Allemagne : 1918-1920

Dans la tourmente de la révolution

par Cédric Piktoroff

15 septembre 2009

Alors que les grèves et les désertions croissantes accélèrent la défaite militaire allemande en 1918, les généraux allèrent trouver les sociaux-démocrates (SPD) pour remplacer le Kaiser, ceci afin de sauver la monarchie tout en maintenant la stabilité sociale. Quand les grèves s’accrurent et que des conseils d’ouvriers et de soldats fleurirent aux quatre coins du pays, il apparut une situation de double pouvoir pendant laquelle les Conseils des travailleurs commençaient à se coordonner et à concurrencer le pouvoir de l’appareil d’État.

Le révolutionnaire Karl Liebknecht venant d’être acclamé pour avoir proclamé la République socialiste, les sociaux-démocrates furent forcés de proclamer la République démocratique en novembre 1918 afin d’empêcher le pouvoir des soviets de se développer et de diriger le processus révolutionnaire.

Différenciation au sein du SPD

Parti ouvrier de masse avant la guerre, le SPD, comme l’écrasante majorité de la social-démocratie européenne, s’était rallié à la bourgeoisie allemande en 1914 et devint un farouche défenseur de la guerre impérialiste. Suite à l’accroissement de grèves de travailleurs protestant contre leurs conditions de vie, commença à se développer dans le SPD un courant d’opposition à la direction sur la question de la guerre. Les travailleurs commencèrent de plus en plus à rejeter la guerre, mais ne voulaient pas pour autant de la révolution. Des bureaucrates du parti voulaient également mettre un terme à la guerre mais, eux, avaient toujours été hostiles à la révolution. Ils constituaient le ‘centre’, appelé ainsi du fait de leur position intermédiaire entre la direction du parti et les spartakistes [1]. Ne tolérant aucune contestation de sa politique guerrière, la direction exclut du parti en 1917 l’ensemble des opposants à la guerre. Forcés de créer un nouveau parti, les exclus fondèrent le Parti social-démocrate indépendant (USP), qui focalisa l’attention de tous les travailleurs qui commençaient à remettre en question la guerre. Regroupant des personnalités réformistes comme Kautsky, Bernstein (qui était opposé à l’idée même de révolution), jusqu’aux courants révolutionnaires tels que les spartakistes et le groupe des ‘délégués syndicalistes révolutionnaires’, l’identité du parti donnait une expression confuse aux idées également confuses d’un grand nombre de travailleurs. Unis par leur opposition à la guerre, il existait entre les membres de l’USP les mêmes différences que celles qui avaient existé dans le SPD. « Certains étaient pour la révolution, d’autres pour la réforme, la plupart préférant parler dans un langage révolutionnaire et agir de manière réformiste. Certains voulaient une fin négociée à la guerre, d’autres parlaient de tourner la guerre en guerre civile » [2]. Les opposants avaient entraîné dans leur sortie une bonne partie de l’appareil du SPD et, six mois après la rupture, ils pouvaient revendiquer 120 000 membres (contre les 150 000 du SPD).

Radicalisation politique

Alors qu’ils demandaient vaguement la paix (espérant beaucoup en la politique du président Wilson), les dirigeants centristes de l’USP entrèrent en contact avec de nombreux dirigeants des mouvements de grève et des soldats contestataires. Ils pouvaient effectivement avoir une audience large puisque la plupart des travailleurs voulaient la paix sans avoir d’idée précise sur la manière d’y parvenir. Les révolutionnaires, eux, parlaient de paix par la révolution socialiste mais avaient très peu de militants autour d’eux et étaient divisés en trois groupes distincts. En proclamant la République démocratique, les sociaux-démocrates proposèrent un gouvernement de coalition aux dirigeants droitiers des indépendants (USP) qui acceptèrent ainsi qu’à Liebknecht, lequel refusa afin de ne pas se laisser enfermer dans un gouvernement dont le but serait de prendre le dessus sur le pouvoir des conseils. De fait, les conseils dirigeaient véritablement le pays au quotidien et organisaient les actions de la majeure partie de la classe ouvrière et des soldats. Mais il régnait dans la situation une confusion extrême. La gauche révolutionnaire existait pourtant en Allemagne et Rosa Luxemburg était une marxiste révolutionnaire d’une envergure comparable à Lénine. Mais depuis bien avant la guerre, leurs principaux désaccords avaient toujours porté sur la question du parti. Rosa pensait que les révolutionnaires ne pouvaient être en contact avec les masses qu’au sein d’un parti large tandis qu’il était nécessaire pour Lénine de trancher la question ‘réforme ou révolution’ au plan organisationnel. Aussi, non seulement il n’y avait pas d’organisation des forces révolutionnaires capable de donner une direction quand se présenta une situation révolutionnaire mais, à la différence de la Russie, le réformisme était bien plus solidement implanté et les travailleurs fortement encadrés par un puissant parti politique. Le Parti communiste allemand (KPD) ne fut fondé qu’en janvier 1919 de la fusion des quelques milliers de spartakistes sortis de l’USP et des Radicaux de gauche de Brême. Malheureusement, Liebknecht avait conduit de manière sectaire les négociations avec les délégués syndicalistes révolutionnaires, les ‘Obleute’ qui préférèrent rester dans l’USP. Puisqu’ils étaient le cœur du mouvement des conseils, ce fut probablement l’erreur majeure des révolutionnaires allemands de ne pas réussir à les entraîner dans le nouveau parti.

