le nouveau président du syndicat. (...) M. Kim Sung Koo, et un contremaître syndiqué furent frappés, puis licenciés pour abandon de poste. Deux semaines plus tard, un groupe d’hommes, dont certains appartenaient à la direction et d’autres étaient des bandits enrôlés par elle, prirent d’assaut le local syndical et enlevèrent la remplaçante nouvellement élue. (...) Chung Son Soon. Les voyous la gardèrent pendant 17 heures. Ils la brutalisèrent, la menacèrent, l’humilièrent et la jetèrent d’une voiture quelque part dans les faubourgs de la ville. Pieds nus et ensanglantée, elle marcha jusqu’à l’usine. Dans l’usine, ses amis faisaient un sit-in. (...) La police, des hommes de la direction et des nervis s’unirent pour traîner littéralement les travailleurs hors de l’usine et les jetèrent dans la rue. Des membres du syndicat furent arrêtés. [126]

Ces méthodes ont brisé toute tentative de la part des travailleurs de s’organiser pendant deux décennies. Mais en 1987 le régime militaire est entré dans une crise politique qui a vu le pays balayé par des manifestations impliquant certains secteurs des classes moyennes. Dans ce contexte, les travailleurs ont commencé à se battre pour leurs propres intérêts. La révolte a commencé dans les grandes firmes, les chaebol. Plus des deux tiers des usines de plus d’un millier d’ouvriers ont été touchées par des grèves. L’exemple n’a pas tardé à en inspirer d’autres :

Les chaebol ont été organisés les premiers, et peu après des sociétés de toutes tailles ont commencé rapidement à l’être aussi. L’enthousiasme se répandit au-delà des limites des travailleurs « cols bleus » de l’industrie pour gagner les secteurs des services « cols blancs » de la santé, de la recherche dans des agences gouvernementales, des institutions d’éducation. (...) et des compagnies d’assurances. (...) [127]

Environ 33 % des travailleurs coréens sont dans des petites entreprises qui emploient entre 5 et 100 personnes. (...) Un schéma clair qui a émergé très tôt dans les conflits du travail de 1987 était que les petites et moyennes usines étaient en train de s’organiser au même rythme accéléré que les grands chaebol. (...) Les travailleurs de ces entreprises bandaient leur courage et leur conscience, et prenaient le risque. Par la suite, un bonne portion d’entre eux s’est maintenue en organisant des associations régionales de protection mutuelle. [128]

Les maquiladoras ne sont pas inorganisables, pas plus que les travailleurs de la myriade de petits établissements qui constituent une grande partie du secteur « informel » en Amérique latine et en Asie du Sud-Est. Ce qui s’est passé en Corée peut arriver ailleurs. Mais pour que cela arrive, il faudra autre chose que l’approche routinière de l’organisation qui caractérise les bureaucraties syndicales du monde entier.

Ainsi, par exemple, un récit de la grande grève du textile de Bombay en 1982-83 donne une image différente de celle de la Corée. La grève a commencé comme un soulèvement par en bas semi-spontané (les travailleurs ont manifesté devant la résidence de Datta Samant, qui devait devenir la personnalité majeure de la grève, exigeant qu’il les « dirige ») et s’est développée au point de devenir l’une des plus grandes grèves longues de l’histoire mondiale, se prolongeant pendant un an, entraînant des centaines de milliers de travailleurs et dominant la vie politique de la capitale commerciale et industrielle de l’Inde. Mais elle ne s’est jamais étendue du secteur « organisé » des plus importantes unités aux petites entreprises et aux tisserands pauvres indépendants - en fait, beaucoup de grévistes se sont mis à travailler dans le secteur informel sans que personne ne les considère comme des briseurs de grève. Comme ils ne manquaient jamais d’étoffes finies, les employeurs ont pu tenir pendant un an et vaincre les travailleurs.

