Ségolène Royal et la mutation du parti Socialiste

par Birgit Hilpert, François Calaret, Marc Dormoy

21 septembre 2009

Le nouveau capitalisme modifie en profondeur les rapports entre les classes sociales et la configuration du mouvement ouvrier. Un des éléments nouveaux est la transformation des partis sociaux-démocrates en partis qui assument explicitement une restructuration libérale de la société. Ce changement s’opère dans le cadre d’une concurrence de plus en plus acharnée des capitaux au plan international. La conversion de la sociale démocratie au social libéralisme fait partie de sa mutation en une force de plus en plus éloignée des aspirations des classes populaires. Si cette tendance connaît des rythmes et des formes différents selon les pays, elle reste indéniablement un des principaux facteurs (même s’il n’est pas le seul), qui rendent possible l’émergence de nouveaux partis politiques, regroupant les franges militantes et politiques du mouvement ouvrier.

La probable candidature de Ségolène Royal est un fait politique majeur qui marque un changement en profondeur du champ politique en France. Avant les élections, la présidentiable du PS défend avec une clarté sans précédent une orientation ouvertement sociale libérale et réactionnaire.

Son offensive sur le terrain sécuritaire est un signal politique d’autant plus fort qu’elle a été lancée juste après de nouvelles violences policières contre des familles immigrées et des jeunes des quartiers populaires. A peine deux mois après la victoire historique des salariés et des jeunes sur le CPE, première défaite majeure du gouvernement de droite depuis cinq ans, elle choisit de se profiler face aux autres candidats du PS en se plaçant sur le terrain sécuritaire de Sarkozy et de Le Pen.

Le néo-conservatisme social démocrate

Ségolène Royal représente bien un tournant dans l’évolution politique du Parti socialiste : depuis des mois, elle tente de s’imposer par une succession de déclarations publiques correspondant à une sorte de « néo-conservatisme social démocrate » dont les points principaux sont les suivants :

- En accord avec les principaux dirigeants socialistes, elle s’est positionnée pour le « Oui » au référendum sur le TCE, traité censé élever au rang constitutionnel le libéralisme à l’échelle européenne.

- Elle fait éloge du « blairisme » (qui vient d’imposer la retraite à 68 ans…) et de la « flex-sécurité ». Avec Blair en Angleterre, Bush et Clinton aux USA, Schröder et Merkel en Allemagne, elle partage l’objectif de réduire au maximum « l’État providence » et d’imposer des conditions de vie et de travail aux classes populaires qui généralisent la pauvreté, la misère et l’insécurité sociale.

- Elle dénonce le « patriotisme de façade » de Villepin et défend « Un patriotisme offensif (qui) s’attaquerait, lui, aux vrais sujets : la faiblesse des capitaux propres des entreprises françaises, qui les rend vulnérables à un raid boursier et résulte du désengagement des banquiers et des assureurs tricolores ; la création de champions européens qui aient à la fois la taille requise pour affronter la concurrence mondiale. » (Chapitre 2, Les désordres de l’emploi et du travail, disponible sur son site Désirs d’Avenir)

- Elle déclare : « Je ne déferai pas pour le plaisir ce qu’a fait la droite ». Par ces paroles, elle vise une rupture avec l’orientation traditionnelle de la gauche réformiste où les candidats cherchaient à se faire élire en s’appuyant sur les revendications des salariés. Pour Royal, il faut dès avant les élections annoncer clairement la politique qu’on mettra en place une fois arrivé au gouvernement.

- Ségolène Royal développe un discours qui s’appuie essentiellement sur les valeurs traditionnelles de la bourgeoisie (« la famille », « le travail », « l’autorité », « l’armée » « Il faut relever la nation »…) Elle est même allée jusqu’à reprendre le slogan vichyssois « Travail, Famille, Patrie » dans une interview au journal Les Echos.

