The Wire

Enquête documentaire à Baltimore

par Thomas Voltzenlogel

16 octobre 2012

Les séries télévisées sont majoritairement destinées à nous détendre tout en reproduisant et en légitimant les inégalités sociales, rares sont celles qui rompent à la fois avec la structure narrative et l’idéologie dominante. The Wire fait figure d’exception et l’on ne cesse de s’étonner qu’une œuvre aussi critique et aussi utile pour qui souhaite comprendre et transformer la société ait été produite.

La rencontre des éditions Capricci, spécialisées dans la publication d’ouvrages critiques de cinéma et de DVD, et des éditions Les Prairies Ordinaires qui comptent dans leur catalogue de nombreuses traductions de théoriciens marxistes (Fredric Jameson, Raymond Williams, David Harvey, Mike Davis…) a produit un ouvrage atypique sur une série télévisée atypique.

Emmanuel Burdeau et Nicolas Vieillescazes ont rassemblé six textes portant chacun sur les cinq saisons de la série télé The Wire (Sur écoute) plus un texte « bonus ». Pour eux il n’était pas question de publier « un ouvrage académique, un manuel articulé sur une méthodologie rigoureuse et homogène » [1] mais plutôt d’offrir une présentation générale de la série et des personnages à partir de points de vue différents.

La série produite par HBO est restée peu connue en France pendant sa diffusion sur Jimmy à partir de 2004. Un réseau de fans s’est construit progressivement ces dernières années et c’est avec l’édition de la série en DVD que celle-ci a obtenu un regain d’intérêt. En témoigne, outre la parution de ce livre, le dossier « Du polar à l’écran » dans la revue Mouvements paru en 2011, un atelier sur les séries américaines (et sur The Wire plus particulièrement) lors de l’Université d’été du NPA cet été 2011, ou encore le séminaire organisée par l’université Paris X de Nanterre [2] autour de la série. Des départements de recherches en sciences sociales aux États-Unis ou au Canada ont intégré depuis plusieurs années la série dans leurs cours.

The Wire est, au premier abord, une série policière qui se déroule à Baltimore et qui met en scène les tentatives menées par une brigade spéciale pour démanteler les réseaux de trafic de drogues. Tel pourrait être le synopsis (très) général de la série. Mais ce serait laisser penser que l’activité de la police est, comme dans la majorité des séries policières, l’aspect central de cette fiction. « The Wire n’est pas une série d’enquête au sein de laquelle l’art de fin limier polarise les attentions » [3] : de nombreuses scènes viennent rappeler aux spectateurs que nous ne sommes pas face aux Experts. Emmanuelle Burdeau consacre une grande partie de son texte à une célèbre scène dans laquelle deux flics (Bunk et McNulty) examinent les lieux d’un crime de manière totalement artisanale comparée aux méthodes scientifiques des Experts et dont les fuck, fuck me, fuckin’fuck et autres variations témoignent de l’exaspération des flics face à leur corvée.

La série rompt avec la représentation dominante de la police : ils ne sont pas des héros inlassablement dévoué à leur travail d’investigation

Dans un premier temps, la série rompt avec la représentation dominante de la police : ils ne sont pas des héros inlassablement dévoué à leur travail d’investigation ou qui se sentent investis d’une mission. La série les dépeint comme des êtres sociaux saisis dans des rapports sociaux professionnels, personnels, contradictoires et qui ne lésinent pas à bâcler leur travail afin d’échapper à de trop longues enquêtes et de subir la pression des supérieurs ne voulant pas que leur taux d’affaires non résolues augmente.

Le « programme » des deux créateurs de la série, David Simon (ancien journaliste à Baltimore) et Ed Burns (ancien policier spécialisé dans les enquêtes criminelles, ancien professeur d’écoles publiques et écrivain), est davantage de « dresser le portrait exhaustif d’une ville » [4]. Les épisodes présentent une multitude de points de vue : celui des policiers, des trafiquants de drogues, des junkies, des résidents, de la justice, des travailleurs des docks, des compagnes ou compagnons des policiers, des jeunes scolarisés ou non, etc. Là encore les points de vue des différents individus qui composent ces catégories ne sont pas homogènes mais pétris de contradictions qui ne se réduisent pas uniquement à leur place sociale mais qui intègre leur trajectoire personnelle, singulière.