Les conditions du secteur informel étaient épouvantables :

Une visite évoquait des scènes normalement associées aux débuts de la révolution industrielle : des milliers de personnes dormant dans des cabanes sommaires dans lesquelles le bruit assourdissant des métiers à tisser retentit 24 heures par jour, sans ventilation, sans éclairage convenable, les enfants exécutant un travail monotone pendant de longues heures, de la poussière et de la saleté partout. [129]

Mais en Corée il y avait un réseau d’activistes prêt à supporter d’incroyables rigueurs pour organiser les lieux de travail en profitant du mouvement général de lutte de 1987. Un tel réseau était absent à Bombay :

Les syndicats actifs dans l’industrie textile n’ont jamais ressenti fortement le besoin de se préoccuper des conditions d’existence des travailleurs des métiers à tisser mécaniques, parmi lesquels on trouve très peu d’ouvriers syndiqués. À quelques rares exceptions près, les syndicats préfèrent les rapports faciles avec les travailleurs qu’ils ont dans les filatures à la tâche ingrate qui consiste à organiser les ouvriers tisserands, même si tout le monde est d’accord pour dire que le sort de ces derniers est bien pire et que le syndicat y fait cruellement défaut. [130]

Un dirigeant syndical qui admettait que l’organisation de ces travailleurs était nécessaire se plaignait du manque de gens prêts à entreprendre cette tâche ardue : « Il vous faut vivre avec eux si vous voulez gagner leur confiance ». [131] Des points de vue similaires sont exprimées ailleurs pour expliquer l’absence d’activité syndicale dans ce secteur très important. Cette négligence a de sérieuses conséquences pour l’organisation à long terme des travailleurs du textile. Elle permet aux employeurs d’utiliser la sous-traitance comme partie intégrante de la stratégie de croissance de leurs entreprises. [132]

Les victoires en Corée montrent qu’il est possible d’organiser les travailleurs du secteur informel et des maquiladoras, ou de les amener à rejoindre des luttes initiées par des groupes plus larges de travailleurs aux conditions de travail plus sûres. La défaite de Bombay a mis en évidence le danger auquel s’exposent les groupes plus en sécurité si ils ne font pas un effort pour amener les travailleurs informels dans la lutte. Le danger n’est pas seulement celui de baisses de salaires, de pertes d’emplois et de la détérioration des conditions de travail. La défaite peut avoir un impact dévastateur sur la société dans son ensemble. Pendant la grève, il y avait une unité entre les différents groupes, religieux et de caste, qui constituent la masse des classes inférieures de Bombay. La période qui a suivi la défaite a vu la montée en puissance du Shiv Sena, une organisation politique poussant les Hindous à l’affrontement avec les Musulmans, culminant dans des émeutes sanglantes contre la population musulmane en 1992. L’unité dans la lutte avait créé un sentiment de solidarité qui avait ensuite exercé un attrait sur la grande masse des travailleurs informels, des auto-employés, des pauvres sans emploi et des sections appauvries de la petite bourgeoisie. La défaite amena les attitudes sectaires et les conflits communautaires, la petite bourgeoisie influençant alors les travailleurs indépendants, les chômeurs et de larges couches de travailleurs.

C’était un exemple frappant de la manière dont le désespoir et la colère qui existent dans la « multitude » des métropoles du tiers monde peuvent prendre deux directions différentes. Une direction possible était celle de la lutte collective des travailleurs, tirant derrière eux des millions d’autres pauvres et opprimés. L’autre était celle des démagogues exploitant la démoralisation et la fragmentation pour diriger la colère d’une section de la masse des pauvres contre d’autres.

C’est la raison pour laquelle la classe ouvrière ne peut pas être simplement considérée comme un groupe parmi d’autres de la « multitude » ou du « peuple », sans importance ni rôle spécifique dans la lutte contre le système.

