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19 février 2010
Les causes des révolutions dans les pays de l’est sont enracinées dans trois domaines. Le premier domaine c’est le domaine international, qui est l’arène de la compétition économique et militaire avec l’Ouest. Le deuxième, le registre impérial, c’est l’effondrement politique et économique des économies nationales et de l’empire russe. Le dernier domaine, enfin, c’est celui de la lutte des classes dans les pays de l’est, l’influence des deux premiers domaines sur la lutte de classes et sur les stratégies politiques des différents acteurs.
C’est dans le premier domaine que l’on trouve les processus les plus profonds qui amenèrent aux révolutions dans les pays de l’est. Dans les régimes de l’est, la fonction politique « normale » de l’État, l’utilisation exclusive de la force dans un territoire donné, était combinée avec les fonctions « normales » d’une classe capitaliste, le droit exclusif d’acheter ou de ne pas acheter la force de travail. C’est ce qu’on entend par pays capitalistes d’État. Même si le modèle russe en la matière (et ses copies est-européennes) constituait l’utilisation la plus poussée des méthodes capitalistes d’État pour le développement industriel, il faut noter que l’on retrouve des éléments de capitalisme d’État dans beaucoup d’économies des années 1930 et 1940.
L’expérience de la crise économique des années 1930, suivie par les impératifs de centralisation liés à la guerre mondiale, firent en sorte qu’à des degrés divers, l’État devenait un acteur économique majeur dans l’Allemagne d’Hitler aussi bien que dans la Russie de Staline, dans les États-Unis du New Deal aussi bien que dans l’économie française d’après guerre. C’est d’ailleurs pourquoi ce modèle fut particulièrement séduisant pour une bonne partie des pays postcoloniaux.
Cette attraction ne se basait pas uniquement sur une illusion. Dans la période qui suivit la guerre, l’expansion économique des pays capitalistes d’État était plus rapide que celle des puissances occidentales.
On s’aperçoit, en effet, que plus l’économie était étatisée plus rapide était son expansion économique à cette époque. Les indices de la production industrielle ouest-allemande furent multipliés par sept durant la période 1950-1969 - mais ceux de la Pologne augmentèrent d’à peu près la même chose. Ceux de l’Angleterre furent multipliés par deux tandis qu’ils augmentèrent, sur la même période, d’un facteur cinq en Hongrie. De même pour la France où le facteur dépassait à peine deux contre dix pour la Roumanie.
Certes, ces chiffres ne mesurent, pour chacun de ces pays, que la croissance de la production, pas la taille absolue de la production. Ils dissipent néanmoins le mythe qui veut que les économies capitalistes d’État soient stagnantes par leur nature même.
La période d’après-guerre fut celle d’une économie mondiale en pleine expansion. Ce fut le plus long boom économique de l’histoire du capitalisme, en partie basé sur cette centralisation, sur l’intervention, à des degrés divers, des États et surtout sur les dépenses d’armement des plus grandes puissances. Mais les principales caractéristiques de l’économie mondiale se transformèrent à mesure qu’elle se développait. Les firmes multinationales et les monopoles privés dominèrent les économies occidentales comme jamais auparavant. Le commerce mondial explosa.
Tous ces développements commencèrent à miner les progrès possibles d’une économie dirigée par l’État. C’est notamment vrai pour les pays autarciques capitalistes d’État de l’Europe de l’Est, ces États ayant misé sur un isolement complet du reste du marché mondial. Les méthodes isolationnistes du capitalisme d’État étaient efficaces pour développer une base industrielle alors que, dans l’immédiat après-guerre, les bases industrielles étaient faibles et que l’économie mondiale elle-même était faible. Mais à mesure que les économies occidentales récupéraient et se développaient, quand le commerce international progressa, les pays de l’est isolés étaient désavantagés.
Les grosses industries occidentales, qu’elles soient nationalisées ou non, étaient libres de s’organiser et d’échanger à une échelle mondiale, cherchant les matières premières, les usines et la force de travail aux prix les plus bas, trouvant de nouveau marchés lucratifs. Les firmes des pays de l’est restaient isolées dans un bloc qui a toujours été économiquement plus faible que son rival occidental, même dans les années d’avant-guerre.
