Qu’est-ce qui a changé ?
par
15 juillet 2012
Durant les années 80 les discours sur « la fin du marxisme », la « fin de la classe ouvrière », voire carrément la « fin de l’histoire » dominaient. Depuis 1995, notre camp a repris l’offensive idéologique. Sous différentes formes (universitaires, militantes, artistiques) l’idée que la classe ouvrière, les travailleurs, le prolétariat, l’exploitation et la lutte des classes étaient des concepts correspondant à la réalité d’aujourd’hui s’est à présent largement réimposée.
Il est cependant une évidence que nul ne nie : la classe ouvrière s’est modifiée. En particulier, ce qui a pu constituer un genre de modèle a perdu en importance numérique : l’ouvrier d’industrie employé dans une usine de plusieurs milliers de travailleurs. Le développement des emplois dans les « services », la précarité plus grande, le fractionnement géographique (petits établissements) et économique (sous-traitance) semblent avoir eu un impact décisif.
Il est dès lors parfaitement logique de se poser la question de la pertinence de modèles stratégiques hérités de Petrograd 1917, Billancourt 1968, ou Milan dans les années 70 : celui d’une intervention militante centrée sur les lieux de travail, et en particulier les grandes usines. Une intervention plus centrée sur les lieux d’habitation, ou sur les lieux de passage d’une sphère à l’autre (les rues, les gares) n’est-elle pas plus pertinente ? Les mouvements des « indignés » dans différents pays ne montrent-ils pas la voie à suivre en mettant en avant la question de l’occupation de l’espace public et en particulier des places ?
Trop souvent les débats sur ces questions se basent sur des impressions, des idées reçues sur la place des travailleurs salariés à notre époque par rapport à d’autres. Il est donc important d’étudier les données qui existent – et sur un temps long, car des évolutions sur cinq ou dix ans ne permettent pas de déterminer la période historique, en particulier si les points de comparaison sont 1936 ou 1968.
Dans ce texte, je vise seulement à donner quelques grandes coordonnées. Un travail plus fin sur une série de questions est évidemment nécessaire. Mais il ne peut pas être mené de façon utile sans avoir en tête le cadre général.
Il y a eu au cours des dernières décennies un accroissement considérable de la proportion de la population vivant dans les villes, au détriment de celle qui vit dans les campagnes. De 57,3 % en 1954, la proportion des citadins dans la population française a cru pour atteindre 77,50 % en 2010. Cette hausse a surtout eu lieu dans les années 60 et 70, pour progresser plus lentement par la suite. [1] Elle correspond aussi à une chute considérable de la population paysanne, ainsi du reste que de celle des petits commerçants et artisans : en 1954 un tiers de la population active est à son compte [2], en 2008, 9 % [3]. Cela veut dire que si l’on se réfère à 1936 ou même 1968, il est important de se rappeler qu’à ces époques la proportion de la population qui se situe en dehors du rapport salarial est encore particulièrement important. Ceci est important parce que ces couches ont classiquement formé une partie vacillante de la population, entre le point de vue ouvrier et le point de vue de la bourgeoisie, entre l’accent mis sur l’élévation du niveau de vie et la plus grande solidarité pour les couches populaires d’une part, et la défense de la propriété privée et de la liberté du commerce d’autre part.
La proportion vivant dans les villes est importante pour une autre raison : dans les cas de la population rurale, même ceux qui étaient salariés l’étaient généralement dans des petites structures, et ne pouvaient pas facilement rentrer en contact avec d’autres lieux de travail.
Le perfectionnement des techniques de diffusion et de communication (télévision, radio, téléphone, internet) renforce encore l’observation que la tendance sur le long terme a été à un net rapprochement des travailleurs salariés entre eux plutôt qu’à un éparpillement. Ce rapprochement s’est effectué tant sur les lieux de travail qu’en dehors.
Il est vrai que certains phénomènes ont joué dans le sens d’une diminution du nombre de travailleurs par établissement [4]. Cela est particulièrement visible dans l’industrie avec le développement de la sous-traitance, et des événements spectaculaires comme le démantèlement de l’usine Renault à Billancourt, qui avait pu compter jusqu’à 35 000 salariés. Mais la tendance générale reste nettement à la concentration croissante des salariés sur de mêmes lieux de travail, notamment du fait de la diminution des très petits établissements – artisans et petits commerces. Ainsi, En 1954, la moyenne était de 8,6 salariés par établissement [5], en 2008, de 16,39 salariés par établissement [6]. Il y a aujourd’hui en France plus de 7 000 établissements de plus de 200 salariés. La tendance à l’atomisation du salariat du point de vue géographique est donc largement une illusion d’optique.
Sur un autre plan, le salariat est allé vers plus d’unité objective : la plus grande participation des femmes au travail salarié. Ceci a ouvert la possibilité d’une plus forte participation aux luttes syndicales, ainsi que de manière générale à une émancipation relative par rapport aux idéologies conservatrices centrées sur le rôle de la femme comme mère de famille, et par rapport à l’église catholique. De 43,4 % des femmes de 25 à 49 ans à avoir une activité en 1954, on est passé à 81,1 % en 2006 [7].
