CPE et matraques, les deux faces de la médaille libérale

par Dominique Angelini

15 septembre 2009

Pour comprendre la politique de répression, il est nécessaire de la considérer comme une composante de la politique économique. Comme l’a montré Michel Foucault dans son livre Surveiller et punir, le traitement de la délinquance est intimement lié au régime politique et économique en vigueur. De son côté, Loïc Wacquant, en s’appuyant sur l’exemple des Etats-Unis, analyse dans Les prisons de la misère et Punir les pauvres, comment la casse des acquis sociaux et la mise en place d’une précarité et d’une flexibilité généralisées, s’accompagnent nécessairement d’une répression accrue de tous ceux qui résistent à rentrer dans ce moule. Cet article expose la théorie de Foucault. Une seconde partie qui sera publiée dans le prochain numéro de la revue, s’appuiera sur les livres de Wacquant pour éclairer la situation actuelle en France.

Des dizaines de comparutions immédiates, des condamnations à de la prison ferme pour des jeunes qui manifestent contre le CPE, un syndicaliste dans le coma et des dizaines d’autres tabassés. La matraque, la justice et pour finir la prison sont les auxiliaires de l’Etat pour faire passer la pilule du CPE.

Et il ne s’agit pas d’un phénomène isolé. La répression qui sévit actuellement n’est que la continuation d’une politique qui date déjà. Lorsque la puissance et l’autorité de l’Etat sont contestées, le recours à la répression est systématique. On l’a vu en 1986 lorsque les étudiants manifestaient contre la loi Devaquet qui projetait d’instituer une sélection pour l’entrée en fac. Malik Oussekine, fut la victime des brigades de voltigeurs à moto. Depuis, la criminalisation du mouvement social s’est poursuivi et s’est développée. Que ce soit à à Prague et à Nice en 2000 ou à Göteborg et à Gênes en 2001, la violence policière s’est déchaînée contre les manifestations altermondialistes. En France, les syndicalistes sont arrêtés comme pendant les manifestations contre les retraites en 2003 ou en réaction aux fauchages d’OGM. Avec Sarkozy à l’Intérieur, la répression est systématisée et les provocations omniprésentes, en particulier dans les banlieues. Les évènements de cet automne en sont une illustration et on oublie parfois que les révoltes ont démarré après la mort de deux jeunes, qui étaient poursuivis par la police. Enfin, les manifestations contre le CPE donnent lieux à des centaines d’arrestations (près de 500, le 28 mars pour la seule ville de Paris).

Pourtant, depuis une dizaine d’années, la politique de répression et la politique pénale ont subi certains changements.

Sous prétexte d’insécurité croissante, le discours opposant prévention et répression n’a cessé d’emporter de nouvelles adhésions. À droite, bien sûr, l’insécurité étant un des fonds de commerce de la droite la plus dure, mais à gauche également. Depuis le colloque de Villepinte en 1997, dont le titre était « Des villes sûres pour des citoyens libres », le Parti socialiste a fait de la sécurité un cheval de bataille.

Ainsi, quelques temps plus tard, E. Guigou déclarait « Notre tournant à tous doit être un tournant vers le principe de réalité. Qui ne voit que certaines méthodes de prévention entretiennent, parfois par inadvertance, une certaine culture de l’indulgence qui déresponsabilise les individus ? Peut-on construire l’autonomie d’un jeune en lui concédant sans arrêt que ses infractions ont des causes sociologiques, voire politiques – auxquelles bien souvent il n’aurait pas pensé tout seul -, et alors qu’une masse de ses semblables, placés exactement dans les mêmes conditions sociales ne commettent aucun délit ? » [1] Il ne s’agit pas là d’une exception dans le PS, mais bien d’une nouvelle orientation confirmé à plusieurs reprise et notamment en 2002 par Julien Dray à l’Assemblée nationale « À l’instar de notre Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin […], pour nous un délinquant est un délinquant. […]. Oui, il existe un terreau propice à la délinquance. Le reconnaître ne l’excuse ni ne la justifie pour autant. Si on ne choisit pas où l’on naît, on choisit sa vie et à un moment donné, on choisit de devenir délinquant. Dès lors, la société ne peut trouver d’autres solution que la répression de tels actes. » [2]