Pour David Simon et Ed Burns, The Wire doit rendre compte aux spectateurs de la multiplicité des rapports sociaux de classes, de races, qui composent une ville, un quartier, une institution (scolaire, policière, judiciaire…), un couple. Car « The Wire, presque seule en cela parmi les séries contemporaines, aura su se passer de la figure du héros individuel » [5]. En effet, les auteurs ont veillé à ce que les spectateurs ne s’identifient pas (ou peu) aux personnages. En présentant de nombreuses figures, en modifiant leur importance entre les épisodes et entre les saisons, en ayant recours à la mise à mort de personnages qui deviennent charismatiques au fil des épisodes ou en montrant les aspects négatifs de personnages pour lesquels on peut manifester de l’empathie, les réalisateurs empêchent l’identification prolongée des spectateurs aux personnages. Le passage à tabac de jeunes par des policiers que l’on pouvait trouver sympathiques deux minutes plus tôt, la torture de drogués par des jeunes dealers attachant sont autant de procédés dramaturgiques qui viennent empêcher certains attachements néfastes à l’examen critique de l’organisation sociale de Baltimore que David Simon et Ed Burns nous proposent.

L’aspect réaliste de la série se ressent jusque dans les comportements des personnages qui sont toujours représentés comme étant le produit de leurs histoires personnelles, des rapports sociaux dans lesquels ils sont saisis sans omettre l’importance du hasard des situations dans lesquels ils se trouvent. Seule une série contenant cinq saisons composées chacune d’une dizaine d’épisodes d’environ une heure peut se permettre de mettre en scène la complexité des rapports sociaux à l’œuvre de manière aussi détaillée.

Chaque saison explore une facette de Baltimore : la saison 1 se concentre sur la découverte de l’institution policière. La saison 2 représente le dépérissement d’une entreprise et d’un syndicat de dockers. La saison 3 dépeint les manœuvres politiciennes du maire sortant, la mise en place de la campagne du futur maire et la bureaucratisation et l’institutionnalisation des organisations criminelles. La saison 4 explore l’institution scolaire et l’échec de son programme lorsque les enfants sont tiraillés entre le projet de l’école qui semble déconnecté de leur situation sociale réelle et le projet des réseaux criminels de les transformer en corner boys (dealers stationnés dans les coins de rue). L’horizon est sombre dans les deux cas : chômage, drogues et mort se côtoient. Enfin la saison 5 nous invite à l’intérieur d’un journal pour y exposer les questions de l’indépendance de la presse.

Le tableau lucide que dresse The Wire peut être un fabuleux outil pour penser nos sociétés contemporaines comme le remarquent les différents contributeurs de l’ouvrage The Wire. Reconstitution collective. Les inégalités sociales basées sur la classe et la race sont bien représentées comme étant des produits de notre organisation sociale. Les politiques du chiffre mises en place dans les institutions policières et scolaires, les coupes budgétaires, l’inefficacité des réformes contribuent à aggraver ces inégalités.

Comme l’écrivent Kieran Aarons et ­Grégoire Chamayou : « Le propre du réformisme, dont la contradiction est ici exposée, est l’illusion que les institutions peuvent être combattues et radicalement transformées par la volonté pure des agents qu’elles enserrent, sans rupture collective avec elles, sans sujet collectif, avec cette idée que des institutions peuvent se laisser transformer de l’intérieur, par la bonne volonté d’individus dévouées à la cause. The Wire est en ce sens une puissante série sur la tragédie structurelle du réformisme politique. » [6]

Les personnages sont toujours représentés comme étant le produit de leurs histoires personnelles, des rapports sociaux dans lesquels ils sont saisis

Les deux auteurs concluent leur article en qualifiant The Wire d’« objet profondément dialectique, mais pas révolutionnaire » car il manque la représentation des « luttes qui seraient nécessaires pour amorcer un tel changement, les collectifs qui devraient se tisser pour cela, les stratégies qu’il leur faudrait inventer pour arracher à la fausse fatalité du capital d’autres territoires, d’autres formes de vie et d’autre modes de réappropriation créatrices » [7].

