Palestine : face aux manœuvres de l’impérialisme, du sionisme et des collaborateurs, pas de tergiversation

par Julien Salingue

16 septembre 2009

Depuis le début, on peut identifier deux conceptions sous-jacentes au processus d’Oslo. La première est que ce processus peut réduire le coût de l’occupation grâce à un régime palestinien fantoche, avec Arafat dans le rôle du policier en chef responsable de la sécurité d’Israël. L’autre est que le processus doit déboucher sur l’écroulement d’Arafat et de l’OLP. L’humiliation d’Arafat, sa capitulation de plus en plus flagrante conduiront progressivement à la perte de son soutien populaire. L’OLP va s’effondrer ou succomber à des luttes internes. La société palestinienne va ainsi perdre sa direction politique et ses institutions, ce qui constituera un succès car il faudra du temps aux Palestiniens pour se réorganiser. Et il sera plus facile de justifier la pire oppression quand l’ennemi sera une organisation islamiste fanatique [1]

« La pire oppression »

Ces lignes ont été écrites il y a plus de 12 ans. Ce qu’elles prédisaient a fini par arriver. À l’heure où nous écrivons, la situation à laquelle doit faire face la population palestinienne est des plus dramatiques et tout laisse à penser qu’elle va aller en s’aggravant. Mais elle ne semble pas émouvoir grand monde, dans la mesure où elle n’est que la conséquence de l’arrivée au pouvoir d’une « organisation islamiste fanatique ». Les aides internationales ont été coupées, Israël vole les taxes à l’importation qui devraient revenir aux Palestiniens, l’organisme de l’ONU chargé du sort des réfugiés (UNRWA) fait de l’assistance humanitaire dans les camps de Gaza et de Cisjordanie où il est encore présent… La proposition qu’avait faite Dov Weisglass, conseiller du Premier ministre israélien, au lendemain de la victoire du Hamas, a donc fait son chemin. Il avait alors déclaré « [que] l’idée est de mettre les Palestiniens à la diète, mais de ne pas les faire mourir de faim » [2], déclenchant à l’époque, d’après des témoins, un fou rire du cabinet israélien. Mais pas de condamnation de la « communauté internationale », plus prompte à demander des comptes au Hamas.

Nous y sommes. Les Palestiniens sont « à la diète ». Evidemment avant les « sanctions économiques », on ne faisait pas 3 repas complets et équilibrés par jour en Palestine. Six ans de bouclage quasi-permanent des territoires palestiniens ont généré une paralysie et une asphyxie économiques, entraînant toute la population dans une longue descente aux enfers vers l’extrême pauvreté. Mais depuis les élections un pas a été franchi. Aujourd’hui on mange du pain, de l’huile, quelques fruits et légumes. On circule à pied car l’essence (quand il y en a) et les taxis sont trop chers. On ne peut plus financer sa scolarité. On ne peut plus se soigner. On ne peut plus payer l’eau et l’électricité. Les commerçants ne vendent plus rien. Les banques refusent les retraits. Et lorsque le 29 mai dernier, les coiffeurs d’Hébron organisent une journée « coupe gratuite », les gens se pressent et on peut entendre des fonctionnaires déclarer : « Je suis heureux qu’on me coupe les cheveux gratuitement, mais ça me gêne de ne pas pouvoir payer. Je n’avais jamais été auparavant dans cette situation, d’avoir à demander de l’aide » [3].

Et pendant ce temps, la colonisation et la répression continuent. De nouvelles parties du Mur sont construites, parachevant l’encerclement des zones palestiniennes, les expropriations se poursuivent, la Bande de Gaza est bombardée en permanence (350 obus par jour en moyenne pour le mois d’avril), les « incursions » se poursuivent (bilan des 439 agressions israéliennes du mois de mai :

44 morts – dont 15 lors d’assassinats « ciblés » –, 183 blessés et 481 interpellations4), en Cisjordanie nombre de villes, villages et camps sont régulièrement sous couvre-feu… « La pire oppression », disait T. Reinhart. Pas sûr qu’elle s’imaginait, à l’époque, et ce même si elle était une des rares à ne pas se faire la moindre illusion sur les Accords d’Oslo, jusqu’où les autorités israéliennes seraient prêtes à aller, avec le soutien unanime des puissances impérialistes.