À tel point que Sarkozy a pu trouver l’intervention de Dray « courageuse » : « Monsieur Dray, j’ai eu tant de plaisir à vous entendre vanter le modèle américain, et avec quel talent, quelle honnêteté et quelle précision ! Jamais je n’aurais osé aller aussi loin. Merci de m’avoir rendu ce service ! »

Ce n’est pas un hasard si cette nouvelle idéologie de l’impunité zéro a saisi le PS à cette époque. En effet, cela correspond au moment où ce parti achevait son tournant vers le social libéralisme, commencé en 1983.

En 1997, après une campagne où Jospin avait promis l’abrogation des lois Pasqua Debré contre les immigrés, la non-fermeture de l’usine Renault de Vilvoorde, la non signature du pacte de stabilité de l’Union européenne, il mena une politique exactement inverse.
Lorsque la société Michelin, bénéficiaire, décida de licencier des milliers de salariés, Jospin déclara que l’Etat ne pouvait pas tout… Pour finir, il admit comme ligne politique que si une société de marché n’était pas souhaitable, l’économie de marché était indispensable.
Par la suite, il démontra que les deux allaient de pair et peu avant l’élection présidentielle, en avril 2002, il signa à Barcelone, d’une seule main avec Chirac, un accord qui permettait de repousser de 5 ans l’âge de la retraite et de privatiser EDF.

Tolérance zéro

Ce parallèle entre la politique libérale et la politique répressive n’est pas une exception ou une particularité hexagonale. On peut voir des similitudes aux États-Unis.

Le libéralisme, en tant que casse des acquis sociaux, augmentation de l’exploitation des salariés et en même temps l’explosion des profits pour les actionnaires y a été développé plus tôt. Le départ étant donné par les années Reagan.

Si le chômage est peu élevé aux Etats-Unis, la raison principale en est que la comptabilisation des chômeurs répond à des règles très restrictives. Ainsi, toute personne ayant travaillé au moins une heure au cours du mois précédent est sortie des statistiques des chômeurs.

Contrairement à ce que veulent faire croire les laudateurs du modèle américain, la situation des salariés est loin d’être enviable. Près d’un Américain sur sept, soit 41 millions, ne dispose d’aucune assurance maladie. Les écarts entre les plus riches et les plus pauvres, n’ont jamais été aussi élevés. Les travailleurs sont souvent contraints de cumuler plusieurs ‘jobs’ pour boucler les fins de mois.

Cette situation s’est installée progressivement, ponctuée par les défaites du mouvement ouvrier aux Etats-Unis. La grève des aiguilleurs du ciel en 1980, sous Reagan qui fut une défaite, en fut un des points marquants. Elle se traduisit par le licenciement de 11 000 salariés et porta un coup terrible contre le mouvement ouvrier américain.
Dans le même temps, la politique de tolérance zéro fut développée, notamment à New York.
Dans plusieurs livres, Les prisons de la misère et Punir les pauvres, Loïc Waquant, explique le lien entre politique libérale et politique répressive.

Pour comprendre ces liens, il est important de comprendre que de tout temps la politique pénale d’un Etat ne s’est pas développée de manière autonome. Elle correspond au stade de développement de la société et surtout aux besoins de répression de son organisation.

C’est ce qu’explique Michel Foucault dans son livre Surveiller et punir, dont le sous-titre est "Naissance de la prison".

Le temps de la barbarie

C’est au tournant du XIXe siècle que dans les différentes sociétés occidentales, la politique de la pénalité change.

L’Ancien régime est féodal. Le roi tient sa position du droit divin. Nul si ce n’est Dieu, ne peut le remettre en cause. Et inversement, tout attaque contre le roi est une attaque contre Dieu.
La société est divisée en ordres et la noblesse bénéficie de nombreux privilèges, du pouvoir politique, alors que le Tiers état n’a aucun droit. Pourtant la bourgeoisie, petit à petit prend le pouvoir économique.

