À propos de : Le Prophète et le prolétariat de Chris Harman
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14 mai 2012
Le prophète et le prolétariat, de Chris Harman, a été rédigé en 1994, dans une période d’essor de l’islam politique dans le monde musulman. Son texte se base une étude rigoureuse de différents partis islamistes en Algérie, en Égypte, au Soudan, en Iran, etc. Il est intéressant de comprendre les raisons d’un tel essor durant cette période, favorisé par l’échec du nationalisme arabe, du stalinisme, de la mise en avant de la lutte anti-impérialiste, mais aussi des alliances avec l’État pour écraser la présence des mouvements socialistes dans les universités.
À partir de là, Harman parvient à préciser les conditions d’indépendance et de développement des organisations socialistes révolutionnaires.
« Là où les islamistes sont dans l’opposition, notre règle de conduite doit être : « avec les islamistes parfois, avec l’État jamais ». » [1]
Cette phrase résume parfaitement la stratégie adoptée. Mais c’est la caractérisation des forces sociales en présence qui permet de la comprendre.
Il s’agit en effet de repérer les lieux de contradiction en œuvre dans ces organisations politiques qui réagissent en fonction des données sociales. La principale contradiction se situe donc au sein des différentes classes que tentent de concilier l’islamisme, sans compter la grande instabilité de ces catégories sociales sous le joug de l’impérialisme.
Il est également important de voir l’utilité de cette approche, dans l’actualité d’un processus révolutionnaire dans le monde arabe. Bien que la révolution ait déstabilisé les courants traditionnels, la crise qu’ils traversent ne signifie pas forcément leur disparition.
Pour commencer, il y a une tendance dominante à vouloir apposer des qualifications inappropriées pour nommer les islamistes. On les qualifie tantôt d’intégristes, de fondamentalistes ou d’extrémistes : des qualifications pas très sérieuses encouragées par l’impérialisme qui, pour mieux diaboliser ses ennemis, préfère en constituer un bloc monolithique. Comment mener une politique vis-à-vis de ces groupes, très divers, alors que l’hostilité est essentiellement nourrie par une approche inexacte de leur réalité ?
Partant de ce constat, l’auteur polémique avec deux attitudes opposées, deux écueils au sein de la gauche. Une qui qualifie les islamistes de fascistes, les voyant comme le pire danger, ce qui amena certaines organisations, comme par exemple en Algérie, à former un camp séculariste, prêt à s’allier avec l’État, alors perçu comme un moindre mal. L’autre position, celle prise par exemple par les moudjahidines du peuple a été de voir principalement les islamistes comme opposants à l’impérialisme, et donc à former des alliances acritiques avec eux. Ces deux attitudes ont mené à un échec car ces organisations ont perdu toute indépendance de classe.
Ceux qui définissent les islamistes comme étant fascistes commettent une erreur, car :
« Ils ne sont pas prioritairement dirigés contre les organisations ouvrières et ne proposent pas leurs services aux fractions dominantes du capital pour résoudre leurs problèmes aux dépens des travailleurs. Ils sont souvent impliqués dans des confrontations armées directes avec les forces de l’État, ce qui a rarement été le cas des partis fascistes. Loin d’être les agents directs de l’impérialisme, ces mouvements ont repris à leur compte des slogans anti-impérialistes et ont entrepris des actions anti-impérialistes qui ont considérablement gêné de très importants intérêts capitalistes nationaux et internationaux [2]
Partant de là, on ne peut envisager une quelconque forme d’alliance avec l’État, qui instrumentalise la question laïque et islamique, car : « tout appui que l’État apporterait aux valeurs laïques ne serait que purement contingent : lorsque cela lui conviendra, il conclura un accord avec les islamistes les plus conservateurs » [3]
Il est donc possible d’envisager des alliances ponctuelles avec les islamistes notamment sur la question de la lutte anti-impérialiste, contre la violence d’État. Cependant, Harman insiste sur la nécessité de rester ferme sur un certain nombre de principes. Faire front ne signifie pas mettre sous silence les droits d’acteurs politiques tels que les femmes, les groupes minoritaires, les homosexuels, etc. L’objectif est tout de même l’union des intérêts de la classe ouvrière et des exploitéEs. Si nous voulons agir sur les contradictions des islamistes, alors :
« Lorsque nous sommes du même côté que les islamistes, une de nos tâches est de polémiquer avec fermeté avec eux, de mettre en question leurs opinions — et pas seulement sur l’attitude de leurs organisations envers les femmes et les minorités mais aussi sur la question fondamentale, à savoir, avons-nous besoin de la charité des riches ou de renverser et détruire les rapports de classe existants. » [4]
La question n’est pas de savoir si on est contre ou avec les islamistes, mais comment.
Les bouleversements que subit un pays sous domination impérialiste et auquel participe ou s’oppose l’État déstabilise les positions sociales. Le tournant rapide que connaît le développement économique se traduit par de fortes inégalités. Elles sont d’autant plus violentes que ce développement tend vers une adaptation aux codes du capitalisme mondial. Un exemple que cite Harman est celui de l’islamisme en Algérie, où convergent des paysans lésés par la réforme agraire, forcés à l’exode rural, avec les anciens propriétaires terriens. La promesse d’un retour aux sources trouve ainsi écho auprès des deux. Mais la classe sociale motrice de l’islamisme est la nouvelle classe moyenne. Elle est souvent composée d’étudiants et d’étudiantes qui se retrouvent sans débouchés dans un État miné par la corruption. Elle est à la fois sensible à tout changement de l’ordre existant, et attirée par une adaptation au capitalisme dont elle serait l’élite. Cette classe, comme le souligne l’auteur est le « fait d’une quatrième strate, très différente — d’une partie de la classe moyenne apparue avec la modernisation capitaliste dans le Tiers monde. » [5].
