Le syndicat : un outil pour l’anticapitalisme

par Leila Soula, Zefyr

5 août 2009

La période récente a suscité de nombreux débats dans les comités NPA sur l’attitude des directions syndicales face à la déferlante des attaques de la classe dirigeante. Cette attitude a été largement critiquée par le NPA à travers ses communiqués, ses tracts ou ses porte-paroles...

Cette effervescence indique au moins une chose. Qu’ils pensent qu’il faille les combattre, les remplacer, en créer de nouveaux ou encore se battre en leur sein pour y défendre une stratégie anticapitaliste, les syndicats ne laissent pas les militants du NPA indifférents. Le présent article vise à nourrir le débat sur le syndicalisme et l’attitude des anticapitalistes vis-à-vis des syndicats afin d’aider à traduire cette effervescence en une politique anticapitaliste conséquente.

État des lieux

Avant toute chose, il est indispensable de savoir ce que constituent réellement les syndicats aujourd’hui, en terme très concrets d’effectifs adhérents et militants mais aussi sur la façon dont ils sont perçus par les travailleurs. Nous en profiterons pour estimer ce que cela implique en capacité de mobilisation et d’influence sur le développement des luttes.

Des organisations de masse ?

Il est difficile d’obtenir des estimations précises sur le nombre de syndiqués en France pour diverses raisons. La réglementation de la représentativité notamment, ne pousse pas les centrales historiques à fournir des chiffres argumentés. Ceux-ci varient donc logiquement de manière importante entre, par exemple les estimations du ministère du travail (environ 1,9 millions de syndiqués soit à peu près 8 % de la population active) et l’addition des chiffres déclarés par les organisations syndicales (au total entre 2,5 et 3 millions de syndiqués). Une enquête d’envergure réalisée par Dominique Labbé et Dominique Andolfatto [1] donne cependant des chiffres relativement similaires, voire inférieures à ceux du ministère (1,7 millions soit 7 % de la population active). Quoiqu’il en soit, ces effectifs font du syndicalisme français l’un des plus faibles au niveau européen.

Ce constat est d’autant plus sévère que la répartition des effectifs syndicaux n’est évidemment pas homogène, le taux de syndicalisation dans le privé (environ 5 %) est en effet très inférieur à celui du secteur public (environ 15 %). Cette réalité l’est encore plus chez les salariés des petites entreprises et ceux ne disposant que d’un contrat précaire, contre lesquels la répression anti-syndicale est la plus féroce. D’après une étude du ministère du travail sur la syndicalisation (DARES, octobre 2004), le taux de syndicalisation dans les entreprises de moins de 50 salariés est de 3,5 % ; il n’est que de 2,4 % chez les salariés en CDD ou en intérim (contre 9,5 % chez les salariés en contrat à durée indéterminée et à temps complet). [2]

Mais contrairement à une idée répandue, cette situation, si elle n’est pas nouvelle, n’est toutefois pas la seule qu’a connue le mouvement ouvrier français. De même que l’évolution de la syndicalisation n’est pas une simple décrue interminable après les heures de gloire qui ont suivi la création de la CGT en 1895. Un bon exemple du type de bouleversement qu’a pu connaître le syndicalisme français est celui de juin 1936 lorsque la CGT réunifiée et la CFTC ont su profiter à fond du plus grand mouvement de grève qu’a connu le pays. Les effectifs augmentent alors de 1,5 à 4,5 millions d’adhérents pour la CGT et de 150 000 à 415 000 adhérents pour la CFTC, le tout en l’espace de quelques mois. Durant cette période c’est également la composition professionnelle des organisations syndicales qui évolue en profondeur : ainsi de 1935 à 1937 la croissance du secteur privé au sein de la CGT passe de 32 à 67 % des effectifs, s’approchant ainsi fortement des rapports existants au sein du monde du travail (les travailleurs du secteur privé constituent alors 75 % de l’emploi salarié).