En termes de pénalité, cette époque est marquée par des pratiques que l’on peut caractériser de barbares. Les crimes et certains délits sont punis de manière particulièrement atroce. La torture et le supplice font partie intégrante de la punition. Ainsi, le fouet, la roue, l’écartèlement sont monnaie courante pour les criminels.

Foucault donne de nombreux exemples de procès-verbaux de châtiments infligés aux prétendus coupables : «  tenaillé aux mamelles, bras, cuisses et gras des jambes, sa main droite tenant en icelle le couteau dont il a commis le parricide, brûlée de feu de soufre, et sur les endroits où il sera tenaillé, jeté du plomb fondu, de l’huile bouillante, de la poix résine brûlante, de la cire et soufre fondus et ensuite son corps tiré et démembré à quatre chevaux et ses membres consumés au feu, réduits en cendres et ses cendres jetées au vent. » [3] Il explique ensuite que les quatre chevaux n’ont pas suffi, qu’il fallut en ajouter deux et que pour finir, le bourreau déboîta les membres du coupable.

Les mains coupées, les yeux crevés, ne sont que le paroxysme d’un système de punition qui atteint en premier lieu le corps : mise au piloris, exposition des coupables à la réprobation générale… Ceux qui aujourd’hui s’indignent, à juste titre, des châtiments qui sévissent dans certaines sociétés comme l’Arabie saoudite, doivent savoir que ces mêmes atrocités étaient commises en France, il y a seulement deux siècles.

Comment expliquer ce changement ? Faut-il y voir un passage de la barbarie à la civilisation ? Et si c’est le cas, comment cela est-il arrivé ?

Naissance du capitalisme

Si le marxisme est un outil d’analyse de la société, il nous apprend que les idées n’ont pas une vie autonome dans la société et qu’elles sont liées au développement des moyens de production.

Ainsi, l’Ancien Régime est marqué par un mode production où l’agriculture et l’artisanat sont quasiment exclusifs. La main d’ouvre est largement excédentaire par rapport aux besoins. Les seigneurs possèdent des fermiers qui cultivent leurs terres et leur versent l’énorme majorité des récoltes pendant qu’ils vivent avec ce que leur procure un lopin de terre.

Dans les villes se développent des corporations d’artisans qui réglementent l’exercice de certaines professions. Dans ce système politique, la liberté n’est pas un concept pertinent. Les serfs appartiennent aux seigneurs qui sont eux-mêmes les vassaux du souverain.
Celui-ci a droit de vie et de mort sur tous ses sujets : « L’infraction au-delà de la loi qu’elle enfreint porte tort au droit de celui qui fait valoir la loi. Le crime attaque le souverain » [4]

C’est en ce sens que le châtiment doit être exemplaire.

La fin du XVIIIe siècle correspond à l’avènement de la bourgeoisie comme classe dominante. La production se développe, et les besoins en main d’œuvre également.
Les idées des philosophes des Lumières parlent de liberté et cela coïncide aux besoins de l’industrie naissante. Pour travailler dans une fabrique, les hommes doivent être libres. Tout assujettissement à un quelconque seigneur est une entrave pour les bourgeois. Mais en même temps, il faut convaincre les anciens paysans de quitter les campagnes pour travailler dans les fabriques. En Angleterre, Engels et Marx expliquent parfaitement le système des enclosures qui a exproprié les paysans de leurs terres. En leur interdisant de cultiver un lopin de terre, on les prive de leur seul moyen de subsistance, et ils sont alors contraints d’aller vendre leur force de travail dans les ateliers.

Malgré cela, les conditions de travail sont tellement rudes, que certaines préfèrent le vagabondage et ses incertitudes à un travail salarié dans une fabrique. C’est ainsi que se mettent en place au début du XVIIIe siècle, les Work Houses. On en compte 700 en 1732 et près de 2 000 en 1777. Le vagabondage est interdit et toute personne qui ne peut justifier d’un travail peut y être enfermée et contrainte de travailler.

