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28 avril 2011
Cet article vise à articuler une approche marxiste sur les questions du handicap et des déficiences et à entamer un débat qui a sans doute pris du retard. La discrimination vécue par les personnes handicapées est-elle une forme d’oppression comme celle subie par d’autres minorités sous le capitalisme ? Que s’est-il passé dans le mouvement des handicapés et qu’est devenu le modèle social du handicap qui l’a inspiré ? Est-il possible et souhaitable, de parvenir à une société libérée de tout handicap ?
Beaucoup de jeunes femmes pleines de dévouement et de bonne volonté se sont engagées dans une charité superficielle. Elles ont essayé de nourrir les affamés sans savoir les causes de leur pauvreté. Elles ont essayé de s’occuper des malades sans connaître les causes de leur maladie. Elles ont essayé de relever les sœurs tombées sans comprendre la brutalité du bras qui les avait fait tomber à terre. Nous essayons des réformes sociales là où nous avons besoin de transformations sociales [1]
Les faits montrent que la récession au Royaume-Uni a déjà frappé durement les personnes handicapées [2]. Les énormes réductions de dépenses publiques du nouveau gouvernement comprennent de nouvelles attaques sur les maigres mais vitales allocations d’invalidité [3]. Leur but est de revenir en arrière sur les « réformes sociales » durement gagnées, ce qui affecte toutes les sections de la classe ouvrière. Comprendre la nature des discriminations liées au handicap peut donc jouer un rôle dans la défense de ces réformes et permettre d’unir la résistance face aux attaques qui nous attendent.Cet article vise à articuler une approche marxiste sur les questions du handicap et des déficiences et à entamer un débat qui a sans doute pris du retard. La discrimination vécue par les personnes handicapées est-elle une forme d’oppression comme celle subie par d’autres minorités sous le capitalisme ? Que s’est-il passé dans le mouvement des handicapés et qu’est devenu le modèle social du handicap qui l’a inspiré ? Est-il possible et souhaitable, de parvenir à une société libérée de tout handicap ?
Le concept d’incapacité est souvent mal utilisé et mal compris, comme l’illustre la définition de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) :
C’est un terme général qui couvre les handicaps, les limitations de l’activité et des restrictions à la participation. Un handicap est un problème dans une fonction ou une structure de l’organisme ; une limitation de l’activité est une difficulté rencontrée par un sujet pour exécuter une tâche ou une action ; une restriction à la participation est un problème empêchant le sujet de s’engager pleinement dans les situations de la vie courante. Ainsi, l’incapacité est un phénomène complexe, reflétant une interaction entre les caractéristiques du corps d’une personne et les caractéristiques de la société dans laquelle il ou elle vit. [4]
Ces définitions reflètent les progrès réalisés depuis le temps où les personnes handicapées étaient officiellement appelées invalides, imbéciles ou infirmes. Toutefois, elles obscurcissent également la distinction essentielle établie par le mouvement des personnes handicapées entre la déficience individuelle et le handicap comme discrimination sociale [5]. Laissant de côté la terminologie pour l’instant, les chiffres de l’OMS montrent l’ampleur de la déficience au niveau mondial :
La perte d’audition, les problèmes de vision et les troubles mentaux sont les causes les plus courantes de handicap dans le monde (...) On estime que 650 millions de personnes à travers le monde (10 pour cent de la population totale) vivent avec un handicap, la grande majorité dans des pays à faibles revenus et à revenus intermédiaires (...) Une importante proportion de handicaps sont causés par des accidents de la circulation, chutes, brûlures, et des actes de violence tels que la maltraitance des enfants, la violence des jeunes, la violence conjugale, et la guerre (...) jusqu’à un quart des handicaps résulteraient de blessures et de violences. [Cela] comprend : des limitations physiques et / ou cognitives en raison de traumatismes neurologiques, la paralysie due à un traumatisme de la moelle épinière, une amputation partielle ou complète des membres ; une déformation physique des membres entraînant des problèmes de mobilité ; des traumatismes psychologiques ; une déficience sensorielle comme la cécité et la surdité. [6]
Le rapport de 2008 de l’OMS souligne également que les troubles mentaux sont parmi les 20 principales causes d’invalidité dans le monde entier, et que la dépression seule touche environ 120 millions de personnes. Moins de 25 % des personnes touchées ont accès à un traitement adéquat et des soins de santé. En 2004, le gouvernement travailliste estime la population handicapée de Grande-Bretagne à 10 millions de personnes. Les statistiques démontrent sans aucun doute qu’un très grand nombre de personnes sont handicapées. Deuxièmement, bon nombre de leurs déficiences sont d’origine sociale, et troisièmement, une large majorité des personnes handicapées sont pauvres.
Les plus faibles, les personnes âgées, ou handicapées des sociétés qui ont existé avant le développement des classes sociales avaient plus de probabilité de survivre avec le développement de la production agricole organisée et le surplus des récoltes. Les sociétés féodales voyaient les handicaps en termes religieux, comme une marque du bien ou du mal, ce qui signifiait que ceux qui en étaient affectés devaient souvent faire face à des persécutions. Cependant, le processus de production rural et l’extension de la famille féodale autorisaient certains à contribuer véritablement à la vie économique. Comme les familles vivaient et travaillait en larges groupements, elles ont pu former des réseaux de soins pour les enfants et les personnes âgées. Cette façon de vivre, typique de beaucoup de populations du monde pendant des milliers d’années, devait pratiquement disparaître durant les trois derniers siècles.
L’avènement du capitalisme a forcé les gens à quitter la campagne. En Grande-Bretagne, la production pour le marché a commencé à une échelle suffisamment petite pour être effectuée dans le cadre du foyer, et les personnes handicapées pouvaient toujours y jouer un rôle.
Cependant, la population rurale a été de plus en plus pressurée par les nouvelles forces capitalistes du marché, et quand les familles des foyers particulièrement pauvres ne pouvaient plus se charger des membres handicapés qui auraient été plus vulnérables, elles étaient obligées de se tourner vers la prière et la protection de l’église. Le marché força bientôt à utiliser des machines plus efficaces et capables de produire des matières tissées en plus grande abondance et moins cher. Les plus grandes entreprises de tissage survécurent plus facilement, et les handicapés qui travaillaient dans ce domaine ont eu une plus grande difficulté à travailler sur cet équipement [7]
La Révolution Industrielle a énormément accéléré le rythme des changements. Les machines furent concentrées à plus grande échelle dans des villes d’usines, ce qui détruit de plus en plus les vieilles industries artisanales aussi bien que les structures familiales traditionnelles, forçant leurs membres à trouver du travail loin de la maison ou de leur terre. Le nouvel ouvrier d’usine « ne pouvait pas avoir de déficience qui l’empêcherait d’utiliser la machine. Ce fut donc la nécessité économique de produire des machines efficaces pour la production à grande échelle qui a établi l’absence de handicap comme norme de vie productive (et donc intégrée socialement) (...) La production pour le profit a sapé la position des gens physiquement handicapés au sein de la famille et de la communauté » [8].
Le rythme de travail, se fixant précédemment sur les heures de lumière du jour et les saisons, a été ensuite déterminé par le rythme de l’usine, a fortiori avec l’invention de la lumière au gaz qui permettait de travailler 24 heures sur 24. Les corps des gens ont été alors estimés selon leur capacité à fonctionner comme des machines :
La discipline d’usine, le maintien des temps de cadence et des normes de production, ont rompu avec la lenteur, avec un modèle de travail plus autonome et flexible dans lequel beaucoup de personnes handicapées avaient été intégrées. Comme le travail est devenu plus rationalisé, exigeant des mouvements mécaniques précis du corps, répétés dans une succession plus rapide, les personnes handicapées - les sourds ou aveugle et ceux avec des difficultés de mobilité, étaient vus - sans adaptation du travail pour pallier leurs déficience - comme moins capables de faire les tâches exigées des ouvriers d’usine, et ont été de plus en plus exclus de l’emploi salarié. [La Révolution Industrielle] a enlevé les personnes infirmes des relations sociales, et les a transformées en personnes handicapées. [9]
Des spécialités ont été développées pour aider à maintenir et reproduire la nouvelle classe ouvrière. Les fonctionnaires de l’assistance publique, et une extension de la profession médicale, ont développé des catégories pseudo-scientifiques pour identifier ceux parmi les pauvres qui étaient inaptes au travail - « le malade, le fou, le défectueux, l’âgé et l’infirme ». La dépendance à l’autre a été alors identifiée comme un problème social et une déficience égale à la maladie. Pendant les 18e et 19e siècles ceux identifiés comme handicapés étaient isolés dans des maisons de correction, des asiles, des prisons et des établissements scolaires spécialisés. Cela avait plusieurs avantages pour soulager la sphère domestique : c’était efficace, cela a agi comme une force de dissuasion majeure pour ceux dont le corps était capable de simuler, et cela pouvait insuffler des bonnes habitudes de travail chez les résidents » [10].