Conclusion

Le tableau général n’est pas celui d’une classe ouvrière en voie de désintégration ou même en déclin. La classe salariée, à l’échelle mondiale, est plus nombreuse que jamais, même si le rythme de la croissance s’est ralenti avec les crises successives subies par l’économie mondiale et la tendance généralisée vers des formes de production « intensives en capital » qui n’emploient pas des quantités considérables de personnes nouvelles.

Ce n’est pas non plus une situation dans laquelle l’emploi de la classe ouvrière se trouve transféré à une échelle massive des vieilles économies industrielles du « Nord » aux économies jusque là agricoles du « Sud ». La nouvelle division internationale du travail se développe principalement au sein de la « triade » constituée par l’Amérique du Nord, l’Europe et le Japon - un rôle secondaire étant joué par les PNI d’Asie du Sud-Est et de Chine orientale. Il y a également une expansion de l’emploi industriel dans certaines métropoles bourgeonnantes du « Sud » - mais l’expansion est inégale, touchant à peine des régions entières, et n’est pas constituée principalement par un transfert d’emplois en provenance du « Nord ».

Au nord aussi bien qu’au sud des crises à répétition ont éclaté, avec pour corollaire la réorganisation des structures de l’accumulation. Ceci produit une recomposition de la classe ouvrière, à une échelle semblable à celles de la deuxième moitié du 19e siècle, lorsque l’industrie lourde a commencé à remplacer le textile en tant que centre de l’accumulation du capital, et celles de la période d’entre deux guerres, lorsque l’industrie légère et l’automobile ont commencé à être centrales. Un double changement est en cours aujourd’hui. Il y a l’importance croissante de la production de certaines marchandises « immatérielles », qui sont souvent classées dans le secteur des services, mais qui comportent des formes de travail très semblables à celles de l’industrie. Et il y a la montée en puissance de formes d’activité qui ne produisent pas en elles-mêmes des biens, mais qui contribuent à maintenir et à accroître la productivité des producteurs directs.

En même temps que ces secteurs deviennent de plus en plus importants pour le capital, celui-ci réagit en essayant de réduire leurs coûts salariaux, provoquant ainsi une prolétarisation croissante de secteurs qui avaient l’habitude de se considérer comme faisant partie de la « classe moyenne ». Parallèlement, il y a une pression accrue sur les producteurs directs, avec l’augmentation de l’intensité du travail (sous le déguisement de la « flexibilité ») et, dans certains cas, un allongement de la journée de travail - C’est aux États-Unis que l’on trouve la quantité la plus importante d’heures de travail annuelles : 1 991 pour les ouvriers de production dans l’industrie manufacturière, contre 1 945 au Japon, 1 902 en Grande-Bretagne, 1 672 en France et 1 517 en Allemagne. [133]

La classe ouvrière n’est pas en voie de disparition. Elle n’est pas en train de s’embourgeoiser, ou de se transformer en une couche privilégiée. Elle ne profite pas de l’appauvrissement de larges sections du tiers monde telle que l’Afrique. Elle augmente en nombre, tout en étant restructurée à l’échelle globale.

La majorité de la population mondiale continue à appartenir à d’autres classes inférieures. En Chine, dans le sous-continent indien et dans la plus grande partie de l’Afrique les paysans sont plus nombreux que les salariés. Il y a des cas, en Afrique et dans des régions de l’Amérique latine, où ceux qui ne parviennent pas à trouver du travail dans les villes essaient de se réinstaller comme petits agriculteurs. Dans certaines des plus grandes villes du monde, le nombre des travailleurs permanents est dépassé par celui de la population flottante des travailleurs indépendants, des chômeurs et des précaires. Dans les pays industriels avancés existe toujours la vieille petite bourgeoisie des petits boutiquiers, cafetiers, petits patrons et éléments inférieurs des professions libérales, avec à son côté la nouvelle classe moyenne des cadres de direction.

Les salariés ont souvent en commun leurs lieux de vie et de travail, ainsi que des liens familiaux avec ces autres classes. Ils peuvent être influencés par l’état d’esprit de ces classes, mais parviennent parfois à exercer une emprise décisive sur l’état d’esprit, comme nous l’avons vu dans le cas des ouvriers du textile à Bombay.