En France la Révolution est totalement ancrée dans cette évolution. La Déclaration des droits de l’Homme consacre la liberté, mais surtout le droit à la propriété privée. La liberté car nul ne doit empêcher le travailleur de vendre sa force de travail. La propriété privée, car le capitalisme naissant a besoin de garanties contre l’Etat.
Pour Foucault on assiste à un changement dans la criminalité : alors que l’Ancien Régime avait principalement des crimes de sang à punir, les attaques contre la propriété et notamment le vol se développent. C’est dans ce contexte qu’il faut étudier l’évolution de la politique pénale.

La transformation ne peut pas être séparée de plusieurs processus qui la sous-tendent. Et d’abord d’une modification dans le jeu des pressions économiques, d’une élévation générale du niveau de vie, d’une forte croissance démographique, d’une multiplication des richesses et des propriétés et du besoin de sécurité qui en est une des conséquences. On constate un alourdissement de la justice. En France, la législation sur le vagabondage avait été renouvelée et aggravée à plusieurs reprises depuis le XVIIe siècle. [5]

Le mode de répression change également. Si les châtiments corporels et la peine de mort demeurent, la torture est de plus en plus contestée.

En 1760, en Angleterre est inventée la potence qui comporte une trappe par laquelle le pendu tombe. Le but est d’écourter l’agonie de supprimer toutes souffrances inutiles et empoignade avec le bourreau.

En France, la guillotine poursuit le même objectif : une mort rapide et égale pour tous. Tout condamné à mort aura la tête tranchée.

Faut-il voir dans ce changement une évolution de la société vers la civilisation ? Voici ce qu’en dit Foucault :

Les supplices sont l’effet d’un régime de production où la force de travail, et donc le corps humain n’ont pas l’utilité ni la valeur marchande qui leur seront conférées dans une économie de type industriel. [6]

De la barbarie à la "civilisation"

Ce changement ne se fait pas du jour au lendemain. Et il faut attendre le milieu de XIXe siècle pour que la torture disparaisse (au moins officiellement) de l’appareil répressif. Cela va de pair avec une systématisation de la peine. En effet, un des défauts principaux de l’ancien système réside dans son côté aléatoire. Sous le capitalisme, tout crime ou délit doit être puni.

« Si on laisse voir aux hommes que le crime peut se pardonner et que le châtiment n’en est pas la suite nécessaire, on nourrit en eux l’espérance de l’immunité…que les lois soient inexorables, les exécuteurs inflexibles. » [7] Cette phrase n’a pas été prononcée (du moins pas en premier) par Sarkozy pour faire l’éloge de l’impunité zéro, mais par Beccaria. Cet intellectuel milanais, ami de Voltaire et de Diderot, publia en 1764 Le traité des délits et des peines. Il défend l’abandon des supplices pour des peines sures et douces. Ses idées influencent largement les rédacteurs de la déclaration des droits de l’homme.

Ce qui nous paraît aujourd’hui comme la base de toute politique pénale, la prison, était quasiment inexistante sous l’Ancien Régime.

Avec les nouvelles formes d’accumulation du capital, des rapports de production et de statut juridique de la propriété, toutes les pratiques populaires qui relevaient soit sous une forme silencieuse quotidienne, tolérée, soit sous une forme violente, de l’illégalisme des droits sont rabattues de force sur l’illégalisme des biens. (…) l’économie des illégalismes s’est restructurée avec le développement de la société capitaliste. [8]

Puisqu’une des bases du capitalisme est la liberté des travailleurs, son système punitif se tourne vers la privation de cette liberté.

Quel en est le but ? Les châtiments corporels représentaient une vengeance du souverain contre une attaque qui était considérée comme personnelle. Le système pénal punissait donc le corps.

Le système pénal capitaliste désindividualise le pouvoir et par conséquent les peines. Il n’est plus question de vengeance mais bien plus de redressement.
Cela va de pair avec l’instauration de la discipline dans l’ensemble de la société.