L’isolation des personnes handicapées dans des institutions, aussi barbares et oppressives qu’elles soient, a permis des études intensives et de traiter les déficiences, ce qui a créé les bases pour une meilleure compréhension scientifique et une classification. Le handicap mental, par exemple, était vu comme une seule catégorie jusqu’aux rapports de Langdon Down pour l’hôpital de Londres en 1866. Ils ont identifié, parmi d’autres maladies mentales, ce qui fut reconnu plus tard comme le syndrome de Down. [11]
La force de travail apparue alors comme une marchandise dont les composants avaient été séparément identifiés et estimés, et les gens ayant des problèmes de santé mentale furent ainsi de plus en plus catégorisés et placés dans des institutions isolées. En 1826, la première année où une statistique est disponible, un peu moins de 5 000 personnes furent placées dans des asiles partout en l’Angleterre. En 1900, on avait atteint le chiffre de 74 000 personnes. [12]
Le capitalisme a représenté une avancée énorme par rapport aux sociétés précédentes sur beaucoup de points. Pour la première fois dans l’histoire existait la capacité productive pour alimenter, habiller et héberger la population mondiale dans son entier, tandis que des avancées scientifiques et médicales ont ouvert la perspective de comprendre et soigner des maladies. Mais la nouvelle classe ouvrière créant cette richesse a été exclue de cette production dans le sens où elle ne décidait ni de ce qui était produit, ni comment, et elle souffrit de douleurs physiques et d’handicaps mentaux à une échelle sans précédent. Ceux qui étaient marginalisés ou exclus de la production, soit à cause de blessures, soit à cause de déficiences déjà existantes, furent aussi marginalisés ou exclus de la société au sens large. En ce sens, le capitalisme créa le handicap comme une forme particulière de l’oppression.
L’espérance de vie dans les villes industrielles était incroyablement courte. Le centre de santé des médecins du travail de Manchester a annoncé en 1875 que « la durée moyenne de la vie est, à Manchester, de trente-huit années pour la classe aisée et de dix-sept années seulement pour la classe ouvrière, tandis qu’à Liverpool elle est de trente-cinq années pour la première et de quinze pour la seconde » [13]. Les épidémies de choléra, l’hygiène et les conditions sanitaires très insuffisantes n’étaient pas une menace seulement pour les pauvres, et les réformateurs sociaux virent de plus en plus un marché libre et non réglementé comme contraire aux intérêts du capitalisme britannique. Des institutions caritatives comme Barnardo’s et la Spastics Society ont pris une place de plus en plus importante dans les soins aux personnes handicapées. Ceux qui les finançaient, souvent fort riches, firent pression en faveur d’une intervention de l’Etat, de meilleurs conditions de traitement, et un enseignement pour les enfants handicapés.
Les années de grèves radicales et de croissance des syndicats connues sous le nom de « New Unionism » ont aussi vu la formation de l’Association Britannique des Sourds et de la Ligue Nationale des Aveugles et Handicapés (NLBD). Fondée comme un syndicat en 1899, la NLBD sera affiliée au Congrès des Syndicats (Trade Union Congress) trois ans plus tard. [14]Ses membres (parmi lesquels des anciens combattants aveugles), travaillant principalement dans des ateliers protégés, ont fait campagne pour de meilleures conditions de travail et des pensions d’État. La ligue a organisé une manifestation nationale des aveugles à Trafalgar Square en 1920, avec des banderoles comportant un nouveau slogan - « Des droits, pas la Charité ». Malgré un petit nombre de participants, ses revendications ont été largement soutenues. La première législation spécifique aux aveugles fut votée la même année, suivi par d’autres lois en 1938. [15]
La montée des réformes a aussi conduit à une réaction de la droite. Les eugénistes ont mis en avant le fait que, si des membres plus faibles ou « inférieurs » d’une espèce n’étaient pas capables de survivre dans la nature, il n’étaient pas destinés à survivre dans une société humaine compétitive. A partir de la fin du 19e siècle,
les défenseurs de l’eugénisme (…) propagèrent le mythe qu’il y avait un lien génétique inévitable entre les handicaps physiques mentaux et la criminalité et le chômage. Cela a été aussi lié avec les théories influentes de supériorité raciale, selon laquelle la naissance d’enfants handicapés devrait être considérée comme une menace à la pureté raciale. Dans la tristement célèbre décision de Buck contre Bell de 1927, la Cour suprême des États-Unis a soutenu la légalité de la stérilisation obligatoire de personnes handicapées (…) Avant 1938, 33 états américains avaient des lois de stérilisation, et entre 1921 et 1964 plus de 63 000 personnes handicapées ont été stérilisées contre leur gré. (…) Qu’elle soit ou non légalement codifiée, la stérilisation de personnes handicapées était commune dans un certain nombre de pays dans la première moitié du 20e siècle parmi lesquels la Grande-Bretagne, le Danemark, la Suisse, la Suède et le Canada. [16]
La théorie eugéniste a préconisé l’imposition d’un nouveau concept, la « normalité », par l’élimination des « anormaux ». Elle a été à la base de nombreux comportements répandus en Europe et aux États-Unis, mais sa logique a été poussé à son paroxysme par le régime fasciste d’Hitler, et sa conclusion en fut un génocide. L’extermination des personnes handicapées était la première étape de son plan de « épuration » de la race aryenne de ceux qui étaient considérés faibles ou improductifs :
L’idéologie nazie considérait le handicap comme un signe de dégénérescence, et voyait presque n’importe quel handicapé comme « une vie indigne de vivre » [ou] comme [une] « bouche à nourrir inutile »... La stérilisation obligatoire pour les handicapés est entrée dans la loi allemande en 1933. Plus de 400 000 handicapés ont été stérilisés de force … Une opération de mise à mort formelle connue sous le nom d’ « Aktion T-4 » a rapidement suivie, elle était conçue spécifiquement pour les handicapés. Les mécanismes nazis d’extermination massive de victimes juives, comme l’empoisonnement au monoxyde de carbone dans « des chambres à gaz », ont d’abord été développés et perfectionnés sur des personnes handicapées. Au final, plus de 275 000 personnes handicapées furent tuées dans le programme « Aktion T-4 », sans compter toutes celles qui périrent dans les camps de concentration et après la fin de la période officielle de ce programme. [17]
L’Holocauste fut unique de par sa barbarie et de par l’échelle à laquelle il fut perpétré, mais il était aussi le produit d’un système qui voyait les êtres humains comme des marchandises pouvant être achetées et vendues, ou les déficiences comme insuffisamment profitables. Quand à la théorie de l’eugénisme, elle fut seulement abandonnée quand la nature atroce et l’échelle des crimes nazis furent connues après la seconde guerre mondiale.
L’économie de guerre a considéré aussi bien les personnes handicapées que les femmes, tout deux précédemment jugés incapables ou peu convenable pour le travail d’usine, comme pouvant jouer un rôle substantiel dans la production en temps de guerre. Le besoin de reconvertir un nombre énorme de militaires blessés a amené de nouvelles lois qui ont en pratique étendu des ateliers protégés existants, où la paye se situait habituellement en-dessous des salaires minimaux. Les décennies de l’après-guerre, cependant, ont quasiment apporté le plein emploi, ainsi que des hauts niveaux de dépenses sociales. La fondation du système de sécurité sociale (National Health Service) et l’expansion de l’État-providence ont augmenté la spécialisation de ces professions. Des avances médicales ont permis à plus de personnes de vivre plus longtemps, et à d’autres qui étaient en incapacité d’effectuer des activités dont ils étaient précédemment incapables.
Un des changements principaux était la disponibilité d’appareils ménagers qui pouvaient être utilisés avec un minimum d’énergie physique et d’habileté. Vous ne pouviez pas, au siècle dernier, apprendre à une personne physiquement handicapée comment aller à un endroit, aller chercher un seau d’eau, rassembler le bois de chauffage et allumer un feu pour faire une tasse de thé, mais apprendre à cette même personne handicapée comment remplir une bouilloire électrique d’eau, allumer un bouton pour faire une tasse de thé, etc… est accepté comme un des buts des pratiques modernes de réadaptation. [18]
La longue période d’expansion économique a créé un espace pour remettre en question le placement en institution et le rôle des associations caritatives, et a permis à un nombre important de personnes handicapées de rejoindre le monde du travail. Avant les années 1960, certains avaient commencé à rejeter cet étiquetage que les professionnels leur avaient attribué et qui faisait d’eux des déviants ou des patients, et à prendre position contre la discrimination. Inspirés en particulier par la lutte des droits civils des noirs, le mouvement des handicapés a commencé aux États-Unis.
Les « Rolling Quads », un groupe de personnes en fauteuil roulant étudiants à l’Université de Californie, ont établi le premier Centre de Vie Indépendant en 1971. Quelques années après, des centaines d’autres centres ont été créés à travers les Etats-Unis et dans d’autres pays parmi lesquels la Grande-Bretagne, le Canada et le Brésil. Cette opposition au placement en institution et l’accent mis sur l’indépendance des personnes handicapées allaient donner une influence durable sur la vie de ce mouvement devenu lui aussi indépendant.
Lors de sa campagne électorale de 1976, Jimmy Carter s’était engagé s’il était élu à la présidence, à signer l’article 504 de la loi de Réadaptation de 1973. Ces articles, incorporant une loi contre la discrimination dans le secteur public, étaient en partie le résultat des années de lutte et de campagne par les personnes handicapées qui avaient attiré des vétérans de la Guerre du Vietnam comme Ron Kovic [19]. En avril 1977, alors que se déroule une série de protestations nationales contre le refus de ratifier la Section 504, un groupe de personnes handicapées a occupé à San Francisco le Département aux affaires sociales et à la politique sanitaire. Le sit-in, dont le nombre de participants tourna autour de 120, eu des soutiens divers (parmi lesquels la section locale du Black Panther Party). Après 25 jours, Carter céda. C’était une victoire stupéfiante. Les protestataires sont partis en masse, chantant « Nous avons gagné » [20]. Le mouvement américain des personnes handicapées, cependant, s’était tellement concentré sur l’organisation de la campagne pour la signature de l’article 504 qu’il est pratiquement tombé en morceaux une fois que la victoire fut acquise. Ce modèle allait se répéter.