Comprenant l’enjeu de l’initiative politique, les sociaux-démocrates parvinrent à dominer les soviets en obtenant la majorité des mandats au cours de leur processus de coordination. Ils en profitèrent pour leur faire reconnaître le gouvernement et renforcer la machine d’Etat. La radicalisation de larges couches de travailleurs s’intensifiant au point de pousser les indépendants à quitter le gouvernement, ce dernier affaibli chercha à enrayer l’audience grandissante des révolutionnaires à Berlin en procédant à des provocations pour pousser à une insurrection prématurée à laquelle il savait que le jeune KPD désorganisé ne saurait faire face. Envoyant les troupes d’élite, les Freikorps, sous le prétexte d’arrêter les putschistes assassins, le gouvernement put décimer la gauche révolutionnaire à Berlin et préparer la tenue d’élections au Parlement. Dans les mois qui suivirent, les Freikorps marchèrent à travers tout le pays pour écraser un à un les lieux d’insurrection non coordonnés. L’organisation centralisée du gouvernement et du Haut Commandement militaire permit de s’assurer que chaque ville ou région qui s’insurgeait séparément puisse être vaincue séparément. La répression fit des milliers de morts. Le KPD, lui, avait sombré dans l’illégalité, sa presse censurée, ses meetings interdits, la plupart de ses leaders morts ou en prison.

Idéologie et conscience contradictoire :

Il est commun pour des gens engagés dans de grandes luttes de croire que ce qu’ils font est quelque chose de complètement nouveau. Souvent, ils développent effectivement de nouvelles formes de lutte. Mais il y a aussi, invariablement, des schémas de développement similaires à ceux vus dans le passé. En particulier, la pensée de nombreuses personnes participant aux combats continue d’être marquée par la façon dont ils considèrent la société dans laquelle ils luttent. Leur attitude est un mélange de déférence envers les idées établies et un radicalisme issu de leur découverte progressive de leur pouvoir collectif. Ils ont une conscience contradictoire, partiellement révolutionnaire et partiellement réformiste. [3]

Les travailleurs étaient entrés dans la période révolutionnaire en ayant en tête un ensemble de théories politiques qu’ils entendaient depuis longtemps (la social-démocratie du SPD ou des droitiers de l’USP, la démocratie chrétienne ou encore les idées libérales des partis bourgeois). Chacun avait alors dit aux travailleurs que l’écart entre leurs besoins et leur existence réelle dans la société dévastée par la guerre pourrait être résorbé dans une pleine démocratie bourgeoise. Comme toute idéologie, ces idées dominaient parce qu’elles avaient un sens pour des millions de travailleurs dans cette période et qu’elles semblaient pouvoir être une solution à la misère réelle sans être vraiment différentes de la manière dont on avait l’habitude de penser la société. Seulement, les conditions de vie des travailleurs ne s’étaient ensuite pas améliorées sous la république démocratique, elles tendaient plutôt à empirer. Ensuite, quand dans les luttes les travailleurs tentèrent de réduire la différence entre leur ‘nouvelle’ réalité et leurs désirs en passant de la ‘démocratie’ à la ‘social-démocratie’ (le SPD parlait de socialisation de la production), ils se trouvèrent confrontés à l’ensemble des forces qui voulaient préserver la vieille structure de la société (y compris le SPD). Les vieilles croyances semblant ne plus correspondre aux circonstances, il en résultait un vide idéologique. Mais cela ne signifiait pas l’abandon des vieilles croyances et la volonté d’essayer d’expliquer les nouveaux événements pas des vieux schémas de pensée. Pour cela, il fallait mener la révolution jusqu’au bout. C’est dans ce processus que les travailleurs pouvaient devenir réceptifs aux idées révolutionnaires. Cependant, non seulement il n’existait pas de parti révolutionnaire puissant capable de saisir les opportunités offertes par une situation révolutionnaire, mais les différentes traditions et les différentes formes de lutte qui entrèrent en interaction dans l’ensemble du pays produisirent des degrés de radicalisation différents.

