La révolution, si loin, si proche...
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28 février 2010
Dans un premier article [1] nous avons vu l’émergence du mouvement ouvrier en Russie, et en son sein d’un courant marxiste révolutionnaire : la fraction bolchevik du Parti Ouvrier Social-Démocrate Russe (POSDR).
Cet article est le second d’une série sur l’histoire du parti bolchevik, qui va des lendemains immédiats de la révolution de 1905 jusqu’à la veille de celle de 1917. Le prochain couvrira la période 1917-1924.
Avec la révolution de 1905 les circonstances pour le travail politique en Russie changèrent radicalement, pour le mieux. Deux ans plus tard c’est au contraire à un recul profond que durent se confronter les bolcheviks, puis en 1912-14 vint un nouvel essor révolutionnaire, et avec le début de la guerre en 1914 à nouveau des circonstances extrêmement difficiles, jusqu’à ce qu’éclate la première révolution de 1917. C’est le cheminement du parti à travers ces changements extrêmes et rapides que nous allons explorer dans ce deuxième article.
La révolution de 1905 appelait une révision drastique du fonctionnement du parti. Pour deux raisons : d’une part des libertés démocratiques avaient été conquises - liberté d’association et de la presse - qui signifiaient qu’il était maintenant possible de publier, de recruter, d’organiser ouvertement. D’autre part la révolution avait été le fruit et avait suscité tour à tour une radicalisation de masse des travailleurs russes. Il fallait donc que le parti réussisse à se nourrir de cette énergie nouvelle, même si cela voulait dire remettre en question les habitudes routinières acquises au cours de la période précédente.
En effet au cours des années de clandestinité d’avant 1905 les bolcheviks avaient dû se reposer sur les « comitards » : des militants payés par le parti, et dont l’activité consistait à assurer les liaisons, les acheminements de littérature, la délivrance de faux papiers, l’agitation pour les grèves, etc. Ce n’était pas là des bureaucrates repus, au chaud dans leur poste : ils prenaient des risques énormes, passaient généralement du temps en captivité, voir perdaient leur vie pour la cause. Inévitablement ces militants hyperactifs, au cœur de l’activité réelle du parti jouaient également un rôle important dans sa direction. Sans eux il n’aurait tout simplement pas pu exister de fraction bolchevik, ou bien son activité aurait été réduite à néant, et elle n’aurait pas pu construire les bases qui lui permirent de devenir un parti de masse après 1905.
Cependant ces militants héroïques, qui avaient été très à l’avance de la masse des travailleurs avant 1905, se mirent à traîner derrière elle durant la révolution. La discipline qu’ils avaient développée durant les années de clandestinité était devenu un frein. Lénine voyait le danger et s’appliqua énergiquement à le combattre :
« Il y a des hommes en Russie, tant qu’on veut. Il faut seulement recruter des jeunes plus largement et plus hardiment, encore plus hardiment et plus largement, toujours plus hardiment et plus largement, sans craindre la jeunesse. Nous sommes en temps de guerre. La jeunesse décidera de l’issue de la lutte, la jeunesse estudiantine et plus encore la jeunesse ouvrière. Secouez toutes les vieilles habitudes d’immobilité, de respect hiérarchique, etc. ! Formez des centaines de cercles de jeunes sympathisants de Vpériod et encouragez-les à travailler sans arrêt. Triplez le comité en y faisant entrer les jeunes, créez cinq sous-comités ou une dizaine, « cooptez » toute personne énergique et honnête. Donnez sans paperasserie à tout sous-comité le droit de rédiger et de publier des tracts (il n’y aura pas grand mal si l’on commet des erreurs, Vpériod les corrigera « avec douceur »). Il faut grouper et mettre en mouvement avec la promptitude la plus grande tous ceux qui ont de l’initiative révolutionnaire. Ne craignez pas leur manque de préparation, ne tremblez pas devant leur inexpérience et leur manque de culture.
(...)
Mais organisez à tout prix, organisez et organisez des centaines de cercles en reléguant tout à fait à l’arrière-plan les habituelles sottises (hiérarchiques) des comités. Nous sommes en temps de guerre. Ou de nouvelles organisations militaires, jeunes, fraîches, énergiques, se formeront partout pour accomplir sous tous ses aspects, dans tous les milieux, l’œuvre révolutionnaire de la social-démocratie, ou vous périrez avec le renom de « comitards » nantis de sceaux. » [2]
Le débat parmi les bolcheviks était difficile. Lénine fut d’abord battu – et hué – au troisième congrès, au printemps 1905.