Il est important de noter la remarque de Philippe Mangeot concernant la représentation de personnages féminins. « The Wire est en effet l’une de celles [des séries] où la représentation du féminin est la plus défaillante. Non seulement elle est rare, mais elle échoue à tenir sur la longueur des personnages susceptibles de poser des actes de liberté et d’exercer un pouvoir de rupture » [8]. Si la sous-représentation de femmes dans les premières saisons se justifiait par la «  représentation réaliste d’univers de références notoirement masculins, l’exploration d’un collège aurait pu être l’occasion d’inventer de grands personnages d’adolescentes » [9] ou d’enseignantes (dont la présence est réellement anecdotique).

The Wire restera une série qui fera date dans l’histoire de la télévision ainsi qu’un outil dynamique précieux pour nous aider à nous représenter la complexité des rapports sociaux, la complexité des contradictions présentes dans chaque processus social. Il est en même temps un divertissement de qualité et dont la valeur d’usage se mesure aussi par rapport au reste de la production audiovisuelle dominante que David Simon et Ed Burns ne se gênent pas de critiquer par leurs commentaires et par leurs productions artistiques (The Wire, Treme). ■


À lire, à voir...

  • Emmanuel Burdeau et Nicolas Vieillescazes (ouvrage dirigé par), The Wire. Reconstitution collective, Les Prairies Ordinaires / Cappricci, 2011. Contributions de Kieran Aarons, Emmanuel Burdeau, Grégoire Chamayou, Philippe Mangeot, Mathieu Potte-Bonneville, Jean-Marie Samocki et Nicolas Vieillescazes. 16 €.
  • Revue Mouvements, « Du polar à l’écran », n° 67, décembre 2011, La Découverte. 15 €.
  • David Simon, Ed Burns, The Corner. Hiver-Printemps, éditions J’ai Lu, 2012. 8 €.
  • La série The Wire est disponible en DVD édité chez Warner Bros au prix de 25 € par saison (95 € l’intégrale dans un coffret).
  • La série The Corner adapté des romans de David Simon et Ed burns est disponible en import chez Warner Home Video au prix de 18 €.
  • La série Treme raconte la vie de la Nouvelle-Orléans après l’ouragan Katrina à partir du point de vue de ses habitants (qu’ils soient profs d’université, avocats, au chômage, musiciens, sans-abris, barmen, etc.). Elle se rapproche en de nombreux points de The Wire. Disponible en import au prix de 26 €.

Notes

[1Emmanuel Burdeau et Nicolas Vieillescazes, The Wire. Reconstitution collective, Les Prairies Ordinaires / Cappricci, 2011, p. 7.

[3Emmanuel Burdeau, «  Saison 1. Fuck  », op. cit., p. 14.

[4Idem, p. 19.

[5Idem, p. 28.

[6Kiran Aarons et Grégoire Chamayou, «  Saison 3. Contradictions  », op. cit, p. 86.

[7Idem, p. 86-87. Un débat sur la possibilité qu’un art révolutionnaire représentant les luttes à mener puisse exister serait nécessaire car je doute qu’un tel art puisse réellement anticiper des luttes que même les organisations révolutionnaires peinent à imaginer et à impulser. Ces luttes naissent aussi à partir de situations et d’antagonismes réels que seules les opprimé-e-s peuvent faire naître.

[8Philippe Mangeot, «  Saison 4. Genèses  », op. cit, p. 102.

[9Idem, p. 103.

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