Entretien avec Émergence

Interview de Almamy Kanouté et Nadia Aidli

par Jeff Feferman, Sarah Benichou

19 septembre 2010

Aux élections municipales de 2008, plusieurs listes indépendantes des partis politiques ont émergé dans des villes de banlieue de la région parisienne. Toutes portées par des militants associatifs de quartiers populaires, elles sont parvenues à obtenir des élus dans des conseils municipaux en réalisant des scores importants (près de 10% à Massy, 11% à Fresnes, 14% à Goussainville et plus de 26% à Grigny). Prenant conscience de leur démarche commune, ces militants se sont alors regroupés au sein de la liste Émergence pour se présenter aux élections régionales de 2010. En dépit d’un faible score (0,42% en Ile-de-France), cette expérience de convergence a consolidé les liens d’un large réseau d’associations et incite aujourd’hui ces militants à poursuivre leur démarche. Que Faire ? est allé à la rencontre de deux d’entre eux, Nadia Aidli et Almamy Kanouté. Ce dernier, conseiller municipal à Fresnes, était également tête de liste d’Emergence en Ile-de-France.

Quand vous parlez des « partis traditionnels », jusqu’où va le spectre pour vous ?

Ayant évolué dans le milieu associatif je dirais que la limite se trouve dans les associations qui sont encore capables d’être complètement indépendantes, c’est-à-dire sans se retrouver engouffrées dans les stratégies politiciennes où on co-opte par le biais d’associations qui ont l’habitude de fédérer et de faire bouger du monde. Les élus font en sorte d’avoir des associations autour d’eux et de pouvoir ainsi préserver un éventuel électorat quand l’occasion se présente. C’est ainsi qu’il y a certaines associations qui ont encore une marge de choix tandis que d’autres se sont trop mouillées avec certains partis.

Tu penses que la gauche vous voyait comme de la concurrence ?

C’est vrai que ceux avec lesquels on a eu les mots les plus durs ce sont le Front de Gauche et le NPA, voire les Verts selon les endroits qui nous renvoyaient à l’étiquette « communautariste » (on a même été accusés de « trotskysme » !). Parce que dans les représentations c’est impossible que cela existe, qu’on fédère un ensemble de communautés qui ont des difficultés communes. Quand je parlais du NPA et du FdG, là où on a une vraie difficulté c’est que ce sont eux qui devaient légitimement porter ces trucs-là. Et l’on se retrouve aujourd’hui dans une situation où ce n’est pas le cas, pour diverses raisons. Dans le cas du PC, ce sont pour des raisons de choc culturel et de non re-questionnement, et à cause d’un regard qui a vieilli, incapable de s’interroger sur la constitution de sa base électorale... Et pour le NPA, le décalage est à mon sens entre l’image renvoyée au plus grand nombre avec un porte-parole jeune, qui semble abordable, dans lequel on peut se reconnaître et une base de recrutement qui ne s’est pas vraiment renouvelée, où l’on ne retrouve pas vraiment la place accordée dans les discours aux gens qui vivent dans les quartiers populaires.

Pour qu’un discours soit audible il faut qu’il y ait des points d’accroche et des points communs. Quels sont-ils pour Émergence ?

Le socle sur lequel les gens se sont retrouvés c’est ce qu’on appelle les cultures urbaines pas forcément perçues comme des projets militants : culture hip-hop, plus gros vecteur, génération « hip-hop ». Quand je vois la différence entre un pays anglophone et la France sur l’exploitation de cette culture... On nous a mis des personnes qui n’ont pas la fibre « hip-hop ». En France c’est « diviser pour mieux régner » alors que le hip-hop est à la base un mouvement fédérateur. Nous n’avions pas les moyens pour frapper fort à ce niveau-là mais c’est dans les cartons

Pourquoi ne pas avoir travaillé avec le FSQP (Forum Social des Quartiers Populaires) qui est aussi sur cette logique-là ?