Un autre exemple de cette évolution non-linéaire est le rebond important du taux de syndicalisation à partir de la fin des années soixante (flirtant de nouveau avec la barre des 20 %). Le cycle de luttes ouvert par mai 68 et qui s’est poursuivi jusqu’au milieu des années soixante-dix a ainsi permis de mettre fin à la stagnation de la syndicalisation observée depuis la fin des années cinquante. Cependant et malgré l’importance de la grève générale (plus de dix millions de travailleurs en grève simultanée), mai 68 n’a pas permis au syndicalisme de revenir à son score historique. Plusieurs facteurs expliquent un succès moindre que l’épisode de 1936 parmi lesquels ont peut noter pêle-mêle la division syndicale inédite, un stalinisme rédhibitoire pour la CGT ou encore une stratégie syndicale ressentie à juste titre comme une trahison par une partie significative des travailleurs [3]. Ce regain de syndicalisation reste toutefois considérable en ce qu’il correspond à une période d’accroissement sensible de la population active salariée qui s’est poursuivie jusqu’à nos jours.

Cette dernière remarque permet de mettre en évidence le fait que la désyndicalisation en proportion observée depuis la fin des années cinquante est beaucoup moins forte en effectifs bruts. C’est ce qui explique que les syndicats restent malgré leurs difficultés réelles des organisations de masse : si ils ne regroupent à l’heure actuelle qu’une minorité des travailleurs, cette minorité correspond toutefois à près de la moitié de leur meilleur score historique en termes quantitatifs [4].

Directions syndicales historiques : une perte de légitimité à nuancer

Cette situation s’accompagne d’une contradiction importante : le faible taux et la relative stagnation globale de la syndicalisation actuelle ne se traduisent pas mécaniquement par un rejet définitif de la grande masse des travailleurs vis-à-vis des organisations ou de l’action syndicales. En témoignent les divers sondages mesurant le taux de confiance envers les syndicats pour « la défense des intérêts des salariés » : ceux-ci ont en effet gagné vingt-six points en seize ans, passant de 36 à 62 % des salariés. Bien entendu, cette progression dépend notamment de l’orientation choisie par les différentes organisations syndicales dans les luttes ou encore de leur utilité apparente aux yeux des travailleurs en fonction du contexte politique. C’est ce qui explique par exemple les légères baisses observées après décembre 95 ou encore après le référendum sur le traité européen [5]. Le décalage entre les effectifs syndicaux et leur capacité de mobilisation est donc très important : la récente séquence des 29 janvier, 19 mars et 1er mai l’a bien montré ; non seulement par le nombre de manifestants, dont le niveau historique n’est plus à rappeler, mais également par le soutien massif dont elles disposaient (69 % d’opinions positives pour le 29 janvier à titre d’exemple).

Cette contradiction, bien réelle au niveau national s’explique en partie par le rôle déterminant joué par les syndicats à l’échelle de l’entreprise. Une enquête réalisée en 2004 [6] montre ainsi que le taux de conflictualité en entreprise (avec ou sans arrêt de travail) augmente proportionnellement à l’importance des pratiques militantes mais également fortement en fonction du taux de syndicalisation. Ainsi plus de la moitié des entreprises conjuguant une « pratique de représentation importante » [7] avec un taux de syndicalisation supérieur à 10 % ont connu un conflit avec arrêt de travail durant la seule année 2004. À l’inverse les entreprises où le taux de syndicalisation est faible (< 5 %) et où la « pratique de représentation » reste importante ne sont qu’une très faible minorité (8 %) à avoir connu un conflit avec arrêt de travail. Cette situation s’empire bien entendu lorsque la « pratique de représentation » est faible puisque, même avec un taux de syndicalisation élevé, la part des entreprises ayant connu un conflit avec arrêt de travail ne dépasse alors jamais les 30 %.

En raison notamment de cette implantation et de leur utilité réelle tout au long de l’année, les grandes centrales conservent donc une légitimité importante lorsqu’il s’agit d’organiser la contestation face aux contre-réformes gouvernementales. Des millions de travailleurs leur font confiance car elles apparaissent comme le garant au niveau national des droits qu’elles contribuent à gagner ou à maintenir au niveau local. La conscience de disposer d’une force collective que tend à développer l’appartenance à une organisation syndicale est d’autant plus forte si celle-ci semble en capacité de fédérer de nombreux travailleurs dans la lutte. C’est ce qui explique que les différentes crises ayant affecté les organisations syndicales n’aient jamais provoqué une ruée des travailleurs vers les syndicats alternatifs pour défendre leurs droits. De manière générale les scissions n’ont pas fait progresser la syndicalisation en France, bien au contraire, celles-ci créant généralement plus de départs ou de transferts d’une organisation vers l’autre qu’elles n’amènent de nouveaux militants.

