Le léninisme au XXIᵉ siècle

par John Rees

24 octobre 2009

La théorie du parti de Lénine est une des questions les plus controversées à gauche, et ce depuis la révolution bolchevique, c’est aussi l’une des plus importantes en ce qui concerne la manière dont la gauche est organisée autour des luttes présentes, anticapitalistes et syndicales. Elle est également une question centrale dans les débats politiques relatifs à la construction d’une alternative socialiste au réformisme.

L’une des incompréhensions les plus courantes concernant la nature du parti révolutionnaire consiste à le considérer comme imposé de l’extérieur à la classe ouvrière. L’image est celle d’un groupe d’idéologues qui se rassemblent, forment un parti et, à l’aide des procédés les plus antidémocratiques, imposent leur volonté au reste du mouvement ouvrier. En fait, comprise correctement, la théorie léniniste du parti implique exactement le contraire. Sa nécessité émerge de la nature même de la lutte des classes. Il y a, dans la résistance de la classe ouvrière au système capitaliste, une caractéristique centrale qui exige que nous comprenions comment nous pouvons nous organiser pour renforcer l’organisation et le degré de conscience de la classe dans son ensemble.

La question fondamentale qui nous préoccupe ici, qui est une question à laquelle Lénine s’est trouvé confronté très tôt, est la façon dont la lutte contre le système est, par nature, inégale. Des groupes différents de travailleurs, à des époques différentes, avec des idées différentes, se mettent à lutter contre le système. C’est le problème de l’inégalité de la conscience dans le mouvement de la classe ouvrière. Si la vie était plus simple, si la classe dirigeante alignait ses forces d’un côté et que les travailleurs se rangent de l’autre, peut-être qu’aucun débat sur l’organisation politique ne serait nécessaire. Mais ce n’est pas comme cela que fonctionne la lutte des classes. Partout où nous portons notre regard nous voyons, au lieu d’une ligne de bataille claire, un champ d’action extrêmement différencié. Il y a les discontinuités dans le temps – des périodes de conflits de classe intenses suivies de périodes de calme. Il y a les discontinuités dans le type de lutte qui se met en place – certaines sont économiques, d’autres politiques, d’autres encore idéologiques, pour ne nommer que les trois larges catégories de la célèbre formule d’Engels. Ensuite, il y a les discontinuités entre différentes sections de la classe ouvrière : des traditions différentes, des idéologies ouvrières en conflit, des niveaux variés de conscience, de confiance et de combativité, et ainsi de suite. Les batailles sont nombreuses et variées. Les travailleurs ont des forces et des faiblesses variées, peuvent gagner ou être battus, peuvent généraliser dans différentes directions et aboutir à des conclusions différentes. Et, finalement, il y a les discontinuités entre la classe ouvrière et d’autres sections de la société qui peuvent se trouver en opposition avec le système capitaliste – comme les paysans, certaines sections de la petite bourgeoisie, des nationalités opprimées.

Tout ceci met n’importe quel socialiste révolutionnaire – qu’il soit léniniste ou non – face à un problème particulier : comment pouvons-nous développer des organisations à l’intérieur de la classe ouvrière qui puissent se relier à ce fait fondamental de la lutte des classes ?

Il y a bien sûr une réponse traditionnelle au sein du mouvement ouvrier, une réponse qui émane d’une tradition aussi ancienne, sinon plus, que le léninisme, et qui est celle des partis réformistes. Leur idée de base est que le parti représente la classe dans sa totalité – que chaque courant d’opinion dans la classe ouvrière devrait être représenté dans l’organisation. Le but de telles organisations est d’améliorer les conditions d’existence des travailleurs en utilisant les institutions fournies par le système – le parlement, les conseils municipaux, etc. La difficulté fondamentale dont est porteuse une telle approche (et nous pouvons faire un bilan de l’histoire des gouvernements réformistes pour étayer notre propos) est que, aussi longtemps que le système continue à dominer les existences et les idées des travailleurs, l’organisation elle-même finit par refléter l’idéologie du système. Elle se transforme d’une organisation de résistance en une organisation d’incorporation. Au surplus, les institutions politiques du système capitaliste sont incapables de s’opposer efficacement à la puissance politique et économique de la classe capitaliste.