FSQP, MIB (Mouvement Immigration Banlieues), effectivement ce sont des assos avec lesquelles j’ai été amené à travailler à plusieurs reprises. On nous a fait comprendre que s’ils devaient se lancer avec un parti c’était juste pour l’aspect financier. Alors que nous, notre logique était de ne pas rentrer là-dedans, parce qu’on savait qu’on allait galérer avec les finances. Du coup, quand on est allé vers eux, c’était notamment pour leur faire passer le message qu’on préférait partir ensemble plutôt qu’ils partent avec un parti traditionnel. Moi, ma vision personnelle, c’était que tout ce qui était mis en place depuis le MIB ou le FSQP allait se retrouver engouffré dans la lecture que peut avoir une majorité de personnes du NPA ou d’un autre parti. C’est-à-dire que moi j’ai eu à plusieurs reprises l’occasion de rencontrer Olivier sur pas mal de mobilisations mais je ne serais pas très réconforté de le rejoindre parce que je sais qu’au sein du NPA il y a des personnes qui ne souhaitent pas recevoir une personne comme moi.

Tu crois que c’est vraiment un problème de personnes, ou de projet ?

Il y a des problèmes de personnes, de représentativité. Il y a des conservateurs partout. Quand j’entends dire que la laïcité « c’est être blanc et chrétien »...

Vous parlez beaucoup de « fédérer », sur quelles bases ? Quelles questions-clés ?

Si tu es de bonne volonté, que tu ne t’enfermes pas dans le clivage droite-gauche, c’est parti.

Pour faire quoi ?

Pour construire un projet qui nous ressemble. Sans préjuger des formes que ça prendra.

Pour défendre tes droits ?

L’idée c’est que nous avons été sollicités par des gens de toute la France, des mêmes environnements. Il y a au moins des articulations sur lesquelles on peut faire des propositions. Par exemple on a des universités de rentrée où il y aura différentes commissions. Quand on a commencé à lister les situations de mal-logement pour faire un programme on est tombé par terre : on avait au moins quinze situations diverses qui touchent le mal-logement et la seule clef c’est le logement social. Il faut arrêter de dire « 20 % », etc. Il faut aller beaucoup plus loin que ça ! Il y a un moment où le grand public a besoin d’être éclairé différemment et on peut se permettre un truc, n’étant pas un parti, n’ayant pas de velléités personnelles, puisqu’on va être non-éligibles. À la base, notre but était de faire bouger les partis qui ont fait le choix d’être des partis politiques, pour qu’ils se disent tous que ce n’est plus possible de faire comme si cela n’existait pas. Mais s’il faut qu’on aille jusqu’à présenter un candidat aux présidentielles pour être vus et entendus, eh bien on le fera.

Pour moi ces questions du mal-logement, des discriminations raciales forment un ensemble permettant de cantonner les classes populaires dans des schémas de reproduction qui les maintiennent à leur place dans la société. Peut-être qu’on a tendance à les traiter par le haut de la pyramide, à travers les schémas traditionnels de la lutte des classes. Ce qui est surprenant c’est que vous les prenez par en-dessous. Comment vous vous positionnez par rapport à la question sociale ?

Je crois que c’est tellement intimement lié que pour moi c’est un tout. La question sociale est tellement évidente. Pour moi quand tu dis effectivement qu’on a fait le chemin inverse, bien sûr qu’on se ré-interroge sur la société, bien sûr que les propositions que l’on veut faire ne sont justement pas des choses qui existent. Le socle de population duquel on part est celui qui subit toutes ces discriminations. Et le fait d’être dans l’action nous empêche, nous empêchait peut-être de construire un projet de changement de société, de changement fondamental. Mais c’est parce que, nous, on part des réalités, et les réalités sont de plein feu. Quand tu les analyses, tu les décris, mais quand tu les vis tu ne te dis pas « ça, c’est une discrimination sociale, raciale ou de territoire ». Toi, c’est parce que tu te positionnes d’un point de vue de l’analyse. Nous, on est dans l’action, et effectivement on ne peut pas avoir la même lecture.