Cette confiance envers les organisations n’est toutefois pas inconditionnelle, comme l’a également bien montrée la journée du 13 juin, marquée par un écart encore plus grand entre le large soutien populaire dont elle disposait [8] et la très faible participation qu’elle a engendrée. De manière générale, dire qu’il suffirait que les syndicats appellent ensemble à une action quelconque pour que les travailleurs suivent serait une erreur qui a d’ailleurs été très largement illustrée par les expériences contrastées de la période récente. Cependant, dans un contexte de luttes généralisées (bien souvent provoquées par les sections syndicales ou les syndiqués à la base), le fait que les grandes centrales syndicales appellent à un mouvement national de confrontation avec le gouvernement a un impact très important sur la confiance des salariés pour engager la lutte. En effet, les travailleurs se sentent moins isolés quand ils descendent dans la rue avec leurs collègues, quand ils préparent collectivement les manifestations de masses avec slogans et banderoles.

L’évolution du taux de syndicalisation dépend donc de la combinaison de différents facteurs : le contexte politique et social, les rapports de forces entre les classes, les orientations prises par les syndicats, l’implantation des syndicats dans un système de production en perpétuelle transformation.

Des organisations de masse réformistes et contradictoires

Nous l’avons vu dans la première partie, les syndicats en France ont la capacité de mobiliser des centaines de milliers de syndiqués pour des grandes journées d’action, qui dépassent le cadre des syndicalistes. Mais il ne suffit pas d’être syndiqué pour avoir spontanément des idées radicales et des perspectives de transformation de la société. Même si les syndicats, en se revendiquant de la charte d’Amiens [9], se voient comme un des outils de la transformation sociale et de l’organisation de la production. Les syndicats sont nettement plus contradictoires en leur sein et développent une stratégie réformiste.

Le syndicat est une organisation contradictoire

Le syndicat est la première des organisations de masse des travailleurs, c’est le premier cadre qui unifie les salariés face aux patrons. Il est perçu comme un outil de défense au quotidien des droits de chacun des travailleurs. À cause de la nature du système capitaliste, les salariés sont en constante opposition, en concurrence. Isolés et divisés au quotidien, les travailleurs se tournent plus spontanément vers les syndicats quand ils veulent défendre leur droits sans pour autant forcément y adhérer ou les construire.

Pourtant, la majorité du temps, les syndiqués attendent des syndicats qu’ils les défendent au quotidien : par exemple à la veille du congrès 2009 de la CGT, 52 % des salariés interrogés [10] pensent que la CGT doit «  être plus constructive en faisant des propositions au gouvernement ». Aussi surprenant que cela puisse être, les syndiqués ne sont pas majoritairement radicaux, (du moins, tant qu’ils ne sont pas impliqués dans une lutte qui les concerne directement), mais savent bien que les syndicats sont les gestionnaires au quotidien des relations sociales entre le patron et les salariés, entre le gouvernement et les travailleurs. Les syndicats sont donc vus et reconnus comme l’outil pour faire respecter un contrat de travail, pour améliorer les conditions de travail, pour conserver le droit de travailler dans les conditions correctes avec des salaires corrects.

De plus, en France les syndicats se proclament, depuis la Charte d’Amiens (1905), indépendants des partis politiques (ce qui est une bonne chose car a priori, ils doivent pouvoir être aussi offensifs face à un gouvernement de droite que de gauche). Dans l’article 1 des statuts de la CGT, il est écrit que « la CGT est ouverte à tous les salariés femmes et hommes actifs, privés d’emploi et retraités, quels que soient leur statut social et professionnel, leur nationalité, leurs opinions politiques, philosophiques ou religieuses ». Le fait que les syndicats ne demandent pas aux travailleurs de faire des choix politiques pour y adhérer, accentue les contradictions en leur sein. Cette vision syndicale et le fait même que les travailleurs et donc les syndiqués et syndicalistes soient victimes des pressions idéologiques, confère à cette première des organisations de travailleurs une nature contradictoire : en effet le syndicat est composé de travailleurs qui subissent eux-mêmes les pressions des idées dominantes. Les syndiqués, à différents degrés, doivent y faire face au quotidien. Le syndicat n’est pas un parti politique qui met des conditions d’adhésions strictes. Mais une organisation qui réunit les travailleurs sur des intérêts communs de défenses de droits et dont les revendications sont essentiellement « économiques ». Pourtant, le système d’exploitation capitaliste forme un tout où les différents champs interagissent. Il n’existe pas de barrière hermétique entre le champ politique et le champ économique. Il arrive donc que les syndicats mettent un pied dans le champ politique car l’apolitisme du syndicat ne veut pas dire apolitisme des syndiqués. Certaines fédérations organisent régulièrement des séminaires sur les discriminations sexistes et racistes pour mettre en avant que les oppressions servent l’exploitation et divisent les travailleurs et qu’il faut les combattre collectivement pour établir un rapport de force nécessaire pour gagner sur le terrain des revendications sociales.