- L’aspect clairement réactionnaire de son discours se lit dans cet extrait du 1er chapitre du futur livre de S.Royal : « Avoir la nostalgie des « valeurs traditionnelles (= les repères qui permettaient d’y voir clair) ne vaut pas fascisation des cervelles et même trouver qu’il y a « trop d’immigrés » ne signifient pas consentir à leur discrimination. Le FN fait, hélas, partie du paysage et joue avec talent le jeu de la démocratie : que 66 % des Français ne voient pas en lui un danger pour la démocratie n’est pas forcément le signe d’un abaissement de leurs barrières immunitaires. »

- Elle propose de rendre « obligatoire » la syndicalisation. Cette proposition vise directement le mouvement ouvrier en tant que mouvement indépendant des exploité-e-s car cela renforcerait l’intégration institutionnelle des syndicats à l’État et contribuerait ainsi à désarmer la capacité de résistance des salaries.

- Sur le terrain « sécuritaire », elle propose « contre la délinquance de masse » un « encadrement à dimension militaire » dès le premier acte de « délinquance ». Elle préconise aussi la mise sous tutelle des allocations versées aux familles « d’enfants délinquants », car ces familles sont jugées « défaillantes ». Dans certaines classes, elle prévoit la présence d’un deuxième professeur-tuteur, chargé de la discipline. Les enfants qui « font la loi et pourrissent la totalité d’un collège », doivent être « recadrés dans des internats scolaires de proximité ». Il s’agit ni plus ni moins de mettre au pas les classes populaires et notamment la jeunesse, pour qu’elle soit prête à accepter les pires conditions d’exploitation et surtout à ne pas songer à se révolter contre l’ordre établi des choses.

C’est bien une rupture !

Cette orientation s’oppose frontalement aux aspirations populaires qui ont émergé lors des trois grandes crises qui ont traversé la société française depuis un an : le Non au TCE, la révolte des banlieues et le mouvement anti- CPE. Elle implique une transformation du Parti socialiste, d’où l’importance accordée à l’opération d’adhésion massive au PS qui constitue une véritable « promotion Ségolène » et qui vise à marginaliser toute contestation possible. A titre d’exemple, les Hauts-de-Seine, département le plus riche de France, enregistrent la progression la plus forte (+166%) de demandes d’adhésion. Patrick Bloche, patron de la fédération de Paris du PS, explique : « Nous rejoignons le modèle des grandes formations socialistes et social-démocrates européennes : travaillistes, SPD ». En conséquence, on assiste à la mise en place d’un système parlementaire « à l’américaine », limitée à la domination de deux grands partis frères. La vie politique se réduit ainsi à un grand spectacle médiatique, dont les mouvements sociaux et les syndicats, jugés « archaïques », sont absents. Le phénomène « Ségolène Royal » est l’aboutissement de l’évolution sociale libérale du PS. Or, le tournant qui s’opère aujourd’hui en France est comparable à la reprise en main du Labour par Tony Blair au début des années 90.

C’est l’analyse que fait également Stathis Kouvelakis, selon qui « l’affrontement Ségolène Royal/ Nicolas Sarkozy » traduit « un déplacement à droite de grande ampleur de l’axe politique, qui verrait s’opposer deux versions convergentes (de « centre-gauche » et de « droite dure ») non simplement du néolibéralisme (c’était déjà le cas depuis le ralliement du PS, puis de la « gauche plurielle », à la gestion loyale des affaires du capital) mais d’un projet néo-conservateur visant à remodeler en profondeur la société française.
Il ne s’agit pas donc pas de la seule poursuite de la contre-réforme libérale, mais de son approfondissement qualitatif, dans la lignée d’un Bush ou d’un Blair. Cela suppose de s’affronter et d’extirper méthodiquement les résistances qu’elle suscite et qui, du moins dans le cas de la France, ont réussi à la mettre en difficulté à plusieurs reprises et à en différer certains aspects. » (Cf. De la révolte à l’alternative)

Le Parti socialiste et le nouveau capitalisme

Ce tournant politique, cette ré-appropriation du projet politique des classes dirigeantes, s’intègre dans une évolution du PS qui s’inscrit dans la durée.

- Depuis 25 ans, la politique gouvernementale du Parti socialiste s’est mise au service de la contre réforme libérale, mise en œuvre à l’échelle internationale.

- Les liens entre les milieux dirigeants, l’appareil du PS et les classes dirigeantes (le patronat et la haute finance) se sont considérablement renforcés.

