La gauche et la question post-coloniale

par Vincent Touchaleaume

15 septembre 2009

Il y a un peu plus de deux ans (re)commençait ‘l’affaire des foulards’, qui a donné lieu à la loi « sur les signes ostensibles à l’école ». Dans la foulée, le ministère de l’Intérieur supervisait la création du Conseil français du culte musulman, pour "adapter l’islam aux valeurs républicaines". Et comme pour donner raison à ceux et celles qui faisaient le parallèle entre l’instrumentalisation de la laïcité et le passé colonial, le Parlement votait le 15 février 2005 une autre loi, imposant notamment d’enseigner « le rôle positif de la France outre-mer, notamment en Afrique du Nord ».

Cette opération de diabolisation de l’islam et de réhabilitation de la mission civilisatrice de la République n’est d’ailleurs pas étrangère à la manière dont a été réprimée la révolte des cités six mois plus tard. L’état d’urgence et le couvre-feu de la fin 2005 avaient été institués pendant la guerre d’Algérie, pour tenter de dissuader les travailleurs algériens de soutenir le FLN ; et Alain Finkielkraut n’a pas hésité à invoquer la culture musulmane supposée des émeutiers, noirs et arabes comme il se doit, pour « expliquer » les voitures brûlées. C’est d’ailleurs par ce prisme du "danger communautariste" qu’est maintenant abordée toute réflexion sur la situation des populations issues de l’immigration.

Mais c’est bien sûr le Mouvement des Indigènes de la République qui a focalisé les discussions, aussi bien dans les médias qu’au sein des milieux militants. En revendiquant un anticolonialisme post-colonial, en se fixant pour objectif de décoloniser la République, en dénonçant la persistance des schémas hérités de la colonisation au sein de la gauche française, en revendiquant l’identité indigène selon le mécanisme bien connu du retournement du stigmate [1], en usant de la provocation enfin, l’Appel lancé en janvier 2005 a jeté un pavé dans la mare dans les rangs de la gauche et de l’extrême gauche.

On sent bien que quelque chose d’important se joue autour de ces questions, et de fait les divisions qui ont profondément divisé la gauche radicale en 2004 sont pas refermées avec l’exclusion des jeunes filles portant le voile de l’école publique. De nombreuses discussions, parfois très animées, ont eu lieu dans les milieux militants. Combien de déclarations, de tribunes dans la presse, de polémiques à chaque manifestation antiraciste, féministe, voire à chaque fait divers monté en épingle par les médias ? En revanche, force est de constater la faiblesse de la gauche radicale à répondre à ce consensus national et républicain. Certains ont tenté d’éviter le problème en déclarant que le gouvernement voulait faire diversion par rapport à la question sociale, et qu’il ne fallait pas diviser sur ces questions un mouvement ouvrier déjà affaibli. D’autres se sont ouvertement ralliés à l’offensive islamophobe, le cas du journal Charlie Hebdo, devenu l’un des principaux propagandistes du choc des civilisations à gauche, étant le plus emblèmatique [2].

C’est sous le feu de l’actualité que la question post-coloniale fait son entrée dans le débat public français. Cette situation est très différente de la manière dont ce débat est apparu dans le monde anglo-saxon, où les Post-Colonial Studies ont commencé à se développer à partir des années 1970 sous l’influence d’intellectuels originaires du sous-continent indien venus étudier dans les universités britanniques dans les années 1960-70. Il faut également citer l’intellectuel palestinien Edward Saïd, qui a montré dans son livre L’orientalisme : l’Orient créé par l’Occident [3] comment la culture européenne s’était construite sur la base d’une opposition avec le monde colonial rebaptisé ‘Orient’, et comment ce rapport continuait à informer la vision du monde et de soi des ‘Occidentaux’, ouvrant un large champ de recherche sur la base de son travail.

De nombreuses résistances ont empêché en France de mener une réflexion systématique sur la période coloniale et ses conséquences. [4] Certes, après des décennies de censure, le débat a resurgi depuis quelques années autour de la guerre d’Algérie et de l’utilisation de la torture, notamment grâce à l’engagement contre ‘l’amnésie’ d’historiens comme Mohamed Harbi Benjamin Stora, certes Chirac a dû retirer l’article 4 – le plus emblématique, mais le reste va dans le même sens – de la loi du 15 février 2005 devant le tollé qu’il a fini par susciter. Cependant, le déni d’un passé colonial qui ne passe visiblement pas continue de hanter les (mauvaises) consciences, même si certains commencent à se décomplexer.

