Histoire du parti bolchevik – troisième partie

De la Révolution à la mort de Lénine

par Sylvestre Jaffard

22 août 2010

Nous avons pu voir dans deux articles parus dans les précédents numéros de Que faire ? (Partie I et Partie II) comment le parti bolchevik a pu se construire au fil des années. En 1914, il est largement implanté dans la classe ouvrière, et a emmagasiné l’expérience de multiples retournements dans la lutte contre la bourgeoisie et le pouvoir tsariste. Même si au début 1917, du fait de sa clandestinité depuis le début de la guerre, le parti ne comptait que quelques dizaines de milliers de membres, ceux-là étaient des militants particulièrement aguerris et capables d’initiative, et ils étaient entourés de nombreux sympathisants, d’anciens militants qui allaient rejoindre le parti. Plus encore, il était entouré d’une classe ouvrière en ébullition, et d’une paysannerie prête à se battre jusqu’au bout contre un pouvoir oppresseur.

La construction préalable du parti, et les conditions historiques spécifiques dans lesquelles ils s’est retrouvé, forment ensemble la première condition qui explique le succès du parti bolchevik en 1917.

La deuxième a trait à son action spécifique durant l’année. Une année qui vit des retournements de grande portée arrivant très rapidement les uns après les autres : renversement du tsarisme, expulsion par la mobilisation populaire des chefs de file de la bourgeoisie anti-tsariste du gouvernement, offensive militaire redoublée menant à un fiasco et à un redoublement de la destruction économique du pays, quasi-insurrection menant à la mise hors-la-loi du parti, tentative de coup d’état militaire contré par la mobilisation populaire, et enfin insurrection victorieuse. Encore faudrait-il ajouter mille et un coups de théâtre, revirements, et bien des moments de complète confusion. On peut en avoir un aperçu dans l’Histoire de la révolution russe de Trotsky, ou bien, pour une période plus concentrée, dans le livre de John Reed, Dix jours qui ébranlèrent le monde. Dans de telles circonstances, qui sont inévitablement celles d’une révolution, il était indispensable que le parti fasse à la fois preuve de cohésion et de souplesse.

Cohésion et souplesse

La cohésion du parti lui était donnée avant tout par son orientation politique. Certains éléments étaient solidement ancrés depuis plus d’une décennie : action indépendante de la classe ouvrière, objectif de lui assurer un rôle dirigeant dans la révolution, soutien à toutes les luttes pour l’amélioration de sa condition de vie, défense des droits démocratiques, des minorités, alliance avec la paysannerie contre le tsarisme et les grands propriétaires, etc. D’autres éléments avaient dû être élaborés par force au cours des dernières années : analyse de la guerre comme une guerre impérialiste, refus par conséquent de tout soutien à l’effort de guerre russe et aussi scission avec la deuxième internationale considérée comme perdue pour la cause de la révolution. Ce que Lénine et les bolcheviks n’avaient pas encore formulé clairement avant avril 1917 c’est que cela signifiait qu’il était nécessaire de chercher à transformer la révolution « démocratique bourgeoise » (c’est un dire pour un système parlementaire dans le cadre du capitalisme) de février 1917 en révolution socialiste, avec comme conséquence la mise en avant du mot d’ordre « tout le pouvoir aux soviets ».

Souplesse

Pour pouvoir ainsi continuer à réviser sa stratégie dans le feu de l’action, le parti avait également besoin de souplesse. C’est avant tout à la couche dirigeante du parti que cela posait problème : une longue expérience de préparation à la révolution les avait rendus pusillanimes quand celle-ci vint à l’ordre du jour. Au début, en février-mars 1917, la tendance était au « soutien critique » du gouvernement provisoire né de la révolution de février – un gouvernement bourgeois, qui voulait continuer la guerre.

Pour changer l’orientation du parti et lui donner comme objectif à court terme la conquête du pouvoir par les travailleurs Lénine dut s’appuyer avant tout sur les militants de base du parti, présents sur les lieux de travail. Ceux-ci étaient tout sauf des exécutants passifs. Un exemple de leur capacité d’initiative et d’indépendance avait été donné par leur participation aux journées de février, avant que tout contact soit possible avec des dirigeants encore en exil ou en détention.