- La direction du PS tire un bilan des échecs gouvernementaux, en particulier celui du 21 avril 2002, qui consiste à dire que le parti n’a pas su répondre aux attentes des électeurs qui ont voté FN. Selon elle, l’échec du PS viendrait ainsi essentiellement d’un manque de crédibilité sur le terrain sécuritaire et sur celui des valeurs nationales.

Cette évolution du Parti socialiste rejoint celle de la social-démocratie dans les autres pays européens. La sociale démocratie européenne a notamment été l’une des architectes principales de la construction de l’Union européenne, qui fait partie intégrante de son identité politique. L’édification quotidienne de l’UE, qui constitue le projet principal des classes dominantes dans le cadre de la mondialisation capitaliste, a entraîné la social-démocratie dans une collaboration permanente avec les partis de droite.

Socio-libéraux et libéraux partagent le même objectif : restaurer la compétitivité du capital au niveau international en imposant un modèle de société où l’exploitation capitaliste est libérée de toute contrainte. C’est la raison fondamentale pour laquelle Jospin n’a pas seulement continué la politique libérale de Juppé, mais l’a approfondie. Blair a mis en œuvre une politique encore plus libérale, autoritaire et impérialiste que son prédécesseur de droite, John Major. En Allemagne, la politique de Schröder était d’une brutalité qualitativement supérieure contre les travailleurs et les chômeurs à celle que Kohl a pu mettre en œuvre. Cela ne fait pas de doute : un gouvernement Royal n’abrogera pas les mesures réactionnaires de Villepin et de Sarkozy, bien au contraire. Il s’appuiera dessus et prolongera l’offensive libérale contre les classes populaires.

Face à l’instabilité des systèmes parlementaires et aux crises politiques récurrentes, une option possible pour les classes dominantes émerge en Europe avec la formation de coalitions entre socio-démocrates et conservateurs, comme par exemple en Allemagne et en Hongrie. En France, un rapprochement entre l’UDF et le PS est apparu clairement avec le vote de la motion de censure contre le gouvernement De Villepin. Bayrou, lui, a défendu l’idée d’une union gouvernementale entre les deux partis. A cela, le porte-parole du PS, Julien Dray, répond que « dans le cadre d’un repositionnement politique, tout est ouvert ».

Il y a une alternative !

Or, l’imposition de la ligne Royal dans le PS ne se fera pas sans heurts, car la situation française est traversée par une crise politique permanente et, sur le plan social, elle enregistre un niveau de mobilisations plus important : les 40 % d’adhérents du PS qui ont voté Non au TCE, lors du débat interne, en sont l’expression. La transformation du parti se heurte à des contradictions fortes : face au duel Sarkozy–Royal, la nécessité d’une alternative est une nécessité objective. La popularité apparente des personnalités et des propositions de Ségolène Royal, comme de Sarkozy, repose avant tout sur une mobilisation médiatique permanente, accompagnée de son cortège de « sondages plébiscites ». C’est une stratégie qui vise à occuper l’espace dans sa totalité et qu’on peut comparer à la domination médiatique des partisans du « Oui » quelques mois avant le référendum.
L’hégémonie apparente du libéralisme repose avant tout sur l’absence d’une alternative organisée, capable de constituer un contrepoids à ce rouleau compresseur. Mais la domination médiatique et les relais institutionnels du PS ne peuvent pas masquer un enracinement de plus en plus faible du PS dans les milieux populaires.

Les débats qui traversent actuellement l’association Pour la République sociale (autour de Mélenchon) expriment le refus de cette adaptation complète au social libéralisme. La domination de Royal renforce la possibilité de ruptures au sein du PS dans les prochains mois. Ces ruptures seront des points d’appui pour renforcer une dynamique de regroupement des forces antilibérales. Les courants socialistes en rupture avec le social-libéralisme s’affirmeront comme les « continuateurs du projet socialiste », comme ceux qui sont restés fidèles au socialisme.

Malgré ce point de départ, des ruptures au sein du PS peuvent entraîner plus largement un milieu et des franges militantes, notamment dans les syndicats, et renforcer encore plus la crédibilité d’une union de toutes les forces opposées au libéralisme, celui de Sarkozy et celui de Royal.


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