De part sa nature contradictoire il arrive aussi que les cadres intermédiaires (les délégués syndicaux qui ont une décharge partielle sur leur lieu de travail) se radicalisent dans les actions sans pour autant se radicaliser dans les mots d’ordre. En effet depuis le début de la crise économique mondiale (près de 3000 emplois détruits par jour depuis janvier 2009), il n’est pas rare de voir des délégués syndicaux impliqués directement ou indirectement dans les séquestrations de patrons. Pour mémoire : les salariés de l’usine Scapa de Bellegarde (l’Ain) et les salariés de Sony France, soutenus par leurs délégués CGT ont retenu les cadres pour obtenir la réouverture de négociations. Les salariés de 3M soutenus par les délégué FO et CGC, ont refusé de laisser partir le directeur industriel si « l’enveloppe budgétaire nécessaire à la satisfaction de [leurs] revendications » n’était pas proposée par les patrons. [11]

Cependant, même si les méthodes semblent radicales (en fait c’est illégal et donc passible de poursuites) les revendications ne le sont pas autant : les salariés réclament en majorité des cas la renégociation des termes des suppressions d’emplois : certains désirent des indemnités de départ, d’autres des réductions des licenciements, etc. La colère est explosive mais les salariés ne sont pas radicaux dans leurs mots d’ordre. Pour faire simple, ils ne remettent pas en cause de façon globale le système économique capitaliste, ils ont encore des mots d’ordres économiques. Il y a donc un décalage entre les méthodes et les revendications. Les représentants syndicaux, qui aux yeux des plus radicaux, passent le plus souvent pour des traîtres car « ils négocient les termes de l’exploitation », sont tout à fait capables d’être portés par le mouvement et d’accepter de se laisser déborder par les salariés en colère. Ces délégués du personnel sont au contact des travailleurs au quotidien même s’ils ont des décharges. Ils comprennent la colère et l’humiliation que subissent leurs collègues.

Et la bureaucratie dans tout ça ?

Cette contradiction se reflète aussi dans la structure des syndicats. La bureaucratie syndicale occupe une place particulière dans la structure du syndicat. Elle est conservatrice et peut devenir un vrai frein aux mobilisations. Cette année, les directions syndicales n’ont pas été à la hauteur des enjeux de la colère quand elles ont appelé de manière unitaire à des journées d’action séparées (19 mars, 29 janvier, 1er mai, 26 mai et 13 juin). Même si elles sont satisfaites de ces journées, car elles créent un rapport de force positif pour négocier avec le gouvernement, les confédérations ont délibérément espacé le rythme car elles voyaient très clairement qu’elles pouvaient être dépassées par les salariés. Les confédérations syndicales ont appris de mai-juin 2003, où les profs, les postiers et les chemineaux se sont auto-organisés en AG de ville pour faire converger les luttes contre la loi Fillon qui augmentait les années de cotisations retraites. La peur du débordement montre le caractère réformiste des organisations syndicales. Elles veulent négocier à la place des salariés eux-mêmes. Elles se posent en représentants des travailleurs et non pas comme les organisatrices des travailleurs.

D’où vient la nature conservatrice des bureaucraties syndicales ? Tout d’abord elle ne s’explique pas par une nature humaine qui classerait les méchants bureaucrates et les gentils syndiqués. Mais plutôt par la position sociale qu’elles occupent dans les rapports de production dans le cadre du système capitaliste. De façon générale ce sont les conditions matérielles qui forgent les idées et c’est tout aussi vrai pour les travailleurs et les permanents syndicaux. L’idée n’est pas de reprocher aux bureaucrates d’avoir laissé tomber un travail plus ou moins pénible sur lequel ils n’ont aucun contrôle. Comment reprocher à un postier qui trie des colis toute la journée, à un salarié d’EDF qui travaille en extérieur par tous les temps, à une caissière qui répète constamment les même gestes, à un prof qui enseigne un programme sur lequel il n’a rien à dire, de vouloir quitter leur travail pour être payés à défendre les droits de leurs collègues au quotidien ? On ne peut reprocher en soi à un travailleur exploité de vouloir quitter son travail pour être payé à défendre les droits de ses collègues au quotidien.