L’ONU a déclaré l’année 1981 comme Année Internationale de Personnes handicapées. Pour des raisons sans grand rapport avec l’ONU, cette année s’est avérée être un tournant. L’Organisation Mondiale des Personnes Handicapées (OMPH), composée de 250 personnes handicapées, a été crée lors d’une conférence au Canada préconisant « des opportunités égales pour les personnes handicapées à participer pleinement à tous les aspects de la société, ceci étant une question de justice plutôt que d’œuvres de bienfaisance et de charité ». [21] La OMPH pointa l’urgence pour les personnes handicapées de s’unir dans des coalitions où était représentée la multiplicité des handicaps, en 1989 elle comptait 69 membres, chacun représentant une des organisations nationales de personnes handicapées. [22]
La coalition qui est apparue au Royaume-Uni, le Conseil Britannique des Organisations de Personnes handicapées (BCODP), avait, à son apogée au milieu des années 1990, rassemblé jusqu’à 106 organisations, ce qui représentait 400 000 personnes handicapées. [23] Ses actions, réunissant parfois plusieurs milliers des gens, ont compté une manifestation intitulée « Des droits, pas de la charité » au Ministère de la Santé et de la Sécurité sociale en 1988, et deux mobilisations contre le « Téléthon » de la chaîne ITV en 1991 et 1992 - ces dernières mettant fin à la collecte de fonds notoirement paternaliste. Les activistes du BCODP étaient depuis le début hostiles aux organisations « pour » (par opposition à « de » ) personnes handicapées - principalement celles des professionnels et les organisations caritatives qui étaient beaucoup mieux financées. C’était encore plus vrai de la part des plus petites organisations plus radicales comme le Réseau d’Action Direct (DAN). Cependant, ces principes ont rapidement été abandonnés au profit des campagnes communes avec les grandes organisations caritatives, autour du handicap, avec l’idée que la priorité était alors de garantir une législation contre les discriminations semblable à celle votée aux États-Unis en 1990.
Le gouvernement conservateur de John Major, affaibli, forma un groupe de travail chargé de rédiger de nouvelles lois. Le BCODP refusa d’y participer en tant qu’organisation, mais quelques activistes avancèrent l’argument qu’ils seraient plus influents en y participant. [24] Au final, la loi de 1995 définissant une discrimination liée au handicap (DDA), a été largement critiquée comme étant étroite et peu adéquate. La victoire électorale massive du parti travailliste en 1997 mena à la création d’une nouvelle commission pour les droits des handicapés (DRC) chargée par le gouvernement de faire connaître, de renforcer et de mettre en application le DDA. La DRC absorba avec succès beaucoup des dirigeants restants du mouvement des handicapés. [25] La vérité est que peu de militants avaient une stratégie alternative.
L’alliance avec les organismes caritatifs et le parti travailliste a semblé à beaucoup de personnes handicapées la seule façon de réaliser un changement social plus large. Pour les handicapés, les organismes caritatifs avaient longtemps été la seule source essentielle d’assistance, d’aide au bien-être ou de possibilité d’accéder aux réseaux sociaux. Pour beaucoup, le handicap était simplement une question de droits de l’homme : « la chose principale est que nous arrivions ensemble…à rendre les choses différentes en termes de politique du handicap, qui doit avoir comme but le droit des individus, le droit de contrôler nos propres vies » [26]. Beaucoup d’activistes ont considéré « la société valide » en général comme le problème auxquels ils étaient confrontés, avec l’idée que les gens qui étaient handicapés avaient des intérêts différents et séparés de ceux qui ne l’étaient pas. Les activistes du DAN étaient les plus explicitement séparatistes, voyant tous les gens valides comme des oppresseurs. Cela a mené à des notions qui semaient encore plus de division comme de savoir qui était « vraiment handicapé ». Pendant ce temps, les noirs, les gays et les femmes ont dénoncé la discrimination dont ils étaient victimes de la part de leurs camarades activistes handicapés.
Les réformes promises par le parti travailliste neutralisèrent efficacement le mouvement. [27] Comme Oliver et Barnes l’expliquèrent à cette époque :
[ Nous avons vu] l’accroissement de la professionnalisation de ce qui touche aux droits des handicapés, et la décimation obstinée par les politiques gouvernementales successives des organisations contrôlées et gérées par des personnes handicapées au niveau local et national malgré une rhétorique disant le contraire. En conséquence nous n’avons plus un mouvement des personnes handicapées forts et puissants … Depuis la fin des années 1990, l’alliance du gouvernement et de la grande charité a permis d’adopter avec succès les grandes idées du mouvement des personnes handicapées, d’usurper son langage, et d’entreprendre de nouvelles initiatives qui promettent beaucoup mais donnent encore peu de résultats [28]
La difficulté cruciale, cependant, était que le mouvement des handicapés a grandi en Grande-Bretagne (et ailleurs) pendant et après une période de défaites pour la classe ouvrière, quand d’autres mouvements d’opprimés étaient déjà entrés dans une phase de déclin (un fait reflété dans le titre d’un des premiers livres sur l’histoire du mouvement, « La Dernière Campagne pour les droits civils ») [29]. A cette époque, peu d’activistes ont vu de signe que la classe ouvrière pouvait avec succès unir les luttes des opprimés qui ont un intérêt commun à un changement plus fondamental. La gauche comme la droite du mouvement étaient d’accord sur l’idée que les personnes handicapées avaient d’abord besoin de s’organiser elles-mêmes, il était donc inévitable que les orientations politiques identitaires dominent sur les orientations de classe.
Cela étant, le mouvement des handicapés a aidé faire comprendre plus largement les inégalités auxquelles étaient confrontées les personnes handicapées, et dans le même temps à obtenir des lois contre cette inégalité. A quel point ces réformes ont-elles atteint leurs objectifs ?
Les lois contre la discrimination les plus significatives et les mieux connues de ces 20 dernières années sont : la loi pour les Américains ayant des handicaps (ADA) de 1990, et en Grande-Bretagne la loi contre la discrimination du handicap (DDA) de 1995 (avec ses amendements ultérieurs). Cependant, ce qui s’en est suivi n’a rien d’impressionnant. Un observateur américain a noté en 1999 que « le taux de chômage des personnes handicapées a à peine bougé des chroniques 65-71 %… Lors des huit premières années [de l’ADA], les affaires les employeurs accusés de discrimination à l’embauche ont gagné leur procès au tribunal de première instance dans plus de 93 % des cas rapportés par l’ADA ». [30]
En 2005 Tony Blair est allé jusqu’à s’engager à garantir une égalité complète pour toutes les personnes handicapées en 20 ans. [31] Deux ans plus tard - et 12 ans après le passage de la version originale du DDA, le gouvernement britannique a dû reconnaître la persistance et les niveaux « inacceptables » d’inégalité parmi les personnes handicapées. Il a constaté que les ouvriers handicapés gagnent entre 6 et 17 % moins que ceux qui ne le sont pas. [32] Des chiffres plus récents du gouvernement montrent que parmi ceux qui sont en age de travailler, plus de 50 % des personnes handicapées sont au chômage (contre 20 % dans la population valide), et 23 % n’ont aucune qualification (contre 9 % dans la population valide). Les personnes handicapées mentales ont le taux d’actifs le plus bas avec seulement 20 % d’entre elles qui travaillent. [33]
L’ADA et le DDA ont en commun des faiblesses fondamentales. Tous les deux exigent que des individus souhaitant déposer plainte prouvent tout d’abord qu’ils ont une déficience reconnue, et ce devant des tribunaux privilégiant les indications médicales. Tous les deux demandent aussi un effort financier à la personne handicapée individuelle qui porte plainte, habituellement à ses propres frais, pour des affaires de justice qui n’ont aucune garantie de succès, et encore moins de rendre obligatoire un changement.
La faute n’en était fut pas, et n’est toujours pas, seulement dans la loi. Un rapport produit par l’Unité de Recherche d’Intérêt Publique sur l’efficacité du DRC a constaté que « la négligence de ses pouvoirs d’exécution, ainsi que les difficultés des personnes à agir elles-mêmes, ont contribué à assurer que la majorité des discriminateurs ont pu impunément commettre des actes illégaux ». [34] Rien ne montre que le successeur du DRC, la commission pour l’égalité et les droits de l’homme (CEDH), fasse mieux. Lorsque Trevor Phillips (connu pour avoir déclaré que le multiculturalisme en Grande-Bretagne ne fonctionnait pas) a été reconduit dans ses fonctions en tant que président du CEDH en Juillet 2009, six membres du conseil ont démissionné, plusieurs d’entre eux pointant l’inefficacité de la nouvelle commission sous son patronage. [35]
On nous dit souvent que les bénéfices des années d’après-guerre ont mené à « une bombe à retardement démographique ». On devrait se réjouir que tant de personnes vivent maintenant plus longtemps devrait. Cependant, ce dont qui préoccupe le capital c’est qu’une proportion croissante de la population ne va pas pouvoir être exploitée et va donc constituer un fardeau économique grandissant. Les énormes réductions des dépenses publiques attendues à la suite de la récession actuelle vont donc probablement inclure de nouvelles attaques sur les minimums vitaux - et donc sur les vies - des retraités, qui constituent de loin la plus grande proportion de la population handicapée.