Malgré ce conservatisme, les effectifs du parti augmentèrent considérablement :
« Si on se base sur les rapports présentés au second congrès, le POSDR ne pouvait pas compter plus que quelques milliers de membres en Russie en 1903, en excluant les membres du Bund (...) Au quatrième congrès en avril 1906, il est estimé que le nombre de militants était monté à 13 000 pour les bolcheviks et 18 000 pour les mencheviks. Une autre estimation (pour octobre 1906) donne 33 000 pour les bolcheviks et 43 000 pour les mencheviks (...) En 1907 le nombre total de membres était monté à 150 000 : bolcheviks – 46 143, mencheviks - 38 174, Bund – 25 468 et les sections polonaises et lettones du parti – 25 654 et 13 000, respectivement. » [3]
Une large majorité de ces nouveaux militants était jeune (76 % avaient moins de trente ans) et ouvrière (à 61 %).
Pour toute organisation révolutionnaire, la question de l’unité avec d’autres organisations a un côté tactique. Il ne s’agit pas de savoir si l’on peut s’allier avec telle ou telle force suivant des principes toujours valides du type « si nous sommes d’accord sur tel ou tel point de notre programme nous pouvons nous unir » ou bien « pour mener ensemble telle ou telle action nous pouvons nous unir » mais de déceler pourquoi tel ou tel point du programme ou de l’action revêt une importance particulière à un instant t, en rapport avec l’État et la dynamique de la lutte de classes, et les dynamiques des organisations en présence. Est-on dans une phase d’essor de la lutte ou de reflux ? L’organisation avec qui l’on pourrait s’unir évolue-t-elle vers la droite ou la gauche ? Etc.
Pour les bolcheviks la question de l’unité se posait d’abord avec les mencheviks, avec qui ils continuaient d’ailleurs de former en principe un seul parti, même si depuis 1903, les deux fractions avaient mené des vies de plus en plus indépendantes. Avant la révolution de 1905, une différence fondamentale était apparue, justifiant des activités séparées : les mencheviks considéraient qu’il fallait s’allier avec la bourgeoisie libérale contre le régime tsariste. [4]
Mais la révolution de 1905 radicalisa les mencheviks. En décembre, ses représentants au soviet votèrent avec enthousiasme une résolution appelant à la grève générale et à l’insurrection armée. [5] Unis dans l’action, les militants des deux fractions du POSDR, en particulier les nouveaux militants qui avaient rejoint le parti au cours de la révolution, poussaient à l’unification, ou bien unifiaient directement leurs comités sans attendre l’opinion de leurs dirigeants. Lénine écrivait alors :
« Chacun sait que l’immense majorité des ouvriers social-démocrates est profondément mécontente de la scission du parti et exige l’unification. Chacun sait que la scission a provoqué une certaine froideur des ouvriers social-démocrates (ou prêts à le devenir) envers le parti social-démocrate.
Les ouvriers ont presque perdu l’espoir que les « sommets » du parti s’unifient eux-mêmes. La nécessité de l’unification à été reconnue officiellement par le IIIe congrès du P.O.S.D.R. aussi bien que par la conférence des mencheviks en mai dernier. Six mois se sont écoulés depuis, mais l’unification n’a presque pas fait de progrès. Il n’est pas étonnant que les ouvriers aient commencé à s’impatienter. » [6]
En avril-mai 1906 se tint un « congrès de réunification ». Toutefois la fraction des bolcheviks se maintint. Elle travaillait en commun avec les mencheviks, mais les débats continuaient de faire rage, en particulier autour de la question d’une alliance possible avec les Cadets, le parti libéral bourgeois, que défendaient à nouveau les mencheviks.