Naissance de la prison et de la discipline

Une des différences entre le travail dans une fabrique et les travaux dans les champs est la perte d’autonomie que représente le premier par rapport au second.

Les travailleurs qui arrivent dans les ateliers ont l’habitude de tâches physiquement dures, mais dont ils maîtrisent les rythmes. La productivité n’est pas une question qui se pose dans les campagnes. S’il existe une hiérarchie dans une famille, une maison, un village autour desquels s’organise la production, les membres sont relativement libres à l’intérieur de la sphère qui leur est attribuée.

Le travail dans les premières usines demande une discipline à laquelle la plupart des membres du salariat naissant ne sont pas accoutumés.
Cette discipline qui fait que de nos jours, tous les travailleurs savent que la démocratie s’arrête à la porte de leur entreprise, doit être imposée à cette époque. Ce nouveau système de production signifie en outre une collaboration des travailleurs. Il n’est plus question de travailler chacun à sa tâche, mais de travailler ensemble à des stades différents de la production.

L’ordre n’a pas à être expliqué, ni même formulé ; il faut et il suffit qu’il déclenche le comportement voulu. Du maître de discipline à celui qui lui est soumis, le rapport est de signalisation : il s’agit non de comprendre l’injonction, mais de percevoir le signal et d’y réagir aussitôt, selon un code plus ou moins artificiel établi à l’avance. [9]

Cela s’accompagne d’un système de surveillance perpétuelle :

Dans les grands ateliers et les usines s’organise un nouveau type de surveillance. Contrôle intense et continu. Les patrons y reconnaissent un élément indissociable du système de production industrielle, de la propriété privée et du profit. La surveillance devient un opérateur économique décisif, dans la mesure où elle est à la fois une pièce interne dans l’appareil de production et un rouage spécifié dans le pouvoir disciplinaire. [10]

On assiste alors à la mise en place d’une organisation rigoureuse de la société et d’un apprentissage de la discipline dès le plus jeune âge. Pour Foucault, la soumission du corps devient alors un enjeu : « À l’atelier, à l’école, à l’armée sévit toute une micropénalité du temps (retards, absences, interruptions des tâches), de l’activité (inattention, négligence, manque de zèle), de la manière d’être (impolitesse, désobéissance), des discours (bavardage, insolence), du corps (attitudes incorrectes, gestes non conformes, malpropreté), de la sexualité (immodestie, indécence). En même temps est utilisée, à titre de punitions, toute une série de procédés subtils, allant du châtiment physique léger, à des privations mineures et à de petites humiliations. » [11]

On voit en germe, tout ce qui existe encore aujourd’hui dans les différentes sphères éducatives, professionnelles ou pénitentiaires. Ce qui est stigmatisé depuis quelques années comme des ‘incivilités’ est exactement défini par cette micropénalité.

Cette discipline a également comme fonction de tracer les frontières d’une normalité :

La pénalité perpétuelle qui traverse tous les points et contrôle tous les instants des institutions disciplinaires compare, différencie, hiérarchise, homogénéise, exclut. En un mot, elle normalise. [12]

À la fin du XVIIIe siècle cette idéologie naissante de la société disciplinaire trouve sa traduction architecturale dans le Panopticon dessiné par Bentham. Il s’agit d’un bâtiment circulaire, dans lequel le surveillant, placé au centre, a la possibilité de voir chaque pièce sans être vu. Le concept est utilisé aussi bien pour des écoles, des asiles, des hôpitaux, des prisons que pour des usines.

Il permet de systématiser le pouvoir : à tout moment, la surveillance s’exerce, tout en le désindividualisant : le surveillant est invisible.

La prise du pouvoir par la bourgeoisie s’est accompagnée d’une systématisation des règles. Tout le travail de codification effectué au début du XVIIIe siècle est une nécessité pour s’affranchir de l’arbitraire d’un monarque. Le capitalisme dès sa naissance ne peut se passer de sécurité juridique. C’est bien dans ce sens que la propriété privée est très vite consacrée par les révolutionnaires. En contrepartie de cette codification de la société, se développe un système de coercition qui atteint tous les contrevenants. Or si le système officiel est égalitaire – la loi s’applique à tous – le système disciplinaire est d’ores et déjà un système de classe.