Intifada électorale

On a pu lire ces dernières semaines de nombreuses condamnations des sanctions prises contre les Palestiniens, au motif qu’elles seraient injustes et révoltantes car prises dans le but de « punir les Palestiniens d’avoir mal voté [4] ». La formule est commode mais elle ne doit pas devenir une grille d’analyse car elle contourne l’essentiel : l’objectif de ces sanctions. Il ne s’agit en effet pas seulement d’une petite tape sur les doigts des Palestiniens pour les rappeler à l’ordre.

La brutalité des sanctions est à la hauteur de la force du message qui s’est exprimé lors des élections palestiniennes de janvier dernier. La population palestinienne a en effet lancé un véritable défi au sionisme et à l’impérialisme et elle l’a fait en connaissance de cause. Comme le rappelle Khaled Meshal, responsable du Bureau politique du Hamas, « il y avait des voix avertissant [les Palestiniens], localement et internationalement, de ne pas voter pour une organisation étiquetée par les États-Unis et l’Union européenne comme terroriste parce que ce droit démocratique leur coûterait l’aide financière fournie par les donateurs étrangers » [5].

En donnant une majorité au Hamas, les Palestiniens ont voté contre l’occupation israélienne, mais aussi et surtout contre la soumission de la direction de l’Autorité palestinienne aux exigences israéliennes et occidentales, contre les privilèges et la corruption, contre la fiction des « négociations » et d’un « processus de paix » qui n’existe que dans la tête des médias et des politiques occidentaux. Ils ont voté pour affirmer qu’ils ne sont pas prêts à capituler, pour exprimer leur volonté de continuer à lutter pour leurs droits légitimes tout en exigeant une amélioration de leurs conditions de vie quotidiennes. Et c’est le Hamas, qui a su allier un profil sans compromis vis-à-vis d’Israël et une assistance réelle à la population, qui incarnait le mieux, même si on peut le regretter, cette aspiration.

Lorsque l’on examine dans le détail les résultats des élections, cette tendance générale est largement confirmée. La moitié des députés palestiniens sont élus dans des circonscriptions, l’autre moitié par un vote à la proportionnelle sur des listes nationales. Le scrutin de liste est très serré : 43 % pour le Hamas, 40 % pour le Fatah. Mais au niveau des circonscriptions, la victoire du Hamas est écrasante : 46 sièges pour le Hamas, 17 pour le Fatah. Les électeurs palestiniens n’ont donc pas rejeté en bloc le Fatah, parti historique de la résistance, dont certains courants participent à la lutte contre l’occupation. Ils ont rejeté la caste « Autorité palestinienne », c’est-à-dire toutes les personnalités, issues du Fatah, qui depuis des années sont intégrées à l’Autorité et assimilées, à juste titre, aux compromissions, à la corruption, à la collaboration et à la déroute des années Oslo.

Les sanctions économiques sont la réaction violente à ce défi lancé par les Palestiniens. « L’objectif n’est autre que celui de leur imposer une capitulation sans conditions. Le chantage à l’argent et à la faim n’a d’autre but que celui d’une humiliation totale, pour contraindre enfin ce peuple - qui refuse de se soumettre - à accepter de ne plus être qu’un peuple de mendiants et à renoncer à ses droits. L’objectif n’est donc pas de défaire le Hamas mais de liquider tout esprit de résistance » [6]. Loin d’être une simple punition, les sanctions sont une nouvelle étape dans la destruction du mouvement de libération palestinien, une réponse à l’Intifada électorale de janvier dernier, comme la brutale répression qui a suivi la seconde Intifada en septembre 2000.

Derrière Abu Mazen, Oslo…

La défaite de la direction Abu Mazen est donc la défaite d’individus corrompus, détestés et considérés comme des collaborateurs par la grande majorité de la population [7], mais elle sonne aussi le glas du projet politique qui leur était intimement lié : les négociations en vue de la création d’un « État palestinien indépendant » dans le cadre du processus dit d’Oslo [8], et l’abandon de toute stratégie de lutte réelle contre l’occupant, quitte à être en conflit avec la base du Fatah.