Les choses se compliquèrent avec le « coup d’État » du 3 juin 1907, qui restreignit radicalement la nature démocratique de l’élection au parlement (Douma). La plupart des bolcheviks voulaient boycotter les élections comme ils l’avaient fait en 1905, mais Lénine considérait qu’il était plus utile d’y participer, étant donné que la prise révolutionnaire du pouvoir n’était plus à l’ordre du jour immédiat. Il fut d’abord isolé dans sa propre fraction, seul des bolcheviks à voter avec les mencheviks pour la participation. Mais ceux-ci étaient pour la participation aux élections pour d’autres raisons et évoluaient de plus en plus vers la droite. De plus, ceux des mencheviks qui restaient révolutionnaires agissaient de manière plus ou moins autonomes, sans participer à la construction d’une organisation révolutionnaire solide. C’est pourquoi les deux fractions menèrent à nouveau des existences essentiellement indépendantes à partir de 1910-1912. Lénine dut cependant mener un combat au sein des bolcheviks pour convaincre de la nécessité d’une réelle scission, alors que bien des militants de base continuaient à regretter l’unité perdue.
Quand un mouvement reflue, il est souvent difficile de le percevoir : même si il y a moins de grèves et de manifestations, il y en a toujours. Le souvenir des grandes batailles est frais dans les mémoires, comme l’est également celui du calme qui a précédé le mouvement – comment alors déterminer que d’autres grandes batailles ne nous attendent pas au coin de la rue ? De plus, le pessimisme pour des militants peut avoir un aspect auto-réalisateur. Aussi les bolcheviks poussèrent-ils à l’offensive tant que celle-ci apparaissait possible :
« C’est pourquoi le marxiste est le premier à prévoir l’imminence d’une époque révolutionnaire et il s’occupe de réveiller le peuple, il sonne les cloches à un moment où les philistins dorment encore du sommeil des fidèles sujets serviles de Sa Majesté. C’est pourquoi un marxiste est le premier à s’engager dans la voie de la lutte révolutionnaire (...) un marxiste est le dernier à quitter la voie de la lutte révolutionnaire directe ; il ne le fait qu’après avoir épuisé toutes les possibilités, quand il n’y a plus ombre d’espoir d’arriver au but par un chemin plus court, lorsqu’il devient véritablement inutile d’appeler les masses à préparer la grève, l’insurrection, etc. C’est pourquoi un marxiste réplique par le mépris aux innombrables renégats de la révolution qui lui crient : Nous sommes plus « progressistes » que toi, nous avons renoncé avant toi à la révolution ! Nous nous sommes « soumis » les premiers à la Constitution monarchique ! » [7]
Lénine et les bolcheviks avaient cru que la prise de pouvoir restait à l’ordre du jour pendant l’année 1906, et la crise économique qui survint en 1907 leur fit prédire un nouvel essor de la lutte. Ils avaient malheureusement tort :
« La crise industrielle mondiale qui éclata en 1907 fit durer en Russie la longue dépression trois ans de plus et, loin de pousser les ouvriers à la lutte, dispersa encore plus leurs rangs et les affaiblit. Sous les coups des lock-out, du chômage et de la misère, les masses épuisées perdirent tout courage. » [8]
Effectivement la réaction fut telle que le nombre de grévistes non seulement diminua nettement par rapport aux années 1905-1906, mais retomba même bien au-dessous de ce qu’il était avant 1904. [9] Après le coup d’État de 1907, la répression fut féroce : 5 000 peines capitales furent prononcées. [10]
Les forces des bolcheviks ne pouvaient pas ne pas subir elles aussi la pression du reflux :
« Par exemple, en été 1905, le district de Moscou comptait 1 435 membres. Ce chiffre monta jusqu’à 5 320 à la mi-mai 1906. Mais au milieu de 1908, il était tombé à 250, et six mois plus tard, à 150. En 1910 l’organisation cessa d’exister, quand le poste de secrétaire de district tomba dans les mains d’un certain Koukouchkine, un agent de l’okhrana, la police secrète. » [11]
Il a souvent été observé que les périodes de reflux, après un mouvement révolutionnaire important, sont un terrain fertile pour le découragement d’une part, les divisions de toutes sortes parmi les militants d’autre part, ce qui accroît les risques de destruction d’une organisation révolutionnaire. L’élan du mouvement permet de relativiser des différences théoriques abstraites, ou de les dépasser par l’expérience concrète de la lutte. L’état d’isolement et de démoralisation qui suit une défaite peut facilement entraîner la dérive vers l’acceptation du système tel qu’il est pour les moins solides. Pour les autres, le terrain est fertile pour le développement de théories sans prise avec le réel ou bien d’accusations mutuelles et de rivalités d’apparence personnelles, d’autant plus violentes que l’on croit encore la vague révolutionnaire sur le point de resurgir.
