De la révolte à l’alternative

par Stathis Kouvélakis

22 septembre 2009

En moins d’un an, la France aura connu trois secousses de grande ampleur, qui l’ont propulsée au centre de l’attention internationale : le « non » au référendum sur la constitution européenne, les « émeutes des banlieues » de l’automne 2005, et le mouvement anti-CPE de mars-avril 2006.

Très différentes les unes des autres, toutes trois témoignent pourtant du fait que, décidément, dans ce pays, « ça ne peut plus continuer comme avant ». S’il est certain que la conscience d’une crise profonde, sociale et politique, a précédé ces événements, il n’en reste pas moins que des seuils significatifs ont à chaque fois été franchis. Ainsi, pour en rester au mouvement social de ce printemps, l’observateur le moins averti aura pu relever pêle-mêle : la jeunesse lycéenne et étudiante occupant la rue pendant plusieurs mois, l’action commune de cette jeunesse et des travailleurs, un front syndical uni comme jamais depuis la Libération, de nouveaux records de manifestations, la division aux sommets de l’état s’étalant au grand jour… C’est cette conjonction d’une crise multiforme, qui ne cesse de s’approfondir, et d’une intervention populaire directe, venant bouleverser le cours « normal » des choses, qui alimente la perception d’une situation inédite, porteuse de rupture, quelle qu’en soit l’issue, laquelle demeure, précisément, ouverte.

Face à une situation inédite, la première conclusion qui s’impose est l’exigence, et l’urgence, de renouveler nos outils de compréhension et d’analyse puisque le premier signe distinctif d’une situation nouvelle réside dans sa capacité à mettre à mal les grilles d’interprétation préexistantes. La tâche ne s’annonce pas des plus simples, et pourtant nous n’avons pas d’autres choix que de nous lancer sans attendre, car le seul moyen d’obtenir ces nouveaux outils nécessaires est de les forger « chemin faisant », dans l’effort d’une pensée intervenant à partir, et dans, une situation nouvelle, qui évolue rapidement.

Crise de régime ou crise de l’État ?

Nous partirons de l’hypothèse suivante : la révolte de mars-avril 2006 signale le franchissement d’un seuil dans la crise de la société française et de son système de pouvoir : la crise politique et sociale se transforme en crise de l’état, qui comporte des aspects de crise institutionnelle (« de régime »), mais dont la crise institutionnelle ne forme ni le centre ni l’enjeu direct. Plutôt que d’une « crise de régime » nous parlerons donc de « crise de l’État » [1] dans le sens d’une déstabilisation de la capacité politique de l’appareil d’État et du personnel qui occupe ses sommets à assurer les fonctions « normales » de la domination de classe (pour simplifier : direction et répression). En effet, plutôt qu’à une paralysie des institutions au sens strict (à l’instar du parlementarisme devenu ingérable des IIIe ou IVe Républiques finissantes), ce à quoi nous assistons c’est à un dérèglement durable de la conduite « stratégique » du personnel politique au pouvoir. Davantage même : c’est l’« autorité » de l’État en tant que tel, la légitimité de son action, qui paraissent profondément atteintes.

Dans cette direction, un seuil préalable avait été franchi lors des « émeutes de banlieue » de l’automne 2005. Par leur aspect le plus spectaculaire – la remise en cause en acte de la légitimité de la violence étatique (donc du noyau dur de l’action de l’État comme détenteur du monopole de cette violence légitime) – le fait même de ces émeutes témoignait d’un affaiblissement déjà à l’œuvre de cette autorité de l’État, affaiblissement que les « émeutiers » ont bien mieux compris, pour l’accentuer, que les élites politiques. Cela d’autant que les jeunes révoltés des quartiers populaires ne s’en prenaient pas simplement aux appareils répressifs mais également à d’autres symboles ou lieux signifiant la présence de l’État dans ces parties du territoire (écoles, transports, équipements), et perçus comme autant de rouages d’un même mécanisme de domination et de violence sociales. Ces actions proto-politiques, de type « sériel » [2] , annoncent en pratique – voire, dans certains cas [3], préparent le terrain aux – actions « coup de poing », à la limite ou transgressant ouvertement la légalité, autrement plus concertées et organisées, elles, qui ont marqué la dernière phase du mouvement anti-CPE (entre la dernière journée de manifestations du 4 avril et l’annonce de l’abrogation). D’où également, signe infaillible des situations de crise profonde, la violence qui a marqué le mouvement. Violence étatique massive avant tout [4], qui culmine dans la lourde répression judiciaire qui s’abat actuellement sur les milliers de participants à la lutte traduits en justice. À cette violence d’en-haut, répondit une contre-violence populaire, relativement limitée mais significative : non pas tant celle, prévisible et répétitive, de petits groupes organisés, en réalité extérieurs au mouvement [5], mais celle liée à des pratiques de masse, tantôt spontanée tantôt organisée. Une contre-violence dirigée essentiellement contre la police et les appareils répressifs, sans oublier son usage ciblé (et concerté) visant à assurer la poursuite de l’action collective (maintien des « blocages », neutralisation des « casseurs » par les services d’ordre des manifestations). Malgré la quasi-absence de réaction politique organisée à la proclamation de l’état d’urgence, il paraît en ce sens justifié de considérer les émeutes de novembre 2005 comme le point de départ de la transformation de la crise politique préexistante en crise de l’État, transformation qui s’affirmera au cours du mouvement anti-CPE et rebondira, pour s’accentuer, par la suite.

Une rencontre historique

Effet (en dernière analyse) de la persistance de l’opposition populaire, (y compris dans son aspect de division au sommet), la crise crée, en retour, les conditions « indirectes » de sa montée en puissance, plus particulièrement après l’assaut contre l’État lancé par les jeunes des quartiers populaires en novembre 2005. En ce sens, le référendum, la révolte des banlieues et le mouvement anti-CPE forment les trois moments d’une même séquence politique. Pour le dire autrement, malgré les revers essuyés et la dureté du contexte, la remobilisation des forces populaires s’affirme comme le trait durable et essentiel de la période. Sa dynamique s’est avérée capable d’entraîner, certes inégalement et selon des rythmes différenciés, un nombre croissant de secteurs de la société française. A elle seule, l’entrée en scène d’une nouvelle génération, lancée depuis 2002 dans un apprentissage en accéléré de l’action collective, suffirait à accréditer l’idée d’un tournant majeur. Mais il y a davantage : dans le mouvement de mars-avril 2006 s’est affirmée la convergence et même, à une échelle plus limitée et pourtant significative, la rencontre directe entre la jeunesse étudiante et lycéenne et les salariés, le mouvement syndical et certains secteurs ouvriers. Inédites depuis les années 1970, cette convergence et cette rencontre marquent le passage à une configuration offensive des luttes sociales, et cela malgré le caractère défensif des revendications du mouvement anti-CPE. Pourtant, et il convient également de le souligner, le poids des défaites passées continue de peser sur le rapport de force, et, plus particulièrement sur les capacités de mobilisation d’un secteur crucial, la classe ouvrière du secteur privé, malgré les signes encourageants enregistrés lors des manifestations de masse du 28 mars et du 4 avril.