Les Indépendants

Ainsi, de la grande vague de radicalisation des années 1918-19 jusqu’au début de 1920, de larges couches de la classe ouvrière allemande se détachèrent de l’influence du SPD. L’influence de l’USP s’accrut alors considérablement. De par sa composition extrêmement hétérogène il pouvait sembler à la fois très radical et très modéré. Son imprécision politique drainait des travailleurs dont les niveaux de conscience pouvaient être très différents, même si tous évoluaient sur la gauche du SPD. Beaucoup des travailleurs qui vivaient pour la plupart les premières expériences politiques de leur vie pouvaient alors être attirés par ce cadre organisationnel dans lequel l’action politique n’était pas conditionnée par la clarté idéologique. Les meetings, les publications et les discours des militants étaient un mélange désordonné de l’expérience des grèves, des conseils ouvriers, et tout ce qui relève de la force collective des travailleurs vécue à une échelle de masse, mais aussi du Parlement, de la démocratie représentative et d’un ensemble d’aspects institutionnels de la société existante.

Beaucoup des dirigeants de l’USP issus de la social-démocratie d’avant-guerre étaient incapables d’envisager l’action politique autrement qu’en termes de parlementarisme et de négociations. En même temps, l’expérience des soviets vécue par les travailleurs poussait ces dirigeants à reconnaître à la fois le système des soviets et le parlement, en proposant leur coexistence constitutionnelle. Le gros appareil légal et visible de l’USP en faisait un parti que les travailleurs avaient largement l’occasion de rencontrer. D’autant qu’après l’insurrection manquée de janvier 1919 les Indépendants pouvaient apparaître plus sains et plus réalistes que les ‘aventuristes’ et ‘putschistes’ du KPD. L’effet positif de l’USP fut de porter en avant la conscience de nombreux travailleurs en les organisant indépendamment du SPD, leur permettant de se rendre compte par leur propre expérience politique qu’une alternative à la société existante était parfaitement concevable.

Différenciations au sein du KPD

Devenu illégal, le KPD était toutefois passé de 3-4 000 membres en janvier à près de 110 000 à la fin de l’été 1919. Mais il restait minoritaire avec une très faible implantation dans les usines et peu capable d’exercer une grande influence sur les travailleurs. La grande majorité de ses membres se composait de jeunes radicalisés par la guerre et persuadés de l’imminence de la révolution, plus attirés par les combats de rues que par les meetings, l’implication dans les luttes quotidiennes et la construction de structures organisationnelles. Pour beaucoup de ces membres peu en phase avec le niveau de conscience des travailleurs, il fallait boycotter les élections au parlement bourgeois (qu’importe si la classe ouvrière croyait utile de voter) et sortir des syndicats bureaucratisés pour créer des syndicats alternatifs (qu’importe si la majorité des travailleurs se trouvaient encore dans ces syndicats et les rejoignaient même en masse !).

La direction du KPD (la Centrale), voyant que suite à l’erreur de janvier 1919 le gauchisme grandissant faisait obstacle au développement du parti en se coupant de la majorité des travailleurs, convoqua un congrès en octobre. Par des manœuvres organisationnelles, elle parvint à faire de la participation aux élections et au travail dans les syndicats réactionnaires une condition d’adhésion au parti. Logiquement, la ‘minorité’ qui représentait en fait un peu plus de la moitié de l’effectif du parti rompit sur le champ. Au lieu d’essayer de gagner politiquement le combat contre le gauchisme et de tenter de convaincre dans chaque endroit des opposants dont les désaccords étaient très hétérogènes, la direction du parti (même si ses arguments étaient parfaitement justes) a peut-être causé plus de tort que le mal qu’elle entendait soigner. Une grande partie de ces membres formèrent peu après le KAPD [4] qui disparut rapidement, persistant dans une politique sectaire envers les travailleurs influencés par la social-démocratie.