Cependant, en quittant leur travail, les permanents syndicaux quittent aussi leur milieu. Ils se détachent de plus en plus de la réalité et du quotidien du travail. Ils ne vivent plus le stress des rendements, la pression des chefs, l’humiliation, la peur du chômage, etc. Ils deviennent des négociateurs professionnels et côtoient un monde différent de leurs anciens collègues. Ils siègent en permanence dans les commissions, dans les conseils, au contact direct des patrons et des représentants du gouvernement. En fin de compte ils deviennent des gestionnaires du système capitaliste des entreprises, garants du maintien d’un ordre social pacifié.

Le syndicat est une organisation réformiste

Cette pression à l’adaptation est d’autant plus forte en période de calme social. En ces moments là, les directions syndicales s’adaptent à la passivité de leur base sociale électorale. Plus les syndicats font des bon scores électoraux aux Prud’hommes, plus ils bénéficient de subventions sous la forme d’argent ou d’heures de décharge syndicale. La nouvelle loi sur la représentativité syndicale (juillet 2008) changera et a déjà changé beaucoup de choses dans les relations intersyndicales. [12] En effet les cinq organisations syndicales historiques (CGT, FO, CFDT, CFDT et CFE-CGC), doivent, désormais, au même titres que les autres « petites » (SUD, CNT etc.) prouver qu’elles représentent bien les salariés selon sept critères [13] adoptés par la position commune pour se présenter aux élections prud’hommales. La volonté d’institutionnaliser les syndicats sur la base de leurs scores électoraux, accentue la concurrence entre eux et concentre leur activité sur les élections au détriment des luttes.

Le financement public, par exemple ne permet pas aux syndicats de développer une indépendance vis-à-vis des institutions. En effet les syndicats n’étant pas obligés de publier leur compte, il est difficile de savoir quelle est la part des fonds publics que reçoivent les syndicats. La loi qui les y autorise date de 1884, à l’origine il s’agissait de garantir l’anonymat des travailleurs qui cotisaient. De nos jours cela a plutôt comme conséquence d’entretenir la suspicion et de faire naître la méfiance chez ces derniers (affaire UIMM [14]). Mais surtout cela ne permet pas de savoir à quelle hauteur les cotisations syndicales participent de la construction des syndicats.

Le fait de cotiser doit avoir comme résultat que les travailleurs construisent au quotidien un des outils de leur lutte contre les patrons, or un financement opaque et largement subventionné par l’État, ne permet pas cette prise de conscience. De plus la cotisation syndicale est importante pour financer les différentes outils du syndicats : tracts, brochures, formations, journées d’études, congrès, etc. L’argument qui justifie de se servir des fonds publics pour construire les syndicats, n’est donc pas juste car il maintient les travailleurs dans une position d’adhérents et non pas d’acteurs, de constructeurs de leur syndicat. Ceci a pour conséquence de renforcer le substitutisme du syndicat : votez pour les syndicats aux prud’hommes, dans les CE, dans les CA, etc. et les délégués et commissaires paritaires feront le reste. Cette situation n’est pas forcément critiquée par les syndiqués car ils n’ont pas le temps ni la formation pour décortiquer les nouvelles lois et leur retombées sur leurs conditions de travail. Cette face du syndicat montre sa tendance profondément réformiste, c’est-à-dire qu’il est possible de changer les choses, d’améliorer les conditions de travail par l’accumulation des réformes (convention collective, recours aux Prud’hommes, parfois quelques grèves pour maintenir la pression) mais les salariés sont passifs, ils ne développent pas un esprit combatif au quotidien.

Or le rapport entre syndiqués/délégués/bureaucrates s’auto-entretient, car les délégués syndicaux sont confortés dans leur démarche par la passivité des travailleurs, qui se tournent vers eux pour régler des problèmes qui paraissent individuels. Cette position peut être un atout car les salariés ont confiance dans le travail quotidien du délégué, ils peuvent du coup être influencés par le discours du délégué sur la nécessité de l’action collective, mais la réciproque est vraie : si le délégué pense qu’une mobilisation n’est pas utile, les salariés ont tendance à le suivre dans cette démarche. Or les bureaucrates finissent par se convaincre que les luttes sont difficiles à mener car les syndiqués sont la plupart du temps passifs et que les résultats positifs ou négatifs de leurs négociations quotidiennes semblent détachés du rapport de force issus des luttes antérieures.