La portée de la victoire arrachée par les jeunes et les travailleurs n’en devient que plus décisive. Premier succès d’ampleur du mouvement social depuis décembre 1995, elle ne suffit certes pas, à elle seule, à annuler les effets de longues années de contre-réformes libérales. Elle a pourtant un parfum de revanche sur le mouvement avorté du printemps 2003, dont l’issue donna un avantage décisif (et une assurance non dissimulée) à un gouvernement menant avec acharnement le remodelage néolibéral de la société française. La confiance a désormais changé de côté, et cela seul pourrait suffire en tant qu’acquis du mouvement. Sans forcer le trait, on peut toutefois y voir davantage, la confirmation d’une entrée dans un cycle ascendant et soutenu de mobilisations.

Trois séries d’indices vont dans ce sens. Tout d’abord, l’inscription de ce mouvement dans une séquence ouverte par la victoire politique du référendum sur la constitution européenne, victoire rendue possible par un mouvement de mobilisation populaire dont la campagne du non de gauche fut le creuset. Ensuite, le caractère expansif de cette onde de mobilisation, avec l’entrée en force de la ‘plaque sensible’ par excellence des courants profonds de la société, la jeunesse étudiante et scolarisée. Une entrée déjà engagée, à vrai dire, avec les manifestations anti-Le Pen d’avril 2002, le mouvement lycéen contre la loi Fillon de 2005 et le basculement majoritaire de la jeunesse dans le camp du « non » lors du référendum. Relevons au passage l’une des conséquences de la conjonction de ces deux premières tendances : le passage de la direction des organisations de jeunesse traditionnellement proches du PS (Unef, UNL) à des courants minoritaires de la gauche de ce parti, engagés dans la campagne du non de gauche. Enfin, la participation à une échelle inédite des travailleurs du secteur privé dans les manifestations (surtout les deux dernières) indique que c’est bien dans l’effervescence créée par la mobilisation de la jeunesse, que des secteurs dépourvus de forte présence syndicale et d’expérience récente de conflit à grande échelle ont pu se sentir suffisamment portés pour s’engager dans des premières formes, certes limitées (absence de grève, parfois de simples arrêts pour rejoindre les cortèges) mais à fort potentiel, d’action collective de masse.

Un dernier point reste à préciser quant à la signification politique d’ensemble du mouvement : à l’encontre des critiques conservatrices et « gauchistes » [6] , qui ont vu dans la revendication unifiante de la lutte (la suppression du CPE) une absence, ou une limitation, de son caractère radical (soit pour lui nier tout caractère « subversif » et le dévaloriser en le comparant à la dimension supposée « utopique » des mouvements de 68, soit pour pousser vers l’« élargissement » de sa base revendicative censé le rendre plus radical), il faut souligner que la véritable radicalité du mouvement résida précisément dans son obstination à se focaliser sur la question du CPE. Cela non pas simplement pour des raisons d’ordre pragmatique (« il est plus facile de gagner si l’on se concentre sur une seule revendication », encore que, vu le contexte, cela eût constitué une motivation parfaitement légitime) mais à cause de la manière dont s’opère concrètement, au cours d’un mouvement, la politisation des contradictions. Pour le dire autrement, la portée politique de la lutte a consisté dans sa capacité à faire de sa revendication centrale (le CPE) le point de condensation des politiques néolibérales en tant que telles. D’une certaine façon, les manifestants ont pris au mot l’affirmation de de Villepin selon laquelle l’élection présidentielle, et, d’une manière générale, l’ensemble de la politique gouvernementale, « se jouent sur le CPE ».

Le mouvement a ainsi révélé que ce qui se jouait effectivement avec le CPE, c’était bien l’obtention d’une main d’œuvre jeune, docile et entièrement « disponible », l’institutionnalisation de la segmentation de la force de travail (déjà à l’œuvre dans le CNE et les modalités d’application des 35 heures), bref l’affirmation d’un pouvoir patronal sans entraves. A travers une revendication particulière (le CPE en tant qu’institutionnalisation de la précarité pour les moins de 26 ans), ce qui était en cause c’était donc la capacité du capital à renforcer son emprise dans tous les secteurs de la vie sociale, à commencer par le lieu de travail. C’est en ce sens que le mouvement de mars-avril 2006 est un mouvement de (lutte de) classe, une proposition antilibérale et anticapitaliste « à l’état pratique ». En témoigne, entre autres, l’extraordinaire profusion de mots d’ordre dans les cortèges étudiants et lycéens s’en prenant directement à l’« exploitation » (assimilée au « E » du « CPE ») et le pouvoir patronal (« nous ne sommes pas de la chair à patrons »).

L’ « étudiant-masse » comme fraction de classe

La focalisation sur la question des conditions de l’exploitation est d’autant plus remarquable que le moteur du mouvement se trouvait dans la jeunesse étudiante et scolarisée. Difficile de ne pas y voir un indice éloquent de l’ampleur des transformations de cette catégorie sociale dans la nouvelle division sociale du travail imposée par la restructuration capitaliste néolibérale. La radicalisation en cours de la jeunesse présente donc des traits nouveaux, relativement distincts de la contestation tant de la fonction idéologique des institutions scolaire et universitaire (comme dans le radicalisme étudiant des années 1968 [7]) que des modalités de sa fonction de répartition et de mobilité sociale (droits d’inscription, conditions matérielles et d’accès aux études) à l’instar des mouvements des années 1980-1990. Cette fois, la jeunesse étudiante et scolarisée a agi en tant que partie du monde du travail, certes « en cours d’intégration » (d’où l’absence quasi-totale des secteurs qui se voient déjà intégrés dans le monde des dominants : prépas, a fortiori grandes écoles etc.), mais néanmoins porteuse d’un « point de vue de classe ». Point de vue de classe qui, précisons-le, n’est pas, ou n’est plus, celui d’une supposée « nouvelle petite-bourgeoisie » ou d’un salariat d’encadrement aspirant à intégrer des fonctions supérieures de commandement, de conception ou de diffusion culturelle. À l’image d’une société française qui, depuis le milieu des années 1970, fait l’expérience d’une mobilité sociale inter-générationnelle descendante [8], et d’une division sociale du travail de plus en plus polarisée, les lycéens et étudiants d’aujourd’hui se voient bien davantage, et à juste titre, partageant le sort du salariat intermédiaire et d’exécution.