C’est pourquoi, alors que l’ouverture large du parti dans une période d’essor est une nécessité pour son développement théorique et pratique, les périodes de reflux appellent une rigueur particulière dans le débat théorique, dans l’analyse de la situation présente, dans le combat contre les dérives. Cela ne veut pas dire se réfugier dans sa tour d’ivoire, cesser d’être présent dans les mouvements de résistance qui malgré tout existent. Au contraire il s’agit de se battre avec rigueur contre ces tendances élitistes, « intellectualistes », pour garder vivante une théorie révolutionnaire qui se nourrit au contact des luttes.
Chez les bolcheviks, les effets négatifs de la période de reflux ont pris la forme du développement de tendances « gauchistes » prônant le boycott des élections et des syndicats légaux d’une part, et une « révision du marxisme » allant dans le sens du mysticisme d’autre part. Le débat fut difficile, et aboutit sur d’importantes scissions avec les ailes « gauchistes » des bolcheviks. Cela montre deux choses :
Lénine n’était pas le dictateur que se plaisent à dépeindre les auteurs de droite. Il pouvait se retrouver parfois minoritaire dans sa propre organisation, mais cela ne l’empêchait pas de défendre ce qu’il pensait juste.
Dans la défense de ses orientations, dans son opposition aux « phraseurs révolutionnaires » qui prônaient l’offensive en permanence, il montrait l’importance d’une pensée stratégique. Comme le sait tout général – ou tout amateur de football – on ne peut pas se reposer sur un seul mode d’action quelles que soient les circonstances, quel que soit l’adversaire. Par exemple, s’il est possible d’empêcher la lutte révolutionnaire d’être dévoyée sur la pente des illusions parlementaristes – comme en 1905 – le boycott est une tactique adaptée. Mais si la lutte a reflué et que de nouvelles institutions se sont consolidées, les boycotter n’est plus qu’une posture. Il vaut alors mieux utiliser les campagnes électorales pour faire connaître les orientations révolutionnaires.
Des années plus tard, alors qu’il débattait avec d’autres militants « gauchistes », Lénine écrivait :
« Les partis révolutionnaires doivent parachever leur instruction. Ils ont appris à mener l’offensive. Il faut comprendre maintenant que cette science doit être complétée par cette autre science : comment mieux reculer. Il faut comprendre, - et la classe révolutionnaire s’applique à comprendre par sa propre et amère expérience - qu’il est impossible de vaincre sans avoir appris la science de l’offensive et de la retraite. De tous les partis révolutionnaires ou d’opposition défaits, les bolcheviks furent ceux qui se replièrent avec le plus d’ordre, avec le moins de dommage pour leur « armée », avec le moins de pertes pour son noyau, avec les scissions les moins profondes et les moins irréparables, avec le moins de démoralisation, avec la plus grande capacité de fournir à nouveau le travail le plus large, le mieux conçu et le plus énergique. Et si les bolcheviks y sont parvenus, c’est uniquement parce qu’ils avaient dénoncé sans pitié et bouté dehors les révolutionnaires de la phrase qui ne voulaient pas comprendre qu’il fallait se replier, qu’il fallait savoir se replier, qu’il fallait absolument apprendre à travailler légalement dans les parlements les plus réactionnaires, dans les plus réactionnaires organisations syndicales, coopératives, d’assurances et autres organisations analogues. » [12]
Entre 1910 et 1914, les mouvements de contestation de l’ordre tsariste reprirent. Il y eut d’abord un mouvement parmi les étudiants, et une légère remontée des grèves. En avril 1912, la répression sauvage d’une grève de mineurs suscita une révulsion générale. En mai 400 000 ouvriers firent grève [13].
Le mouvement ne repartait pas de zéro. Les acquis de la révolution de 1905 en termes de droits démocratiques avaient subi un fort recul, mais les acquis dans la conscience des travailleurs subsistaient. Alors que la première manifestation de 1905 avait pris la forme d’une supplique au tsar, en 1912 les manifestants réclamèrent tout de suite une république démocratique. Les grèves, souvent à caractère politique, se multiplièrent en 1913 et au début 1914.