Kaïourov, dirigeant local du parti dans un quartier ouvrier de la capitale Petrograd, a raconté ces journées : il fut très étonné de voir la grève se déclencher dans une usine textile du quartier – et même indigné, car il avait lui-même incité la veille les ouvrières à se restreindre. Cependant il raconte aussi dans le même souffle :

« Mais le fait était là, il s’agissait de le prendre en compte ; il fallait y réagir d’une manière ou d’une autre. (...) il fut résolu (à vrai dire, à contre-cœur) de soutenir les ouvrières en grève, de plus on accepta ma suggestion selon laquelle du moment qu’il était décidé d’entrer dans la protestation, alors il fallait en même temps faire sortir tous les travailleurs, sans exception, et être nous-mêmes à la tête des grèves et des manifestations. » [1]

Quel sens politique ! Quelle capacité à s’adapter rapidement à une situation imprévue !

Le besoin de cohésion aurait pu entraver la souplesse – le besoin de souplesse aurait pu affaiblir la cohésion. Pour mettre l’une et l’autre au service de la révolution il fallait une direction à la fois solide politiquement et capable de créativité, et celle-ci à son tour n’aurait pas pu vaincre les tendances au conservatisme sans ce même mélange de rigueur politique et de capacité d’improvisation dans les profondeurs du parti.

Débats

Inévitablement, cela signifie que les différentes pressions, les différentes orientations qui parcourent la classe ouvrière et la base du parti devaient se refléter dans ses organes de direction. Un large débat démocratique était absolument nécessaire pour les départager, mais le risque existait aussi que le manque de résolution paralyse le parti à un moment crucial. Il n’y a pas d’exemple plus éclatant des tensions extrêmes auxquelles il dut résister pour ne pas exploser dans de telles circonstances que le débat sur l’insurrection elle-même, en septembre-octobre 1917.

Cette question était posée de façon générale en particulier depuis les « journées de juillet », mais elle prenait un véritable caractère pratique à partir de septembre, quand la majorité des soviets passait aux bolcheviks. Lénine, une fois sa conviction acquise que le moment était venu et qu’il y avait un risque énorme à le laisser passer, se jeta de toutes ses forces dans la bataille pour convaincre la direction du parti de préparer l’insurrection. Il échoua d’abord : une fois de plus, on pouvait voir que Lénine n’avait rien d’un dictateur. Il s’agissait du reste bien de convaincre la direction du parti, car la base du parti, et sans doute plus encore la masse des ouvriers, soldats, paysans, était quant à elle déjà largement convaincue. John Reed saisit un instant dramatique :

« le Comité Central du Parti Bolchevik était en train de réfléchir à la question de l’insurrection. Le 23 il tint réunion toute la nuit. Etaient présents tous les intellectuels du parti, les dirigeants – ainsi que des délégués des ouvriers et soldats de Petrograd. Seuls parmi les intellectuels Lénine et Trotsky défendaient l’insurrection. Même les militaires s’y opposaient. On vota. L’insurrection avait perdue !Alors un ouvrier rude se leva, le visage tordu de colère. « Je parle au nom du prolétariat de Petrograd », dit-il, durement. « Nous sommes en faveur de l’insurrection. Faites comme vous voulez, mais je vous affirme maintenant que si vous laissez les soviets être détruits, nous en avons fini avec vous ! » Des soldats se joignirent à lui. Après cela on vota à nouveau – l’insurrection l’emporta... » [2]

Cela n’empêcha pas la crise de perdurer : à la veille de l’insurrection, deux dirigeants de premier plan du parti la dénonçaient dans la presse ! On passa plusieurs fois au bord de la scission, mais l’unité finit par prévaloir.