La nature contradictoire des syndicats, met ainsi les dirigeants syndicaux face à des choix antagonistes lorsque des luttes éclatent. Tout d’abord, ils ne sont pas sûrs que les luttes soient victorieuses et perdent confiance dans la capacité des travailleurs à s’auto-organiser et à se radicaliser dans une lutte où ils ne sont pas directement impliqués. Surtout ils craignent davantage que les défaites n’accentuent la désyndicalisation et du coup ne leur fassent perdre leur légitimité vis-à-vis du patron/gouvernement. Mais également de voir leur influence diminuée auprès des syndiqués, ce qui se traduirait en une perte de voix et donc en nombre de décharges syndicales dont ils disposent, voire leur propre poste. Et quel permanent syndical aurait envie de retourner travailler après cinq à quinze ans d’arrêt de travail ?

Par ailleurs en cas de mouvement de grève, il est fort possible que les dirigeants se fassent déborder par leur base, active dans les cadres d’auto-organisation (AG, comité de mobilisation, piquet de grève, etc) et donc plus proche des travailleurs (comme c’est le cas des délégués-séquestrateurs). Une lutte trop radicale a tendance à se politiser rapidement et à mettre en doute la légitimité du pouvoir en place. La perte de contrôle de ces luttes peut s’opposer à la stratégie réformiste des syndicats. Ils doivent sans cesse alterner mobilisations importantes pour maintenir ou améliorer leur position et en freiner la montée pour la conserver. Ils suivent alors le mouvement pour tenter de le récupérer ou d’en prendre la direction car ils tentent de conserver une légitimité à double face : auprès des patrons et du gouvernement d’une part et auprès des travailleurs d’autre part. On touche ici au cœur de la contradiction syndicale. Les permanents syndicaux ne sont plus des travailleurs car ils n’interviennent plus directement ou indirectement dans le processus de production mais ils ne sont pas non plus des patrons car il ne bénéficient pas de l’exploitation des travailleurs.

Les syndicats comme cadres de front unique

Dans les parties précédentes nous avons pu constater à quel point les syndicats sont des organisations contradictoires. Tout à la fois cadres de masse et organisations minoritaires, elles ont également un potentiel de radicalisation fort, tout en étant profondément réformistes. À cause de cette nature contradictoire, qui n’est finalement que le reflet accentué des contradictions de la classe ouvrière et des pressions de la classe dirigeante, le syndicat doit donc être vu comme une forme de front unique pour les anticapitalistes. Un front unique particulier car il n’y a pas à proprement parler de directions réformistes, le syndicat étant lui-même réformiste par nature.

La tactique du front unique repose en effet sur l’idée que les travailleurs seuls ont le pouvoir de s’émanciper et de faire changer les choses quand ils prendront le contrôle de la production, mais également que ces mêmes travailleurs sont le plus souvent passifs et soumis à la pression des idées dominantes qui ne cessent de les diviser. Or le sentiment qui domine l’ensemble des travailleurs est que l’on doit changer les choses mais que cela doit se faire en « douceur » par des réformes et donc des lois qui régissent le monde du travail. Cet état d’esprit, qui est également valable pour la plupart des syndiqués, a pour conséquence de les pousser plus volontiers vers une démarche consistant à accumuler les petites réformes progressives dans un contexte favorable ou à se contenter d’essayer de limiter la casse lorsque la situation est plus difficile. Cette politique réformiste tend en retour à surestimer le poids du cadre institutionnel dans le rapport de forces que détient le syndicat et donc à privilégier ce dernier par rapport au développement des luttes.

Les anticapitalistes doivent donc intervenir de façon active dans les syndicats pour convaincre que la perspective d’un changement de système économique et social n’est pas seulement une possibilité historique mais également une nécessité stratégique. Cette position, qui peut être résumée par la formule « les révolutionnaires sont les meilleurs réformistes » a été fortement appuyée par l’histoire du mouvement politique et syndical. L’exemple en négatif le plus connu étant certainement celui des dirigeants réformistes du PCF et de la CGT en 1936, demandant aux travailleurs français de stopper une grève qui remportait victoire sur victoire. [15] L’intervention dans les syndicats en tant qu‘anticapitalistes et pas seulement comme syndicalistes est donc nécessaire car elle implique de combattre l’ensemble des causes qui alimentent cette tendance réformiste et les conséquences pratiques qui en découlent.