Certaines questions encouragent ces différents groupes à lutter ensemble. On peut voir surgir des luttes communautaires unifiant tous ceux qui vivent dans des quartiers de la classe populaire, indépendamment de la manière dont ils gagnent leur vie. Ils peuvent descendre ensemble dans la rue et partager l’expérience de la confrontation avec ceux qui sont au sommet de la société. C’est dans ces luttes que les notions de « masses », de « peuple », de « multitude » ou de coalition arc-en-ciel semblent plus pertinentes que la notion de classe sociale. L’exemple le plus récent de tels soulèvements de masse multi-classes est celui de la vague de manifestations (le cacerolazo) des faubourgs intérieurs de Buenos Aires, qui a balayé les gouvernements de De la Rua et de Rodriguez Saá à la fin de l’année dernière - et des organisations de quartier - les asembleas - qui ont sont issues. [134]

Le mouvement anticapitaliste lui-même comporte certaines de ces caractéristiques. Sa base initiale, comme celle du premier mouvement de la fin des années 1960, n’était pas fermement enracinée dans le processus de production - étudiants, lycéens, jeunes non encore piégés dans des emplois permanents, travailleurs participant à ses activités de façon individuelle sans notion claire d’identité de classe, membres des professions libérales inférieures. Pour décrire de tels mouvements, le terme de « multitude » n’est pas complètement inadéquat. Une coalition disparate de forces s’est formée, qui propose un axe de lutte contre le système, nouveau et aux enjeux d’une importance extrême, après deux décennies de défaite et de démoralisation.

Mais la glorification de l’hétérogénéité qu’implique le terme empêche de voir ce qu’il est nécessaire de faire maintenant pour construire le mouvement. Il ne reconnaît pas que ce qui était le plus important, à Gênes et à Barcelone, c’était le début de l’engagement des travailleurs organisés dans la protestation. Il ne parvient pas à mettre en évidence la plus importante déficience du mouvement en Argentine - la capacité des bureaucraties syndicales à élever un mur entre les travailleurs employés, d’une part, et les mouvements de quartier et de travailleurs sans emploi, d’autre part.

L’erreur est de considérer des mouvements composés de groupes sociaux disparates comme des « sujets sociaux » capables d’apporter une transformation de la société. Ils ne le sont pas. Parce que leur base n’est pas centrée sur une organisation collective enracinée dans la production, ils ne peuvent pas mettre en échec le contrôle de cette production qui est central dans le pouvoir de la classe dirigeante. Ils peuvent créer des problèmes à des gouvernements particuliers. Mais ils ne peuvent pas amorcer le processus de reconstruction de la société de bas en haut. Et dans la pratique, les travailleurs qui pourraient initier cela ne jouent dans ces mouvements qu’un rôle marginal. Le discours sur les « coalitions arc-en-ciel » ou les « multitudes » dissimule ce manque relatif d’engagement dans le mouvement de la part de ceux qui font de longues journées de travail comme ouvriers manuels ou employés de bureau subalternes - sans parler des heures de travail non rémunéré consistant à élever les enfants. Il sous-estime le degré auquel le mouvement reste dominé par ceux auxquels leurs occupations laissent suffisamment de loisir et d’énergie pour être actifs. Les théories à la mode sur la « société post-industrielle » deviennent dès lors une excuse pour une étroitesse de vision et d’action qui ignore la grande majorité de la classe ouvrière.

Ce qui a été merveilleux, au cours des deux années et demie écoulées depuis Seattle, c’est la façon dont une nouvelle génération de militants s’est levée pour défier le système. Mais ce qui est maintenant de plus en plus important pour cette génération, c’est de trouver les moyens de se lier à la grande masse des travailleurs ordinaires qui, en même temps qu’ils souffrent du système, ont le pouvoir collectif de le combattre. C’est la leçon de Gênes. C’est la leçon de Buenos Aires. C’est la leçon ignorée par ceux qui proposent une interprétation erronée des réalités de la production sous le capitalisme d’aujourd’hui, en niant la classe dont l’exploitation alimente le système.