Bien sûr, des contradictions apparaissent entre les intérêts de la classe ouvrière et les limites qu’imposent à de tels partis leur forme d’organisation et leurs buts politiques. Il y aura des batailles pour sauvegarder l’âme de ces organisations, mais ce sera une situation continuelle, comme ça l’a été pour le Parti travailliste en Grande-Bretagne. Parfois, elles évolueront vers la gauche, parfois vers la droite. Mais elles ne résoudront jamais ces contradictions parce que par principe elles tentent de représenter l’ensemble de la classe ouvrière, et que de vastes sections des travailleurs, pendant de longues périodes, reflètent l’idéologie dominante de la société – celle de la classe capitaliste.

Nous avons besoin d’une vision différente de la manière dont l’organisation en parti se relie à la lutte plus générale de la classe ouvrière. C’est à cette idée plus qu’à toute autre que le nom de Lénine est associé. La conception de base en est qu’émerge de la lutte des classes une minorité militante qui est convaincue par son expérience que le système doit être transformé en totalité, que les méthodes directes de lutte utilisées par la classe ouvrière sont dans ce sens les méthodes les plus efficaces, et que le parti et la classe doivent être universels – selon les termes de Lénine, la tribune des opprimés.

La question-clé devient dès lors de savoir comment nous organisons une minorité pour qu’elle devienne le levier qui peut soulever la combativité de la classe tout entière. Nous ne cherchons pas simplement à « représenter » la classe, mais à représenter les traditions de lutte, les temps forts de la lutte des classes, et apporter cette expérience, en même temps que l’activité de la minorité, dans les luttes en cours. Trotsky exprimait cette idée sous la forme d’une métaphore particulièrement vivante. Il disait que les cinq premiers ouvriers qu’il avait rencontrés lui avaient appris tout ce qu’il avait besoin de savoir en matière d’organisation révolutionnaire. L’un d’entre eux était constamment militant, défendait toujours les opprimés et se tenait toujours sur le front des luttes. Un autre était un réactionnaire intégral, un briseur de grève né, qui serait toujours un jaune – s’il y avait une grève aux portes du paradis il essaierait de la briser. Et il y en avait trois, au milieu, qui étaient tantôt influencés par le réactionnaire, et tantôt influencés et gagnés par le militant. Le but de l’organisation révolutionnaire est de regrouper le 1/5 militant, et de lui donner l’organisation, la force, la conscience et les traditions de lutte qui lui permettra de gagner les trois du milieu et d’isoler le droitier, et d’empêcher celui-ci de gagner les trois du milieu et d’isoler le socialiste.

Cette minorité organisée n’est pas conçue comme se coupant du reste de la classe ouvrière ou lui imposant sa volonté, mais comme cherchant, par l’interaction dans la lutte avec le reste de la classe ouvrière, à répandre ses idées et à gagner une majorité dans le mouvement. Comme le dit si bien Georg Lukács, nous nous séparons pour unir. Nous nous séparons dans une organisation qui est, dans son principe, opposée au système, mais dans toutes les occasions nous cherchons à nous unir, dans les luttes particulières, avec la majorité de la classe pour faire avancer la lutte des classes dans son ensemble. L’interaction entre parti et classe est ici vitale. Lukács cite Engels de la façon suivante : les soldats de base, sous la pression de la bataille, développent toutes les avancées dans la tactique militaire. Le rôle d’une bonne direction ne consiste pas à avoir toutes les réponses, mais à prendre ce qui se fait de mieux dans ce qu’invente la base en pleine bataille, et à le généraliser à toute l’armée. Tout parti révolutionnaire digne de ce nom doit apprendre des gens qui luttent, et généraliser ce qu’il a appris à l’ensemble de la classe. Le parti apprend de la classe, mais il est aussi le mécanisme par lequel toutes les sections de la classe sont nourries des meilleures expériences de lutte.

