Protectionnisme et anticapitalisme

par Zefyr

27 juillet 2012

Avec l’explosion de la crise en 2009, le protectionnisme sous ses différents avatars est devenu un thème central des campagnes électorales du Front National jusqu’au Front De Gauche en passant par la variante « démondialisation » de Montebourg lors des primaires du Parti Socialiste. Parés d’atours sociaux et écologiques les protectionnistes prétendent lutter contre la concurrence déloyale de pays dont les normes en la matière seraient inférieures au modèle français. Il s’agirait donc de réguler ces échanges au moyen de clauses sociales et de taxes écologiques.

Un vieux débat

Si elle a resurgi avec force dans la période très récente cette thématique n’est cependant pas tout à fait neuve et certainement pas une exclusivité hexagonale, l’internationalisation de la production et des échanges étant intrinsèquement liée au développement du système capitaliste. L’histoire du mouvement ouvrier est en effet riche de débats sur l’opportunité de défendre des mesures protectionnistes [1]. La position classique des marxistes sur cette question, peut se résumer de la manière suivante : « ni libre-échange, ni protectionnisme » car l’un comme l’autre sont des outils circonstanciels des différentes fractions de la classe dirigeante. En donnant l’illusion de pouvoir aider une partie des travailleurs au détriment des autres, ces politiques constituent donc une arme de choix pour abaisser le niveau de vie de l’ensemble des travailleurs tout en favorisant leur division.

Parés d’atours sociaux et écologiques les protectionnistes prétendent lutter contre la concurrence déloyale de pays dont les normes en la matière seraient inférieures au modèle français

Pour comprendre cela il faut cesser de prendre pour argent comptant la prose de ceux qui présentent la politique économique d’un pays ou d’une époque comme « libre-échangiste » ou « protectionniste » et tentent ainsi de vendre ces mesures comme des innovations miracles, car la réalité est toujours un mélange des deux. Il n’est pas une économie nationale qui n’ait en effet recouru à un moment ou un autre de son histoire à des mesures protectionnistes.

Face à la crise de 1929 la majorité des pays industrialisés a ainsi mis en place des mesures protectionnistes. En Angleterre par exemple, dont la politique économiste était depuis le milieu du XIXe siècle un porte-étendard du libre-échangisme, l’introduction de barrières à l’importation comme réponse à la crise n’a, pour ainsi dire, pas été un franc succès :

« En 1931, en raison de la crise mondiale, un protectionnisme généralisé a été introduit par le gouvernement [...] L’objectif était de réduire les importations, en particulier dans ce qu’on appelait les « industries de base » : le charbon, le fer et l’acier, la construction navale et les textiles.

En 1929, deux ans avant l’introduction des droits de douane, ces industries de base employaient 2,3 millions de travailleurs. Dix ans plus tard [...] ils n’étaient plus que 1,8 millions. Un demi-million de travailleurs ont perdu leur emploi. Le chômage total dans le pays qui touchait 1,5 millions de personnes en 1929 (12,2 % de la population active) a atteint son apogée après l’introduction des droits de douane avec 3 millions de personnes en 1932-33 (23 % de la population active). Dans ces industries de base, « protégées » par les contrôles, le taux de chômage était le double de la moyenne pour le pays dans son ensemble, et est demeuré élevé tout au long des années trente. » [2]

De même les États-Unis – que l’on connaît plutôt comme le pays du « libre-échangisme » pur sucre – votèrent en 1930 la loi Hawley-Smoot, qui instaura ce qui est souvent considéré comme l’un des régimes protectionniste les plus durs de toute l’histoire du commerce mondial. La réponse ne se fit pas attendre : de nombreux pays augmentèrent leurs taxes à l’importation contribuant ainsi à aggraver la dépression économique.

Il n’est pas une économie nationale qui n’ait recouru à un moment ou un autre de son histoire à des mesures protectionnistes

Lors d’une crise d’ampleur comparable ces décisions n’ont donc pas permis de résoudre la situation, bien au contraire, elles n’ont fait qu’asphyxier un peu plus l’économie mondiale et renforcer les tensions impérialistes. La vague de mondialisation néo-libérale des années 80 et la crise sociale et écologique a redonné aux partisans du protectionnisme une vigueur nouvelle, ces politiques ont-elles plus de sens aujourd’hui ?

Délocalisations et chômage

La peur suscitée par la montée du chômage de masse et la menace des délocalisations qui lui est associé dans le discours dominant semble être le principal moteur du succès renouvelé des thèses protectionnistes. Il faut donc commencer par questionner quelques idées reçues.