Avec la fermeture des institutions qui étaient détestées, et le début du « community care » (« soins dans la communauté », orientation mise en œuvre au Royaume-Uni à partir des années 80, NdT), les débats ultérieurs se sont concentrés sur la façon de fournir les soins appropriés à domicile et comment les personnes handicapées pouvaient obtenir plus de contrôle sur les services qu’ils utilisent. Le mouvement des handicapés a donc fait campagne pour des politiques gouvernementales basées sur cette philosophie.
Le gouvernement de John Major à l’époque de son agonie a concédé un système de « paiements directs » en plus du DDA au milieu des années 1990. Le plan a été soutenu par des figures du mouvement comme Colin Barnes et Jenny Morris, en partant du principe que les personnes handicapées devaient avoir le choix de la façon dont sont effectués les soins personnels dont ils ont besoin - même si cela signifiait une nouvelle étape de privatisation. [36]Une faible reprise par les autorités locales, cependant, a conduit à un changement d’image sous le gouvernement travailliste. La « personnalisation » a obligé les anciennes organisations, à partir de 2003, à proposer des « budgets individuels » à tous les demandeurs de services concernant le handicap. L’espoir que des organisations contrôlées par les personnes handicapées/usagers, en particulier des Centres de Vie Indépendante, fourniraient l’infrastructure et l’expertise pour gérer ces projets ont été déçus. Au lieu de cela, les contrats sont principalement signés par des autorités locales, des associations caritatives, ou le secteur privé. [37] Ces initiatives ont jusqu’ici mené à peu de réels changements. Une étude de 2009 a constaté que 60 % des personnes handicapées comptent sur l’aide informelle de leurs parents ou de leurs amis pour satisfaire leurs besoins sociaux. [38]
Plus de 70 % des autorités locales fournissent des services seulement à ceux dont on considère les besoins comme « critiques ou substantiels » ; le reste est laissé dans le vide. Tandis que nos politiciens ont adopté le « langage » du Mouvement pour une Vie Indépendante, les utilisateurs recevant des services ont de la chance s’ils touchent quoi que ce soit de plus que le minimum pour être lavés et alimentés [39]
L’approche du parti travailliste a été adoptée à contre-cœur par le nouveau gouvernement. Dans un discours d’ouverture en juillet 2010 le secrétaire à la santé Andrew Lansley a adopté un slogan familier du mouvement des handicapés : « [Notre] principe directeur sera « aucune décision sur moi sans moi »... Nous étendrons les budgets personnels, en donnant aux patients ayant des incapacités à long terme des choix réels concernant leurs soins ». [40] Mais la rhétorique est accompagnée par des compressions budgétaires qui menacent de fermeture de beaucoup des services existants comme les accueils de jour et les accueils temporaires. Les coupes budgétaires vont aussi probablement signifier que « la tendance vers le rétrécissement des critères d’éligibilité pour les allocations va continuer, à mesure que la demande sociale de soins grandit et que les budgets sont de plus en plus limités ». [41] Beaucoup d’agences locales de soins ont déjà été privatisées, et emploient de façon typique des salariés précaires et mal payés. Avec de nouvelles restrictions sur les allocations liées au handicap, les budgets individuels et/ou la personnalisation ne vont probablement permettre un choix significatif ou un accès à l’indépendance qu’à ceux qui peuvent se permettre de payer. Pour la plupart des personnes handicapées, cela va, au contraire, accroitre leur appauvrissement, en les atomisant et les isolant chez eux. [42]
Les services de soins et de santé sociale sont de plus en plus fournis par le « secteur tertiaire » (des organisations bénévoles, organisations caritatives, et entreprises privées), avec un financement du gouvernement d’environ 7 milliards de livres par an. En 2008 le revenu total de Barnardo’s était de 253 millions de livres, tandis qu’en 2008-2009 Scope a reçu 100 millions de livres et Leonard Cheshire (qui gère des maisons de retraites et des logements assistés) 145 millions de livres. [43] Mais ces chiffres sont très petites en comparaison avec les dépenses du secteur public : le budget du NHS en 2008-2009 était de 100 milliards de livres. [44] Le fait que la plupart des services sociaux en Grande-Bretagne soient toujours aussi bien libres d’utilisation que (en général) universellement disponibles est considéré comme un problème majeur par beaucoup de membres de la classe dirigeante. La solution néolibérale, que l’auteur américaine Marta Russell a appelée avec justesse « les droits civils du marché libre », est une société de consommateurs individualisés obligés de faire jouer la concurrence entre des services qui ne sont en rien gérés par les autorités publiques, mais par des organismes caritatifs ou le secteur privé. Il se peut qu’une grande partie du gouvernement britannique actuel préfère cette solution - mais ils ont encore un long chemin devant eux pour la mettre en œuvre.
La distinction innovante entre la déficience et l’incapacité a d’abord été faite explicitement par un groupe de socialistes handicapés en 1976, parmi lesquels l’activiste anti-apartheid Vic Finkelstein. Le minuscule syndicat des handicapés physiques contre la ségrégation (UPIAS) a déclaré que le handicap, loin d’être biologiquement déterminé, était une création sociale qui pouvait être défiée et éliminée :
De notre point de vue, c’est la société qui rend les gens physiquement déficients. Le handicap est quelque chose d’imposé en plus de nos déficiences par le fait que nous sommes inutilement isolés et exclus de la participation pleine et entière à la société. Les personnes handicapées sont donc un groupe opprimé dans la société
Ainsi nous définissons la déficience comme étant le manque du tout ou d’une partie d’un membre, d’un organe ou d’un mécanisme du corps ; et l’incapacité comme l’inconvénient ou la restriction d’une activité causée par une organisation sociale contemporaine qui prend peu ou pas du tout en compte des gens qui ont des déficiences physiques et ainsi les exclut du courant des activités sociales principales. [45]
Ces « principes fondamentaux » ont été développés par la suite, principalement par Oliver, pour devenir le modèle social du handicap. Il l’a décrit comme « un outil pour l’action » plutôt qu’une théorie complète :
[ Si le handicap] est vu comme une tragédie, les personnes handicapées seront traitées comme s’ils étaient un peu les victimes d’événements ou de circonstances tragiques. Ce traitement sera traduit dans les politiques sociales qui essayeront d’indemniser ces victimes pour les tragédies qui leur sont arrivées (…) Si le handicap est définie comme une oppression sociale, on verra alors les personnes handicapées comme les victimes collectives d’une société qui ne sait pas ou qui ne s’en soucie pas (…) Ce point de vue se traduira par des politiques sociales adaptées au soulagement de l’oppression plutôt que tournées vers une indemnisation des individus. [46]
Comme il l’exprima par la suite, cette oppression « est en fin de compte due à notre exclusion permanente des processus de production (…) Le modèle social du handicap s’occupe des expériences personnelles et collectives des barrières sociales handicapantes, et avec la façon dont l’application de ce modèle peut influencer les pratiques professionnelles et modeler l’action politique ». [47]
Ces réflexions allaient à l’inverse des idées reçues et ont eu un impact libérateur important pour beaucoup de personnes handicapées. Le modèle social a joué un rôle important pour aider les militants, particulièrement en Grande-Bretagne, à comprendre et mettre en question la discrimination. Il a gagné une acceptation plus répandue alors que le mouvement des handicapés s’est étendu sous le gouvernement conservateur des années 1980 jusqu’au milieu des années 1990. [48] Cependant, à mesure que le mouvement a reculé, et que les espoirs se sont de plus en plus centrés sur un nouveau gouvernement travailliste futur, le modèle social du handicap a commencé à être assimilé à un modèle « de droits » centré sur la réalisation du changement législatif. Cette « correction » ou « rectification » du modèle social s’est souvent traduite par un rejet total, en particulier dans le milieu en expansion des études universitaires sur le handicap.
Le modèle social fut de plus en plus critiqué (en grande partie, c’est vrai, par la droite) comme ignorant la déficience, un problème revendiqué comme étant au moins aussi importantque la discrimination dans la vie des personnes handicapées. Oliver a répondu que le modèle social est « une aide au militantisme se concentrant sur l’expérience collective du handicap, pas sur l’expérience individuelle de la déficience ». Ce désir d’éviter les divisions est compréhensible. En s’appuyant sur les luttes précédentes pour la libération des noir-es, des homosexuel-les et des femmes, et en rejetant les explications biologiques d’inégalité sociale, Oliver insiste pour qu’ « il n’y ait aucune relation causale entre la déficience et l’incapacité ». [49]
Dans son livre influent, The Politics of Disablement, Oliver attaque la « médicalisation » du handicap. Il s’agit du fait que les personnes handicapées ont pendant de nombreuses décennies fait l’objet de pratiques médicales oppressantes et de recherches concentrées sur des remèdes individuels et un traitement. En refusant d’intégrer la déficience dans le modèle social, Oliver argumente sur le fait que le point central de l’ancienne campagne est moins utile. Cependant, cela permet de s’intéresser à des luttes comme celles en Afrique du Sud pour des médicaments abordables contre le SIDA, aussi bien qu’à d’autres luttes contre des médicaments comme le thalidomide ou le Ritalin (méthylphénidate), qui ont en réalité causé des déficiences. Il continue à y avoir des débats féroces au sujet de remèdes médicaux ou de thérapies pour les personnes handicapées. Le fait est qu’ils ne peuvent être une réponse totale à la déficience, ni « incompatibles avec le changement social et les droits civiques », mais que chacun doit être considéré selon ses mérites. [50]
D’autres critiques du modèle social mettent en évidence son manque de pertinence par rapport aux autres formes d’oppressions, aux questions culturelles ou à celles des représentations. Ces arguments tapent à côté de la question centrale : le but du modèle social était d’esquisser une compréhension matérialiste du handicap comme une forme d’oppression que l’on pourrait combattre et surmonter. [51] Il a ouvert une brèche importante dans l’idée que le handicap était simplement une tragédie personnelle ou une question de conditions médicale individuelle. Il a montré que des changements sociaux et économiques majeurs étaient la cause du handicap, et que d’autres changements pourrait en être la solution. C’est donc sur cette base - comme point de départ de n’importe quelle théorie de libération du handicap - que le modèle social devrait être examiné.