Une telle forme d’organisation est absolument nécessaire dans la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui. Le principe selon lequel nous sommes opposés au système capitaliste, que nous combattons la logique du marché et la répression étatique qu’elle comporte, demeure vital. Nous n’avons pas besoin d’un autre argument que celui du meurtre de Carlo Giuliani dans la grande manifestation anticapitaliste de Gênes en juillet 2001 pour nous rappeler que nous sommes toujours en présence d’une machine étatique qui n’hésite pas à utiliser la dernière violence lorsqu’elle est menacée. Mais ce n’est qu’une partie de la question. Le cœur de cette idée d’opposition au système est qu’elle détermine comment nous agissons dans chaque lutte individuelle. Si l’on pense, comme le pense tout léniniste, que les travailleurs ordinaires ont la capacité de transformer complètement le système par des organisations démocratiques, des conseils de travailleurs, construits à partir de la base, par en bas, cela affecte la façon dont on se comporte dans les luttes au quotidien.

Dans toutes les luttes, dans les assemblées générales de grève ou les meetings de campagne, il y aura toujours plus d’un argument dans la salle. Il y aura toujours des gens qui disent : « Nous ne voulons pas faire de vagues. Nous ne voulons pas que la protestation soit trop importante. Nous allons écrire à notre député, utiliser les canaux établis », etc. Il y en aura d’autres, des révolutionnaires qui en principe pensent que les travailleurs ont la capacité de changer le système par en bas, qui vont argumenter différemment. Ils vont dire : « Quelle que soit la taille de la lutte dans laquelle nous sommes engagés, c’est l’organisation de masse, c’est la participation des gens à des manifestations, c’est la capacité des gens d’élire des comités de grève pour que les dirigeants ne leur dictent pas leur conduite, qui peut nous donner les plus grandes chances de gagner ». C’est ce principe, incorporé dans toute lutte avant la révolution, qui fait du principe révolutionnaire un principe actif dans la voie de la transformation complète de la société.

Seule une organisation qui est convaincue de ce but final pourra soulever cette même perspective dans toutes les luttes sur notre chemin. Par exemple, dans les récentes grèves des chemins de fer, ce sont des gens qui viennent de cette tradition qui soulèvent de la façon la plus consistante la question des piquets de grève, des recherches de solidarité auprès d’autres travailleurs, de grévistes comptant sur leurs propres forces plutôt que de s’en remettre aux dirigeants syndicaux, au député ou au journal local pour mener la lutte à leur place. La question-clé dans le mouvement anticapitaliste est celle de mobilisations massives de la classe ouvrière, opposées, d’une part, à tout compromis avec le FMI ou avec l’OMC, et, d’autre part, à la substitution à l’action de masse d’une élite restreinte de militants. Lorsqu’il s’agit de construire une alternative au réformisme, la question est de savoir comment nous recomposons une alternative au programme néolibéral du New Labour à partir de la base. Lorsqu’il s’agit d’écraser les fascistes, est-il suffisant de leur donner l’accès aux ondes en espérant qu’ils vont se compromettre eux-mêmes ? Et-il suffisant de passer des résolutions ? Ou avons-nous besoin de la participation des syndicats et des travailleurs de base pour battre les nazis à Oldham et à Burnley ?

Dans tous ces cas ce qui est nécessaire c’est qu’un militant, avec l’appui de ses camarades, avec le soutien de sa presse, se lève et dise : « Non, nous devons le faire tous ensemble ». Dans un scène célèbre du film Spartacus, quelqu’un se lève le premier et dit : « Je suis Spartacus », imité ensuite par d’autres, non pas parce qu’ils pensaient pouvoir réussir tout seuls – si personne ne s’était levé après eux disant : « Je suis Spartacus », ils auraient été isolés et réprimés – mais quelqu’un l’a dit le premier, permettant ainsi à tous les autres de le dire après lui. L’action d’une minorité déclenche l’acte de résistance de la majorité, et c’est ce qui nous garantit les meilleures chances de victoire.

Voir en ligne : Leninism in the 21st century, dans International Socialist Review n°95

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