L’idée c’est d’avoir vraiment quelque chose qui fasse bouger les lignes à l’intérieur des partis traditionnels. Il faut une solidarité à chaque fois pour chaque événement, qu’on soit capable de mobiliser au-delà de nos associations, bien plus largement, sur un mode syndical comme dans les entreprises pour reprendre des schémas qui sont un peu plus évocateurs. Ce qu’on faisait à petite échelle, si demain il y a une grosse galère quelque part, on doit être capable de mobiliser une centaine d’assos, après demain 300 assos. C’est pour avoir une autre parole et en être garant. Et grâce au fait qu’on ne soit pas sur un fonctionnement « Parti » les gens sont moins réticents. On parle de communautarisme…

Justement, que répondez-vous par rapport au communautarisme ?

Nadia : Au début moi j’étais réticente, par rapport à mon parcours notamment, sur les mouvements « pro-Blacks » etc. car ça a toujours été traité par le biais de groupuscules qui portaient quand même un combat juste mais avec des modalités souvent en décalage avec ce que je pouvais entendre d’un point de vue universel. Au jour d’aujourd’hui, si on analyse toutes les communautés qui galèrent, on est une addition de communautés. Le communautarisme c’est quoi, c’est un territoire ? Regarde où sont assemblés les lieux exécutifs en France… ce n’est pas nous les communautaires.

Almamy : Quand on s’est mis à travailler sur les questions, je ne dirais même pas raciales, mais tout ce qui touche à nos « différences » – qui dérangent une partie de la population – on a su fédérer pour en faire quelque chose de positif. Moi qui par exemple suis d’origine franco-malienne je n’ai jamais eu cette crainte de m’enfermer dans la communauté noire car j’ai toujours vu ça comme une opportunité de m’enrichir. Je fais partie de la France, je suis français mais j’ai mon histoire propre, et pour l’appréhender j’ai du passer par le vecteur d’associations communautaires pour y trouver une cohérence.

Quand tu dis « on est plus durs avec le NPA », je disais que ce sont eux qui ont été les plus durs avec nous. Par exemple il y a eu une maire adjointe du Front de Gauche – je ne vous mets pas du tout dans le même sac – qui nous a dit « vous avez fait peanuts, etc. Quand je pense que la France vous a ouvert les bras ». Ouais tu te prends ça. Oui nos attentes sont légitimes, elles sont fortes. On revendique cet espace qu’on va maintenant occuper sous forme d’autonomie parce que c’est le plus efficace, le plus efficient.

Nadia : Et « la France nous a ouvert les bras »… je suis tombée sur le cul. Ça, il y a un moment où si tu ne le vis pas, tu le comprends mais c’est trop profond pour que tu puisses l’appréhender. C’est ce que je mets derrière « choc culturel ». C’est pour ça l’autonomie. Si on veut faire bouger les choses c’est par les mobilisations, bien entendu sur le plan des politiques, et sur le plan local.

Almamy : On n’est pas dans l’état d’esprit « on va se partager le gâteau » mais on veut participer à la construction, tout simplement, on veut construire.

C’est pour ça qu’on va se retrouver dans les mobilisations.

Almamy : Ouais. Besancenot je l’ai connu comme ça. On se croisait à chaque fois. C’était à l’époque du mouvement avec Joey Starr, Devoir de Mémoire.

Nadia : Pareil ce type de mouvement : contre-productif. Pour moi c’est typiquement le genre de truc …

Sans rentrer dans des secrets de Polichinelle vous voyez aussi que le travail que vous effectuez intéresse beaucoup de gens. Par rapport aux sollicitations qui vont parviennent en off, parmi les réseaux politiques. Comment vous l’analysez ?