Même si nous ne pourrons pas ici développer une analyse exhaustive de ce qu’ont été les Accords d’Oslo, il convient cependant de rappeler quelques éléments essentiels. On a tendance à considérer les Accords d’Oslo, qui ont mis un terme à la première Intifada, comme des accords conquis de haute lutte par les Palestiniens, répondant en partie aux aspirations qui s’étaient exprimées lors du soulèvement. C’est cela qui aurait expliqué leur caractère certes insuffisant mais néanmoins positif. Mais à y regarder de plus prêt, la réalité est tout autre et nettement moins reluisante.

Loin d’être une « concession » faite par les Israéliens et leurs alliés aux Palestiniens, il s’agit avant tout d’une adaptation de la stratégie d’Israël dans son entreprise de colonisation de la Palestine. L’Intifada a démontré aux dirigeants sionistes qu’il leur était impossible de contrôler l’ensemble de la population palestinienne et d’empêcher toute insurrection. Oslo avait pour principal objectif de poursuivre la colonisation en confiant le maintien de l’ordre dans les zones palestiniennes les plus densément peuplées (villes, villages et camps de réfugiés) à des forces de sécurité palestiniennes, dirigées par un appareil d’État sans État, « en échange d’une promesse d’autonomie dans quelques territoires restant à définir ultérieurement par des négociations qui n’ont, en fait, jamais débouché » [9] et de quelques accords commerciaux favorisant les entreprises des « négociateurs » et de leurs amis.
Ahmed Saadat, secrétaire général du FPLP, portait en septembre 2002 le jugement suivant : « Oslo n’est pas un accord politique qui aurait pu permettre d’amener une solution pour le peuple palestinien, mais bel et bien un projet qui ne concernait que les questions sécuritaires et commerciales, dont l’une des principales finalités était la sécurité israélienne. Il y a eu avec Oslo un passage de témoin entre les Israéliens et l’Autorité dans un certain nombre de régions, y compris dans des zones que l’Autorité ne contrôlait absolument pas » [10].

Collaboration et colonisation institutionnelles

Pour les sceptiques, citons quelques extraits significatifs des documents paraphés à l’époque par Arafat et Abu Mazen : « La partie palestinienne prendra toutes les mesures pour empêcher tout acte d’hostilité à l’encontre des implantations [= colonies], des infrastructures les desservant [= routes de contournement et checkpoints] et des zones d’installation militaire » [11]. Concernant l’autonomie palestinienne, « les moindres détails concernant l’Autorité palestinienne sont, en outre, soumis à l’accord du gouvernement israélien : « la structure du Conseil, le nombre de ses membres », ses pouvoirs exécutifs et législatifs (article VII), ainsi que « le système électoral » et même «  les règles et règlements applicables à la campagne électorale » (Annexe I) » [12].

Quant aux questions territoriales, aucun engagement ferme n’est pris par Israël. Comme pour la question des réfugiés ou de Jérusalem, tout est repoussé à des négociations ultérieures. Ce qui fera dire en 1994 à Meron Benvenisti, maire-adjoint de Jérusalem, « [que] les négociateurs de l’OLP ont déjà admis deux principes : aucune implantation israélienne ne sera évacuée et les blocs d’implantations, constituant une continuité géographique, seront sous autorité israélienne » [13]. Dans un autre article au titre évocateur (« Un accord de reddition »), son appréciation globale des accords est la suivante : « On peut clairement reconnaître que la victoire israélienne fut absolue et la défaite palestinienne abjecte » [14].

On est bien loin du « pas en avant » (même « petit ») ou de la « paix des braves » qui ont été salués à l’époque. Si les Accords d’Oslo sont bel et bien le produit de la première Intifada, il est erroné de les considérer comme un compromis israélo-palestinien. Il ne s’agit que d’une version réactualisée d’un vieux plan de colonisation établi quelques décennies plus tôt par un général travailliste, Ygal Allon [15], plus préoccupé par la gestion des « zones arabes » densément peuplées que par le bien-être de la population palestinienne. «  Loin d’être le résultat d’un moment donné de la lutte de libération, avec de possibles compromis provisoires, la mise en place de l’Autorité palestinienne était entièrement tournée vers la défense des positions de l’occupant israélien, et conférait à la colonisation un statut légal en institutionnalisant une forme d’autonomie très partielle et sous contrôle » [16].