Durant la période 1912-1914, les bolcheviks sont vraiment devenus un parti révolutionnaire de masse. Ils firent alors fructifier les efforts des années précédentes pour construire un parti ouvrier indépendant, capable de souplesse stratégique sur des bases théoriques marxistes solides, qui a clairement pris ses distances avec toute orientation de conciliation avec le régime, et aussi avec toute attitude sectaire, d’isolement.
Ils se servirent de tous les moyens pour agiter, éduquer, organiser, renforcer le mouvement de masse : une implantation profonde dans la classe – beaucoup de militants qui avaient disparu pendant les années de réaction rejoignirent à nouveau le parti –, dans les syndicats, les organismes d’assurance sociale, et aussi en se servant de ses militants élus à la Douma.
Comme l’avait souhaité Lénine une dizaine d’années auparavant, c’est autour d’un journal à diffusion de masse que s’organisaient les différentes activités du parti : la Pravda.
La Pravda (« La Vérité ») était un quotidien, légal, mais interdit à maintes reprises, et reparaissant sous un nouveau titre à chaque fois (La Vérité des Travailleurs, La Vérité du Nord, La Vérité du Travail, Pour la Vérité, La Vérité Prolétarienne, Le Chemin de la Vérité, Le travailleur et La vérité du labeur. [14]). Son tirage était d’environ 50 000 exemplaires par numéro, vendus pour l’essentiel dans la capital Saint-Pétersbourg, dans les usines et dans la rue [15].
La Pravda n’était pas simplement un journal pour les travailleurs. C’était un journal des travailleurs.
« Les correspondants ouvriers de la Pravda sont à la fois les agents de liaison du parti et les antennes dont il dispose pour connaître l’état d’esprit des ouvriers : à travers leurs informations s’opère une uniformisation de l’expérience ouvrière, élément d’une conscience collective. En une seule année, elle publie 11 114 « correspondances » de ce type, soit une moyenne de 41 par numéro. Journal « ouvrier » par son titre, fait en grande partie par des ouvriers, la Pravda est leur affaire. » [16]
Les bolcheviks publiaient également des revues théoriques, et des publications comme Le compagnon de l’ouvrier : un almanach de poche avec des indications essentielles sur le droit du travail, le mouvement ouvrier russe et international, les associations, et syndicats, la presse, etc. [17] Il était essentiel pour Lénine et les bolcheviks que toute ces publications soient sous le contrôle du parti :
« Nous voulons créer et nous créerons une presse libre, libre non seulement au sens policier du mot, mais libre aussi du Capital, libre de l’arrivisme ; et, ce qui est plus encore, libre aussi de l’individualisme anarchique bourgeois. » [18]
Au reste, les intellectuels professionnels avaient plus ou moins déserté le parti, cependant que des militants ouvriers devenaient eux-mêmes des « intellectuels organiques » du prolétariat.
« Les intellectuels étaient si peu nombreux qu’il y en avait à peine assez pour notre fraction de la Douma et l’édition de notre quotidien. Ils avaient été remplacés par des prolétaires cultivés, des ouvriers véritables, intellectuellement très développés et restés en liaison étroite avec les masses. » [19]
Le début de la première guerre mondiale, en août 1914 a coupé net l’essor révolutionnaire. Mais un autre événement simultané était tout aussi grave pour les révolutionnaires, en Russie comme ailleurs : la trahison généralisée des partis de la deuxième Internationale, qui s’alignaient derrière leurs États respectifs dans la boucherie qui commençait.
Il fallait une capacité particulière pour analyser une situation bouleversée, et élaborer une orientation nouvelle dans des conditions extrêmement difficiles. Les bolcheviks n’ont sans doute jamais été autant à contre-courant, aussi isolés, qu’au début de la guerre. Les opposants à la guerre étaient minoritaires dans la gauche internationale, mais les bolcheviks étaient eux-mêmes une minorité dans cette minorité, et étaient considérés comme extrémistes et irréalistes du fait de leur mot d’ordre : « transformer la guerre impérialiste en guerre civile ».