Almamy : Sur le plan local, par exemple à Fresnes, tu as le maire qui joue de la séduction ces derniers temps sur le projet de solidarité internationale. Mais sur le plan local il ne s’est jamais penché sur la question et il passe par les membres de mon association. Moi, jamais il ne m’appelle pour me dire « on devrait se voir », parce qu’il sait que chacun à son rôle. Ils savent que même s’ils finissent par subventionner, quelle que soit la somme, les projets internationaux, ils pourront se permettre de mettre dans le journal de la ville à l’approche des prochaines municipales : « nous avons soutenus l’association ». Et les jeunes se diront : « ah mais le maire t’a aidé ». Moi, c’est ce que j’ai essuyé à l’époque. « Ah tu veux monter une liste, tu veux un appart’, tu veux un job ? ». Mais moi je ne faisais pas de la politique pour obtenir des choses pour moi. Et ils ont commencé à comprendre. Mais le pire c’est que certains ont une lecture simpliste et disent : « tu continues à attaquer le maire alors que lui veut t’aider, je ne comprends plus rien ». Je ne leur appartiens pas.

Nadia : Ce qui est vraiment dramatique, c’est le fait qu’il y ait des gens qui nous approchent aujourd’hui alors qu’on n’est rien, qu’on est juste une potentialité. C’est parce qu’ils sont déjà dans une logique de casser toute émergence, toute chose qui pourrait gêner la bipolarisation qu’ils sont en train d’installer dans le système politique. En cela, ce n’est même pas le danger qu’on représente, mais la potentialité de ce danger. C’est-à-dire qu’ils sont déjà à imaginer n+1 ou n+2. On se dit que dès qu’il y a quelque chose qui émerge c’est mis dans le système. On a rencontré pleins de gens quand on montait la liste, ça n’a pas été simple d’avoir les 225 noms, pleins de gens nous disaient : « Ouais mais moi j’ai un projet, ça va me griller. », « Ouais moi je sais qu’avec la mairie ça va me griller. ». Ça nous a rendu encore plus fort de se dire que même nos projets on les monte en réseau. C’est nous qui faisons vivre une grande partie des manifestations culturelles en Île-de-France alors on n’a pas à aller quémander. L’île-de-France a besoin de nos structures, de nous qui mettons notre sueur. Ce ne sont que des réseaux de bénévoles et ça, ça ne se valorise pas.

Almamy : Moi je l’ai toujours dit : je ne suis pas un faire-valoir. Je n’aime pas être sollicité parce que je suis Noir, barbu ou issu d’un quartier populaire. Moi je veux être sollicité parce que je suis moi, tout simplement. Aux discours comme « lui, il n’est pas comme les autres », je dis « allez vous faire voir ». La première fois que je suis tombé sur Martine Aubry, d’ailleurs ils ont retiré ce passage du DVD quand elle faisait son tour de France, j’ai fait une intervention. Leur slogan était : « La France qu’on aime ». Et j’ai commencé à dire « moi j’aurais plutôt dit : la France que je veux aimer, qu’on veut aimer ». Pourquoi je dis ça ? Parce que la France ne m’a pas aidé à me construire sur le plan historique. Quand j’ouvre les livres d’histoire, je ne me retrouve pas.

Justement tu parlais de Devoir de Mémoire, tu disais que l’expérience n’a pas été bonne.

Almamy : La dynamique était bonne mais aujourd’hui on voit que ça n’existe plus. Ça a trop joué sur le people. Et chez nous, en tant que personnes ordinaires, il n’y a pas de people, il n’y a pas de « j’me la raconte », il n’y a pas d’histoire d’ego. On peut se permettre de critiquer les people, on peut se permettre de critiquer les politiques ou autres parce que, nous, on n’a rien à conserver, on a tout à construire et tout à gagner. On n’a rien à perdre.

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