Caractéristique à cet égard fut le souci fortement affirmé du mouvement étudiant de lier la revendication de la suppression du CPE à celle du CNE, qui ne concerne que les entreprises de moins de vingt salariés et fort peu les titulaires d’un diplôme universitaire.

Toutefois, et contrairement à ce que prétend une certaine sociologie (focalisée sur la valeur des titres scolaires et la concurrence entre leurs détenteurs), la transformation en question ne se résume pas à un déplacement vers le bas des termes de la reproduction/mobilité de classe via l’institution scolaire et universitaire. C’est plus généralement, la place même de cette reproduction, plus exactement la relative (mais réelle) séparation entre reproduction et production matérialisée par l’existence même (et le rôle élargi) de l’institution scolaire et universitaire qui est ici en cause. Cette séparation tend en effet à s’estomper sous l’effet d’une double tendance de fond portée par la restructuration néolibérale du capitalisme : d’une part, la subordination croissante de l’institution scolaire et universitaire à la logique capitaliste-marchande, qui transforme ces parties les plus massifiées et les moins « compétitives » en centres de formation de plus en plus régis par la même logique que celle des positions (peu enviables) du marché du travail auxquelles elles destinent ; d’autre part, la réduction de la coupure entre jeunesse scolarisée et étudiante et jeunesse travailleuse due à la progression de l’activité salariée parmi les lycéens et, surtout, les étudiants. Certaines branches ou secteurs d’activité (restauration rapide, centres d’appel, chaînes de grande distribution) se spécialisent même dans cette catégorie de main d’œuvre. Si l’on ajoute à cela l’extraordinaire part de contrats précaires, stages-bidon, périodes de chômage etc. qui frappent tout particulièrement en France les 18-26 ans, nous nous retrouvons, en fin de compte, avec un continuum de positions traduisant un violent mouvement de re-prolétarisation de cette partie de la force de travail. Un tel basculement rejette dans un passé lointain l’ancienne coupure entre une minorité de jeunes « héritiers » accédant au baccalauréat et à l’université et une majorité s’engageant dans la production.
Cette « grande transformation » a, bien entendu, non seulement facilité (en comparaison avec 68) la jonction avec les travailleurs mais, surtout, conféré un caractère « organique » à celle-ci, celui de la construction d’une lutte commune, et non d’une alliance ou d’une solidarité entre mouvement séparés. Elle explique également la forme principale prise par la lutte étudiante elle-même, et qui la rapproche, y compris sous cet angle, de la lutte ouvrière : le « blocage » (et non l’« occupation », différence sémantique intéressante, malgré des réalités parfois proches, des lycées et universités perçus comme un lieu et un outil de travail (et lui étant destiné), dont il s’agit d’interrompre le fonctionnement « en flux » [9] (cours, examens). D’où également la division de la population étudiante entre « pro » et « anti-blocage », selon une ligne (et une logique) proche de celle entre salariés grévistes et non-grévistes (lesquels ne sont pas nécessairement hostiles aux revendications des premiers mais n’entendent pas payer le coût d’une participation à la mobilisation).

Le mouvement de mars-avril consacre ainsi l’apparition de la figure de l’« étudiant-masse », non dans le sens d’une convergence « vers le haut » avec le salariat via l’intellectualisation généralisée du travail [10], mais plutôt en sens inverse : celui d’une massification qui participe au mouvement fondamental de re-prolétarisation/remarchandisation de la force de travail qui caractérise le capitalisme néolibéral. C’est pourquoi, la lutte anti-CPE des étudiants et les lycéens ne se laisse pas réduire à une protestation contre la « dévalorisation des diplômes ». Sa signification proprement politique réside dans l’affirmation d’une position subjective qui relie la spécificité de la lutte étudiante à la restructuration libérale d’ensemble des rapports capital-travail.

Le mouvement ouvrier : une reprise inespérée et contradictoire

La capacité du mouvement ouvrier à répondre au « signal » envoyé par la jeunesse n’avait rien d’évident : le poids de l’échec du printemps 2003, aggravé par les défaites partielles qui se sont succédées depuis (privatisation d’EDF, SNCM), pesait très lourd, surtout sur les secteurs syndicaux les plus mobilisés (transports, enseignants, secteur public), donc aussi les plus touchés par les revers essuyés au cours des dernières années. La situation se compliquait davantage encore du fait de la conjonction de ce recul et des effets induits par le « recentrage » en cours de ce qui demeure la force centrale du syndicalisme français, la CGT. Il nous faut donc clarifier quelque peu le sens de cette transformation profonde du paysage syndical, d’autant qu’elle excluait par avance, comme les étudiants et leur coordination l’ont assez rapidement compris à leurs dépens, ce qui était encore possible en décembre 95 : la perspective d’une grève reconductible des secteurs les plus fortement syndiqués.