Aussi, alors que les communistes n’avaient que quelques centaines voire quelques dizaines de militants dans les grands centres industriels, l’USP en avait des dizaines de milliers et le soutien croissant de la classe ouvrière.

Kapp et la nouvelle radicalisation

Début 1920, l’USP était fort de 600 000 membres tandis que le KPD ne disposait que de 50 000 militants et était absent de beaucoup de grands centres industriels lorsque se produisit le mouvement de résistance le plus massif de la classe ouvrière allemande depuis la révolution de novembre 1918. En avril 1920 une partie des généraux tenta de mener un coup d’Etat pour renverser le gouvernement social-démocrate et le remplacer par un gouvernement bourgeois dirigé par le bureaucrate Kapp. La plupart des confédérations syndicales ainsi que les Indépendants et bon nombre de leaders sociaux-démocrates appelèrent à une grève générale qui fut largement suivie dans la majorité du pays. A la différence de 1919, les soulèvements eurent lieu simultanément dans toute l’Allemagne. Une grande majorité de travailleurs fut impliquée dans la grève et dans de très nombreux endroits elle conduisit à la lutte armée. Mais globalement, l’armement de la classe ouvrière fut très spontané et assez inégal, n’atteignant généralement pas le niveau de lutte qui pouvait exister par exemple en Allemagne centrale ou dans la Ruhr. Alors que des millions de travailleurs se radicalisaient, ni le KPD ni l’USP ne furent capables d’appeler nationalement à l’armement général de la classe ouvrière et de structurer la lutte contre la réaction. L’attitude de la Centrale du KPD à Berlin, qui ne comprenait pas la nature défensive de la lutte, fut d’abord très sectaire : les travailleurs ne devaient pas s’engager dans un conflit entre deux forces réactionnaires. Ce n’est que devant le succès de la grève que la direction consentit à la soutenir mais en se limitant à appeler à l’élection de délégués dans les conseils. Dans l’USP, la droite ne parlait que d’unité avec les sociaux-démocrates ‘majoritaires’ tandis que la gauche n’avait pas de structure capable d’appliquer des décisions indépendamment de la droite et était absorbée par des polémiques ininterrompues avec ses leaders. Toutefois, dans un certain nombre d’endroits, de nombreux communistes et indépendants de gauche furent capables d’organiser rapidement le mouvement et de diriger la lutte armée.

Beaucoup des travailleurs engagés dans la lutte s’étaient opposés aux spartakistes en janvier 1919, n’avaient pas bronché quand les Freikorps marchèrent ensuite sur Berlin et Brême, avaient considéré les grévistes de la Ruhr qui continuaient la lutte comme des extrémistes et accepté les arguments des sociaux-démocrates justifiant l’écrasement de l’éphémère ‘République des Soviets de Bavière’. Maintenant, ils voyaient que ce n’était pas seulement les ‘extrémistes’ mais eux-mêmes qui étaient attaqués par l’extrême droite. Beaucoup suivirent alors les appels des groupes locaux de communistes et d’indépendants de gauche à détruire les structures issues de l’ancien régime qui avaient permis le putsch. Dans ce processus, ils créèrent de nouvelles structures, d’auto-organisation et d’autodéfense, dont ils pouvaient juger dans l’action qu’elles étaient les plus aptes à les défendre contre la réaction.

Participation au gouvernement ?