Pour un temps, leur isolement même les protégea de ces problèmes, mais au final, ils apparurent au grand jour.
Ils apparurent au niveau international, et c’est là que le deuxième domaine, l’impérial, est important. L’incapacité à suivre la compétition économique se traduisait par d’énormes difficultés pour rester compétitif au niveau militaire. La classe dirigeante capitaliste d’État était en train de perdre la guerre froide. Le résultat fut la détente : une tentative de transférer les ressources de l’économie militaire à l’économie civile, pour être mieux capable de développer une capacité militaire dans le futur. Les enjeux de la partie devinrent très élevés dans les années 1980 lorsque Ronald Reagan proposa la guerre des étoiles comme système de défense. Mikhaïl Gorbatchev, craignant un nouveau round de dépenses d’armement massives, y répondit par une série de propositions de désarmement que, espérait-il, les États-Unis ne pourraient se permettre de refuser. II avait raison, mais c’était trop tard.
C’était trop tard à cause du troisième domaine : le développement de la lutte de classes fermait la porte aux types de réformes que Gorbatchev voulait faire passer. Pour comprendre ce processus, nous devons considérer comment les crises économiques du capitalisme d’État et les tentatives par les classes dirigeantes de répondre à ces crises trouvèrent leurs expressions dans la lutte de classe. La Pologne est la clé de ce processus, c’est la clé pour comprendre la dynamique générale des révolutions de 1989.
Cela commence beaucoup plus tôt. Les premiers à-coups marqués par la croissance se traduirent, dans le monde entier (autour de 1968 et jusqu’au milieu des années 1970), par un retour de la lutte des classes. L’Est ne fit pas exception. Dans les années 1970, le dirigeant stalinien de la Pologne, Edward Gierek, essaya une nouvelle stratégie pour faire face à la contestation grandissante, notamment la vague massive de grèves et de manifestations qui éjecta son prédécesseur en décembre 1970. Il essaya de lancer une « seconde révolution industrielle » en empruntant de l’argent à l’Ouest. De nouvelles usines seraient construites grâce aux fonds occidentaux et remboursées par l’exportation en occident de produits de meilleure qualité. Cette stratégie fut un échec catastrophique, en partie parce que l’économie mondiale n’était plus en expansion comme dans la période d’après guerre mais entrait dans une période prolongée de hauts et de bas. En 1976 la dette polonaise se chiffrait à 10 milliards de dollars. Trois ans après elle atteignait 17 milliards.
D’autres pays de l’est ont tenté la même expérience de « socialisme de consommation ». Mais la Pologne avait la plus longue et la plus profonde tradition de résistance ouvrière à l’État, et c’est cela qui fut le facteur décisif dans la chute du stalinisme. En 1976 des travailleurs se lancèrent encore une fois dans une grosse vague de grèves contre la montée des prix.
Les militants impliqués dans ces luttes constituèrent le noyau dur des militants qui deviendront la direction de Solidarnosc [1] au début de la vague de grèves suivante, en 1980, la plus grande vague de grèves qu’ait connue la Pologne.
Le gouvernement fut forcé de négocier un accord, les « 21 points », garantissant des réformes, la plus importante étant le droit d’avoir « des syndicats indépendants et autonomes ». Cette rupture sans précédent avec l’autorité de l’État stalinien créa une situation de double pouvoir. L’État essaya, mais échoua, de couler Solidarnosc dans les mois qui suivirent. Et Solidarnosc pour sa part fut de plus en plus impliquée dans la gestion de la société par la force des travailleurs mobilisés.
À moins que Solidarnosc n’ait eu la volonté de renverser le gouvernement pour répondre à ces attentes, elle devait graduellement décevoir ses propres supporters. Pire, elle commença à limiter l’action de ses propres militants pour ne pas provoquer le gouvernement. Pire encore, cette politique divisa et fatigua le mouvement, donnant à la classe dirigeante une chance de reprendre l’initiative et d’organiser un coup militaire dirigé par le général Jaruzelski en décembre 1981.