Le parti bolchevik au pouvoir

Au lendemain de l’insurrection d’Octobre, le pouvoir du parti bolchevik était tout relatif : certes, fort du soutien de la majorité du congrès panrusse des soviets il avait pu émettre un « décret sur la paix ». Mais quand Trotsky, à présent Commissaire du Peuple aux Affaires Étrangères se présenta au ministère pour le faire traduire, il dut faire face à la démission en masse de son personnel, attaché à l’ancien régime !

Un peu partout, des situations similaires se présentaient, et les masses ouvrières durent montrer de l’initiative pour consolider le régime soviétique, leur régime. Par exemple, le parti adoptait une approche assez prudente sur la question des expropriations d’entreprise : à quoi bon décréter immédiatement des nationalisations si il n’y avait pas le moyen de contrôler effectivement l’entreprise ? Il fallait d’abord se doter d’un appareil responsable devant le nouveau régime.

Mais les choses allaient de toutes façons plus vite que ne l’aurait voulu le gouvernement : devant les événements, de nombreux capitalistes décidaient, plutôt que de continuer leurs affaires, de saboter délibérément la production. Leurs ouvriers quant à eux réagissaient en prenant directement le contrôle de leurs usines, et allaient demander au gouvernement soviétique de nationaliser en urgence leur entreprise ! [3]

Polarisation

Que devient un parti révolutionnaire après la révolution ? D’un côté il continue ce qu’il faisait auparavant, de l’autre il se transforme. Il continue à organiser les travailleurs les plus avancés, parce que la révolution ne transforme pas d’un coup d’un seul les mentalités, que l’immobilisme, les préjugés, la simple ignorance agissent toujours comme autant de freins à la transformation de la société – ou bien parfois c’est l’inverse : un excès d’exaltation s’empare des éléments les moins solides politiquement et les pousse aux pires imprudences. Le parti doit donc mener le débat avec d’autres partis qui représentent ces tendances.

Mais de l’autre côté il se transforme : étant au pouvoir, il attire plus facilement les travailleurs qui hésitaient encore, il grossit donc considérablement. Etant le groupement le plus conséquent pour la défense du pouvoir révolutionnaire et la construction du socialisme, il polarise pour ou contre lui toute la société à un degré d’autant plus intense que la solidité du pouvoir est moins assurée.

Or les espoirs d’une rapide propagation de la révolution en Europe de l’Ouest furent déçus. De plus, les gouvernements capitalistes en alliance avec la vieille classe dirigeante tsariste et la bourgeoisie russe déchaînèrent une guerre sans merci contre la Russie révolutionnaire. Les armées de quatorze pays, parmi lesquels la France, les États-Unis, le Royaume-Uni, le Japon mirent le pays à genoux. L’économie déjà dévastée par trois ans de guerre mondiale fut complètement ruinée. Les famines et les épidémies firent cinq millions de morts. [4]

Une telle situation n’allait pas sans une tension extrême autour de la question : « pour ou contre le pouvoir révolutionnaire ? », qui n’était plus une question abstraite : il s’agissait de se prononcer pour ou contre le pouvoir réel en place, le pouvoir des soviets, à la tête duquel se trouvait le parti bolchevik.

C’est ce qui explique en premier lieu le ralliement de forces qui se reconnaissaient dans la révolution de février 1917, aux contre-révolutionnaires monarchistes. C’est ce qui explique aussi que les forces qui soutenaient la révolution d’octobre tout en contestant la politique du parti bolchevik se retrouvaient amenées à hiérarchiser fortement l’un par rapport à l’autre. Ainsi le parti SR de gauche qui avait joué un rôle important en 1917-1918, et participait d’abord avec les bolcheviks au gouvernement révolutionnaire, s’est scindé en deux durant l’été 1918, entre les partisans d’un coup d’Etat contre les bolcheviks, et ceux qui voulaient porter leurs critiques de manière démocratique au sein des soviets. Ces derniers formèrent le Parti des Populistes Communistes et le Parti du Communisme Révolutionnaire. Mais en 1920, ces deux partis avaient fusionné avec le Parti Communiste – le nouveau nom du parti bolchevik – jugeant qu’il était plus efficace de faire entendre leur voix de l’intérieur de celui-ci. La polarisation du pays ne leur laissait pas d’espace politique.