Voyant qu’ils ne pourraient pas garder longtemps le pouvoir, les généraux putschistes s’enfuirent. Plutôt que d’essayer en premier lieu de purger l’armée des putschistes, le gouvernement social-démocrate affaibli se demanda d’abord comment mettre un terme à la grève. Mais, alors que dans la Ruhr les combats continuèrent, la majorité des travailleurs ne voulait pas déposer les armes et arrêter la grève avant d’avoir obtenu de sérieuses garanties contre la possibilité d’un nouveau coup d’état de l’extrême droite. Les leaders syndicaux sentaient qu’ils n’étaient pas en position d’appeler à la reprise du travail sans concessions. Legien, leader d’une centrale syndicale liée au SPD, suggéra au SPD, à l’USP et au KPD que la condition d’un retour au travail devait être une rupture avec le modèle précédent de gouvernement. Pour cela il proposa la constitution d’un ‘gouvernement des travailleurs’ composé des trois partis ouvriers et soutenu par les syndicats. Cette offre pouvait certes permettre d’attirer les forces de gauche dans le cadre de l’appareil d’Etat capitaliste afin de modérer leur opposition au SPD. Mais elle témoignait en même temps de l’affaiblissement du SPD dans son rapport de force avec la gauche, en reconnaissant les positions prises par la classe ouvrière dans la lutte contre le putsch, et pouvait créer des conditions beaucoup plus favorables qu’auparavant en rendant le gouvernement responsable devant la classe ouvrière et non plus devant le parlement bourgeois.

La Centrale du KPD, déchirée par de gros désaccords, changea quatre fois de position en quelques jours pour finalement parvenir à formuler une réponse cohérente : les bases solides pour la dictature du prolétariat n’existant pas encore et la grande majorité des travailleurs étant encore sous l’influence des deux autres partis ouvriers, il était nécessaire pour les communistes de créer une situation de grande liberté politique et de restreindre les marges de manœuvres de la bourgeoisie. La mise en place d’un gouvernement ‘socialiste’, comportant le moins d’éléments bourgeois possible, pourrait créer des conditions favorables au développement de l’activité des masses et de leur maturation politique. Le KPD constituerait alors une ‘opposition loyale’ à ce gouvernement (c’est à dire sans renversement par la force) dans la mesure où ce dernier respecterait les conditions qui le liaient à la classe ouvrière et qu’il combattrait résolument la réaction militaire sans faire obstacle au renforcement organisationnel de la classe ouvrière. Par cette formulation, le KPD gardait une base d’action commune avec les travailleurs sociaux-démocrates par laquelle ils se seraient heurtés aux ministres droitiers. Lénine fut en accord avec le fond de cette formulation, d’autant qu’elle ressemblait beaucoup au ‘compromis’ que les bolcheviks proposèrent aux mencheviks et aux socialistes-révolutionnaires en août-septembre 1917. Malheureusement, le comité central du KPD rejeta cette version avant la fin des négociations.

L’USP ne parvint pas non plus à formuler de réponse cohérente. La droite (du moins une partie) comme la gauche rejetèrent la proposition, même si la gestion de l’appareil d’Etat constituait moins un problème pour la droite que pour la gauche. Toutefois, les indépendants, et notamment leur aile gauche, auraient pu imposer que le gouvernement soit majoritairement composé de la gauche du SPD et exiger un calendrier de désarmement des troupes réactionnaires. Pour les travailleurs sociaux-démocrates, armés pour la plupart, le test se serait effectué sur un simple critère : est-ce que le gouvernement va s’appuyer sur les forces accumulées par la classe ouvrière durant la lutte pour décimer la réaction ou pas ? Si le SPD avait accepté, il aurait encouragé les travailleurs à continuer la lutte et à désarmer eux-mêmes l’extrême droite. Dans le cas contraire, des millions de travailleurs se seraient rendus compte que le SPD n’offrait rien en échange de la fin de la grève et du dépôt des armes. Les partis à gauche du SPD auraient alors pu gagner l’influence d’énormes couches de travailleurs sociaux-démocrates.

Mais l’offre ainsi déclinée, les partis de gauche laissèrent Legien, qui restait un bureaucrate, négocier seul avec le gouvernement. Logiquement, il n’obtint que quelques vagues promesses qui n’exerçaient aucune pression concrète sur le gouvernement et lui permettaient sur cette base d’appeler à la reprise du travail. Cela créa une situation de confusion dans laquelle les travailleurs ne savaient plus très bien quelles étaient les perspectives de la grève. Le mouvement se divisa, la répression s’abattit sur les derniers bastions de résistance tandis que le gouvernement se reconstruisait encore davantage sur sa droite, renforçant une fois de plus l’appareil d’Etat et sa structure militaire.