Mise à l’épreuve lors du mouvement du printemps 2003 (avec le succès que l’on sait… ), la ligne du « syndicalisme rassemblé » prônée par sa direction vise à mettre la CGT sur les rails du syndicalisme réformiste européen, avec ses affrontements sociaux ritualisés [11], bien encadrés par de longues procédures de « négociations », pendant lesquelles les forces syndicales, en général divisées, se voient obligées d’aligner vers le bas leurs revendications déjà fort « raisonnables ». Il convient à ce propos de ne pas se tromper : le recentrage de la CGT est un projet à long terme, pas une simple manœuvre tactique. Il correspond à des tendances de fond des rapports sociaux (l’affaiblissement d’ensemble du mouvement syndical, le déclin du PCF, les nouvelles stratégies patronales et étatiques), et sa poursuite débouchera sur une rupture profonde avec le syndicalisme de lutte de classes qui imprègne fortement le mouvement ouvrier français. C’est pourquoi d’ailleurs la convergence avec la CFDT est, pour la direction de la CGT, un objectif durable, qui a survécu et survivra à tel ou tel épisode conflictuel (les retraites par exemple) car il se mène désormais sur un terrain largement partagé, par les appareils confédéraux du moins. Toutefois, la nouvelle orientation est certes loin d’être stabilisée, du fait des résistances d’en-bas, y compris d’une partie de l’appareil des fédérations (cf. le moment du référendum sur la constitution, qui a conduit la direction confédérale à prendre sa revanche en détournant à son profit les ressources des fédérations). Mais aussi parce qu’il est tout à fait douteux que le paysage des « relations professionnelles » en France – dominé par un patronat agressif, habitué à traiter avec des syndicats faibles, divisés et, pour certains, manipulables (la CFDT ayant désormais ravi ce rôle à FO) – laisse une quelconque marge de succès, même limité, à tout interlocuteur syndical désireux d’y transposer les us et coutumes de l’Europe du nord.

Les tendances évoquées ci-dessus ont fortement pesé dans les ambivalences et les hésitations du front syndical tel qu’il s’est constitué au cours de la mobilisation anti-CPE. Un front syndical certes uni comme jamais depuis la Libération, mais sur une base minimale, tant en termes revendicatifs (retrait du CPE) que, et surtout, en termes de gestion de la mobilisation : méfiance à peine dissimulée vis-à-vis de l’auto-organisation étudiante (coordination mise à l’écart au profit des seuls syndicats étudiants et lycéens), absence de toute initiative favorisant l’action commune entre étudiants, lycéens et salariés autre que les appels aux manifestations, stricte canalisation de l’action des salariés dans le cadre de « journées d’action » le plus espacées possibles dans le temps (cf. tout particulièrement le refus d’appeler à une journée le 23 mars, comme l’avait explicitement demandé la coordination étudiante), afin d’éviter toute dynamique de grève reconductible. Le soir de l’annonce de l’abrogation du CPE, Bernard Thibault a résumé cette ligne de stricte séparation des champs (les confédérations syndicales se chargent des salariés, les organisations étudiantes et lycéennes des jeunes, et les vaches seront bien gardées) en répondant par la formule « chacun est maître chez soi » [12] à la question de savoir comment il jugeait les appels de la coordination étudiante à la poursuite des blocages. Il rappelait également que la CGT n’avait jamais en tant que telle pris position sur les blocages des universités et des lycées, et que, réciproquement, elle appréciait fort peu que les étudiants lancent des mots d’ordre en direction des salariés.

En deux mots, tout a été fait, côté syndical, pour continuer dans la ligne du printemps 2003. Il n’est donc point surprenant que, lors du dernier congrès de la CGT, deux semaines après la fin du mouvement, Thibault ait jugé que le succès obtenu confirme sa justesse. Chérèque et la direction de la CFDT ont été encore plus clairs : si le mouvement a gagné, c’est bien la preuve qu’on peut gagner sans faire grève [13]. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, notamment aux yeux de la presse bien pensante, française et internationale, qui a vu dans ce mouvement la preuve définitive de l’« archaïsme » et de la persistance du « radicalisme » de la société française, les directions de la CFDT et de la CGT s’efforcent, non sans arguments, de faire rentrer le mouvement dans la logique de l’adaptation du syndicalisme aux normes du capitalisme néolibéral. Il devient donc nécessaire de rappeler que si cette lutte s’est terminée par une victoire, c’est essentiellement en dépit de cette stratégie syndicale [14]. Et ce doublement : tout d’abord, contrairement au printemps 2003, les syndicats étaient soumis à la pression constante, et même croissante, d’un mouvement étudiant et lycéen ; une pression externe, en quelque sorte, et fort efficace, qui n’a pas laissé la mobilisation retomber et a permis de déjouer les manœuvres du gouvernement visant à engager l’intersyndicale dans une pseudo-négociation au long cours pour aménager à la marge le CPE. De plus, il convient de préciser que si le maintien de l’unité du front syndical a incontestablement pesé dans le rapport de forces face au gouvernement (c’est bien entendu ici que se trouve le noyau de vérité de l’idée du « syndicalisme rassemblé »), sa contribution la plus décisive est à chercher ailleurs, à savoir dans ce qu’il a permis d’accomplir malgré lui d’une certaine façon : la rencontre entre les étudiants, les lycéens et les travailleurs, rencontre qui n’a pu et ne pouvait s’opérer concrètement, au niveau régional, local et du lieu de travail, qu’avec l’appui des équipes syndicales. Un appui conditionné, et il convient également de le souligner, à l’encontre de tout « basisme » réducteur (opposant terme à terme l’initiative d’« en bas » à celle d’en haut), par l’existence de ce « parapluie » unificateur qu’était l’intersyndicale, elle-même élargie aux organisations lycéennes et étudiantes, légitimant ainsi de facto les formes d’action radicales en provenance des universités et des lycées « bloqués » [15].

C’est à ce prix que le mouvement a su rebondir à chaque tournant et construire la dynamique d’une mobilisation devenue, malgré ses limites, authentiquement « multisectorielle ». Ainsi, lorsqu’il est apparu clairement que les directions confédérales ne feraient rien pour inscrire la mobilisation dans une perspective de grève reconductible (en gros, après le 18 mars, plus particulièrement après le refus d’appeler à une journée le 23, susceptible d’accélérer le tempo de la mobilisation), la propension à la grève a sensiblement chuté dans les secteurs les plus syndiqués (essentiellement le secteur public), déjà échaudés par l’expérience du printemps 2003. Mais ce reflux a été aussitôt compensé par une sorte de déplacement du centre de gravité du mouvement vers les manifestations et par une hausse non moins significative de la participation des travailleurs du secteur privé, qui ont trouvé dans ce climat d’effervescence générale, puissamment alimenté par les actions sur le terrain et devant les entreprises des étudiants et des lycéens, suffisamment de force pour vaincre une période souvent longue de passivité et de démoralisation.