P.-S.

Traduit de l’anglais par JM Guerlin.

Voir en ligne : Traduction de « The workers of the world », article paru dans International Socialism Journal n°96

Notes

[1M. Hardt et A. Negri, Empire (Harvard, 2001).

[2Pour un tour d’horizon de la littérature adoptant cette approche, voir ’Introduction’, in J. H. Goldthorpe, D. Lockwood et Al, The Affluent Worker in the Class Structure (Cambridge, 1971).

[3C’est ainsi que beaucoup de gens voyaient les travailleurs argentins de l’automobile de Cordoba - jusqu’à ce qu’ils jouent un rôle d’avant-garde dans le soulèvement de 1969 (le Cordobazo). Aricó écrivait en 1964 que «  le prolétariat industriel dans les grandes entreprises. (...) constitue dans un certain sens un groupe relativement privilégié, une aristocratie du travail. (...) qui jouit de salaires élevés parce que leurs frères de classe - travailleurs sans qualification, peones, prolétaires ruraux, etc. - touchent des payes misérables  », pendant que Carri voyait leurs syndicats comme «   le principal moyen de pénétration de l’impérialisme dans la classe ouvrière   ». Tous deux cités in R Munck et al, Argentina From Anarchism to Peronism (Londres, 1987).

[4N. Klein, No Logo (Londres, 2000), p. 223.

[5M. Hardt and A. Negri, op. cit., p. 53.

[6Ibid., pp. 402-403.

[7Ibid., p. 403.

[8L Rozichtner, El lugar de la resistencia, Página 12 (Buenos Aires), 24 février 2002.

[9C Harman, A People’s History of the World (Londres, 1999), p. 615.

[10D Filmer, Estimating the World at Work, rapport pour la Banque mondiale, World Development Report 1995 (Washington DC, 1995).

[11C’est à dire, «  Les mines et les carrières, les manufactures, le gaz, l’électricité et l’eau, et la construction.  »

[12C’est à dire, «   Le commerce, les transports, la banque, les services commerciaux, non adéquatement défini ou décrit.  »

[13Il y a en plus 1 200 millions de personnes en âge de travailler dont le travail est effectué dans leur propre foyer et n’est donc pas comptabilisé, même si beaucoup d’entre eux, en particulier à la campagne, sont occupés à l’aide à d’autres formes de travaux.

[14Voir, par exemple, mon calcul de la taille de la nouvelle classe moyenne en Grande-Bretagne, in C Harman, The Working Class After the Recession, International Socialism 33 (Automne 1986).

[15UNDIP, Rapport mondial sur le développement humain 1998, Tableau 21, p. 196.

[16Ibid.

[17Ibid.

[18S. Rodwan and F. Lee, Agrarian Change in Egypt (Beckenham, 1986).

[19Danyu Wang, «  Stepping on Two Boats : Urban Strategies of Chinese Peasants and Their Children  », in International Review of Social History 45 (2000), p. 170.

[20Ibid.

[21S. Rodwan and F. Lee, op. cit.

[22Chiffres donnés par C H Feinstein, Structural Change in the Developed Countries in the 20th Century, Oxford Review of Economic Policy, vol 15, no 4 (Hiver 1999), tableau A1.

[23Introduction, in R Baldoz et al, The Critical Study of Work : Labor, Technology and Global Production (Philadelphie, 2001), p. 7.

[24M. Hardt et A. Negri, op cit., p286.

[25Tous les chiffres de cette section sont de C. H. Feinstein, op. cit.

[26R. E. Rowthorn, «  Where are the Advanced Economies Going  ?  », in G. M. Hodgson et al (eds), Capitalism in Evolution (Cheltenham, 2001), p. 127.