Les éléments de convergence se reflètent dans le discours employés par les islamistes. L’islam est présenté comme la solution aux problèmes posés par les excès du capitalisme. Sameh Naguib explique dans le cas des Frères Musulmans que :
« C’est la nature même des contradictions et de la composition sociale variée de la Fraternité qui rend essentiel de tels signifiants idéologiques généraux.
Ces signifiants très abstraits, leur nature anhistorique, leur confère une plasticité qui rend possible l’union des divers groupes sociaux impliqués. « L’islam » devient la solution à tous les différents problèmes — à l’injustice et à l’exploitation que subissent les travailleurs et les pauvres, à l’humiliation nationale et à l’aliénation individuelle subie par la classe moyenne éduquée, à l’illégalité et au désordre que craignent les riches, et même à l’avilissement et au harcèlement que subissent les jeunes femmes au travail ou dans la rue. L’ « État islamique » est perçu à la fois comme une sorte d’État providence social démocrate, qui apporte justice et dignité aux travailleurs, ainsi qu’une utopie réactionnaire ultra conservatrice dans laquelle on apprend aux femmes, aux travailleurs, aux minorités et aux autres à écouter et obéir. » [6]
La révolution a fait émerger une nouvelle force, partant d’en bas. Il s’agit d’une alliance entre différents déclassés et victimes de la dictature de Moubarak : jeunes sans emploi, ouvriers, étudiants etc. Le message qu’ils portent a mis en crise toutes les forces politiques traditionnelles. Celle que traversent les Frères Musulmans, et plus particulièrement les tiraillements entre la direction et la base militante valide l’approche d’Harman. Le premier détachement que l’on peut percevoir se produit entre la vieille garde, composée de la classe des nouveaux exploiteurs, partisans d’une voie réformiste qui privilégie la négociation avec le régime et la base militante composée par la nouvelle classe moyenne, qui a rejoint la révolution et qui a fourni une grande aide logistique, notamment sur la place Tahrir. Ces dernières années ont vu une collaboration grandissante de ces jeunes avec les forces de gauches, dans les campus et notamment autour de la lutte anti-impérialiste. [7]
Depuis Septembre, on perçoit un approfondissement de la révolution dans la vague de grèves qui secoue le pays. Il s’agit en réalité d’une dynamique qui date de 2006, mais qui a joué un rôle capital dans la chute du dictateur. Longtemps, la position des Frères Musulmans restait assez indifférente, elle ne condamnait ni n’encourageait la grève. Aujourd’hui, leur option est de privilégier le dialogue interclassiste pour ne pas saper leur propre base. C’est dans cette perspective que s’inscrit la volonté de se présenter aux élections syndicales et c’était dans cette perspective que les députés Frères Musulmans relayaient les revendications des travailleurs tout en décourageant les grèves. La direction de la confrérie est dans une posture délicate car elle collabore avec l’armée, garante du régime depuis le coup d’État des officiers libres de 1952. En même temps elle demeure soucieuse de son audience populaire. On peut donc envisager de nouvelles dissensions autour de la question sociale. Développer la confrontation sur le champ de l’égalité économique est capital. Elle permettrait de faire fleurir à une échelle plus large l’idée selon laquelle les travailleurs n’obtiennent gain de cause que par leurs propres forces [8]. Cela faciliterait la décantation des différentes couches sociales proches ou issues de la tradition de la confrérie.
Face à ces aspects contradictoires, la gauche révolutionnaire se doit d’adopter une démarche conséquente, c’est-à-dire avant tout dirigée contre l’État et dans l’intérêt des plus exploités et des minorités. Il est important de se saisir des analyses les plus rigoureuses de la réalité des islams politiques pour faire avancer le clivage sur la base de l’auto-organisation des plus opprimés. La lutte contre l’impérialisme est ici indispensable si nous voulons faciliter ce clivage. Nous ne sommes pas simplement dans une analyse des discours, qui répondrait sur la base de jugements moraux, mais dans une lecture qui lie l’étude des mouvements sociaux aux intérêts de classe. En ce sens, le texte de Chris Harman constitue une base analytique incontournable pour les révolutionnaires.
[1] Chris Harman, Le prophète et le prolétariat, 1994, p.37
[2] Ibid, p.13.
[3] Ibid, p.35.
[4] Ibid, p.37
[5] Ibid, p.9
[6] Sameh Naguib, « The Muslim Brotherhood : contradictions and transformations », in Cairo papers in social science, p.171. Traduction
de mon fait.
[7] Sur les rapports militants entre les groupes révolutionnaires et les jeunes frères musulmans, voir l’article de Hamalawy http://www.merip.org/mer/mer242/comrades-brothers.
[8] Sur le bras de fer syndical entre syndicats indépendants et Frères Musulmans, voir : http://english.ahram.org.eg/News/21615.aspx
Site web du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA).
Revue indépendante d’analyse stratégique anticapitaliste.
Actualité politique internationale de la revue Inprecor sous reponsabilité de la Quatrième internationale.
International Socialism, Revue mensuelle théorique du Socialist Worker Party.
Le site web de la LCR Belge contient de nombreux articles de théorie marxiste très intéressants.
Base de données de référence pour les textes marxistes.
Le site de la commission nationale formation du NPA.