En revanche l’augmentation de la précarité (CDD, intérim, temps partiel, etc.) a joué un rôle déstructurant noté de tous. Là aussi il est utile de se rappeler qu’il s’agit pour l’essentiel d’un retour à une situation antérieure plutôt qu’un état de fait complètement inédit. Ce n’est qu’en 1973 que la loi a établi que le licenciement d’un salarié en CDI devait être motivé par une cause « réelle et sérieuse » — auparavant, l’employeur était jugé seul juge et pouvait donc pour l’essentiel licencier de façon arbitraire et sans crainte de poursuites. De ce point de vue il est utile de distinguer la manière dont les luttes ont pu être mené à des époques de faible chômage (les « trente glorieuses » qui ont suivi la deuxième guerre mondiale) et des périodes de fort chômage et donc de forte précarité (les années 30 en particulier).
L’un dans l’autre, on peut dire qu’il n’y a pas de perte de cohésion d’échelle historique en ce qui concerne les salariés actifs – au contraire la tendance est plutôt à une plus grande proximité.
Comme on peut l’observer, cela n’entraîne pas automatiquement une croissance des organisations de travailleurs : le taux de syndicalisation a baissé environ de moitié depuis le début des années 80. Mais cette baisse est contrebalancée par une confiance importante des non-syndiqués envers les syndicats, et une combativité qui s’est vérifiée à de nombreuses reprises de 1995 à 2010 [8].
Qu’en est-il des parties de la population qui se trouvent en-dehors de l’activité salariale immédiate, tout en se rattachant à la classe des salariés ? Le grand changement de ce point de vue est :
Au cours des années 2 000 le taux officiel de chômage a tourné autour de 9 % — historiquement un haut niveau, qui caractérise toute une période, puisque le chômage n’est jamais descendu au-dessous de 6 % depuis 1981.
Environ 40 % des chômeurs le sont depuis plus d’un an. C’est considérable, mais cela ne fait pas des chômeurs une population durablement séparée du reste du salariat, susceptible de développer des organisations autonomes et des défendre des intérêts particuliers – d’autant plus que les chômeurs ont tendance à être plus isolés que les travailleurs occupant un emploi.
La plupart des étudiants et des retraités seront ou ont été des salariés. De plus en plus d’étudiants le sont déjà pour une partie de leur temps. Leur mobilisation lors du mouvement contre le CPE a montré à quel point la masse des étudiants a aujourd’hui partie liée avec les salariés.
Les retraités ont un poids politique particulier en raison de leur nombre accru par rapport aux époques précédentes, et de leur forte participation aux élections. En raison de leur plus grand isolement, ils peuvent constituer un public plus réceptif aux idées réactionnaires : en 2007, c’est seulement chez les électeurs de plus de 60 ans que le vote pour Sarkozy a été majoritaire [9]. Mais par rapport à d’autres catégories ayant pu jouer ce rôle de soutien populaire à la classe dominante par le passé (comme les paysans et les petits commerçants), les retraités ont la particularité d’une part d’être directement dépendant d’un système social qui est justement attaqué par la classe dominante, et d’autre part de ne pouvoir jouer qu’un rôle passif en cas d’affrontements de classe d’un niveau élevé (là où les paysans pouvaient nourrir les rangs des forces de répression).
Contrairement à certaines idées en vogue [10], le salariat a donc globalement gagné en nombre et en cohésion objective. Derrière cette vision globale se cache cependant une complexité particulière, qu’il faut saisir dans sa réalité concrète pour construire des stratégies et des tactiques adéquates. Il ne s’agit pas non plus de nier les difficultés bien connues que la précarisation et la dispersion relative des statuts et employeurs créent – mais les aspects positifs par rapport à d’autres périodes méritent d’être soulignés, précisément parce que ce sont plutôt eux qui peuvent permettre d’élaborer des stratégies et des tactiques gagnantes.
Sans vouloir (ni pouvoir rentrer) dans le détail de ce qu’elles peuvent être, quelques idées à creuser :
[4] La statistique utile en l’occurence est le nombre de travailleurs par « établissement », c’est à dire par lieu de travail, et non par entreprise. En effet une entreprise peut compter 10 000 employés, mais être constitué de mille établissements de 10 employés chacun. D’autre part plusieurs entreprises travaillant dans le même lieu constituent du point de vue officiel autant d’établissements – les chiffres donnés ici ont donc plutôt tendance à sous-estimer la concentration des salariés sur les lieux de travail.
[5] Jacques Houssiaux, Le pouvoir de monopole, 1958, p. 215, http://tinyurl.com/7l2apsr
[7] La France en fiches, Par Bernard Braun, Francis Collignon, p. 103, http://books.google.fr
[8] Voir « Le syndicat : un outil pour l’anticapitalisme », Que faire ? numéro 1, août/octobre 2009.
[10] On peut lire par exemple dans L’insurrection qui vient la description du salariat contemporain comme une « main d’œuvre flexible, indifférenciée, qui passe d’une tâche à une autre et ne reste jamais longtemps dans une entreprise, [et] ne peut plus s’agréger en une force, n’étant jamais au centre du processus de production mais comme pulvérisée dans une multitude d’interstices » (p. 33, http://www.bloom0101.org/pdf_Insurrection.pdf)
Site web du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA).
Revue indépendante d’analyse stratégique anticapitaliste.
Actualité politique internationale de la revue Inprecor sous reponsabilité de la Quatrième internationale.
International Socialism, Revue mensuelle théorique du Socialist Worker Party.
Le site web de la LCR Belge contient de nombreux articles de théorie marxiste très intéressants.
Base de données de référence pour les textes marxistes.
Le site de la commission nationale formation du NPA.