[27Ibid.

[28Reportage in Financial Times, 12 février 2002.

[29R. E. Rowthorn, op. cit.

[30Ibid.

[31Ibid., p131.

[32J’ai développé certains arguments abordés ici in C. Harman, Explaining the Crisis : A Marxist Reassessment (Londres, 1984), pp. 105-108.

[33R Taylor, «  Britain’s World of Work : Myths and Realities  » (ESRC Future of Work Programme Seminar Series, Swindon, mai 2002).

[34La formule utilisée ibid. Une grande partie de la discussion à gauche sur les qualifications résiduelles pendant le dernier quart de siècle a été influencée par l’argument de «  déqualification  » présenté in H. Braverman, Labor and Monopoly Capital (New York, 1974). Mais la disparition de certaines qualifications apprises au cours de longues années d’apprentissage dans l’industrie a, en général, été accompagnée par la montée du niveau général d’alphabétisation requis pour accomplir toute une série de tâches changeant continuellement du fait de l’innovation technologique. Pour une investigation plus sophistiquée de ces questions, voir C. McGuffie, Working in Metal (Londres, 1985).

[35R. Taylor, op. cit., p. 18.

[36Je développe plus avant la notion de «  nouvelle classe moyenne  » in C. Harman, The Working Class After the Recession, op. cit., pp. 22-25.

[37The Guardian, 5 juin 2002.

[38M. Hardt et A. Negri, op. cit., pp. 285-286.

[39Office for National Statistics, Labour Force Survey (Londres, 2001).

[40Office for National Statistics, Living in Britain 2000, table 3.14, disponible sur http://www.statistics.gov.uk/lib/viewerChart486.html

[41R. Crompton and G. Jones, White Collar Proletariat (Londres, 1984), p. 27.

[42Ibid., p. 20.

[43Tous les chiffres viennent de Employed Persons by Occupation, Age and Sex, sur ftp://ftp.bls.gov/pub/special.requests/lf/aa2001/aat9.txt

[44Office for National Statistics, Social Trends 2001 (Londres, 2001), p. 82.

[45C Harman, The Working Class After the Recession, op. cit., pp. 22-25.

[46Comme je l’ai dit ailleurs, la restructuration au sein des trois grandes régions du monde industrialisé - Amérique du Nord, Europe et Asie orientale - a été plus importante que la restructuration dans le monde entier. Voir C. Harman, Globalisation : A Critique of a New Orthodoxy, International Socialism 73 (Hiver 1996).

[47R-P Bodin, Hétérogénéité des formes de travail et d’emploi en Europe, Conférence sur L’avenir du travail, de l’emploi et de la protection sociale, Organisation Internationale du Travail, http://www.ilo.org/public/french/bureau/inst/papers/confrnce/annecy2001/bodin/index.htm

[48R. Taylor, op. cit., p7.

[49R-P Bodin, op. cit.

[50Ibid.

[51Ibid.

[52Ibid.

[53Ibid.

[54R. Taylor, op. cit., p. 12. La légère différence entre ces chiffres et les chiffres européens pour la Grande Bretagne n’est pas significative, dans la mesure où ils sont basés sur des enquêtes différentes qui arrivent à des résultats très semblables.

[55Ces chiffres viennent de l’Office for National Statistics, Social Trends 2001, op. cit., table 4.6, p88. Les résultats sont très semblables à ceux cités in R. Taylor, op. cit., p.13.

[56Office for National Statistics, Social Trends 2001, op. cit., p. 88.

[57M. Hardt et A. Negri, op. cit.

[58Voir C. Harman, The State and Capitalism Today, International Socialism 51 (Eté 1991), and C. Harman, Globalisation : A Critique of a New Orthodoxy, op cit.

[59R. E Rowthorn, op. cit., p.136.

[60Ibid., p. 135.

[61Ibid., pp. 131-132.

[62R. Baldoz et al, op. cit., p. 9.