La fin d’une fiction politique [17]

On pourra objecter que les électeurs palestiniens n’ont pas été amenés à se prononcer uniquement sur les Accords d’Oslo et que pour nombre d’entre eux voter contre Abu Mazen ne signifiait pas nécessairement voter contre Oslo. Mais les choses sont pourtant bien imbriquées.

Rappelons que l’Autorité palestinienne n’est rien d’autre que l’appareil d’Etat sans Etat mis en place par les Accords d’Oslo, chargé, lorsque les « négociations » arriveraient à leur terme, de diriger l’Etat palestinien. Cette création diplomatique s’est progressivement substituée à l’organisation historique du mouvement national de libération, l’OLP, avec l’intégration de la plupart des cadres de l’OLP à l’appareil de l’Autorité. D’un mouvement de libération nationale, certes nationaliste petit-bourgeois, corrompu et bureaucratisé, l’OLP, on est donc passé à un proto-appareil d’Etat, dont la tâche, comme on l’a vu plus haut, était de détruire les aspirations nationales du peuple palestinien en échange de quelques faveurs économiques et de micro-territoires à administrer.

En 2002, A. Saadat résumait la situation de la manière suivante : « Il est clair que l’Autorité est un obstacle pour la résistance, dans la mesure où ils représentent exclusivement les intérêts de la bourgeoisie palestinienne, intérêts qui sont ceux des Israéliens, pas ceux de la population palestinienne. Ils n’ont aucun intérêt à ce que l’Intifada se poursuive, au contraire ce qu’ils veulent c’est arrêter la résistance, en d’autres termes on peut dire que leurs intérêts vont contre ceux de la population. Vous voyez, même si nous parvenons à faire l’unité entre les partis politiques palestiniens, il restera un obstacle qui a pour nom l’Autorité palestinienne » [18].

C’est donc aussi une institution et sa tâche historique qui ont été rejetées par les Palestiniens en janvier dernier. En remplaçant les « négociateurs historiques » par une nouvelle direction qui affirme ne pas reconnaître les accords antérieurs, qui refuse de négocier avec Israël sans un minimum de préalables et qui appelle à la poursuite de la résistance, les électeurs palestiniens ont fait un choix clair : dire stop aux illusions d’Oslo, à la comédie qui se joue depuis 15 ans, celle de la fiction des « négociateurs israéliens » et des « négociateurs palestiniens » s’asseyant à la « table des négociations » pour discuter de la « prochaine étape » du « processus de paix » (souvent « malmené » par les « extrémistes de tous bords »), processus qui doit aboutir « à moyen terme » à la création d’un « État palestinien souverain aux côtés d’Israël ».

Car derrière ce rideau de fumée, ce qu’a pu voir la population palestinienne, c’est l’extension des colonies, la multiplication des checkpoints, les expropriations et les destructions de maison, la construction du Mur, les assassinats, les arrestations, et l’enrichissement d’une minorité composée des « négociateurs » et de leurs amis entrepreneurs, les seuls bénéficiaires palestiniens des Accords d’Oslo.

Contradictions inter-palestiniennes

C’est à la lumière de ces éléments qu’il faut appréhender ce qui se passe en Palestine depuis plusieurs mois, notamment les tensions inter-palestiniennes, que certains qualifient de « guerre civile larvée ». La situation issue des élections est éminemment contradictoire : le Hamas a été mis à la tête d’une institution avec comme mandat de jouer un rôle incompatible avec ce pour quoi elle a été créée. Cohabitent dans l’Autorité palestinienne non des courants politiques qui ont des stratégies divergentes quant à la lutte du peuple palestinien, mais un camp qui veut utiliser (avec toutes les contradictions que cela implique) l’Autorité comme un outil de la lutte de libération et un camp qui veut la préserver comme outil de protection de leurs avantages et privilèges.

Au sein de cette institution, le président jouit de pouvoirs considérables, pouvoirs qui se sont accrus juste avant le changement de majorité, avec de nouveaux textes votés par la majorité qui venait d’être défaite aux élections (renforcement du contrôle d’Abu Mazen sur les forces armées, sur la télévision, la radio…) [19]. Il contrôle notamment les (nombreuses) forces de sécurité, la police, et au sein de l’administration la plupart des hauts fonctionnaires sont ses hommes. On mesure les tensions qui peuvent régner à tous les niveaux : un ministre Hamas est confronté en permanence, au sein de son ministère, aux hommes du président, et à l’autre bout de la chaîne les groupes armés du Hamas sont confrontés en permanence à la police.