Le point est d’importance car il laissait entrevoir la possibilité d’une radicalisation du mouvement en cas de refus du gouvernement d’abrogation rapide du CPE après le 4 avril, c’est-à-dire quand la dynamique des « manifestations sans grève reconductible » était elle-même arrivée à son terme. A ce moment là, au cours de cette phase critique, il est permis de voir dans les actions dites « coup de poing » des étudiants et des lycéens, non pas une radicalisation minoritaire (du type de celle que la coordination étudiante a tenté, en vain, d’impulser après l’abrogation du CPE), mais un modèle original (en Europe du moins, car les Argentins l’expérimentent depuis un moment…) d’occupation du terrain sans relâche, y compris celui des entreprises et des flux économiques (transports), et de « pont » préparant une étape ultérieure de la mobilisation. C’est grâce à ces actions que l’eventualité, en cas de refus du pouvoir de céder, d’un départ en grève reconductible, évoquée par certains secteurs à la suite du 4 avril [16], devenait une menace sérieuse, obligeant les syndicats à poser un ultimatum de plus en plus rapproché au gouvernement (d’abord le 17, puis, de facto, le lundi 10 avril), ne lui laissant ainsi aucun autre choix que la retraite. Décidément, nous sommes très loin des scénarios des négociations aseptisées envisagés par les tenants du syndicalisme réformiste façon CES.

Au bout du compte, le signal que les étudiants et les lycéens ont envoyé au mouvement ouvrier et syndical a offert à celui-ci un souffle inespéré, échappant radicalement aux prévisions et aux routines des directions syndicales. Il confirme l’idée que la chance d’une renaissance du mouvement ouvrier se trouve dans son immersion dans les luttes multiformes qui traversent la société, et non dans le repli vers ses (supposés) bastions, ou dans son adaptation aux logiques institutionnelles et patronales. Il donne une impulsion puissante aux forces qui s’opposent au « recentrage » qui traversent, de manière multiforme, le centre de gravité du mouvement syndical. Mais l’affrontement sera de longue durée. Pour le dire autrement : la victoire d’avril 2006 démontre a contrario que l’adaptation du syndicalisme français à l’ordre libéral (sous l’égide de l’Union européenne, d’où l’enjeu de l’intégration à la CES) ne peut qu’être synonyme de co-gestion du recul social et d’autonomisation croissante d’appareils de plus en plus coupés de la défense des intérêts de la grande majorité du monde du travail. Concernant plus particulièrement la CGT, la poursuite d’une telle orientation la rendrait, à terme, redondante par rapport à la CFDT – d’où la perspective d’une unification syndicale de type bureaucratique, dans le prolongement de la tendance européenne des « fusions » entre gros appareils syndicaux. Elle ne peut que se heurter, de façon prolongée et souvent diffuse, à la résistance des équipes syndicales de la base (et d’une partie des fédérations) qui continuent à regrouper, dans une large mesure, ce que le monde du travail compte de militants les plus aguerris et combatifs. Ceux-ci savent désormais qu’ils peuvent trouver des points d’appui et des réserves considérables dans les secteurs les plus divers de la société française, à commencer par la jeunesse étudiante et lycéenne.

La réaction systémique

La défaite du pouvoir face à la mobilisation prolongée des jeunes et des travailleurs débouche fort logiquement sur une période d’instabilité accrue, dont la décomposition à vue d’oeil du gouvernement Villepin et l’agonie du système chiraquien sont les effets les plus visibles. D’une manière générale, les forces sociales et politiques doivent faire face à l’action renforcée d’éléments poussant vers l’élargissement des lignes de fracture apparues au cours de la dernière période. La question du maintien et/ou de la recomposition de leur cohésion est donc cruciale. A commencer par celle du bloc social-libéral, sérieusement ébranlé par le référendum et qui n’a toujours pas réussi à résoudre certains problèmes clé, à commencer par celui de sa direction, malgré la « synthèse » du congrès socialiste du Mans. La désignation d’un candidat à la présidentielle pourra-t-elle résoudre ces difficultés et renouveler la soumission volontaire des minorités antilibérales du parti à sa direction telle qu’elle a pu se produire au dernier congrès ? La tâche s’annonce pour le moins difficile, mais, nous le verrons, il n’est pas exclu que la direction du PS puisse la mener à bien grâce à l’aide « objective » des forces de la gauche antilibérale et radicale, engluées dans des stratégies d’auto-affirmation et de survie d’appareil.

Les choses s’annoncent tout aussi compliquées du côté de la droite parlementaire. Aggravée par le caractère prolongé de la bataille et la grande détermination dont il a fait preuve, la défaite du gouvernement Villepin laisse derrière lui un paysage de dévastation, qui ne laisse indemne aucune des composantes de l’actuelle majorité. Certes, le clan chiraquien apparaît particulièrement déliquescent, mais, malgré quelques points tactiques, Sarkozy sort stratégiquement affaibli. Car, nous l’avons déjà relevé, la défaite du CPE c’est avant tout celle de la « rupture » dont il s’était fait le héraut. Or, ce qui est certain, c’est que les choses ne peuvent rester en l’état – tel était du reste le noyau de vérité de l’hypothèse de la « rupture » (et l’avantage stratégique qu’elle procurait à son promoteur). L’aggravation de la crise de l’État, dans un contexte marqué par la présence renforcée de la mobilisation populaire, ne peut donc qu’alimenter puissamment les tendances autoritaires, à la fois « par en-haut » et « par en-bas ». Par en-haut, dans le sens d’un tour de vis supplémentaire de l’État pénal, « libéral-sécuritaire » que les politiques néolibérales mettent en place par touches successives sur les décombres de l’État social. Que l’abrogation du CPE soit immédiatement suivie, au niveau parlementaire, par le vote d’une nouvelle loi liberticide s’attaquant aux travailleurs dits « immigrés » a, à cet égard, valeur de symptôme, d’autant que l’attitude des députés PS illustre parfaitement le degré de ralliement du bloc social-libéral à l’État pénal [17].