De nouveau l’USP :

Après le putsch de Kapp, l’USP fut encore le premier bénéficiaire de la radicalisation de larges couches de travailleurs. Le centre de gravité du rapport de forces au sein du parti entre la gauche et la droite commença à se déplacer vers la gauche. Au début 1919, les leaders de droite parlaient d’inclure les conseils ouvriers dans la constitution tandis que la gauche, notamment animée par le groupe des délégués révolutionnaires, affirmait que le socialisme ne pouvait venir que des conseils sur la base de la dictature du prolétariat. Au congrès de 1919, des formulations de compromis (reconnaissant la dictature du prolétariat et le Parlement) avaient pu être adoptées car elles correspondaient aux idées mitigées et confuses des travailleurs qui rejoignaient l’USP. Mais après les évènements de 1919 puis le putsch de Kapp, de tels compromis devinrent de moins en moins praticables puisque beaucoup des membres de l’USP avaient pu se rendre compte par eux-mêmes que le pouvoir de l’Etat signifiait la destruction de celui des conseils.

La gauche de l’USP, gagnait énormément d’influence dans les syndicats et pensait pouvoir radicaliser les membres de l’USP au point de pousser la droite à en sortir. Les jeunes radicaux de l’USP pensaient déjà avoir le parti révolutionnaire. Comme nous l’avons vu, l’USP n’était pas un parti fondé autour d’individus ayant une idéologie et un projet politique communs. C’était plutôt un pur produit de la lutte de classe, résultant d’une différenciation qui s’était opérée dans la gauche sur une question concrète que fut l’opposition à la guerre. Dans un premier temps, la coexistence de différents courants politiques en son sein avait pu permettre d’attirer de larges couches de travailleurs qui rompaient également avec le SPD sur des questions concrètes. Mais la confrontation entre ces différentes conceptions politiques ne pouvait durer éternellement.

L’USP « était aussi l’arène dans laquelle un très grand nombre de travailleurs testaient leurs idées face à la réalité - et les trouvaient de plus en plus déficientes. » [5] La question était de savoir de quel côté évoluerait la majorité des travailleurs. Dans ces conditions, la capacité des révolutionnaires à constituer un pôle d’attraction était déterminante.

Quelle attitude des communistes ?

Le KPD était très critique envers la gauche de l’USP qu’il estimait être pieds et poings liés à la droite (dont le but restait la réunification avec le SPD) qui contrôlait majoritairement l’appareil du parti, sa fraction parlementaire et la majorité de sa presse. Il est vrai que le fonctionnement fédéraliste du parti bénéficiait davantage à la droite dans la mesure où il lui permettait de paraître très révolutionnaire aux yeux des travailleurs sans être forcée de mettre en application une orientation conséquente au niveau national, ce qui se traduisait par une inertie politique au-delà des luttes locales. Le KPD se demandait comment influencer la gauche de l’USP. Certains des plus conséquents prônaient une étroite collaboration avec les membres de l’USP afin de gagner leur sympathie par l’expérience commune. Pour beaucoup d’autres au contraire, il fallait les influencer par une dure critique censée les convaincre que les communistes avaient des positions justes. Quoiqu’il en soit, la faible taille du KPD ne lui permettait pas d’exercer une grosse influence, même si dans ces conditions seule l’option de la collaboration amicale aurait pu permettre d’obtenir des résultats.