Il faut dire que le Parti Communiste, malgré les circonstances dramatiques de la guerre civile, restait à cette époque un instrument profondément démocratique. En 1918, lorsqu’une partie des communistes s’opposait radicalement à la ligne de la direction sur la question des négociations de paix avec l’Allemagne, des moyens matériels leur furent fournis par le parti pour éditer une revue où ils défendaient leur point de vue. Plus généralement, les débats étaient constants à tous les niveaux et les positionnements, les alliances des uns et des autres changeait souvent.

La guerre civile change le parti

Il y eut cependant un changement qualitatif entre la période extrêmement démocratique jusqu’à l’été 1918, et celle d’après le début de la guerre civile, qui modifia profondément le parti :

  • les besoins de la lutte militaire portait un coup à la possibilité de conduire un certain nombre de débats, qui devaient souvent être tranchés dans l’urgence.
  • les armées contre-révolutionnaires ne s’embarrassaient pas de considérations humanitaires ou démocratiques. Dans les villes qu’elles conquéraient elles passaient par les armes tous les militants communistes qu’elles pouvaient trouver. En conséquence, quand la ville était reconquise par l’Armée Rouge, l’organisation locale du parti ne pouvait être reconstruite que par des envois de militants, nommés par en haut. Bientôt le principe de la nomination devint de nécessité vertu, et se mit à rivaliser avec celui de l’élection.
  • la nécessité d’organiser l’effort de guerre, le ravitaillement, les transports, etc. plus ou moins à partir de zéro a aspiré dans des fonctions administratives les militants les plus solides du parti. Certes, les difficultés matérielles extrêmes créaient la tentation pour quiconque était en position de commandement d’en profiter, mais les abus étaient encore rares, et les sanctions sévères. Le problème était plutôt que les meilleurs militants étaient de ce fait coupés de l’organisation des ouvriers sur leurs lieux de travail, de leurs racines prolétariennes. A cela s’ajoute que la guerre avait entraîné la quasi-disparition de la classe ouvrière elle-même : la population de Petrograd diminue de 75% entre 1917 et 1920. [5]

Dès lors le danger que le parti se substitue à la classe prenait toute son ampleur. Mais quelle alternative ? Abandonner tout simplement le pouvoir et laisser le champ libre aux armées contre-révolutionnaires ? C’était impossible.Le parti était donc amené à agir de plus en plus « de haut en bas », et, pour résister aux pressions qui s’exerçaient sur lui de toute part, la liberté de débat devait être restreinte. Ceci apparut clairement lorsqu’une crise particulièrement sévère éclata durant l’hiver 1920-1921 lors du débat sur la place des syndicats. Les uns, comme Trotsky, voulaient les soumettre au plan général du gouvernement soviétique, les autres comme « l’opposition ouvrière » défendaient au contraire leur capacité autonome à gérer l’économie. Lénine, qui défendait une position intermédiaire finit par l’emporter, mais plus important que l’issue même du débat fut le traumatisme que causa au sein du parti des mois de réunions houleuses, de débats vifs et même agressifs, alors que l’ennemi était encore aux portes et que se multipliaient les révoltes des paysans, las de voir leurs récoltes confisquées pour nourrir l’Armée Rouge et les villes. En mars 1921, la révolte des marins de la forteresse de Cronstadt, aux portes de Petrograd, fut comme un coup de tonnerre. Le danger d’un effondrement du régime et d’un déferlement contre-révolutionnaire apparaissait à nouveau dans toute son acuité. Il fut décidé, pour parer à l’urgence, de suspendre les droits des fractions à s’organiser séparément au sein du parti. [6]

Le parti en lutte contre la bureaucratisation

Conscient du danger que représente l’adhésion au parti de nombreux arrivistes, le Xe congrès de 1921 durcit les conditions d’adhésion. Cela s’ajoutait à diverses règles qui freinaient le processus de bureaucratisation, comme le « maximum de parti », qui fixait une limite absolue aux revenus d’un membre du parti. Les membres du parti étaient d’autre part incités plus particulièrement à travailler gratuitement lors des « samedis communistes ». Ainsi, au lieu de procurer des privilèges, être membre du parti signifiait souvent faire des sacrifices.