L’affrontement qui se joue en Palestine n’est pas, contrairement à ce que certains laissent entendre, une banale lutte pour le pouvoir. C’est la survie d’Abu Mazen et de ses hommes qui est en jeu. Politiciens, hommes d’affaire et entrepreneurs sans base sociale, ils sont prêts à tout pour garder leur place dans l’appareil d’état et pour s’assurer que l’Autorité ne va pas devenir autre chose que ce pour quoi elle a été créée : canaliser la colère populaire, être l’interlocuteur officiel des pays impérialistes et assurer une place au chaud à ceux qui la dirigent une fois que la question nationale palestinienne sera liquidée. Prêts à tout, y compris au coup d’État.

L’hypothèse du coup d’État

L’administration Bush va certainement prendre en considération trois possibilités.

- [L’une d’entre elles] consisterait à stimuler des tensions et des oppositions au Hamas afin de provoquer des nouvelles élections dans un futur pas trop lointain ; cela en utilisant l’avantage du vaste pouvoir présidentiel qu’Arafat s’était attribué et dont Mahmoud Abbas a hérité (…).

- Une troisième option consisterait à mettre en place un « scénario algérien ». Je fais référence ici à l’interruption du processus électoral en Algérie, telle qu’elle fut dictée par la junte militaire en 1992. (…) L’appareil répressif de l’AP mènerait une attaque contre le Hamas, imposerait un état de siège et établirait une dictature militaire. Evidemment, une combinaison des deux dernières options (ou scénarios) est aussi possible, en reportant dans le temps la répression contre le Hamas, jusqu’à ce que les conditions politiques existantes soient plus propices à la dernière option. [20]

Ces lignes ont été écrites juste après les élections. Aujourd’hui le développement des événements fait pencher la balance dans le sens du « scénario algérien », du putsch militaire combiné à une « stimulation de tensions ». Depuis les élections, Abu Mazen et ses hommes (au premier rang desquels Mohammed Dahlan, dont nous avons déjà parlé (cf. note 8) et qui jouera un rôle clé en cas de putsch) font tout pour entretenir le chaos dans les territoires occupés, notamment à Gaza. À plusieurs reprises, Abu Mazen a accusé le Hamas d’être responsable du non-paiement des salaires, tandis que Dahlan organisait des manifestations « spontanées » de fonctionnaires devant les ministères à Gaza.
Abu Mazen a même constitué un cabinet fantôme [21], composé de sa garde rapprochée, c’est-à-dire tous ceux qui ont été rejetés par la population lors des dernières élections, prêt à jouer son rôle lorsque leur heure sera (re)venue. Dahlan, de son côté, multiplie les contacts avec les services du renseignement égyptien. « Ha’aretz a rapporté le 28 mai qu’Abbas avait demandé la permission à Israel d’augmenter sa « garde présidentielle » de 2 000 hommes à 10 000, créant une milice personnelle directement sous son contrôle, en supplément des autres forces de sécurité de l’Autorité palestinienne sous la direction du Fatah. Avec la coopération du gouvernement israélien, la milice d’Abbas sera armée par un pays tiers (Ha’aretz, 29 mai). Le but d’Israël dans le transfert des armes, a déclaré un haut responsable de la Défense à Ha’aretz, est « de permettre à Abu Mazen de s’occuper » du Hamas et d’autres groupes islamiques (le 26 mai) » [22].

Quel intérêt pour Israël, qui a boycotté l’Autorité pendant des années et qui ne parle que de « décisions unilatérales » ? Tout simplement parce que l’aboutissement du projet actuel du gouvernement Olmert (des îlots palestiniens « autonomes » dans un océan sous contrôle israélien) nécessite un écrasement de la résistance, de l’esprit de résistance, et la remise en selle d’interlocuteurs palestiniens chargés d’administrer les futurs bantoustans. Etant donné le contexte international et régional, Israël ne peut prendre seul la responsabilité d’écraser le gouvernement Hamas et la résistance armée à l’intérieur des territoires palestiniens. Dans l’esprit des accords d’Oslo, ils comptent donc sur l’équipe d’Abu Mazen pour faire le sale boulot à leur place et ils sont prêts, comme nous venons de le voir, à leur apporter un soutien logistique à peine dissimulé. Olmert a fait des déclarations qui vont explicitement en ce sens : « Abu Mazen est une personne très authentique et j’ai un immense respect pour lui. (…) Il lui revient de désarmer les organisations terroristes et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour l’aider » [23]. L’équipe Abu Mazen est toute disposée à recevoir cette aide, leur survie politique passe par la chute du gouvernement Hamas et ils ne sont pas prêts à laisser filer entre leurs doigts la gestion des futures « zones autonomes ».