Il ne faut pourtant point se méprendre : ce mouvement « d’en-haut » répond également à un mouvement « d’en-bas », qu’il contribue en retour à légitimer et à amplifier. Ce mouvement traduit une véritable « panique morale » nourrie par le traumatisme que la restructuration capitaliste néolibérale et la démolition concomitante de l’État keynésien provoquent dans un nombre croissant de secteurs sociaux [18]. Il convient de souligner ici l’importance, souvent négligée par les analyses sociologiques et/ou économiques, de la dimension proprement politique de ce processus, qui renvoie à l’impuissance et la désorganisation croissantes de l’action étatique face à un environnement général de plus en plus instable et menaçant. La crise de l’État lui confère une acuité particulière, qui rend plausible l’hypothèse d’une « radicalisation à droite », au sein d’un électorat échaudé par le recul du gouvernement et son impuissance à endiguer le « désordre ». En témoigne également la fébrilité qui règne du côté de l’extrême-droite lepéniste, qui a déjà vampirisé l’essentiel de l’électorat populaire de droite et une bonne part de sa composante petite-bourgeoise « traditionnelle » (commerçants, artisans, petits patrons, agriculteurs…). Marqué de près par un Sarkozy constamment obligé de se déporter vers sa droite (ce qui ne va pas sans poser un problème de cohésion aux partisans de fait d’une ligne « conciliatrice » lors de la crise du CPE), le FN se trouve désormais concurrencé par la droite extrême (le MPF de Philippe de Villiers), qui s’efforce de le plagier mais qui, surtout, tente de ravir à la droite classique une partie de son « noyau dur » réactionnaire et traditionaliste (couches moyennes/supérieures catholiques, de type « rural » etc.).

Face à ces tendances lourdes, porteuses de déstabilisation et de polarisation, et avant tout, face à une possible montée en puissance de la gauche antilibérale et radicale (dont nous parlerons dans un instant), la configuration actuelle de crise engendre des contre-tendances puissantes, visant à créer un nouveau point d’équilibre entre forces sociales et système politique. C’est ce que nous appelons ici la « réaction systémique » et qui, plutôt que le soutien à un bloc politique déterminé (la gauche social-libérale ou l’UMP de Sarkozy), doit s’entendre comme un « changement de terrain », une restructuration de l’espace politique autour d’un clivage réaménagé et déplacé. Un schéma de ce type avait déjà permis une stabilisation (partielle et temporaire) du système de la représentation politique après la secousse du premier tour des présidentielles de 2002, grâce à la construction d’une « union sacrée » anti-Le Pen allant de Chirac à la LCR. À présent, c’est la mise en scène de l’affrontement Ségolène Royal/Nicolas Sarkozy qui en fournit l’expression condensée. Son éventuel succès traduirait un déplacement à droite de grande ampleur de l’axe politique, qui verrait s’opposer deux versions convergentes (de « centre-gauche » et de « droite dure ») non simplement du néolibéralisme (c’était déjà le cas depuis le ralliement du PS, puis de gauche plurielle », à la gestion loyale des affaires du capital) mais d’un projet néoconservateur visant à remodeler en profondeur la société française.

Il ne s’agit pas donc pas de la seule poursuite de la contre-réforme libérale, mais de son approfondissement qualitatif, dans la lignée d’un Bush ou d’un Blair. Cela suppose de s’affronter et d’extirper méthodiquement les résistances qu’elle suscite et qui, du moins dans le cas de la France, ont réussi à la mettre en difficulté à plusieurs reprises et à en différer certains aspects. D’où la volonté d’en finir, d’une certaine façon, avec le PS tel qu’il est, en tant que parti organisé (avec des militants, des courants, des congrès etc.), doté d’une autonomie, aussi limitée soit-elle, qui permet une expression, même canalisée et hautement déformée, des contradictions de classe. Une telle réalité n’est plus tolérable par le système, surtout après les 40 % recueillis par les partisans du « non » à la Constitution européenne dans les votes internes, et que la synthèse du congrès du Mans ne suffit pas à effacer. Car tel est bien le but de l’« opération Ségolène Royal » : affirmer, à une échelle tout à fait inédite en France, la capacité du système médiatique, et des fractions du bloc de classe dominant qui lui sont directement liées, à imposer ses choix sur un système partidaire à la fois affaibli et peu fiable. En ce sens, si elle parvient à ses fins, la réaction systémique mettrait la France à l’heure de la « post-politique », à l’instar d’un Berlusconi en Italie, lequel, rappelons-le, avait commencé son entrée dans l’arène du pouvoir politique sous la houlette de son ami Bettino Craxi, Premier ministre socialiste de l’époque.

La gauche radicale à la croisée (stratégique) des chemins

Pour la gauche antilibérale et radicale rien ne serait plus erroné que de penser qu’il suffirait de se laisser porter par la vague montante de la mobilisation populaire et que la seule discussion porterait sur les modalités, plus ou moins « autocentrées » ou « unitaires » selon les points de vue. En réalité, la difficulté est plus profonde : depuis 2002 et, de manière beaucoup plus claire, depuis le référendum sur la Constitution européenne, les forces prônant, à des degrés divers, une rupture avec le néolibéralisme (y compris dans sa variante social-libérale), peinent à structurer politiquement le bloc populaire antilibéral qui s’élabore « par en bas », au fil des luttes et de la repolitisation impulsée notamment par la campagne référendaire. Cette difficulté est au moins double : la faiblesse et la fragmentation des forces organisées dans leur configuration actuelle et l’absence concomitante d’un projet politique explicitant les conditions de la rupture avec le cours néolibéral. Or, seule cette structuration politique peut permettre aux luttes populaires de franchir un seuil décisif : celui qui consiste à pouvoir imposer leurs propres solutions et non seulement à mettre en échec celles de l’adversaire. Sans cela, même les succès emportés se heurteront rapidement à leurs limites, et s’avèreront fragiles et temporaires, comme l’ont été par le passé ceux obtenus, en 1995 par exemple, contre le plan Juppé.

La difficulté en question se présente ainsi comme au moins double : d’un côté, la faiblesse et la fragmentation des forces organisées, dans leur configuration actuelle, de l’autre l’absence concomitante d’un projet politique explicitant les conditions de la rupture avec le cours néolibéral. Or si elle ne résout pas tout d’elle-même, la victoire arrachée par les jeunes et les travailleurs crée des conditions exceptionnellement favorables à une initiative susceptible de battre le social-libéralisme au sein de la gauche, condition déterminante pour infliger une défaite de grande ampleur au néolibéralisme tout court et ouvrir la voie à un affrontement avec le noyau dur du système capitaliste.