Cependant une partie des dirigeants pouvait tirer bénéfice de leur position, sous la forme de la corruption. Le parti s’était habitué à l’autoritarisme, et le principe des nominations par en haut se développait, ce qui facilitait le développement de fonctionnement par « cliques ».

Le problème était en tous cas bien présent dans les esprits, même si il se concentrait d’abord sur le conservatisme du reste de l’appareil d’État tsariste. De plus en plus, le danger d’une contamination du parti par celui-ci se faisait jour. Pendant les derniers moments de sa vie politique, avant qu’une attaque lui ôte la capacité d’intervenir, Lénine avait fait de la lutte contre le développement de la bureaucratie sa priorité. L’histoire de son dernier combat, de l’alliance qu’il passait à cette occasion avec Trotsky, des manœuvres de Staline pour isoler le dirigeant malade, forment un épisode particulièrement dramatique. [7]

La bureaucratisation en marche

Après la guerre civile (qui finit en 1921), les droits démocratiques, dans le parti comme dans le pays en général, étaient donc limités par rapport à ce qu’ils avaient été en 1917-1918. Pour autant ils étaient encore loin d’avoir disparu. La période qui s’ouvre et qui se terminera par la victoire décisive de Staline et de la bureaucratie en 1928 n’est pas celle d’une dégénérescence irréversible et graduelle, mais bien une période de luttes dont l’issue n’aurait pu être prédite à l’avance.

Quand Staline est élu secrétaire général du bureau d’organisation en 1922, c’est alors un poste sans importance spéciale, qui semble bien convenir à cet homme pointilleux et sans profondeur politique. Autour de lui s’organisaient pourtant d’autres dirigeants pour qui le pragmatisme faisait office d’orientation, et qui incarnaient de plus en plus les intérêts propres de l’appareil.

Trotsky entre en opposition à la fin 1923, désirant rectifier les excès de dirigisme nés de la période de guerre civile, démocratiser le parti, et développer l’industrialisation de la production et la coopération volontaire entre paysans. Le régime du parti est encore assez ouvert pour lui permettre d’exposer ses points de vue dans le journal du parti, la Pravda et ses partisans interviennent ouvertement lors de réunions du parti dans les usines. Au même moment, un groupe de 46 dirigeants signe une protestation :

« Le régime qui s’est institué au sein du parti est absolument intolérable, il tue l’auto-activité du parti, en substituant au parti un appareil bureaucratique ramassé, qui fonctionne correctement en temps normal, mais qui fait inévitablement des ratés dans les moments de crise, et qui menace d’être complètement sujet à manipulations en cas de confrontation imminente à des événements graves. » [8]

L’opposition avait des possibilités de succès. Mais 1923 avait aussi vu la défaite sans combat de la révolution en Allemagne, et avec elle la confirmation du reflux révolutionnaire au niveau international. Pour Staline et les dirigeants qui l’entouraient il s’agira donc à la fois d’étouffer les volontés de démocratisation du parti en criant à la division, au fractionnisme, en appelant à l’unité du parti, et de justifier une politique de développement de l’URSS indépendamment du sort de la révolution mondiale – une attitude pragmatique de consolidation du régime à laquelle Boukharine donna une justification théorique sous la forme du « socialisme dans un seul pays ».

Le climat de reflux international des luttes révolutionnaires ainsi que les menaces de nouvelle guerre de la part des puissances occidentales expliquent qu’un bon nombre de militants du parti aient alors été convaincus par cette révision du marxisme et par les accusations d’« aventurisme » à l’égard de Trotsky – qui continuait à défendre la perspective de la révolution mondiale comme seule garantie de survie de l’URSS comme état ouvrier. Pourtant le « socialisme dans un seul pays » était une chimère, en particulier dans un pays arriéré comme la Russie. Il apparut de plus en plus clairement dans les années suivantes que cette théorie servait en fait de couverture à la consolidation du pouvoir de la bureaucratie. Le combat fut rude : l’opposition de gauche fut soutenue par une large base militante, en particulier dans la jeunesse. Elle obtint au moins 40 % des votes dans le parti à Moscou [9]. L’appareil dut user de manœuvres pour faire barrage : mutation autoritaire de cadres, musellement de la presse du parti. La défaite était dure, mais encore provisoire.