Ultime (?) manœuvre : le référendum

Ces dernières semaines, les processus que nous venons de décrire se sont accélérés : multiplication des « incidents » entre groupes armés du Fatah et du Hamas, « révélations » mensongères de prétendus projets d’attentats du Hamas contre Abu Mazen, contre des dirigeants jordaniens (et bientôt, contre Bush ?), « voyages » à répétition d’hommes d’Abu Mazen en Egypte et aux Etats-Unis… C’est dans ce contexte qu’il faut appréhender « l’affaire » du référendum, qui pourrait bien être l’ultime manœuvre du clan Abu Mazen pour provoquer l’explosion.

Le texte qu’Abu Mazen veut soumettre à référendum est un document élaboré par des prisonniers palestiniens de tous les courants politiques (Jihad islamique excepté), rendu public dans le quotidien Al-Quds du 11 mai [24]. Nous n’en détaillerons pas ici le contenu intégral, car comme nous allons le voir, c’est bel et bien la méthode qui est en question dans cette affaire. Les prisonniers le présentent comme un « document pour le dialogue national  », rédigé et soumis à la discussion « afin de maintenir et préserver l’unité nationale et l’unité [du peuple palestinien] dehors et à l’intérieur de la Palestine » [25]. Il aborde la plupart des questions qui touchent aux droits nationaux et à la lutte des Palestiniens, du droit au retour des réfugiés à la libération des prisonniers, de la reconnaissance implicite de l’État d’Israël au droit à la résistance armée…

Mais ce document n’a pas été présenté par ses signataires comme un programme à prendre en bloc. Il s’agit d’un texte soumis à la discussion afin d’éviter que les luttes inter-palestiniennes ne l’emportent sur l’unité contre Israël. En soumettant le texte en l’état à référendum, sans aucune discussion inter-palestinienne, en lançant des ultimatums au Hamas et en décidant de convoquer le référendum malgré l’opposition du gouvernement et du parlement, Abu Mazen emprunte la direction opposée : il décide d’approfondir la crise actuelle et d’accentuer la confrontation avec le Hamas. « M. Abbas veut utiliser le document pour obtenir un mandat direct de la rue palestinienne pour contourner le Conseil législatif, amorcer de nouvelles négociations selon les conditions américano-israéliennes, et le danger est là » [26].

Abu Mazen entend, en faisant retourner les Palestiniens aux urnes, « annuler » sa défaite aux législatives et invalider a posteriori la victoire du Hamas en se posant comme celui, modéré, prêt à négocier, qui fait consensus, contre le Hamas. On comprend pourquoi ces derniers, après quelques hésitations, refusent le référendum. Le Jihad islamique le rejette également. Dans une déclaration publiée le 10 juin, le FPLP déclare qu’il est lui aussi opposé au référendum car, selon les termes du communiqué, « seul le dialogue national pourra servir la cause du peuple palestinien ». Plusieurs des prisonniers signataires du document, y compris certains des initiateurs, ont annoncé qu’ils retiraient leur signature étant donné l’utilisation qui était faite du texte par Abu Mazen. Le « document des prisonniers » n’est aujourd’hui plus qu’un document du Fatah.

Pas de tergiversation

Les coïncidences sont rares en politique. Au moment même où Abu Mazen annonçait que le référendum se tiendrait avec ou sans le Hamas, Israël bombardait une plage de Gaza, tuant une dizaine de civils. Dans la foulée de cette opportune bavure, le Hamas annonçait qu’il rompait la trêve observée depuis 18 mois. Dès le lendemain, le ministre de la Défense Amir Peretz (ancien candidat travailliste, « modéré » d’après certains) déclarait que les assassinats de membres du Hamas, y compris haut placés, allaient reprendre.
Il est clair que le gouvernement israélien, même s’il affirme que le référendum est « insignifiant », va aider Abu Mazen en procédant de la sorte : en provoquant aussi ouvertement le Hamas, il veut l’obliger à sortir de l’image respectable qu’il se forge depuis plusieurs mois et à organiser des opérations violentes. En dernière instance, cela légitimera, au yeux de l’opinion internationale, la politique d’Abu Mazen et de sa clique, y compris s’ils vont jusqu’au putsch.