[63Ibid., p. 7.

[64Ceci, par exemple, est l’impression donnée par Naomi Klein dans No Logo, lorsqu’elle parle de ’General Motors… délocalisant la production vers les maquiladoras et leurs clones autour du monde’, N. Klein, op. cit., p. 223.

[65Bien que j’aie été personnellement très surpris de la sophistication de l’équipement, avec des terminaux informatiques reliés aux machines à coudre, dans l’usine Bruckman de Buenos Aires qui était occupée par les travailleurs.

[67Chiffre donné in A. Lateef, «  Linking Up with the Global Economy : A Case Study of the Bangalore Software Industry  », International Labour Organisation, 1997).

[68M. Hardt et A. Negri, op. cit., p. 294.

[69Chiffre donné in A. Lateef, op. cit., ch. 2, p. 9.

[70Chiffre donné Ibid., ch. 4, p.1.

[71Ibid., p. 3.

[72Ibid., p.15.

[73Ibid., p. 9.

[74Ibid., p.10.

[75Ibid., p.11.

[76Calculs très sommaires utilisant et ajustant les chiffres contenus dans les tableaux in D. Filmer, op. cit.

[77International Labour Office, African Employment Report 1990 (Addis Abéba, 1991), p. 31.

[78Ibid., p. 26.

[79Ibid., p. 44.

[80Chiffre donné par PRELAC Newsletter (Santiago, Chili), Avril 1992, diagramme 3.

[81Ibid.

[82Ibid.

[83P. Singer, Social Exclusion in Brazil (International Labour Office, 1997), ch. 2, tableau 7.

[84Ibid., p.17.

[85P. Nayak, «  Economic Development and Social Exclusion in India  », ILO 1994, ch. 2, p.1. Les chiffres de l’emploi du recensement de 2001 ne sont pas encore disponibles.

[86Chiffres in J. Unni, «  Gender and Informality in Labour Markets in South Asia  », Economic and Political Weekly (Bombay), 30 juin 2001, p. 2367.

[87Les chiffres sont fournis, avec leurs sources, Ibid., p2369.

[88Ibid.

[89T. Bulutay, Employment, Unemployment and Wages in Turkey (Ankara, 1997), p.196.

[90Ibid., p.193.

[91Ibid., p.200.

[93Ibid., ch. 5.

[94P. Singer, op. cit., ch 2, table 10.

[95Yun-min Lin et Tian Zhy, «  Ownership Restructuring in Chinese State Industry  », China Quarterly, juin 2001, p. 307.

[96China Labor Bulletin, Hong Kong, 2001.

[97Selon le Financial Times, 26 octobre 2001. Callum Henderson suggère un chiffre identique pour le nombre total des chômeurs en Chine. Voir C. Henderson, China on the Brink (New York, 1999), p20.

[98P. Singer, op. cit., ch. 2, p. 3.

[99Ibid., ch. 2, p. 14.

[100Voir, par exemple, les chiffres donnés in J Unni, op. cit., tableaux 19, 20 et 22, pp. 2375-2376. Il y a, bien sûr, des situations dans lesquelles une demande soudaine de main d’œuvre ne peut être satisfaite que par le secteur informel, amenant des taux salariaux temporairement supérieurs à ceux du secteur formel. Le même phénomène se produit, par exemple, avec le travail à la tâche («  lump labour  ») dans l’industrie du bâtiment en Grande Bretagne.

[101S. Gordon, Poverty and Social Exclusion in Mexico, ILO, 1997, p. 10.

[102Ibid.

[103Ibid.

[104PRELAC Newsletter, op cit.

[105K. Marx, Le Capital, vol 1, Pléiade, 1965, pp. 1140-41.

[106Ibid., p.1146.

[107Ibid., p.1159.

[108Ibid., p.1160 et 1162.

[109Ibid., p.1162. Engels a fourni une description empirique détaillée de la réserve de main d’œuvre dans les années 1840 dans La situation de la classe laborieuse en Angleterre, Éditions sociales, Paris.