Le parti change de nature

Plus largement, le parti était pendant cette période au summum de ses contradictions : les organisations de base, dans les usines par exemple, continuaient de rassembler la plus grande partie des travailleurs les plus militants, d’organiser l’éducation des travailleurs, de défendre en particulier les femmes, de prendre le plus souvent le parti de l’amélioration des conditions de travail, plutôt que d’augmenter la production à tout prix, etc. [10]

Mais peu à peu, le parti changeait de nature. L’augmentation de la production devenait une priorité de plus en plus absolue, les fonctionnaires du parti décourageaient l’initiative et l’esprit critique.

Après la mort de Lénine, la direction autour de Staline en fit un genre de nouveau Messie, débaptisa Pétrograd en Leningrad, décide même de momifier le corps du défunt et de le placer dans un mausolée, alors que sa veuve Kroupskaïa, militante de premier plan elle aussi, s’y oppose avec indignation. C’est que le « léninisme » version Staline est tout autre chose que la pensée stratégique, souple, vivante de Lénine – c’est « un dogme qui n’exige que des interprétateurs désignés une fois pour toutes » selon le mot de Trotsky. Petit à petit c’est l’image d’un Lénine dieu moderne, avec Staline comme continuateur, que l’appareil impose, et qui sert de justification à l’étouffement de toute pensée critique. Le débat politique laissa la place aux attaques personnelles, à l’utilisation d’anecdotes, de vieilles divergences qui visaient à déconsidérer l’adversaire.

Nouvelle crise

La crise n’était pas finie : l’évolution économique sous la NEP [11], en particulier le renforcement des paysans riches, la lenteur du développement industriel, ont rapidement fait sentir leur pression et suscitaient des tensions au sein même des dirigeants qui avaient étouffé l’opposition de 1923 : fallait-il continuer la libéralisation de la NEP, ou aller vers une plus grande planification et un développement de l’industrie ? Fallait-il risquer de se confronter avec les paysans riches ? Pour défendre la démocratie ouvrière, une politique internationale révolutionnaire, et l’industrialisation du pays, une nouvelle opposition se regroupa en 1926. C’est une alliance des opposants de 1923 avec une partie de ceux qui les avaient étouffés, et qui à leur tour se révoltent contre le pouvoir de plus en plus despotique de Staline. Parmi eux la figure la plus connue est Zinoviev, qui reconnaît ses erreurs passées, et se place lui aussi sur une base ouvrière et internationaliste [12]. Mais les cadres intermédiaires du parti sont majoritairement solidement tenus par l’appareil aux ordres de Staline, et la base ouvrière du parti est désorientée : il est fréquent dans les réunions d’usine d’entendre des voix contre la censure dont est victime l’opposition, mais les travailleurs ne disposent déjà plus d’organisation indépendante pour faire respecter leurs droits démocratiques. De plus, une nouvelle défaite du mouvement révolutionnaire à l’étranger, cette fois-ci en Chine, renforce paradoxalement le camp de la bureaucratie qui en est pourtant largement responsable, en faisant apparaître toute autre perspective que le « socialisme dans un seul pays » comme irréaliste. Le choc est très violent, et se résout par la victoire de Staline, l’expulsion de Trotsky du parti, puis du pays, l’expulsion aussi du parti de la plupart des soutiens de l’opposition.