Les plus optimistes veulent croire que l’affrontement généralisé est évitable. Mais soyons pessimistes ou, pour le dire autrement, réalistes. Rien n’est jamais écrit et l’histoire de la Palestine nous apprend que l’on peut être chaque jour surpris par un événement imprévu. L’hypothèse la plus vraisemblable est que, dans les semaines ou les mois qui viennent, notamment autour de la date du référendum, un point de non-retour va être franchi.
Hasan Abu Nimah est l’ancien ambassadeur de la Jordanie à l’ONU. On peut difficilement le soupçonner d’être un radical. Le 25 avril dernier, il écrivait : « Toute faction palestinienne qui n’est pas centrée d’abord et essentiellement sur la défense de la terre et du peuple contre l’agression israélienne et le colonialisme et préfère, à la place, se battre pour obtenir quelques miettes à la table du maître, travaille véritablement contre les intérêts palestiniens » [27]. La question qui est aujourd’hui posée à la gauche radicale et au mouvement de solidarité est la même que celle qui a été posée au moment des Accords d’Oslo : avec le peuple et la résistance ou avec les collaborateurs parrainés par le sionisme et l’impérialisme ?

Mais contrairement à Oslo, il sera difficile cette fois-ci de se réfugier derrière une position de « juste milieu », en étant critique mais pas trop, pour ne froisser personne. Les années Oslo et les événements de ces derniers mois ont largement démontré qu’une partie des dirigeants palestiniens travaillent sciemment contre leur peuple. Résister et collaborer ne sont pas des orientations différentes, elles sont contradictoires. Une gauche radicale et un mouvement de solidarité authentiques ne peuvent adopter une attitude de spectateurs, une attitude de neutralité, car elle revient toujours à faire le jeu du plus fort, en l’occurrence l’impérialisme, Israël et les collaborateurs arabes et palestiniens.

Etre neutre face à l’offensive de la direction sortante de l’Autorité, entre autres via le référendum, c’est laisser le peuple palestinien seul, soumis à toutes les pressions, au chantage à la faim, à la menace d’une situation toujours pire. Le référendum est une arme contre la résistance car ce qu’on voudra nous présenter comme le « choix démocratique » en cas de victoire éventuelle du « oui » ne sera que le résultat d’un vote pour survivre d’une population isolée et donc contrainte de satisfaire ceux qui détiennent la possibilité de recevoir et distribuer l’argent bloqué.

Nous sommes dans une période clé dans l’histoire de la lutte du peuple palestinien. Il n’y a pas de tergiversation possible pour les marxistes-révolutionnaires, surtout si nous voulons aider à la construction d’une alternative qui disputera aux courants intégristes islamiques le rôle de porte-parole principal de la résistance populaire à l’offensive impérialiste, aux plans sionistes et aux régimes réactionnaires arabes dans toute la région.

Dès aujourd’hui, nous devons être fermes. Nous sommes aux côtés du peuple palestinien qui lutte pour ses droits et qui a réaffirmé en janvier dernier qu’il refusait la capitulation. Nous sommes aux côtés de ceux qui refusent d’abandonner lesdits droits et sont prêts à mener la bataille dans l’unité. Nous sommes et serons à leurs côtés contre tous ceux qui veulent une fois pour toutes écraser la résistance et l’esprit de résistance en Palestine.

Le 11 juin 2006

P.-S.