L’idée que les personnes handicapées sont moins productives et « capables », plus dépendantes en général reste un sens commun, et en grande partie correct en termes capitalistes. Sans une certaine forme d’aide pour compenser leur déficience particulière ou le manque de fonction, beaucoup de personnes handicapées vont probablement être des individus moins économiquement productifs.
Les sociétés capitalistes avancées investissent des sommes très importantes dans la santé, l’éducation et les services sociaux qui aident à reproduire la force de travail (gardant les ouvriers qualifiés, assez convenables et sains pour travailler). Elles se tournent vers la réhabilitation pour la force de travail de ceux qui ont un handicap à court terme ou des maladies relativement peu coûteuses. Mais ceux qui ont des maladies à long terme plus sévères ou des déficiences reçoivent beaucoup moins d’iattention puisque répondre à leurs besoins n’apporte souvent aucune garantie de profits futurs.
Toutes les formes d’oppression ont des ressemblances, mais aussi des différences importantes. La discrimination contre les noirs, les femmes, ou les gays et les lesbiennes n’est pas directement enracinée dans la façon dont le travail est organisé. Le genre, l’origine ethnique et l’orientation sexuelle n’ont aucun lien direct avec la manière dont les individus apparaissent comme productifs sous le capitalisme. D’autres groupes opprimés n’étaient pas et ne sont toujours pas considérés comme capables d’habiletés particulières au travail. Mais ce n’est pas le même chose quand les employeurs souhaitent éviter de payer des coûts supplémentaires liés à l’embauche d’un ouvrier handicapé, cela pouvant prendre la forme d’adaptations de poste de travail, d’interprètes, de lecteurs, de modifications environnementales ou d’assurance responsabilité civile :
La racine de notre oppression est le fait que le capitalisme voit tout en termes de bénéfice et de rentabilité - et cela influence la façon dont les capitalistes considèrent les ouvriers handicapés. La plupart des employeurs voient les salariés handicapés comme « un problème » - quelque chose de difficile, quelque chose de différent, quelque chose qui leur coûtera plus à l’embauche. Cela ne veut pas dire que les capitalistes sont incapables de se rendre compte que les personnes handicapées peuvent être une source de main d’œuvre bon marché. L’oppression des personnes handicapées est donc un reflet de la façon dont le capitalisme réduit tout au profit – de fait le capitalisme considèrent que les personnes handicapées sont superflues. C’est particulièrement visible en période de crise économique, les budgets pour les personnes handicapées étant toujours dans les premiers à être sacrifiés. [52]
La discrimination liée au handicap est une forme distincte mais complexe d’oppression, basée sur la coût (légèrement jusqu’à substantiellement) supérieur pour le capital de la force de travail des personnes handicapées. Cette oppression n’était pas particulière à la Révolution Industrielle. Le handicap continue à être enraciné dans la façon dont le mode capitaliste de production subordonne le travail concret (et la main d’œuvre concrète) au travail abstrait, interchangeable et homogène. La nature réelle du travail dans la société capitaliste sape de façon constante tout potentiel de libération.
La faiblesse du modèle social par rapport à la déficience doit être réfléchie. Les limitations ou le manque « de la partie d’un membre, d’un organe ou d’un mécanisme du corps » ou la fonction mentale sont la matière première sur laquelle la discrimination subie par les handicapés s’appuie, et ne peut pas en être séparé. Nous avons vu comment le handicap est historiquement et socialement déterminé. Mais c’est aussi vrai de la déficience. « Le contexte social et historique particulier…détermine sa nature … Lorsqu’une déficience donnée peut être empêchée, supprimée, ou ses effets significativement améliorés, elle ne peut plus être considéré comme un phénomène naturel simple ». [53]
La nature et l’hétérogénéité de la déficience distinguent le handicap d’autres formes d’oppression. Les déficiences peuvent être physiques ou mentales (ou les deux), simples ou multiples, provisoires ou permanentes et acquises avant ou après la naissance. Elles peuvent être essentiellement invisibles, défigurer ou frapper d’incapacité sévèrement, douloureuses ou même mortelles. « Les limitations que les corps ou les esprits individuels imposent…varient de l’insignifiant au profond … La majorité de personnes handicapées n’a pas de déficience stable, ou de soudaines lésions traumatiques (comme une blessure de la moelle épinière), mais au lieu de cela, elles ont des rhumatismes, ou une maladie cardiovasculaire, ou d’autres conditions dégénératives chroniques associées au vieillissement ». [54]
La plupart des gens ne s’inscrivent pas nettement dans l’une des deux catégories de personnes valides ou handicapées. Les personnes présentant de légers défauts visuels ou auditifs, par exemple, peuvent y suppléer en portant des lunettes ou des prothèses auditives (même si elles peuvent avoir besoin de payer pour cela), mais ceux qui sont complètement sourds ou aveugles sont confrontés à beaucoup plus d’obstacles pour s’intégrer socialement. Les personnes les plus gravement atteintes sont très dépendantes de l’aide des valides, aide fournie en Grande-Bretagne par six millions de personnes.
Finkelstein soulève un problème annexe. Les personnes handicapées ont « en permanence peur d’être associées à ceux qu’elles considèrent comme moins employables et plus dépendants. En essayant de se distancer des groupes qu’elles considèrent comme étant composés de personnes plus handicapées qu’elles-mêmes elles peuvent espérer maintenir leur revendication d’indépendance économique et un statut acceptable dans la communauté ». [55] Une étude plus récente montre que « [les] personnes handicapées et non handicapées considèrent celles qui ont un trouble d’apprentissage ou une maladie mentale comme faisant partis des groupes les moins considérés ». [56]
La question de savoir qui est « vraiment » handicapé peut être très polémique. Mike Barratt du NLBD se souvient de s’être entendu dire que les aveugles ne sont pas handicapés. [57] Le mouvement des personnes handicapées en Grande-Bretagne est principalement organisé autour d’une couche assez étroite de personnes ayant des déficiences physiques, et a été mené essentiellement par des personnes en fauteuils roulants. [58] Un militant ayant des difficultés d’apprentissage s’est plaint : « Il nous est toujours demandé de parler pour défendre nos intérêts et nos déficiences comme si nos problèmes ne nous handicapaient pas de la même façon » [59].La plupart des personnes handicapées ne se considèrent pas effectivement elles-mêmes comme étant handicapées. Les recherches du département du travail et des pensions a montré en 2006 que c’était vrai pour « environ la moitié de ceux couverts par la loi contre la discrimination du handicap » [60]. Les personnes sourdes posent un problème particulier en ce sens-là. Nombre d’entre elles dont la première langue est celle des signes se considèrent comme une minorité linguistique, et voient l’intégration comme une menace à une histoire et une culture d’au moins 250 ans [61]. D’autres personnes peuvent se considérer comme déficientes, par exemple, celles identifiées comme ayant des problèmes de comportement ou de santé mentale alors que cela est discutable, mais elles sont en tout cas victimes de discrimination. Cet élément très subjectif explique en partie pourquoi le handicap, pour employer une phrase toute faite, signifie des choses différentes pour différentes personnes.
L’étendue et la nature de ces différences sont d’autres raisons (outre la plus fondamentale du temps) pour lesquelles le mouvement des personnes handicapées n’a rencontré ni d’opposition ni des mobilisations ou des participations d’ampleurs comme il y en a eu dans d’autres mouvements d’opprimés. Le handicap n’a pas d’équivalent comparable à Stonewall ou aux grandes marches pour les droits civiques des Noirs.
Le capitalisme en général ne prend pas les personnes handicapées pour bouc émissaire dans le but de diviser pour mieux régner, comme il le fait avec les autres formes d’oppression. Une telle discrimination joue un rôle idéologique moins central que celui de l’homophobie, de l’oppression des femmes ou du racisme. Elle n’est généralement pas populaire. Une enquête récente du Royaume-Uni, par exemple, a constaté que 91 % des personnes interrogées pensent que les personnes handicapées devraient avoir les mêmes possibilités que tout le monde [62]. Les personnes handicapées sont souvent victimes de préjugés et d’ignorance, mais elles sont rarement ciblées uniquement en raison de leur déficience. Même si cela était vrai, par exemple, avec l’assassinat en masse des personnes handicapées dans les chambres à gaz d’Hitler, ce n’était pas au centre du mouvement nazi de la même façon que l’a été l’extermination des Juifs. De même, le fanatisme contre les personnes atteintes du SIDA reste en grande partie lié aux préjugés homophobes. Le handicap est fondamentalement une question de négligence et de marginalisation. En fin de compte, ceux qui le défendent utilisent une idéologie beaucoup plus centrale : le capitalisme a besoin d’extraire le maximum de profit du travail avec le minimum de frais possible.