Construire

La force du syndicalisme se trouve dans sa vocation à regrouper l’ensemble des travailleurs pour la défense de leurs droits. Le seul travail de syndicalisation implique donc une élévation du niveau de conscience de classe par la mise en évidence d’intérêts communs, quelles que soient les distinctions de « races », de sexe, de religion, etc. entre des individus soumis au quotidien à la dictature de l’idéologie dominante et donc, à la division. Ce regroupement, quand il est combiné avec des mobilisations victorieuses, implique également le développement de la confiance des travailleurs en leurs propres forces pour changer leur quotidien et à une échelle plus large, la société toute entière.

Or les syndicats ont la capacité de regrouper l’ensemble des travailleurs parce qu’ils prouvent leur utilité au quotidien. Pour cette raison le travail syndical de défense individuel, de bataille sur l’ensemble des éléments qui peuvent améliorer les conditions des travailleurs ne peut être laissé aux bureaucrates syndicaux ou plus largement aux syndiqués qui ne sont pas dans le parti tandis que les anticapitalistes se contenteraient d’une attitude uniquement propagandiste. Au contraire, pour convaincre de leur orientation les anticapitalistes doivent également être « les meilleurs syndicalistes » et permettre aux travailleurs d’être les acteurs des luttes.

Les militants anticapitalistes doivent donc se syndiquer mais aussi faire en sorte que les travailleurs se syndiquent. Un parti, et à plus forte raison, un parti anticapitaliste ne peut pas faire le travail de défense des travailleurs au quotidien car il ne regroupe par définition qu’une frange minoritaire des travailleurs. Plus il y aura de syndiqués convaincus par les anticapitalistes, plus les rapports de force entre la base et la direction se poseront de manière aiguë.

Démocratie

Mais pour cela il faut œuvrer pour plus de démocratie dans les syndicats. Tout d’abord les syndiqués devraient pouvoir délégitimer une direction syndicale (par un vote par exemple) si elle ne respecte pas le mandat pour lequel elle a été élue, et cela sans attendre un congrès mais au lendemain d’une mobilisation. Cela implique également une campagne de syndicalisation qui s’appuie sur l’idée que plus les syndiqués auront le contrôle, y compris financier, de leur outil syndical, plus le syndicat pourra être démocratique et offensif en période de lutte.

Il faut également s’organiser au sein du syndicat pour faire entendre une voix alternative quand les directions syndicales donnent l’impression de trahir. Dire que les directions syndicales trahissent est un truisme. Cette position propagandiste encourage un pessimisme et donc une tentation à la passivité chez les syndiqués qui se diront « à quoi sert de se syndiquer puisque les directions vont nous trahir de toutes façon ? ». Inciter à la syndicalisation, utiliser la tactique du front unique dans les syndicats, ne doit pas se borner à dénoncer à tout prix les directions, mais être une médiation pour organiser les franges les plus radicales des travailleurs. Le syndicat doit être perçu comme un double moyen : se défendre au quotidien et apprendre à se battre collectivement.

Ce rapport au syndicalisme doit donc être combiné. Le Nouveau Parti Anticapitaliste doit compter dans ses rangs des cadres syndicaux intermédiaires, au contact des travailleurs, mais qui construisent aussi leur syndicat. Ces cadres doivent se battre au quotidien pour organiser les syndiqués et les non-syndiqués, les défendre au quotidien mais aussi en faire des acteurs des luttes. Ils doivent favoriser l’auto-organisation des travailleurs en période de lutte sous la forme de conseils des travailleurs, d’AG souveraine, d’AG de ville etc.

Une intervention coordonnée

Le combat pour une orientation syndicale conséquente ou le progrès de la démocratie interne ne peut toutefois être le fait d’individus isolés. Pour que les analyses et les positions quotidiennes des sections syndicales comme des confédérations puissent être contrôlées par l’ensemble des syndiqués, il faudra que les militants anticapitalistes s’organisent afin de proposer le cas échéant une orientation alternative. La situation actuelle, où les militants du NPA interviennent dans des syndicats différents, implique de mettre en place des cadres de discussion et/ou d’intervention au niveau intersyndical. C’est un préalable nécessaire à la convergence des mots d’ordre qui font avancer le mouvement social dans son ensemble et toujours dans son intérêt de classe.