Mais si 1981 fut une défaite pour Solidarnosc, elle n’en devint pas pour autant une victoire pour le régime. La classe dirigeante polonaise s’usa beaucoup à imposer la loi martiale, et il lui devenait évident qu’elle ne pourrait plus le refaire. Marian Orzechowski rejoignit le comité central du PC polonais en 1981. Il explique :
« J’ai senti personnellement que le 13 décembre 1981 fut une expérience très négative pour l’armée et la police. Les discussions que j’ai eues avec le général Kiszczak et le général Siwicki montrèrent que la loi martiale ne pouvait marcher qu’une seule fois. L’armée et la police d’émeutes ne pouvaient plus être mobilisées contre la société. La plupart des dirigeants du parti l’avaient réalisé... On ne pouvait réutiliser la loi martiale ».
La classe dirigeante russe n’avait aucune envie d’intervenir et semblait avoir tiré, elle aussi, la conclusion qu’il n’était, de fait, plus possible d’intervenir contre des mobilisations civiles dans tout son empire. La « doctrine Sinatra », « I did it my way » [2] comme le porte-parole de Gorbatchev Gennady Gerasimov l’appellera plus tard, avait un arrière goût de l’expérience polonaise.
Quand la crise s’aiguisa au cours de la vague de grèves de 1988, Gorbatchev pesa de tout son poids pour soutenir les tentatives de s’accrocher au pouvoir par des compromis avec Solidarnosc. La Pologne et les autres pays de l’est étaient connectés aux régimes occidentaux par le commerce et la dette. La dette extérieure de la Pologne totalisait un montant supérieur à 38 milliards de dollars, la plus élevée de tout le bloc de l’est. Une intervention armée aurait mis en péril la dette et le commerce. Cela aurait aggravé une crise économique déjà sérieuse, amenant ainsi des révoltes civiles, exactement le résultat inverse de ce qu’une intervention militaire était censée obtenir.
Des tables rondes eurent lieu et amenèrent des élections en juin 1989. Solidarnosc les remporta avec un soutien impressionnant. La route des « révolutions de velours » en Europe de l’est était ouverte.
Au cours des mois qui suivirent, les pays de l’est connurent des événements similaires. En Hongrie, en Allemagne, en Tchécoslovaquie puis en Roumanie, les régimes staliniens s’effondraient. Les classes dirigeantes de ces pays (sauf, pour une partie, en Roumanie) étaient paralysées par la « nouvelle » doctrine de Moscou et rassurées par les possibilités de garder le pouvoir moyennant des sacrifices raisonnables. Elemer Hankis, un universitaire hongrois, devenu depuis patron de la télévision nationale explique :
« Permettez-moi de souligner un facteur particulier qui joua un rôle essentiel dans le processus de transition hongrois : la classe dirigeante avait perdu tout intérêt dans la préservation du parti. À la fin des années 1980, une partie substantielle de la bureaucratie d’État avait découvert des façons de transformer leur pouvoir bureaucratique en positions économiques avantageuses et lucratives - et donc indirectement en une nouvelle forme de pouvoir politique (...) En conséquence, au cours de la nuit du 7 octobre 1989, ils assistèrent avec indifférence ou participèrent activement à l’auto-liquidation du parti ».
En Allemagne, la classe dirigeante observa le même genre d’attitude devant les premières manifestations qui embrayèrent immédiatement sur celles du mouvement hongrois. Cette paralysie du gouvernement eut des conséquences spectaculaires. Une semaine plus tard, 100 000 personnes manifestaient à Leipzig. Le 23, ils étaient 150 000 et 300 000 le 30. Le 4 novembre, 500 000 personnes participèrent à un meeting à Berlin-Est tandis que des dizaines de milliers de personnes traversaient la frontière avec l’Ouest. Dans une tentative de renverser la vapeur, le régime annonça, le 9 novembre, que la frontière était officiellement ouverte. La conséquence inattendue fut le rassemblement, des deux côtés du mur, de foules immenses qui commencèrent à le démonter à coups de pioches et de marteaux. Des tables rondes furent organisées, un peu comme en Pologne, dont le seul résultat fut l’établissement d’un calendrier pour des élections au cours desquelles la Démocratie Chrétienne de l’Ouest s’engouffra dans le vide politique qui avait été ouvert.
L’expérience de la révolution en Europe de l’est est un mélange de réussite et de déception. La réelle réussite des révolutions de 1989 est qu’elles ont renversé un système politique dictatorial et l’ont remplacé par une forme de gouvernement où les travailleurs ont le droit de s’organiser dans des syndicats qui ne sont plus contrôlés par l’État, de s’organiser politiquement et de s’exprimer avec une liberté qu’ils n’avaient pas sous le régime stalinien.