Le gouvernement de David Cameron fait écho à son prédécesseur dans son approche de « l’égalité » avec une « approche globale pour la diversité » qui projette une image d’inclusion, mais apporte peu de changements dans la réalité. [63] La DRC, avant sa récente disparition, décrivait en grande partie la discrimination en termes d’attitudes inacceptables ( par exemple, des publicités avec comme slogan « Voir la personne, pas le handicap »). Beaucoup de personnes handicapées voient aussi les préjugés individuels et les barrières sociales comme le problème central. Certains croient que des progrès supplémentaires dépendent des stratégies telles que cultiver la « fierté d’être handicapé » ou en réclamant que plus de gens fassent leur « coming out » en tant qu’handicapés.
Si l’invalidité est enracinée dans l’organisation économique de la société, le vrai changement doit impliquer une nouvelle organisation économique de la société. Si elle n’est pas principalement une politique ou une construction idéologique, la clé ne peut être le changement d’attitudes ou de langage, aussi importants soient-ils. Réaliser un changement réel nécessite une force que les personnes handicapées ne possèdent pas à elles seules.
Bien que les différences puissent être importantes, l’expérience d’autres mouvements sociaux a montré que le problème commun et fondamental pour tenter de réunir un groupe opprimé est la question de classe. L’immense lutte pour la libération des noir-es s’est transformée en une lutte des entreprises noires, tandis que la lutte contre le sexisme a été assimilée par le consumérisme sexuel, d’une part, et s’est préoccupée, de l’autre, du « plafond de verre » pour qu’une minorité de femmes très performantes ait accès aux postes supérieurs de la société. Pour les gais et les lesbiennes aussi, une véritable égalité, en dépit (ainsi qu’à cause) de la montée de « l’économie rose », reste inatteignable. Malgré les lois interdisant la discrimination contre ces groupes opprimés, l’inégalité reste profondément ancrée dans le système.
Comme ses confrères de la classe dirigeante des États-Unis, The Economist s’est plaint des coûts potentiels de la législation anti-discrimination :
Tout le monde convient qu’il est souhaitable de répondre aux besoins des personnes handicapées. Mais si ces besoins sont traités comme des droits, l’obligation de les aider pourrait devenir sans limites (...) Les droits pour les personnes handicapées doivent être mis en balance avec l’objectif d’une économie concurrentielle. [64]
Après ces premières mises en garde autour de son inaccessibilité présumée, les objections à la législation contre les discriminations se sont axées sur la limitation de ses dispositions, pour en exclure les « profiteurs » (parmi lesquels les alcooliques ou toxicomanes) et les « faussaires » réputés indignes de droits ou d’avantages. Cette question des coûts sous-tend la plupart des débats sur le handicap, ainsi que ceux, plus généralement, autour des « coûts sociaux du travail » [65]. Le capitalisme britannique a besoin de quelques dépenses sociales afin d’être concurrentiel sur le marché mondial. Mais en période de récession cela rentre en conflit avec les exigences de réduction des dépenses, ce qui conduit à des débats pour savoir qu’est-ce qui doit être réduit et de combien [66].
Le handicap n’a pas une incidence égale sur tous les individus. Les déficiences sont beaucoup plus fréquentes dans les familles pauvres [67]. En Angleterre, les gens vivant dans les quartiers les plus pauvres meurent en moyenne sept ans plus tôt que ceux des plus riches. La différence moyenne d’espérance de vie sans handicap est de 17 ans. Ainsi, les ouvriers non seulement meurent plus tôt, mais vont aussi devenir plus vite handicapés, bien que leur espérance de vie soit plus courte [68]. Deuxièmement, les personnes handicapées riches peuvent se permettre de payer des biens et services afin de compenser les effets de l’oppression, de la même manière que les femmes riches emploient des nourrices ou des femmes de ménage. La majorité des personnes handicapées n’a pas un tel choix. Leur vie est dominée par la pauvreté, un faible niveau d’éducation et des problèmes pour se loger, comme c’est le cas pour la plupart des autres travailleurs. Comme Glynn Vernon l’a dit : « [Mon principal problème est] que je n’ai pas assez d’argent, et je ne fais pas assez l’amour » [69].
Une plus grande visibilité des personnes handicapées dans le marché du travail signifie qu’elles sont plus susceptibles d’être acceptées comme collègues de travail, plutôt que comme des charges sociales ou économiques. En Grande-Bretagne, la première conférence syndicale des handicapés (organisée par NALGO, un des syndicats prédécesseurs de Unison) a eu lieu à Hull en 1988. Aujourd’hui, les sections de membres handicapés existent dans la plupart des syndicats britanniques, avec des efforts notables pour unir les travailleurs valides et handicapés. Les récentes campagnes syndicales (par exemple, celle du PCS sur les services publics et le refus des profits privés, et celle de Unison contre les partenariats entre les initiatives privées de financement et celles du public / privé), ainsi que d’autres campagnes comme celle de « Gardons notre NHS public » ou « Défendons le logement municipal », ont amené les syndicats à s’unir, et à agir aussi avec le service des fournisseurs et les groupes d’usagers, y compris ceux des personnes handicapées.
Les aides et les adaptations à l’origine conçus pour les personnes handicapées se sont souvent révélés utiles à un public beaucoup plus large. La machine à écrire, par exemple, a été inventé il y a plus de deux siècles pour aider les personnes aveugles à communiquer plus efficacement, tandis que le courrier électronique et la messagerie instantanée sur Internet ont originalement été inventés pour les sourds dans les années 1960 et 1970. Aujourd’hui les bordures abaissées des trottoirs bénéficient aux parents avec des poussettes ou aux acheteurs avec des chariots, les sous-titrages à la télévision permettent aux téléspectateurs de regarder en silence, et les portes automatiques dans les supermarchés locaux facilitent l’accès, non seulement pour les personnes en fauteuil roulant, mais pour tout le monde. [70] Les principes d’une « conception universelle » (de produits et d’environnements utilisables par tous, qui n’ont pas besoin d’adaptations) sont de plus en plus populaires dans l’éducation. [71]
Les droits des personnes handicapées pour les socialistes doivent faire partie de la construction d’une conscience de classe ouvrière collective. La fourniture d’aides et d’adaptations dans les écoles, les universités et les lieux de travail aide à la fois les personnes handicapées à participer sur un pied d’égalité et à construire une unité dans la pratique. Il faut donc s’assurer, par exemple, que la convention sur devoir d’égalité pour les personnes handicapées (Disability Equality Duty, DED), aussi limitées que puissent être ses dispositions, soit pleinement mis en œuvre chaque fois que possible [72]. Cela peut aussi signifier la défense des ateliers protégés tels que Remploy, même si nous nous opposons à la ségrégation, et la défense « des besoins spécifiques » d’éducation contre les réductions de budgets, si nous pensons que les besoins de tous sont spécifiques [73]. Les réformes sociales doivent être défendues - notamment pour montrer la possibilité d’obtenir de plus grands changements dans l’avenir - mais sans illusions. La classe ouvrière handicapée ne peut pas se permettre de payer pour ses droits, ni sous la forme de services ni sous celle de procédures judiciaires leur en garantissant l’accès. Les droits individuels sont importants, mais ils ne sont pas, en dernière instance, un substitut à la libération collective.
D’autres mouvements sociaux ont contribué à atteindre d’importants changements juridiques, tout en laissant intactes les inégalités fondamentales. Plus de trois décennies après la loi anglaise pour l’égalité salariale des femmes, ces dernières gagnent toujours 21 % de moins que les hommes [74]. La discrimination des personnes handicapées ne peut pas non plus être éliminée par une simple loi parce que, comme l’oppression des femmes, elle est profondément ancrée dans les structures de la société capitaliste.
À ses débuts le mouvement des personnes handicapées représentait et organisait ceux qui voyaient le changement social, quelle que soit la façon étroite dont il était conçu, comme la clé d’une vie meilleure pour tous. Comme le reconnut UPIAS, les personnes handicapées sont une minorité dans la société qui n’a pas le pouvoir de réaliser par elle-même des changements durables. Les personnes handicapées expriment souvent dans la pratique une identité politique ou de classe plus large que celle basée uniquement sur le handicap. Les plus grandes manifestations de l’histoire du Royaume-Uni, les immenses mobilisations contre la guerre en Irak, ont également été les plus grandes manifestations de personnes handicapées.
Le « festival des opprimés » a été une caractéristique de chaque grande période de la lutte de classe, où auparavant, les groupes diabolisés ou marginalisés défendaient une cause commune. Les travailleurs immigrés ont aidé à diriger des mouvements tels que les Chartistes et les Wobblies. Au plus fort de la lutte en Pologne en 1980 un médecin hospitalier racontait comment les patients issus de la classe ouvrière se sont libérés eux-mêmes, se considérant soudainement en assez bonne santé pour rejoindre le mouvement des travailleurs Solidarność [75]. La Révolution russe de 1917, qui a vu des femmes et des Juifs se faire élire comme dirigeants, a déjà produit de nouvelles idées sur le handicap très avancées [76]. Tout comme les minorités opprimées sont passées à l’avant-garde de ces luttes, des personnes handicapées se retrouveront parmi les dirigeants des révolutions du 21e siècle.