Une telle intervention est ainsi appelée à se dérouler sur deux fronts, étroitement liés l’un à l’autre. Celui du dispositif organisationnel, qui ne s’identifie pas nécessairement, à court terme du moins, à de nouvelles organisations (au sens de « partis ») mais implique néanmoins la création de nouvelles cristallisations, souples mais dotées d’une consistance organisationnelle propre (de type alliance, front etc., avec des structures de base adéquates). Quelles que soient leurs limites, les comités créés au cours de la campagne référendaire du non de gauche donnent en ce sens une indication précieuse, qui permet d’envisager concrètement le dépassement de la division et des butoirs actuels. Dans la situation de crise que nous connaissons, les échéances électorales de 2007 s’annoncent comme décisives et constituent une étape incontournable de ce processus. S’il échoue, reconduisant la division que nous avons connue en 2002 (et dont les termes dépendent cette fois-ci essentiellement des choix que la LCR et le PCF seront amenés à faire), la « réaction systémique » poussant à la recomposition néoconservatrice du paysage politique français verra sa tâche considérablement facilitée.

Au niveau du projet, la difficulté essentielle revient à dépasser la logique, fort prégnante au sein d’organisations ayant largement conçu leur rôle comme celui de caisse de résonance des luttes, qui consiste à élaborer un « programme » en agrégeant des revendications reprises aux récentes mobilisations. Programme auquel peuvent, le cas échéant, se juxtaposer des discours abstraits et incantatoires sur la nécessité d’attaquer immédiatement le capitalisme, ou les institutions de la démocratie bourgeoise. Pour le dire autrement, la question de l’alternative politique ne se pose pas aujourd’hui d’abord comme élaboration d’un « programme » supposé prémunir des renoncements du pouvoir (ou, inversement, du maximalisme sectaire). Elle ne se ramène plus à la simple élaboration de « propositions positives » censées conférer à leur détenteur une crédibilité et un pouvoir de conviction décisif. Penser l’alternative signifie un effort collectif d’élucidation des conditions politiques d’une rupture effective avec le cours libéral adopté par la gauche gouvernementale dès 1983. C’est seulement dans la mesure où elles assument jusqu’au bout cette exigence de rupture, que ces conditions peuvent s’articuler en mesures et propositions concrètes, traçant les contours plausibles d’un « ordre nouveau ».

Autant dire que de telles propositions ne seront jamais complètement « positives » car elles visent précisément à l’« impossible », à repousser l’horizon du possible, ou encore à produire une possibilité nouvelle. C’est pourquoi l’injonction que nous adressent constamment les partisans de l’ordre actuel sous la forme de la question « qu’avez vous à proposer ? » ne doit point nous décourager. Elle nous rappelle en effet que la condition même d’une « pro-position » un tant soit peu « nouvelle », susceptible de dépasser l’état existant, se trouve dans le refus, la négation radicale, des coordonnées fondamentales de cet état. C’est pourquoi, on ne le répétera jamais assez, nulle muraille de Chine ne sépare l’antilibéralisme de l’anticapitalisme : l’avantage décisif à cet égard des révolutionnaires est de comprendre que toute démarche antilibérale sérieuse, telle que la dictent les exigences de la conjoncture présente, toute mesure qui s’attaque, même partiellement, aux choix dominants et ne recule pas devant ses propres conséquences, conduit par nécessité interne à la rupture d’ensemble avec le capitalisme. En d’autres termes, seule l’expérience concrète, à chaque fois recommencée, de la lutte de classes permet de refaire cette démonstration, selon laquelle on ne peut rien changer véritablement en particulier sans changer le tout.

Or, aujourd’hui, dans un pays comme la France, cette démarche ne saurait être seulement « nationale ». Elles touche d’emblée au cadre de l’UE et, plus largement, aux positions de la France au sein de l’ordre mondial sous domination américaine. On peut même dire que ce sont ces derniers éléments, consignés dans les divers traités européens et dans les modalités d’inscription de la France au sein du système capitaliste et impérialiste mondial (de la présence de troupes françaises en Afghanistan ou à Haïti jusqu’au rôle de l’État et du capital français dans les organismes internationaux ou dans les pays du sud, notamment en Amérique latine), qui fixent la véritable ligne de démarcation entre les forces de rupture et celles qui s’orientent vers un simple aménagement de l’ordre néolibéral et impérialiste. La tâche est donc encore alourdie par l’inclusion d’une stratégie de coordination des luttes et des forces politiques au niveau européen et international en tant que composante constitutive de tout projet politique « national » (opérant au niveau d’une formation sociale déterminée) visant à rompre radicalement avec le cadre existant.

Si le pire n’est jamais sûr, il ne peut néanmoins être exclu d’avance. Il nous faut donc considérer que, pour les forces de la gauche antilibérale et radicale, le risque principal aujourd’hui est de ne pas se montrer à la hauteur de la situation nouvelle, d’en rater les possibilités en refusant d’assumer les (lourdes) responsabilités qui sont les leurs. Il existe, pour le dire de façon schématique, deux manières de ne pas être à la hauteur : tout d’abord, une manière impatiente et opportuniste, qui consiste à céder sur les lignes de démarcation correspondant à la contradiction principale. Ainsi, par exemple, de l’illusion de certains secteurs de la gauche antilibérale selon laquelle il est possible de rompre avec le Traité de Maastricht sans remise en cause de l’édifice institutionnel de l’UE, de la BCE, de l’euro etc. Ou encore de celle qui consiste à vouloir « faire bouger dans un sens antilibéral toute la gauche », y compris, semble-t-il, la direction du PS ou Ségolène Royal. À cette modalité « de droite » répond symétriquement la manière « conservatrice », qui consiste à refouler les exigences nouvelles posées par la situation et à chercher refuge dans une attitude de repli, d’autoaffirmation organisationnelle et d’impuissance politique. `À l’instar de Chirac promulguant une loi en barrant son application, cette manière s’évertue à parler de « rassemblement », de démarche « unitaire », voire de « nouvelle force anticapitaliste », en précisant aussitôt qu’il est urgent de ne rien faire concrètement pour aller dans cette direction.