En effet Lénine avait rapidement acquis la conviction, et l’avait transmise à un parti qui y était préparé par toute son histoire, qu’il ne saurait être question d’une simple opposition à la guerre, qu’il fallait la lier directement au renversement des gouvernements, des États qui étaient en guerre. A son tour cette conviction s’appuyait sur une analyse rigoureuse des grandes tendances de l’économie et de la politique au cours des précédentes décennies. [20]
Le parti bolchevik était à nouveau clandestin, ses députés furent arrêtés, et son organisation momentanément annihilée. Mais les grèves reprirent en 1915, se multiplièrent en 1916, à mesure que les illusions patriotiques se dissipaient, que le rôle des capitalistes profiteurs de guerre apparaissait de plus en plus scandaleux aux yeux de tous. Malgré tout, l’organisation bolchevik sur le terrain, à chaque fois qu’elle était frappée par la répression, réussissait à renaître de ses cendres, grâce aux liens qui subsistaient entre militants, grâce à leur courage, à leur expérience, à leur initiative. En 1915 une conférence eut lieu à Oranienbaum où il était estimé que les bolcheviks comptaient 1 200 militants à Pétrograd. En 1916 ils sont peut-être 5 000, alors que le contact est repris avec les dirigeants à l’étranger et Lénine en particulier. Ces quelques milliers sont des cadres ouvriers endurcis. Une des faiblesses du parti en Russie à ce moment-là est d’ailleurs le manque d’intellectuels. Beaucoup de ceux-ci sont en effet devenus partisans de la guerre, ou tout au moins s’en accommodent. [21]
Beaucoup d’historiens croient déceler un paradoxe dans le fait que le parti bolchevik ne comptait que quelques milliers de membres au début de 1917. Mais si l’on a en tête non pas seulement ce fait isolé mais toute l’histoire du parti bolchevik jusqu’alors il devient facile de comprendre comment ce parti a pu prendre le pouvoir avec le soutien actif de l’immense majorité de la population six mois plus tard. Les quelques milliers étaient, comme on l’a dit, des militants endurcis, des dirigeants révolutionnaires reconnus dans leur usine, leur atelier. Ils étaient entourés de dizaines des milliers d’anciens militants bolcheviks, de sympathisants, et au-delà, de centaines de milliers de travailleurs qui avaient pu suivre les mencheviks et les SR mais dont la loyauté était surtout à la cause de la révolution.
Le parti bolchevik avait aussi formé des dirigeants centraux capables d’être à l’écoute de la classe ouvrière, d’analyser une situation complexe et d’imaginer une stratégie qui y réponde. Lénine en premier lieu bien sûr, mais aussi toute une série de cadres comme Boukharine, Zinoviev, Chliapnikov.
Telles étaient les forces des bolcheviks au début de 1917, mais nul n’aurait pu prédire alors que l’organisation allait pouvoir survivre aux chocs violents de l’année, à des flux et des reflux encore plus radicaux que tous ceux qu’elle avait pu connaître depuis ses débuts.
Nous verrons comment elle survécut - et triompha - dans le prochain article.
Quand on parle du parti bolchevik, il est inévitable de parler longuement de Lénine, de citer ses écrits, de le retrouver à chaque tournant. Il n’y a pas de doute qu’il était un homme exceptionnel, dévoué entièrement à la cause de la révolution et doté d’une capacité d’analyse et de créativité stratégique extraordinaires. Pour autant les militants bolcheviks, rebelles parmi les rebelles, n’étaient pas du genre à suivre aveuglément tel ou tel individu, et Lénine était loin d’être un chef incontesté ! Comme on le voit dans ces articles, il y eut d’ailleurs de nombreux cas où Lénine a dû batailler pour convaincre les militants du parti, de nombreux cas où il s’est retrouvé provisoirement en minorité. En 1903-1904 il est vilipendé par Martov et Trotsky, puis par Plekhanov pour sa conception du parti. En 1905 il se fait huer au congrès bolchevik. En 1907 il se fait traiter de « menchevik » sur la question de la participation aux élections. Pendant la guerre ce sont Boukharine et Piatakov qui l’attaquent durement sur la question du droit des nations à disposer d’elles-mêmes... et les controverses continueront après la révolution d’octobre 1917 : sur le traité de Brest-Litovsk, le rôle des syndicats, la NEP... Evidemment, Lénine n’était pas non plus infaillible : par exemple il garde sa confiance envers le théoricien marxiste Kautsky longtemps après que Rosa Luxemburg ait prévenu de ses faiblesses, et il pense jusqu’en avril 1917 que la révolution à venir en Russie doit être une « révolution bourgeoise », au contraire de Trotsky qui voit dès 1905 qu’une révolution victorieuse ne pourra pas survenir sans qu’elle se donne pour tâche l’instauration du socialisme. Mais au final, en 1917, si Lénine et les bolcheviks se rallient à l’orientation de Trotsky sur ce point, c’est bien Trotsky qui rejoint le parti de Lénine et non l’inverse.