Il semble que la principale difficulté à analyser les conséquences des mécanismes coloniaux sur la société actuelle vienne de la manière dont s’est construit le consensus républicain en France. La force de l’idéologie républicaine réside dans l’ambivalence de son contenu permettant de rallier le mouvement ouvrier à la cause nationale au nom de valeurs abstraites, tel le triptyque Liberté, Egalité, Fraternité. La contradiction est antérieure à la Révolution française, si on se souvient que Voltaire, un de ses principaux inspirateurs, était aussi actionnaire d’une compagnie organisant la traite des esclaves. La Révolution elle-même se montre incapable de réaliser dans les colonies ce qu’elle proclame en métropole. Certes, l’esclavage est aboli en 1794 – et encore pas partout – sous la pression de la révolte des esclaves Saint-Domingue, mais le droit à la souveraineté reste réservé aux seuls Blancs. [5]

L’invocation de la République pour établir un consensus hostile aux dominés a par la suite un avenir tout tracé. D’ailleurs, la guerre aux colonisés s’est souvent menée sous le même drapeau que la guerre aux pauvres, la Révolution de 1848 illustre comment l’une a pu faciliter l’autre. La Révolution de février voit le camp républicain hérité de la Révolution française se diviser de manière nette. Pour la première fois apparaît au grand jour l’antagonisme de classe entre prolétariat et bourgeoisie qui structurera la pensée révolutionnaire par la suite. En février 1848 une insurrection populaire éclate contre la monarchie de Juillet, puis se radicalise progressivement en critique radicale de l’ordre établi. Sentant ses intérêts menacés par la révolte, la bourgeoisie républicaine s’en désolidarise et s’apprête à mener la guerre civile. Au mois de juin, l’affrontement est à son comble entre l’armée et les insurgés parisiens.

C’est alors que, l’armée d’Afrique est appelée à la rescousse pour mettre son expérience fraîchement acquise en Algérie au service de la répression. Les techniques ‘d’enfumades’ expérimentées de l’autre côté de la Méditerranée sont appliquées avec succès pour venir à bout des barricades défendant les quartiers populaires. Bensaïd évoque la figure du maréchal de Saint-Arnaud, « héros d’une époque où conquête coloniale et coup d’État sont l’envers et l’endroit d’une même médaille, où les villageois de l’Arsenis et le peuple du Faubourg Saint-Antoine sont indistinctement désignés comme des ‘Bédouins’ bon pour la mitraille. » Le même processus de déshumanisation des colonisés, contre lesquels les méthodes de guerre les plus atroces sont permises en raison de leur non-appartenance à la civilisation, est à l’ouvre vis-à-vis des insoumis français. Etant rejetés en dehors de la civilisation, les valeurs humanistes ne peuvent leur être appliquées. Pour le général Bugeaud, « de l’intérieur ou de l’extérieur, l’ennemi était toujours le même. Et le combattre, toujours une affaire de pacification et de nettoyage (à l’enfumade à défaut de Karcher) » [6]

La discussion se poursuit jusqu’à aujourd’hui sur l’opportunité pour le mouvement ouvrier de défendre la portée subversive que continuerait de porter la République. Au sein de la LCR, Christian Piquet défend cette position [7]. Bensaïd règle la question à sa manière :

Cette République cynique et sénile n’a pourtant pas réussi à faire disparaître son double, sa part maudite, la générosité juvénile de ses débuts, lorsque avec la révolution, elles faisaient la paire, rêvant de liberté, d’égalité, de solidarité. Ce rêve s’est bien vite brisé : ave l’exclusion des pauvres du suffrage et la répression du mouvement populaire, avec l’exclusion des femmes de l’espace public et de la citoyenneté, avec les tergiversations à abolir l’esclavage et l’empressement à le rétablir, avec la guillotine de thermidor. Depuis, il y a leur République, thermidorienne et chauvine, et la nôtre, sociale et universelle. C’est une affaire sur laquelle, à moins de n’y plus rien comprendre, on ne se réconciliera plus. [8]

On pourrait polémiquer sur l’opportunité de maintenir cette référence à la République sociale, mais à la différence de Piquet, Bensaïd l’évoque plutôt comme fidélité aux révolutionnaires de 1848 que comme revendication concrète pour aujourd’hui. Le plus important est sa démonstration du caractère incompatible entre les aspirations des dominés et l’ordre républicain, et ce malgré sa prétention à l’universel.