Les horreurs du passé ne sont pas simplement des leçons d’histoire abstraite. Les hypothèses de l’eugénisme, qui disent que la société humaine et le comportement sont déterminés par nos gènes, sont toujours présentes dans les affirmations suivant lesquelles la société et le comportement humains sont déterminés par nos gènes. Discutant en ligne de la mort d’Ivan, le fils handicapé de David Cameron, Jeffrey Marshall, un membre éminent du British National Party (extrême-droite) se plaignit « d’un excès de sentimentalité envers les faibles et les improductifs », ajoutant plus tard qu’ « il n’y avait pas beaucoup d’intérêt à garder ces gens-là en vie » [77]. Bien que ces idées restent globalement marginales, cela peut changer rapidement [78]. Les restrictions budgétaires qui surviennent sur une échelle sans précédente depuis les années 1930 sont susceptibles de créer une polarisation rapide dans la société, d’autant que les médias et le gouvernement rejettent la faute de la crise sur des boucs émissaires. Les plans de la coalition de privatiser les inspections pour la sécurité au travail, d’augmenter les restrictions de son prédécesseur sur les prestations d’invalidité et de promouvoir l’expansion des écoles « spéciales » (ségrégationnistes) créeront plus de déficiences et plus de handicap. Mais les attaques sur les services sociaux, les pensions et les allocations risquent de provoquer une résistance généralisée.
De Mumbai à Mexico, des bidonvilles similaires à ceux que Marx, Engels et Dickens décrivaient il y a 150 ans sont habités à présent par environ un milliard de personnes, et la pauvreté entraîne plus de maladie et ouvre des voies de propagation pour les épidémies comme le sida. Une grande partie du capitalisme moderne, avec sa population vieillissante, ses industries de services et ses progrès technologiques, se distingue nettement de la révolution industrielle. La main-d’œuvre d’aujourd’hui est susceptible d’être autant affectée par des troubles musculosquelettiques ou par la dépression que par d’autres accidents du travail. Mais la course impitoyable à l’accumulation continue de provoquer des accidents qui causent des handicaps et des maladies à un rythme sans précédent. L’essence de l’humanité, notre capacité à nous remodeler et à remodeler notre monde par le travail social, reste contrôlée par une petite minorité dont le seul intérêt dans la production est le profit. La suppression de cette exploitation, qui est la fracture la plus fondamentale dans la société, est une condition préalable si l’humanité veut parvenir à sa libération.
Marx a fourni une nouvelle définition travail non-aliéné :
Dans une phase supérieure de la société communiste, quand auront disparu l’asservissante subordination des individus à la division du travail et, avec elle, l’opposition entre le travail intellectuel et le travail manuel ; quand le travail ne sera pas seulement un moyen de vivre, mais deviendra lui-même le premier besoin vital (…) la société pourra écrire sur ses drapeaux « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ! » [79]
Une société socialiste ne libérera pas les personnes handicapées de leurs déficiences. Mais en éradiquant l’accumulation de la concurrence, la base pour les guerres du capitalisme, ainsi que les déchets et la pollution, elle éradiquera également la source de beaucoup de déficiences. Des mesures simples mises en œuvre au niveau mondial, par exemple, pourraient prévenir ou guérir la grande majorité de tous les problèmes visuels et la cécité [80]. Dans une économie planifiée et contrôlée par la majorité, la science, la médecine et les soins sociaux seront socialisés et restructuré par les fournisseurs et les utilisateurs. La coopération sur une échelle sans précédente dans l’histoire servira de base pour un véritable individualisme qui valorise la différence et la diversité, et l’interdépendance mutuelle. Seule une telle société peut réduire de façon significative à la fois les causes et les effets de la déficience, et mettre un terme au handicap.
[1] Keller, 1913, citée in Liz Crow, 2000, « Helen Keller : Rethinking the Problematic Icon », Disability and Society, volume 15, numéro 6. Helen Kelle est une icône du mouvement handicapé, plus connue pour son militantisme pour les sourds-muets et les handicapés que pour ses idées révolutionnaires – voir John Davis, 2003, Helen Keller (Ocean Press). Mes remerciements pour leur assistance et leurs commentaire à Iain Ferguson, John Parrington, Julie Devaney, Keir McKechnie, Nicola Owen, Paul Brown, Richard Moth, Rob Murthwaite, Simon Behrman and, in particular, Gareth Jenkins, Joseph Choonara and Pat Stack. Je n’ais pas toujours suivi leurs conseisl, et la responsabilité de ce texte me revient bien sûr entièrement. Remerciements spéciaux à Daniela pour sa patience et ses encouragementsfor her patience and encouragement. Cet article est dédié à la mémoire d’Elaine White et Gary Kelly.
[2] Independent, 28 décembre 2009. Le rapport par Leonard Cheshire Disability, montre que les handicapé-es sont particulièrement vulnérables aux réductions budgétaires dans les services publics, que ce soit en tant qu’employé-es (un travailleur handicapé sur trois est dans le secteur public) ou en tant qu’usagers. Voir note suivante.
[3] Une étude de l’Institute for Fiscal Studies estime que les réformes des allocations coûteront leurs droits à 20 % des récipiendaires actuels de l’allocation handicapés. Voir www.ifs.org.uk/publications/5246
[4] http://www.who.int/topics/disabilities/en/ et http://www.who.int/topics/disabilities/fr/index.html
[5] Cette distinction est la source des différents termes utilisés dans cet article, excepté dans les citations. Avec le terme « handicapés » (« disabled people »), par exemple, plutôt que « personnes qui ont des handicaps) (« people with disabilities ») (qui est le terme le plus courant aux Etats-Unis), le handicap est vu d’abord comme un phénomène social plutôt que comme quelque chose qui découle directement de l’incapacité de chaque individu.
[7] Vic Finkelstein, « Disability and the Helper/Helped Relationship. An Historical View », in Ann Brechin, P Liddiard and J Swain (eds), Handicap in a Social World (Hodder Arnold, 1981).
[8] Ibidem.
[9] Marta Russell et Ravi Malhotra « The Political Economy of Disablement : Advances and Contradictions », Socialist Register 2002 : A World of Contradictions (Merlin, 2002).
[10] Colin Barnes, Disabled People in Britain and Discrimination : The Case for Anti-Discrimination Legislation (Hurst, 1991).
[11] Brian Stratford, Down’s Syndrome ; Past, Present & Future (Penguin, 1989). Quoiqu’il ait été un réformateur, les opinions de Langdon Down étaient influencées par les préjugés victoriens. Il a suivi ses prédecessurs en identifiant les personnes atteintes du syndrome de Down comme des « mongoliens », un groupe racial supposé, considéré « dégénéré » par les maîtres de l’empire britannique.
[12] Lisa Appignanesi, Mad, Bad and Sad : A History of Women and the Mind Doctors from 1800 to the Present (Virago, 2008). Un documentaire télévisé récent indique un nombre de 15 000 pour le Royaume-Uni en 1958. Voir Mental : A History of the Madhouse, BBC Four, 17 Mai 2010.
[13] Karl Marx, Le Capital, volume I, chapitre 25 (1867), http://www.marxists.org/francais/marx/works/1867/Capital-I/kmcapI-25-4.htm
[14] La NLBD a fusionné avec le syndicat ISTC en 2000 pour former l’organisation Community.
[15] Jane Campbell et Michael Oliver, 1996, Disability Politics (Routledge), p.40.
[16] Russell and Malhotra, op. cit. Le programme suédois de stérilisation n’a été arrêté qu’en 1975.
[17] Disability Rights Advocates, 2001, Forgotten Crimes : The Holocaust And People With Disabilities, _ www.dralegal.org/downloads/pubs/forgotten_crimes.pdf
[18] Vic Finkelstein, op. cit.
[19] Kovic, sujet de son autobiographie et du film d’Oliver Stone
Né un quatre juillet, est un militant clé du mouvement contre la guerre aux Etats-Unis depuis plus de 40 ans.
[20] Pour une histoire du mouvement des handicapés aux Etats-Unis, voir Joseph Shapiro, No Pity : People with Disabilities Forging a New Civil Rights Movement (Three Rivers Press, 1994).
[21] Diane Driedger, The Last Civil Rights Movement (St Martin’s Press, 1989), p. 36.
[22] Ibidem, p. 89.
[23] D’après l’ancien directeur du BCODP Richard Wood-Campbell et Michael Oliver, « Defining Impairment and Disability : Issues at Stake », in Colin Barnes and Geof Mercer (eds), Exploring the Divide : Illness and Disability (The Disability Press, 1996), p188.
[24] Le BCODP rassembla un certain nombre d’organisations traitant du handicap, et est maintenant devenu le UK Disabled People’s Council. Voir www.ukdpc.net
[25] Parmi lesquels Jane Campbell et Bert Massie, bien connus dans le militantisme handicapé. Massie (qui avait déjà participé à la Disability Task Force de conservanteurs in 1994) a présidé la DRC de 2000 jusqu’à sa dissolution en 2007.
[26] Jane Campbell et Michael Oliver, Disability Politics (Routledge, 1996), p. 101.
[27] Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y plus eu de militantisme significatif. Par exemple plusieurs milliers de personnes sourdes ont manifesté devant le parlement en 2003, et ont obtenu l’entière reconnaissance par le gouvernement de la langue des signes britannique.
[28] Michael Oliver et Colin Barnes, 2006, « Disability Politics and The Disability Movement in Britain : Where Did It All Go Wrong »”, www.leeds.ac.uk/disability-studies/archiveuk/Barnes/Coalition%20disability%20politics%20paper.pdf
[29] Driedger, op. cit.