S’il est en effet avéré que le prétexte des délocalisations et de la concurrence internationale a permis au patronat européen de s’attaquer avec succès au salariat, il s’avère en fait que les délocalisations en elles-même ne constituent qu’un phénomène secondaire dans le développement du chômage de masse. Entre 2002 et 2007 par exemple, les délocalisations directes ont concerné environ 36 000 emplois par an [3]. Une bien faible part des quelques 500 000 suppressions d’emplois par an dans l’industrie sur la même période. Ce prétexte ne doit pas pour autant être pris à la légère, puisqu’il a en fait permis aux classes dirigeantes d’obtenir au chantage des réductions conséquentes de salaires, de fermer certains sites afin de supprimer des emplois, etc.

Reste le problème de ce que l’on appelle les « délocalisations indirectes » qui désignent la création de nouveaux emplois à l’étranger pour réexporter vers le marché français. Le seul argument « sérieux » dans ce grand bluff de la mondialisation est en effet la disparité du « coût du travail » entre les travailleurs des différents pays. Mais, pour reprendre l’exemple qui revient le plus souvent, s’il est vrai que les travailleurs chinois ont des salaires très inférieurs à ceux des travailleurs français, cela ne signifie pas pour autant que les patrons français ont la possibilité ou qu’il soit dans leur intérêt d’embaucher massivement des travailleurs chinois. Le fameux « coût du travail » n’est en effet ni le seul ni le principal critère dans le choix de la localisation du travail par un patronat mondialisé.

Pour bien comprendre cela il ne faut jamais perdre de vue que, sur la boussole capitaliste, l’aiguille rouge pointe vers le profit. Or pour réaliser un profit maximum, le niveau de développement des infrastructures de production, la distance des fournisseurs et des marchés ainsi que la productivité des travailleurs sont des critères tout aussi importants. C’est ce qui explique d’ailleurs les phénomènes occasionnels de relocalisation, comme dans le cas du groupe Rossignol qui a rapatrié en France une partie de sa production de skis en 2010, ce que le PDG du groupe « justifie par le coût de la matière première qui « représente 70 à 80 % du coût du produit et qui est plutôt européenne » alors que le coût de la main-d’œuvre « ne représente que 20% du coût du produit » » [4].

Le fameux « coût du travail » n’est ni le seul ni le principal critère de la localisation du travail par un patronat mondialisé

La restructuration bien réelle d’une partie de la production au niveau international avec le déplacement d’une partie de l’industrie historiquement située dans les pays dit développés vers les pays dit émergents a donc des limites importantes et ne constitue qu’une part mineure de la montée du chômage. Michel Husson explique ainsi que « les gains de productivité expliquent les deux tiers des pertes d’emplois. Quant à l’effet de la concurrence internationale, il est évalué à 28 % [...] » [5]. Cette fameuse « concurrence internationale » est-elle pour autant à craindre ? Que désigne-t-elle vraiment ?

Quelle concurrence ?

Autre mythe communément accepté, l’idée selon laquelle les exportations de puissances émergentes constitueraient une « concurrence déloyale » car ne respectant pas les mêmes normes sociales et écologiques que les pays développés. Bien souvent ce sont en fait des multinationales installées dans ces mêmes pays développés qui ont réalisé les investissements permettant ces exportations. Pour reprendre le cas de la Chine, régulièrement surnommée « l’atelier du monde », près de la moitié des exportations chinoises sont le fait d’investissements étrangers, notamment des États-Unis, de l’Europe et du Japon.

Les entreprises françaises ou européennes ne sont d’ailleurs pas plus morales socialement ou écologiquement que les entreprises chinoises. D’après le classement Fortune Global 500 de 2010, la première entreprise française en termes de chiffre d’affaires (et onzième entreprise mondiale !) n’est autre qu’un groupe pétrolier : Total, qui a largement bénéficié du soutien de l’État français dans son pillage des ressources africaines.

La mondialisation a de toute façon pour conséquence de développer l’intégration de l’économie mondiale a un point tel qu’il est bien difficile de trouver un produit quelconque dont la conception soit le fait d’un unique pays. Avec l’accroissement de la division internationale du travail, des régions entières du monde se sont spécialisées dans des types de productions particulières. Cette situation créée simultanément une augmentation drastique de la productivité et de nombreuses catastrophes écologiques avec des produits qui font plusieurs fois le tour du monde avant d’être enfin finalisés et vendus. L’anarchie du marché capitaliste n’a pas été résolue par le développement du libre échange et la création d’institutions comme l’OMC, bien au contraire.

La concurrence internationale est donc avant tout l’expression de la guerre que se mènent les capitalistes entre eux, mobilisant pour cela les ressources étatiques et l’idéologie nationaliste pour défendre leurs intérêts de classe. D’où l’importance du développement des idées racistes sous leurs différentes formes pour les bourgeoisies nationales.

Malheureusement, ce discours protectionniste n’est pas sans conséquences, en particulier lorsqu’il est défendu par des organisations de gauche : il tend à perpétuer l’illusion d’un intérêt national commun à toutes les classes sociales plutôt que de développer la solidarité internationale entre travailleurs. Les militants de gauche qui cautionnent cette présentation faussée des rapports étatiques commettent de plus l’erreur de sous-estimer le rôle impérialiste de la France ou de l’Union Européenne en général. La mise en place de barrières protectionnistes étant évidemment une question bien différente dans le cas d’un pays sous domination impérialiste que dans le cas d’un pays comme la France ou de la plupart des pays de l’Union Européenne.