La critique du chauvinisme de l’universel, comme dit Bourdieu, est effectivement déterminante pour comprendre la nature du rapport de domination. C’est le parallèle entre les mécanismes de l’assimilation coloniale et ceux de l’intégration républicaine [9] qui semblent les plus convaincants pour justifier la démarche des Indigènes de la République. L’indigène qui se montrait prêt à sortir de son arriération au contact des missionnaires et des fonctionnaires coloniaux se voyait proposer l’assimilation à la France, accédant du même coup à l’universel. L’immigré est aujourd’hui sommé de s’intégrer à la République, quitter son ‘particularisme communautaire’ pour être reconnu comme un citoyen à part entière. Abdellali Hajjat parle ainsi d’analogie (post)coloniale [10]. Son idée centrale est que l’intégration, comme l’assimilation, est un concept qui crée « des effets de théorie, c’est-à-dire qu’à force d’être prononcé, il agit sur la réalité sociale. Les individus qui reçoivent ce discours peuvent montrer leur irritabilité face à l’éternelle suspicion que porte l’injonction à l’intégration : peu importe les nombreux ‘efforts d’intégration’, on est toujours suspecté de ne pas l’être totalement. »

Il semble que le concept de post-colonialisme peut être utile pour comprendre un certain nombre d’aspects de la situation que vivent ceux qu’on appelle toujours les ‘immigrés’. On oublie souvent que la jeunesse vivant en France qui est montrée du doigt comme non respectueuse des ‘valeurs républicaines’ est en fait pour partie héritière de l’immigration post-coloniale. Dans sa grande majorité, la gauche radicale s’est jusque là montrée incapable de rompre avec les schémas issus de cette tradition républicaine travaillée par le colonialisme. À l’heure où la classe dirigeante déclare une guerre sans merci aux nouveaux Bédouins de la métropole, il est grand temps de reconstruire un universalisme réel permettant d’unir les dominés.

Notes

[1Le retournement du stigmate consiste à mettre en avant ce qui nous est socialement reproché, à le brandir fièrement. Voir Erwing Goffman, Stigmate, usages sociaux d’un handicap, Minuit, Paris 1963/1975.

[2Voir l’étude de cas sur Charlie Hebdo, La vieillesse est un naufrage, sur http://lmsi.net/rubrique.php3?id_rubrique=100

[3Edward Saïd, L’orientalisme : l’Orient créé par l’Occident, Seuil, Paris, 2005 (1979)

[4Pour un état des lieux des obstacles et des connaissances actuelles, lire Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et Sandrine Lemaire, La fracture coloniale : la société française au prisme de l’héritage colonial, La Découverte, Paris, 2005

[5Voir Aimé Césaire, Toussaint Louverture, Club français du livre, 1960

[6Les citations sont de Daniel Bensaïd, Fragments mécréants, mythes identitaires et république imaginaire, Lignes et Manifestes, Paris, 2005 pp. 28-29, qui s’appuie sur un livre de François Maspero, L’honneur de Saint-Arnaud, Paris, Plon, 1993. Plus récemment, Olivier Le Cour Grand Maison a montré à quel point la colonisation de l’Algérie fut un laboratoire marquant profondément les techniques répressives de l’État français et préparant les barbaries du 20e siècle. Voir Olivier Le Cour Grand Maison, Coloniser, Exterminer. Sur la guerre et l’Etat colonial, Fayard, 2005

[7Voir son livre La République dans la tourmente, Syllepse, 2002.

[8Ibid. p. 45.

[9Pour une analyse de l’évolution des termes ces dernières décennies, de l’assimilation à l’insertion en passant par l’adaptation et l’intégration, voir Saïd Bouamama, La citoyenneté dans tous ses états : de l’immigration à la nouvelle citoyenneté, L’Harmattan, Paris, 1992.

[10Voir Abdellali Hajjat, Immigration post-coloniale et mémoire, L’Harmattan, Paris, 2005. Pour une synthèse disponible sur internet, voir L’analogie (post)coloniale, http://rebellyon.info/article30.html Voir aussi le site de l’association Ici et là-bas, http://icietlabas.lautre.net


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