Réclamer la régularisation de tous les sans-papiers, par exemple, est non seulement juste mais nécessaire car cela permet de combattre la division des travailleurs. Chaque anticapitaliste doit pouvoir porter une telle revendication dans son syndicat. Mais arriver à un tel résultat ne sera pas possible sans une réelle coordination des anticapitalistes.

Bien entendu, les formes que prendront de tels cadres de discussion et d’intervention, ne peuvent être déterminés de manière abstraite. Ceci est vrai à l’interieur du NPA, mais l’est encore plus au sein des syndicats. Quel serait alors l’outil le plus pertinent ? L’idée d’un courant « lutte de classe », organisé autour d’une revue diffusée à l’ensemble des syndiqués, a par exemple émergé lors de la première commission nationale public/privé/privés d’emploi du NPA. Cela aurait le mérite de faire progresser l’intervention coordonnée des anticapitalistes et de faire entendre une autre voix que celle des directions réformistes. Mais cela pose également de nombreuses autres questions. S’agirait-il d’un regroupement de tendances ? Devrait-il uniquement regrouper les membres du NPA ? Devrait-il avoir une expression publique ? etc. Nous devons mener le débat dans l’ensemble des cadres du NPA et, à l’échelle nationale, du comité de base jusqu’au comité exécutif en passant par les indispensables commissions.

Notes

[1D. Andolfatto, D. Labbé, Les syndiqués en France, 1990-2006, Liaisons, 2006.

[2Cf. «  L’appel et la pioche : jeunes, précaires, anticapitalistes  », entretien avec Leïla dans le même numéro, p34.

[33. Pour une analyse complète du mouvement de Mai 68 : Chris Harman, Quand la France prit feu, consultable en français sur http://tintinrevolution.free.fr/fr/harman68.html.

[4Les études actuelles estiment qu’elle est inférieure à 2 millions aujourd’hui. Sachant que les chiffres d’avant la seconde guerre mondiale sont uniquement ceux déclarés par les organisations elles-mêmes on peut raisonnablement estimer que la syndicalisation en 1937 s’élevait à environ 4 millions de travailleurs.

[5Pour une analyse plus fine sur la question, lire l’entretien de Jean-Daniel Lévy réalisé par Dominique Mezzi et Francis Sitel dans Critique Communiste n°178, 2005.

[6Enquête REPONSE 2004 (volet représentant du personnel et volet représentation de la direction) citée dans La lutte continue  ?, Éditions du croquant, 2008, sous la direction de Sophie Beroud.

[7Correspondant dans cette étude à au moins deux diffusions de tracts et/ou tenues de permanence par trimestre.

[8Selon un sondage BVA du 12 juin, 72 % des français, considéraient la mobilisation comme «  justifiée  ».

[9Leila Soula, «  La charte d’Amiens, mythe et réalités  », revue Que faire  ?, n°7, janvier-mars 2008, consultable sur http://quefaire.lautre.net/articles/07amiens.html .

[10Sondage CSA, septembre 2007-2008.

[11«  Séquestrer son patron, la nouvelle arme sociale  », Libération.fr, 9 avril 2009.

[12Pour une analyse des conséquences de cette réforme sur la stratégie intersyndicale notamment, lire Sophie Béroud et Karel Yon, «  Face à la crise, que fait le mouvement syndical  ?  », Contretemps, nouvelle formule, n°1, consultable sur http://contretemps.eu/interventions/face-crise-que-fait-mouvement-syndical.

[13La position commune propose que la reconnaissance de la représentativité syndicale soit évaluée en fonction de sept critères : les effectifs d’adhérents et les cotisations, la transparence financière (certification des comptes), l’indépendance, le respect des valeurs républicaines, l’influence (activité, implantation, etc.), une ancienneté de deux ans minimum, ainsi que l’audience établie à partir des élections professionnelles (élections aux comités d’entreprise ou à défaut des délégués du personnel). Pour ce dernier critère, un seuil de 10% des «  suffrages valables exprimés  » est fixé.

[14Sur l’affaire de l’UIMM : «  La justice ouvre une enquête sur une grande figure du patronat...  », Les Échos, 26 septembre 2007.

[15Sur le sujet lire Sarah Benichou, «  1936 : Tout est possible  », Que Faire  ?, n°4, juillet-septembre 2006.

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