La déception vient du fait qu’un puissant mouvement international révolutionnaire s’est terminé par l’installation d’un nouvel ordre politique et économique qui réserve la majeure partie du pouvoir à l’ancienne classe dirigeante, lui permettant de renouer avec l’accumulation de capital par une plus féroce exploitation des travailleurs.
Les échecs de la démocratie capitaliste en Europe de l’est sont patents lorsque l’on considère les statistiques. Dans toutes les économies majeures de la région (Pologne exceptée) le PNB réel était plus bas en 1997 qu’en 1989. En Hongrie il est de 10 % inférieur, en République Tchèque de 11,4 %, en Roumanie de 17,8 % et en Russie la chute a été de 40 %. Les salaires réels ont chuté de 8 à 54 % entre 1989 et 1995. Le plein-emploi déboucha sur des taux de chômage de 10 %. Le nombre de personnes ayant de très bas revenus a augmenté de 20 à 60 % de la population dans la région.
Le chômage de masse, la destruction des acquis sociaux, l’augmentation des cadences au travail ont créé une nouvelle ambiance politique. Deux forces sociales majeures ont émergé pour remplir le vide que les révolutionnaires n’avaient pu réussir à remplir. La première est le réformisme, souvent incarné par des partis communistes reconstitués. La seconde est le nationalisme et les rivalités nationales, qui ont transformé la Tchécoslovaquie en deux pays et démarré un conflit interne à travers l’ancien bloc de l’est. L’effet le plus horrible fut l’éclatement de la Yougoslavie. La destruction de la Yougoslavie, tout autant que les gains de 1989, est un enfant de la révolution.
Le monde dans lequel nous nous trouvons maintenant est un monde plus instable, comme conséquence, à l’ouest comme à l’est, de la crise économique mondiale et de la fin des méthodes capitalistes d’État d’exploitation. C’est un monde plus dangereux, comme conséquence de la rivalité grandissante entre les puissances mondiales ou régionales et de la disparition de la « discipline de bloc » qui prévalait pendant la guerre froide. Mais c’est aussi un monde dans lequel des centaines de millions de travailleurs ont maintenant la possibilité de s’organiser librement. Le retour, à l’échelle internationale, des idées de gauche, témoigne de ce climat.
Après les destructions infligées aux travailleurs du monde entier par le fascisme et le stalinisme, la tradition de la lutte par en bas pour le socialisme, celle qui se base sur l’idée que « l’émancipation des travailleurs sera l’oeuvre des travailleurs eux-mêmes », a été presque entièrement détruite. Le renouveau du réformisme durant les « 30 glorieuses » a contribué, à sa manière, à réduire encore cette tradition au statut de croyance marginale. Au cours de la deuxième moitié du 20e siècle, la domination du mouvement ouvrier international par le stalinisme, appuyée par la puissance d’un État qui était la deuxième puissance militaire du monde, a pesé de tout son poids, à l’est comme à l’ouest, sur les méthodes et les stratégies d’organisation des jeunes et des travailleurs.
Au moment où nous entrons dans le 21e siècle, cette chape de plomb n’existe plus. Une nouvelle génération fait l’apprentissage de la lutte et cherche des moyens de changer les choses face aux ravages infligés par un système capitaliste que plus personne ne glorifie.
Les marxistes qui comprirent la véritable nature des pays de l’est, ceux pour qui leur effondrement ne fut ni une surprise ni une terrible déception, sont dans une position bien plus avantageuse que jamais aux cours des 50 dernières années pour faire renaître la tradition révolutionnaire à une échelle où elle pourra à nouveau devenir déterminante. La route est ouverte, il reste à la parcourir.
Site web du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA).
Revue indépendante d’analyse stratégique anticapitaliste.
Actualité politique internationale de la revue Inprecor sous reponsabilité de la Quatrième internationale.
International Socialism, Revue mensuelle théorique du Socialist Worker Party.
Le site web de la LCR Belge contient de nombreux articles de théorie marxiste très intéressants.
Base de données de référence pour les textes marxistes.
Le site de la commission nationale formation du NPA.