[110ILO, African Employment Report 1990, op. cit., p. 34.

[111Ibid., pp. 37, 39.

[112Chiffre, ibid., p. 40.

[113H. Steefkerk, «  Thirty Years of Industrial Labour in South Gujarat : Trends and Significance  », Economic and Political Weekly (Bombay), 30 juin 2001, pp. 2399, 2402.

[114P. Singer, op. cit., ch. 2, p.16.

[115H. Steefkerk, op. cit., pp. 2399, 2401.

[116Cité Ibid., p. 2402.

[117Ibid.

[118P. Singer, op. cit., ch. 2, tableau 9.

[119Ibid., p. 17.

[120F. Engels, «  Lettre à Bernstein  », 22 août 1889, in K. Marx and F. Engels, Collected Works, vol. 48 (Londres, 2001). (Nous n’avons pas pu retrouver une traduction directe, ni l’original allemand. On trouve une autre traduction résumée de la lettre en anglais sur http://www.marxists.org/archive/marx/works/1889/letters/89_08_22.htm , NdT).

[121N. Klein, op. cit., pp. 205-206.

[122Pour certains efforts faits par des firmes comme Tesco et Coca-Cola pour mettre en place une telle «  gouvernance  » sur des chaînes globales, voir R. Kaplincky, «  Globalisation and Unequalisation  », et C. Dolan e J. Humphrey, «  Governance in Trade in Fresh Vegetables  », tous deux in Journal of Development Studies, vol 57, n° 2 (décembre 2000).

[123K. A. Ver Beek, «  Maquiladoras : Exploitation or Emancipation  », in World Development, vol 29, n° 9 (Septembre 2001). Comme le suggère le titre, cette étude est une apologie des maquiladoras, mais il n’y a aucune raison de croire que les chiffres sont faux.

[124T O’Brien, The Century of US Capitalism in Latin America (New Mexico, 1999), p. 52.

[125G. E. Ogle, South Korea : Dissent Within the Economic Miracle (Londres, 1990), p. 82.

[126Ibid., p. 106.

[127Ibid., p.116.

[128Ibid., p.145.

[129H. van Wersch, The Bombay Textile Strike 1982-1983 (Bombay, 1992), pp. 45-46.

[130Ibid., p. 46.

[131Ibid.

[132Ibid.

[133Ministère de la santé, Labour and Welfare, White Paper on the Labour Economy (Tokyo), 18 juillet 2001. Les chiffres de la France datent de 1998 et ceux de l’Allemagne de l’ancienne République Fédérale en 1997. Les chiffres de la Grande-Bretagne sont plus élevés que ceux ordinairement cités, qui sont plus bas parce que basés sur tous les travailleurs, et non pas seulement ceux de l’industrie manufacturière (et qui excluent une grande quantité d’heures supplémentaires non comptabilisées et non payées d’employés de bureau).

[134Pour une description plus approfondie, voir C. Harman, Argentina : Rebellion at the Sharp End of the World Crisis, International Socialism 94 (Printemps 2002).

documents joints


Chris Harman - Les travailleurs du monde (PDF - 255.5 ko)

Partagez

Contact

Liens

  • npa2009.org

    Site web du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA).

  • contretemps.eu

    Revue indépendante d’analyse stratégique anticapitaliste.

  • inprecor

    Actualité politique internationale de la revue Inprecor sous reponsabilité de la Quatrième internationale.

  • isj.org.uk

    International Socialism, Revue mensuelle théorique du Socialist Worker Party.

  • lcr-lagauche.be

    Le site web de la LCR Belge contient de nombreux articles de théorie marxiste très intéressants.

  • marxists.org

    Base de données de référence pour les textes marxistes.

  • npa-formation.org

    Le site de la commission nationale formation du NPA.


Site propulsé par SPIP | Plan du site | RSS | Espace privé