[30] Marta Russell « Productive Bodies and the Market », Left Business Observer (9 Novembre 1999).
[31] Prime Minister’s Strategy Unit, 2005.
[32] Equalites Review 2007, http://archive.cabinetoffice.gov.uk/equalitiesreview
[33] Office for National Statistics Labour Force Survey, janvier-mars 2009. Voir www.shaw-trust.org.uk/disability_and_employment_statistics
[34] Public Interest Research Unit, « Teeth and their Use », www.leeds.ac.uk/disability-studies/archiveuk/harwood/tuwnov9.pdf , 2004. Un rapport encore plus sévère sur les trois commissions pour l’égalité avant l’EHRC se trouve sur www.leeds.ac.uk/disability-studies/archiveuk/harwood/tuwnov9.pdf
[35] Parmi ceux qui ont démissionné on trouve Sir Bert Massie et la baronne Jane Campbell. Parmi les autres membres du conseil on trouve un Compagnon de l’Ordre du Bain, deux Commandeurs de l’Empire Britannique, une autre baronne, et deux Officiers de l’Empire Britannique.
[36] Colin Barnes, « Direct Payments for Personal Assistants for Disabled People : a Key to Independent Living ? », 2007, www.independentliving.org/docs7/barnes20070605.html, Jenny Morris, « Independent Living : The Role of Evidence and Ideology in the Development of Government Policy », 2005, www.leeds.ac.uk/disability-studies/archiveuk/morris/cash%20and%20care%20conference.jennymorris%20paper.pdf
[37] Les contrats pour fournir des services ont remplacé les subventions comme base de financement aux niveaux national et local. Ceci a amené l’effondrement de nombreux groupes militants handicapés (par exemple Greater London Action on Disability, Greater Manchester Coalition of Disabled People et la Derbyshire Coalition of Disabled People). Certains d’entre eux se sont transformés en prestataires de services, notamment les Centre de Vie Indépendante, afin d’essayer de survivre.
[38] 2009 Disability Review, Leonard Cheshire. See www.lcdisability.org/ ?lid=11009
[39] Jane Campbell, 2008, « Joined up thinking », Guardian (30 April).
[40] Discours sur les réformes du NHS, 16 juillet 2010. Voir www.dh.gov.uk/en/MediaCentre/Speeches/DH_117366
[41] Peter Beresford, « Whose Personalisation ? », Soundings, number 40, 2008.
[42] Pour une critique plus détaillée de la personnalisation voir Iain Ferguson, « Increasing User Choice or Privatizing Risk ? The Antinomies of Personalisation », British Journal of Social Work, 37, 2007.
[44] Chiffres officiels : www.nhs.uk/NHSEngland/thenhs/about/Pages/overview.aspx
[45] UPIAS, « Fundamental Principles of Disability », www.leeds.ac.uk/disability-studies/archiveuk/UPIAS/fundamental%20principles.pdf, 1997 (1976).
[46] Michael Oliver, The Politics of Disablement (Palgrave Macmillan, 1990), p. 2.
[47] Michael Oliver, Defining Impairment and Disability : Issues at Stake », in Colin Barnes et Geof Mercer (eds), Exploring the Divide : Illness and Disability (The Disability Press, 1996).
[48] Au niveau international, la terminologie et le détail des définitions ont varié et continuent de le faire. Celle adoptée par l’OMPH à son Conseil Mondial de 1982 était : « a) L’invalidité est une limitation fonctionnelle de la personne à la suite d’une infirmité physique, mentale ou sensorielle, b) le handicap est la perte ou la limitation des possibilités de participer à la vie normale de la collectivité sur une base égalitaire avec les autres en raison d’obstacles physiques et sociaux », http://www.dpi.org/lang-fr/documents/index?page=4
[49] Michael Oliver, Defining Impairment and Disability : Issues at Stake », in Colin Barnes et Geof Mercer (eds), Exploring the Divide : Illness and Disability (The Disability Press, 1996).
[50] Tom Shakespeare, Disability Rights and Wrongs (Routledge, 2006), p. 109. D’abord un défenseur passioné du modèle sociale, Shakespeare est devenu l’un de ses principaux critiques, en particulier dans ce livre, néanmoins utile.
[51] Cependant Oliver lui-même a souligné que le modèle social n’est « pas un substitut à la théorie sociale » ou à « une histoire matérialiste du handicap », op. cit.
[52] Pat Stack, « Why are disabled people oppressed ? », Socialist Worker (28 juillet 2007),
www.socialistworker.co.uk/art.php ?id=12549
[53] Paul Abberley, « Work, Utopia and Impairment », in Len Barton (ed), Disability and Society : Emerging Issues and Insights (Longman, 1996), pp. 61-79.
[54] Tom Shakespeare,, « The Social Model of Disability : An Outdated Ideology ? », Research in Social Science and Disability, 2, 2002.
[55] Vic Finkelstein, « The Commonality of Disability », in John Swain, Sally French, Colin Barnes and Carol Thomas (eds), Disabling Barriers, Enabling Environments (Sage, 1993).
[56] Guardian, 21 Mars2007. Voir www.enham.org.uk/pages/research_page.html
[57] Jane Campbell et Michael Oliver, Disability Politics (Routledge), p. 96.
[58] Campbell et Oliver écrivent que la raison en est que « les obstacles à la participation politique (…) sont moins graves que pour des personnes ayant d’autres déficiences », Campbell et Oliver, op. cit., p. 96.
[59] Ibidem, p. 97. Les questions qui tournent autour des déficiences mentales sont complexes, et ne peuvent être qu’évoquées dans cet article.
[60] Cité in « Time to drop the ‘disabled’ label ? », Disability Now, novembre 2006, p. 28.
[61] Campbell et Oliver, op. cit., p. 120. Oliver Sacks dans son livre Seeing Voices (Picador, 1990) présente une introduction fascinante à l’histoire de la langue des signes et de la surdité, et traite de la question des sourds en tant que minorité linguistique. Je ne vois pas de contradiction entre l’acceptation de ce point de vue et continuer à considérer l’exclusion social des sourds comme un handicap.
[62] On a beaucoup parlé de l’autre aspect du rapport : « 90 % des britanniques n’ont jamais eu de personne handicapée chez eux pour une occasion sociale ». Il est vrai que beaucoup de personnes handicapées restent socialement marginalisées, mais on peut aussi considérer ce résultat comme l’indice que le handicap est largement caché ou non-reconnu.Voir www.scope.org.uk/news/comres-poll
[63] Gary Younge, Who Are We ? (Viking, 2010).
[64] « The price of rights », The Economist, 13 août 1994.
[65] Ceci est exprimé dans la loi contre la discrimination du handicap elle-même, avec les justifications essentiellement basées sur les coûts pour refuser des « ajustements raisonnables ».
[66] A l’heure où nous écrivons, ces débats ont mené à des revirements de la part du gouvernement sur la suppression du lait gratuit pour les moins de cinq ans, et sur le gel des programmes de reconstruction d’écoles.
[67] The Guardian, 21 avril 2010. Voir www.biomedcentral.com/content/pdf/1471-2431-10-21.pdf
[68] « Fair Society, Healthy Lives : A Strategic Review of Health Inequalities in England Post-2010 », février 2010. Voir www.marmotreview.org
[69] Vernon est le sujet de l’excellent film de sensibilisation au handicap
Stand Up The Real Glynn Vernon (1988).
[70] Mary Johnson, Make Them Go Away : Clint Eastwood, Christopher Reeve and the Case Against Disability Rights (Avocado Press, 2003), pp214-217. Johnson y décrit le retour de bâton aux Etats-unis contre les droits des handicapé-es depuis l’adoption de la loi pour les Américains ayant des handicaps.
[71] Center for Universal Design, NC State University : www.design.ncsu.edu/cud/about_ud/udprinciples.htm
[72] La DED demande que toutes les institutions publiques « tiennent dûment compte » de la promotion de l’égalité des handicapé-es. Voir www.dotheduty.org. L’impact de la nouvelle Loi sur l’Egalité sur la DED n’est pas encore clair.
[73] Ce sujet est l’objet de vives controverses. Le principe socialiste est que tout besoin peut être satisfait par un système d’éducation général disposant des ressources nécessaires – ce qui est un élément important pour la construction d’une société véritablement intégrée.
[74] Rapport de la Fawcett Society cité par The Guardian, 30 octobre 2009.
[75] Colin Barker et Kara Weber, 1982, « Solidarnosc : from Gdansk to Military Repression », International Socialism 15 (hiver), p. 148.
[76] Le travail de pionnier de Vygotsky par exemple, sur l’éducation des enfants handicapés.
[77] The Observer, 31 Mai 2009.
[78] Radio 4, station de la BBC, a récemment accueilli un débat avec le très réactionnaire David Marsland sur la proposition que « Les inadaptés moraux et mentaux devraient être stérilisés », émission « Iconoclasts », 25 août 2010.
[79] Karl Marx, Critique du Programme de Gotha, 1875.
[80] Pour des chiffres, voir http://www.who.int/mediacentre/factsheets/fs282/fr/index.html
Site web du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA).
Revue indépendante d’analyse stratégique anticapitaliste.
Actualité politique internationale de la revue Inprecor sous reponsabilité de la Quatrième internationale.
International Socialism, Revue mensuelle théorique du Socialist Worker Party.
Le site web de la LCR Belge contient de nombreux articles de théorie marxiste très intéressants.
Base de données de référence pour les textes marxistes.
Le site de la commission nationale formation du NPA.