Le discours protectionniste n’est pas sans conséquences.
Il tend à perpétuer l’illusion d’un intérêt national commun
à toutes les classes sociales plutôt que de développer
la solidarité internationale entre travailleurs

Partant d’un constat irréfutable – la mondialisation a permit au patronat de jouer avec les législations différentes des pays en matière de normes sociales et écologiques – ils en tirent donc des conclusions qui ne font qu’accentuer la concurrence entre les travailleurs. Se situer du point de vue de la satisfaction des besoins de la population est la seule manière de ne pas tomber dans le piège de la mise en concurrence des travailleurs sur des bases nationales.

Que faire ?

Évidemment se contenter de dénoncer les supercheries des capitalistes et le caractère vain des mesures protectionnistes ne suffit pas : si nous ne pouvons opposer les travailleurs d’un pays contre ceux d’un autre comment lutter contre la mise en concurrence des travailleurs et les conséquences sociales et écologiques des mutations de l’économie mondialisée ?

L’organisation internationale de la production dans le cadre du système capitaliste est absurde car elle correspond à une combinaison d’intérêts internationaux, nationaux et individuels des capitalistes, jamais à ceux de la population. Les différentes solutions proposées par les protectionnistes ne proposent que de renforcer la dimension nationale de ces intérêts contradictoires. L’histoire a montré que cette solution ne profitait pas à notre classe.

Si des pistes importantes ont déjà été développées, notamment au sein du mouvement altermondialiste, avec par exemple la question du contrôle des mouvements de capitaux, elles sont insuffisantes dans la période de crise que nous connaissons. Face aux suppressions massives d’emplois il faut en effet pouvoir défendre des solutions immédiates et des perspectives pour les luttes. Notre préoccupation devrait donc être de développer les revendications qui permettent aux travailleurs de reprendre le contrôle sur leur vie en faisant émerger leur pouvoir démocratique en tant que classe productive.

Les reconversions d’emplois au sein d’une même unité de production sont ainsi des pistes que nous devrions chercher à systématiser car elles posent la question du contrôle ouvrier et de la réappropiation de l’outil de production. Pour prendre un exemple emblématique du fameux problème des délocalisations évoqué plus haut, ce types de pistes a déjà été envisagé dans des luttes de travailleurs de l’automobile car les infrastructures de production et le savoir-faire des travailleurs permettent d’envisager la fabrication d’autres types de composants, comme les pales des éoliennes par exemple [6]. Évidemment, dans de nombreux cas, ce type de démarche implique une rupture avec le principe sacré de la propriété capitaliste, ce qui implique une politisation importante de la lutte. Les exemples récents de prise en charge d’hôpitaux par les travailleurs eux-mêmes en Égypte ou en Grèce, peuvent servir d’arguments en ce sens.

L’autre axe central à développer concerne plus directement la question de la solidarité internationale et des liens concrets entre les travailleurs. Le mouvement ouvrier — malgré les faiblesses qu’on lui connaît aujourd’hui – ne manque pas d’armes ou de pistes pour cela. Les syndicats sont évidemment une base idéale pour commencer à développer de telles perspectives. La lutte des travailleurs coréens de Valéo en 2009, en lien avec les syndicalistes CGT de la métallurgie est un type d’expérience à généraliser. [7]

Enfin l’écho international des révolutions égyptienne et tunisienne, qui ont non seulement embrasé le monde arabe mais aussi favorisé le développement et la visibilité de mouvements de contestations aux États-Unis, en Europe et un peu partout dans le monde, montre que la possibilité de faire exister des perspectives communes à une échelle supra-nationale est à notre portée. La manière dont les militants anticapitalistes peuvent permettre de favoriser ce type de liens et d’expériences est un sujet déterminant pour les années à venir. ■

Notes

[1Lire par exemple le «  Discours sur la question du libre-échange  » de Karl Marx, disponible en ligne, ou encore cette présentation de(s) position(s) de Jaurès sur la question.

[2«  Why import controls won’t save jobs  » de Nigel Harris & Duncan Hallas, brochure éditée par le Socialist Worker’s Party en février 1981.

[4«  Rossignol rapatrie une partie de sa production asiatique en Haute-Savoie  », France Info, émission diffusée le mardi 23 septembre 2010.

[5«  Protectionnisme et altermondialisme  » texte de Michel Husson paru sur le site de la revue Contretemps, en réponse notamment à Jacques Sapir (économiste influent au Front de Gauche).

[6Voir à ce sujet la lutte des travailleurs de Visteon en Angleterre. Des revendications similaires ont également été portées en Grèce il y a quelques années.

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