La contre-révolution déferle

Avec le premier plan quinquennal qui débute en 1928, la constitution de la bureaucratie comme nouvelle classe dominante est achevée. Elle joue à présent le rôle de la bourgeoisie dans les pays capitaliste, organisant le processus d’accumulation du capital par l’exploitation du travail salarié. Les salaires, qui n’avaient cessé d’augmenter durant la NEP, se mettent à chuter, la production de moyens de production est fortement privilégiée, alors que la production de biens de consommation chute [13]. La limite des revenus que pouvait gagner un membre du parti – le « maximum de parti » – est supprimé. Les inégalités explosent, les syndicats perdent tout rôle indépendant. La paysannerie quant à elle est décimée par la politique de « collectivisation forcée » (en réalité d’expropriation au profit de la bureaucratie).

Le reflux prend le caractère catastrophique d’une avalanche : pour trancher les débats qui inévitablement surgissent au sein même de la bureaucratie dans une situation économique et internationale tourmentée, sans laisser de place à l’émergence d’une contestation révolutionnaire, c’est l’autorité personnelle de Staline qui devient le seul repère fixe. Lors des grandes purges de la fin des années 30, c’est toute la génération révolutionnaire de 1917 qui tombe sous les coups d’une folle persécution. Staline et de jeunes acolytes qui lui doivent tout mènent alors une véritable guerre d’annihilation contre le parti communiste. Annihilation physique de tous les dirigeants, de premier plan ou intermédiaires, qui constituent pour lui une menace réelle ou imaginaire : depuis Boukharine, Zinoviev, Radek, Chliapnikov... et des centaines de milliers d’autres qui périrent ou furent à jamais écartés de toute responsabilité politique, jusqu’à des militants « du rang » comme Kaïourov que nous citions en début de cet article, exécuté en 1937. Annihilation historique aussi, avec la monstrueuse machine à falsifier l’histoire, à effacer les militants disgraciés des photos, à pilonner leurs livres, à ne les évoquer plus que par de délirantes notes de bas de page [14]... Du reste, même les fidèles exécutants de cette politique criminelle deviennent à leur tour ses victimes : Iagoda, exécuteur en chef de Staline jusqu’en 1937 est à son tour accusé de trahison et exécuté. Son successeur, Iéjov, le surpasse en crapulerie, puis est à son tour accusé d’une série de crimes contre l’Etat, et est exécuté en 1940. Sur les 139 membres du Comité Central de 1934, 98 avait été fusillés en 1938....

Il ne restait pas pierre sur pierre du parti qui avait fait la révolution. Pour trahir celle-ci, Staline avait dû aussi détruire celui-là.


À lire :

Notes

[1V.N. Kaiourov, Дни Февральской революции, http://dk1868.ru/bolshev_vosp/S7305126.JPG et http://dk1868.ru/bolshev_vosp/S7305127.JPG

[2John Reed, Ten days that shook the world, http://www.marxists.org/archive/reed/1919/10days/10days/ch2.htm

[3Voir David Mandel, Comités d’usine et contrôle ouvrier à Petrograd en 1917, pp. 78 à 94, http://classiques.uqac.ca/contemporains/mandel_mark_david/comites_usine/comites_usine_petrograd_1917.pdf

[4Sur la guerre civile russe, lire Megan Trudell, La guerre civile russe : une analyse marxiste, http://tintinrevolution.free.fr/fr/trudellguerrecivile.htm

[5J.N. Westwood, Endurance and Endeavour : Russian History 1812-2001 (Short Oxford History of the Modern World), p. 280.

[6Voir Jean-jacques Marie, Cronstadt.

[7Voir Moshe Lewin, Le dernier combat de Lénine.

[8«  Déclaration des 46  », http://tintinrevolution.free.fr/declaration46.htm

[9Kevin Murphy, Revolution and counterrevolution : class struggle in a Moscow metal factory (Berghahn books, 2005), p.165.

[10Ibid, pp. 86 à 91

[11Nouvelle Politique Economique – libéralisation de certains secteurs de l’économie à partir de 1921.

[13Cet aspect crucial de la contre-révolution stalinienne est détaillé par Tony Cliff, dans le chapitre 1, deuxième partie de son livre, Le capitalisme d’Etat en Russie – on peut le consulter sur internet : http://www.marxists.org/archive/cliff/works/1955/statecap/ch01-s2.htm#s7

[14Voir David King, Le commissaire disparaît.

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