C’est que, durant toute sa vie de militant, Lénine n’a eu de cesse de développer la théorie, l’orientation politique, la pratique et la construction de l’organisation révolutionnaire comme un tout indissociable. Trotsky résumait bien les choses en écrivant :
« Lénine ne s’opposait pas du dehors au parti, mais il en était l’expression la plus achevée. Éduquant le parti, il s’y éduquait lui-même. »
[1] Voir Que faire ?, nouvelle formule n° 1, disponible sur http://quefaire.lautre.net/que-faire/que-faire-no01-aout-octobre-2009/article/du-xix-siecle-a-1905-la-naissance
[2] Lénine, « Lettre à A.A. Bogdanov et S.I. Goussiev », Œuvres tome 8, p. 142, http://www.marxists.org/francais/lenin/works/1905/02/vil19050211.htm
[3] David Lane, cité in Cliff, Lenin, vol. 1, http://www.marxists.org/archive/cliff/works/1975/lenin1/chap08.htm#fb
[4] Voir première partie de cet article, Que faire ?, nouvelle formule n° 1, disponible sur http://quefaire.lautre.net/que-faire/que-faire-no01-aout-octobre-2009/article/du-xix-siecle-a-1905-la-naissance
[5] Cliff, op. cit., disponible sur http://www.marxists.org/archive/cliff/works/1975/lenin1/chap15.htm#f5
[6] Lénine, « La réorganisation du parti », Œuvres, vol. 10, pp. 29-30, disponible sur http://www.marxists.org/francais/lenin/works/1905/11/vil19051116.html
[7] Lénine, « La crise du menchevisme », Œuvres, volume 11, pp. 364-365.
[8] Trotsky, Staline, http://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/staline/lt_stal08.htm
[9] Lénine, « Sur les statistiques des grèves en Russie », Œuvres, vol. 16, p.419.
[10] Cliff, op. cit., http://www.marxists.org/archive/cliff/works/1975/lenin1/chap13.htm#f13
[11] Cliff, op. cit., http://www.marxists.org/archive/cliff/works/1975/lenin1/chap13.htm#f17
[12] Lénine, La maladie infantile du communisme (le « gauchisme »), http://www.marxists.org/francais/lenin/works/1920/04/g3.htm
[13] Lénine, « L’essor révolutionnaire », Œuvres, vol. 18, p. 103, http://www.marxists.org/archive/lenin/works/1912/jun/17.htm
[14] Tony Cliff, op. cit., http://www.marxists.org/archive/cliff/works/1975/lenin1/chap19.htm
[15] Ibidem.
[16] Pierre Broué, Le parti bolchevique, http://www.marxists.org/francais/broue/works/1963/00/broue_pbolch_3.htm#sdfootnote23anc
[17] Note in Lénine, Œuvres, vol. 19, p. 641.
[18] Lénine, « L’organisation du parti et la littérature de parti », Œuvres, vol. 10, p.40, http://www.marxists.org/archive/lenin/works/1905/nov/13.htm
[19] Alexandre Chliapnikov, À la veille de la révolution, http://bataillesocialiste.files.wordpress.com/2007/04/chliapnikov-bc52.pdf
[20] Il s’agit des analyses de Lénine et de Boukharine sur l’impérialisme, voir à ce sujet « Impérialisme et économie mondiale », de Christakis Georgiou, paru dans Que Faire ?, ancienne formule n°6, disponible sur http://quefaire.lautre.net/que-faire/que-faire-lcr-no06-septembre/article/imperialisme-et-economie-mondiale
[21] Tony Cliff, Lenin, vol. 2, http://www.marxists.org/archive/cliff/works/1976/lenin2/ch02.htm#f45
Site web du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA).
Revue indépendante d’analyse stratégique anticapitaliste.
Actualité politique internationale de la revue Inprecor sous reponsabilité de la Quatrième internationale.
International Socialism, Revue mensuelle théorique du Socialist Worker Party.
Le site web de la LCR Belge contient de nombreux articles de théorie marxiste très intéressants.
Base de données de référence pour les textes marxistes.
Le site de la commission nationale formation du NPA.