Ce risque de paralysie doit être d’autant plus pris au sérieux que la double tendance (opportuniste/conservatrice) évoquée précédemment, s’est, tout au long de la période qui a suivi le référendum, avérée puissante, traversant (de manière certes inégale et différenciée) l’ensemble des composantes de la gauche antilibérale et radicale. Elle est parvenue à bloquer toute tentative effective visant à la constitution politique du bloc populaire antilibéral et à dilapider une partie du capital accumulé lors de la campagne du non de gauche, tout particulièrement au niveau des comités unitaires (dont la résilience indique toutefois le potentiel maintenu). S’obstiner dans une telle passivité, au prix de quelques contorsions rhétoriques censées créer l’illusion d’une initiative, serait une erreur proprement historique, tant nous frôlons de près le voisinage exquis de la catastrophe et de la possibilité du sursaut.

Il est plus que temps désormais de passer aux actes.

Paris, le 12 mai 2006

Notes

[1Je m’inspire ici librement des analyses de Nicos Poulantzas. Cf. son ouvrage L’État, le pouvoir, le socialisme (Paris : PUF, 1981) et le collectif, sous sa direction, La crise de l’État (Paris : PUF, 1976).

[2Cf. l’analyse de l’action collective par Sartre dans la Critique de la raison dialectique.

[3Voir par exemple la dynamique de diffusion de la mobilisation lycéenne dans certains secteurs de la Seine-Saint-Denis, qui est passée par de véritables émeutes en marge des déplacements de groupes d’élèves d’un établissement à un autre, afin d’étendre les «  blocages  » (donc le contrôle spatial du mouvement) à l’ensemble du territoire local.

[4Les chiffres disponibles, et sans doute incomplets sont néanmoins éloquents : plus de 4 000 arrestations, près de 1 300 personnes poursuivies en justice, et déjà, à la mi-avril, 68 condamnations à des peines de prison ferme et 167 à des peines avec sursis ou des amendes (source L’Humanité du 13/04/2006).

[5Le cas de l’occupation de l’occupation de l’EHESS par une bande «  autonome  » en est une illustration caricaturale.

[6Par «  gauchisme  » nous entendons ici non un courant politique organisé mais plutôt une tendance de type «  libertaire  », diffuse au sein du mouvement de la jeunesse (essentiellement étudiante), tendance «  spontanéiste  », portée vers la radicalisation minoritaire, hostile aux organisations politiques et, plus généralement, aux formes de centralisation de la lutte.

[7Dont on retrouve notamment l’écho (et, en partie, l’inspiration) dans la critique du «  néocapitalisme  » technocratique par Henri Lefebvre (cf. son texte important L’irruption de Nanterre au sommet, réédition, Paris : Syllepse, 1998) ou des «  appareils idéologiques d’État (AIE)  » par Louis Althusser (cf. son célèbre «  Idéologie et AIE  » repris dans Positions, Paris : Editions sociales, 1976), sans oublier le rôle de la «  révolution culturelle  » chinoise. L’extrême-gauche italienne leur donnera leur formulation sans doute la plus aboutie : cf. les «  thèses sur l’enseignement  » de Rossana Rossanda, Marcello Cini et Luigi Berlinguer in Il Manifesto : analyses et thèses de la nouvelle extrême-gauche italienne, Paris : Seuil, 1971, p. 151-175.

[8Cf. Louis Chauvel, Le Destin des générations. Structure sociale et cohortes en France au XXe siècle, Paris : PUF, 2002.

[9Le rapprochement peut d’ailleurs également s’opérer dans l’autre sens : les ouvriers de Michelin de Roanne, ville où le mouvement avait atteint une intensité et une dimension multisectorielle exceptionnelles, qualifient leur grève avec piquets de grèves «  filtrants  » de mai 2006 de mouvement de «  blocage  » de l’usine. Une telle «  contamination  » de formes de luttes entre secteurs jeunes/ ouvriers s’était déjà opérée dans les années 1986-1990 avec la reprise de la forme «  coordination  » lors de luttes de salariés de divers secteurs (cheminots, infirmières, ouvriers de la SNECMA etc.).

[10Comme l’entendait notamment le courant inspiré de l’opéraisme italien, rejoint en cela par la plupart des analyses néomarxistes de l’époque et même (dans une version économiste et techniciste) par la théorie de la «  révolution scientifique et technique  » qui faisait rage dans les partis communistes de l’époque.

[11Arrêts de travail de quelques heures, échantillons de grèves «  d’avertissement  » à l’allemande, tout au plus quelques journées d’action, soigneusement séparées d’au moins une semaine entre elles.

[12JT de France 2 du 10/04/2006.

[13«  Nous avons démontré qu’on pouvait être forts sans faire la grève  », entretien avec François Chérèque in Libération du 12/04/2006.

[14D’ailleurs, et même si elle largement réussi à imposer sa ligne dans l’intersyndicale, grâce au soutien sans faille de la direction de la CGT, la CFDT a quand même dû accepter d’entrer dans une confrontation prolongée, et à l’issue incertaine, avec le gouvernement. Ce qui tend à prouver que, malgré les dénégations, l’expérience du printemps 2003, et plus généralement de la signature systématique d’accords désastreux, n’était ni concluante ni répétable, à moins de se résigner à payer, après chaque mouvement social d’envergure, un coût de plus en plus élevé.

[15La coordination étudiante a pu en mesurer l’effet a contrario lorsqu’elle a tenté de poursuivre les actions en direction des salariés (lançant même des appels à la grève), après l’annonce de l’abrogation du CPE, en «  passant par-dessus  » l’appui (impossible à obtenir) de l’intersyndicale. L’échec fut cuisant.

[16Y compris certaines fédérations et unions départementales CGT, en plus de ceux favorables dès le départ : SUD, certains syndicats FO et FSU etc.

[17À l’inverse, et quelle que soient ses intentions (assez transparentes à vrai dire), le positionnement de Fabius sur cette question est un indice intéressant de reprise du mouvement de différenciation interne au PS. Il en est de même des récentes inflexions du courant PRS, dirigé par Jean-Luc Mélenchon, laissant entrevoir la possibilité d’une rupture dans le cadre d’une participation à une candidature commune de la gauche antilibérale.

[18Cf. les analyses désormais classiques de l’équipe de l’université de Birmingham dirigée par Stuart Hall sur la montée des thèmes sécuritaires comme point de déplacement/condensation de la crise sociale et politique généralisée de la fin de l’ère travailliste dans la Grande-Bretagne des années 1970 : Stuart Hall et alii, Policing the Crisis. Mugging, the State and Law and Order, Basingstoke : Macmillan, 1978.


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