L’échec apparent de la politique carcérale

C’est dans ce contexte que ce développe la prison. Alors qu’elle était quasiment inexistante sous l’Ancien Régime, elle devient sous le capitalisme, omniprésente. La privation de liberté a pour but, non seulement d’être exemplaire, mais de permettre aux délinquants de payer leur dette à la société. Pourtant très vite, on se rend compte que les prisons ne désemplissent pas, au contraire.

Dès la mise en place d’un système carcéral, la question de son utilité sociale s’est posée. Si cette société disciplinaire était efficace, les prisons devraient peu à peu se vider.

À ce stade, Foucault pose l’hypothèse que la contradiction n’est qu’apparente :

Ne peut-on pas voir là, plutôt qu’une contradiction, une conséquence ? Il faudrait alors supposer que la prison et d’une façon générale, sans doute, les châtiments ne sont pas destinés à supprimer les infractions ; mais plutôt à les distinguer, à les distribuer, à les utiliser ; qu’ils visent non pas tellement à rendre dociles ceux qui sont prêts à transgresser les lois, mais qu’ils tendent à aménager la transgression des lois dans une tactique générale des assujettissements. La pénalité serait alors une manière de gérer les illégalismes, de dessiner des limites de tolérances, de donner du champ à certains, de faire pression sur d’autres, d’en exclure une partie, d’en rendre utile une autre, de neutraliser ceux-ci, de tirer profits de ceux-là. Bref, la pénalité ne réprimerait pas purement et simplement les illégalismes ; elle les ‘différencieraient’, elle en assurerait l’économie générale. Et si on peut parler d’une justice de classe ce n’est pas seulement parce que la loi elle-même ou la manière de l’appliquer servent les intérêts d’une classe, c’est que toute la gestion différentielle des illégalismes par l’intermédiaire de la pénalité fait partie de ces mécanismes de domination. [13]

Jusqu’en 1848, la mise en place de la société capitaliste se traduit par différentes formes de contestations : politique, sociale. La bourgeoisie doit lutter sur différents plans. Elle affronte aussi bien ceux qui contestent son pouvoir politique contre l’Ancien Régime, que ceux qui résistent de manière consciente et organisée au travail salarié et les petits délinquants. Elle s’appuie sur la pénalisation des derniers pour lutter contre les deux autres catégories.

L’utilisation politique des délinquants – sous forme de mouchards, d’indicateurs, de provocateurs – était un acquis bien avant le XIXe siècle. Mais après la révolution, cette pratique a acquis de toutes autres dimensions : le noyautage des partis politiques et des associations ouvrières, le recrutement d’hommes de main contre les grévistes et les émeutiers, l’organisation d’une sous-police – travaillant en relation directe avec la police légale et susceptible à la limite de devenir une sorte d’armée parallèle -, tout un fonctionnement extra-légal du pouvoir a été pour une part assurée par la masse de manœuvre constituée par les délinquants. [14]

Le livre de Foucault présente une analyse matérialiste de la politique pénale. Il est particulièrement intéressant à lire aujourd’hui. A un moment où le capitalisme est en crise et où les confrontations avec la classe ouvrière sont inévitables que ce soit par les reculs sociaux ou la répression, il permet de comprendre que l’État, n’a pour seul but la perpétuation du système capitaliste. Par tous les moyens nécessaires.

Notes

[1Intervention aux «  Rencontres nationales des acteurs de la prévention de la délinquance  », en mars 1999. Cité dans Punir les pauvres de Loïc Wacquant, éd. Agone.

[3Les notes qui suivent concernent des citations tirées du livre Surveiller et Punir de Michel Foucault, Collection Tel éd. Gallimard, p.9

[4p.58

[5p.91

[6p.66

[7p.114

[8p.103

[9p.195

[10p.205

[11p.209

[12p.215

[13p.317

[14p.327


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