Quelques jours après la rédaction de cet article, l’hypothèse de l’annulation du référendum du 26 juillet et d’un « accord » entre le gouvernement Hamas et Abu Mazen était évoquée. Ces annonces faisaient suite à une semaine marquée par de multiples attaques de militants du Fatah contre des locaux du Hamas, des locaux gouvernementaux, et même le Parlement. Un accord provisoire sera peut-être trouvé car la menace d’explosion est réelle et le Hamas (qui n’a pour l’instant pas répondu aux provocations israéliennes) semble vouloir jouer la carte de l’apaisement et doit trouver coûte que coûte un moyen de payer les salaires. On notera aussi que les premiers sondages ne promettaient pas une victoire facile à Abu Mazen (un sondage du 19 juin donne 47 % au « oui » et 44 % au « non »). L’éventualité de l’annulation du référendum ne signifie en aucun que les tendances que nous avons décrites plus haut vont s’inverser. Au contraire, les contradictions vont s’approfondir, y compris au sein du Hamas, même si une annulation du scrutin pourrait apaiser provisoirement les tensions de ces derniers jours.

Le 19 juin 2006.

Notes

[1Article de février 1994, cité dans T. Reinhart, Détruire la Palestine, éditions La Fabrique, 2002.

[2Propos rapportés par la radio publique israélienne.

[3Dépêche AP du 29 mai.

[4Rapport mensuel du Centre Palestinien d’Information (www.ipc.gov.ps).

[5The Guardian, 5 février 2006.

[7Si l’on se contente de ne parler que d’anciens ministres, on pourra signaler que Mohammed Dahlan (ancien ministre des affaires civiles) a des liens établis avec la CIA, que Jamil Tarifi (idem) a fait sa fortune via une entreprise construisant les routes qui relient les colonies israéliennes entre elles, ou encore que l’entreprise d’Ahmed Qoreï (ancien Premier ministre) a engrangé de nombreux bénéfices en vendant du ciment destiné à construire des colonies et même le mur de séparation. Cela, aucun Palestinien ne l’ignore.

[8Pour simplifier la lecture, on utilisera les termes génériques «  Accords d’Oslo  » ou «  Processus d’Oslo  » pour désigner un ensemble de négociations et d’accords qui ont été signés dans des villes aussi diverses que Madrid, Washington ou encore Paris…

[9Palestine, les termes du combat vont changer, entretien de P-Y Salingue avec S. Cattori, novembre 2005.

[10Rencontre avec Ahmed Saadat dans la prison de Jéricho, propos recueillis par J. Salingue, septembre 2002.

[12Le Sionisme et la Paix, G. Achcar, sept. 1994. Il se réfère ici aux Accords de Washington.

[13Haaretz, 19 mai 1994.

[14Haaretz, 12 mai 1994.

[15Pour une analyse plus développée, on se rapportera à l’article de G. Achcar cité en (13).

[16Palestine, les termes du combat vont changer, entretien de P-Y Salingue avec S. Cattori, novembre 2005.

[17Titre emprunté à Adam Anieh, The end of a political fiction  ?, février 2006, www.electronicintifada.net

[18Rencontre avec Ahmed Saadat dans la prison de Jéricho, propos recueillis par J. Salingue, septembre 2002.

[19Ce qui permet de mieux comprendre l’envahissement par des militants du Hamas, le 5 juin dernier, des locaux de la télévision à Khan Younes, accusée d’être «  partiale  ».

[20Premières réflexions sur la victoire électorale du Hamas, G. Achcar, Inprecor n°513-514 (janvier-février 2006).

[21Plusieurs articles (en arabe) du quotidien Al-Hayat en ont fait mention, ainsi que des articles (en hébreu) du quotidien israélien Yedioth Ahronoth, notamment dans son édition du lundi 24 avril : des sources du Fatah révélaient l’existence de 3 «  comités  » secrets, formant un «  cabinet fantôme  » : un comité chargé des questions sécuritaires, dirigé par Mohammed Dahlan, un comité chargé des questions financières, dirigé par Mohammed Eshteyya (ancien ministre des finances d’Abu Mazen) et un comité chargé des questions politiques, dirigé par Saeb Erekat (chef des négociateurs de l’OLP).

Voir aussi (en anglais) : www.palestine-info.co.uk/am/publish/article_17926.shtml

[22Coups bas dangereux en Palestine, Ali Abunimah, juin 2006

[23Dépêche AFP, 11 juin 2006.

[24Document consultable (en français) sur http://www.france-palestine.org/article3886.html

[25Citations extraites de l’introduction au document des prisonniers.

[26Abdel Bari Atwan, responsable de l’hebdomadaire Al-Quds Al-Arabi, cité par le Centre d’Information sur la Résistance en Palestine.


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