Contre le gauchisme
Dans la foulée de la victoire de la révolution en Russie, la IIIe Internationale nouvellement créée devint un pôle d’attraction à l’échelle internationale. Pendant la guerre, les partis socialistes et centristes ont fortement évolué vers la gauche sous la pression de leurs membres et ont été amenés à négocier leur adhésion à l’Internationale Communiste (IC). Au printemps 1920, des millions de travailleurs se radicalisaient et se tournaient vers les partis centristes et l’IC avait besoin des membres de ces partis pour espérer avoir une influence. En même temps, elle ne pouvait espérer exercer une influence révolutionnaire sans une rupture avec les leaders centristes. Mais la lutte nécessaire contre le centrisme était compliquée par un autre facteur : le gauchisme. La vague révolutionnaire en Europe en 1919-20 développa un optimisme révolutionnaire plus fort que jamais, créant en même temps une impatience parmi les nouvelles recrues radicalisées conduisant au putschisme (minoritaire), à l’abstentionnisme (antiparlementaire) et, en conséquence, au propagandisme passif (qui prêche pour la révolution en attendant que les travailleurs se rangent d’eux-mêmes sous la bannière du communisme). Il devint alors nécessaire d’attaquer le gauchisme afin que les révolutionnaires soient en capacité de répondre à la question qui se posait alors : comment influencer de larges masses ? Lénine rédige en 1920 La maladie infantile du communisme (le gauchisme) et montre comment le slogan des ultra-gauche allemands du KAPD « pas de compromis, pas de manœuvres » est stérile et conduit à l’isolement. Mais sous forme de polémique avec les ultra-gauche, la vocation de l’ouvrage est de convaincre la majorité des communistes à l’échelle internationale ayant tendance à développer différentes attitudes gauchistes (y compris dans les PC russe, allemand…) qu’il est nécessaire de trouver les moyens de s’ouvrir sur les larges masses selon les spécificités propres à chaque pays. À propos de l’aile gauche de l’USP, qui avait proposé dès le congrès de mars 1919 l’adhésion à l’IC, Lénine écrit que : « redouter un ‘compromis’ avec cette aile du parti serait tout bonnement ridicule. Au contraire, les communistes se doivent de rechercher et de trouver une forme appropriée de compromis susceptible, d’une part, de faciliter et de hâter la complète et nécessaire fusion avec cette aile, et, d’autre part, de ne gêner en rien la campagne idéologique et politique des communistes contre l’aile droite opportuniste des ‘indépendants’. Sans doute ne sera-t-il pas facile d’établir la forme convenable du compromis, mais il faut être un charlatan pour promettre aux ouvriers et aux communistes allemands de les conduire à la victoire par un chemin ‘facile’. »

Malgré l’opposition des gauchistes, les centristes étaient également représentés au 2e congrès de l’IC. Lénine indiqua que « lorsque le Parti social démocrate indépendant, grossi par l’afflux des ouvriers révolutionnaires, vient ici pour des pourparlers, nous devons discuter avec ses représentants, car ils représentent une partie des ouvriers révolutionnaires. » [6]

De la même manière, Trotsky expliquera un peu plus tard aux jeunes de l’IC, qui focalisaient sur les « trahisons » des dirigeants centristes, que ceux qui comptent le plus ce sont les travailleurs et que, puisque les centristes continuent d’influencer de nombreux travailleurs, soit on rejette les centristes avec les masses soit on les accepte avec les masses. Car, nous l’avons dit, le centrisme n’est pas une conception politique mais un produit de la lutte de classe et d’un rapport de force entre différentes directions politiques dans une conjoncture donnée. Dans ce processus se retrouvent des éléments évoluant de la gauche vers la droite (vers la social-démocratie) et d’autres évoluant vers la gauche, notamment vers les positions révolutionnaires de la IIIe Internationale. Les travailleurs qui vivent leurs premières expériences politiques, avec au départ des idées droitières héritées du passé, découvrent en chemin leurs capacités à transformer la société. Comme l’écrira plus tard Trotsky, « les masses ne restent jamais très longtemps dans cette étape transitoire : elles rallient temporairement les centristes puis continuent et rejoignent les communistes ou retournent aux réformistes - à moins qu’elles ne tombent temporairement dans l’indifférence. » [7] En conséquence, «  il s’agit de saisir le mouvement de balancier, et de le fixer quand il va dans le bon sens, en admettant que des compromis honnêtes peuvent alors valoir d’être risqués. » [8]

Au 2e congrès de l’IC, il fallait donc trouver les bases d’une politique indépendante des réformistes et forcer le positionnement sur un ensemble de questions essentielles. Les 21 conditions d’adhésion furent élaborées en premier lieu pour cela, et notamment par rapport aux situations française et allemande. La question était de savoir si les centristes, ceux qui théorisaient la nécessité d’un parti large qui concilie des politiques contradictoires, seraient capables de se séparer de leur aile droite. Cela créa les conditions pour la création de partis communistes de masse et des scissions eurent lieu dans plusieurs pays.

Dans le cas de l’USP, qui avait envoyé quatre représentants au congrès de l’IC, les deux délégués de l’aile gauche furent gagnés à l’idée d’une scission et d’une fusion avec le KPD. Au congrès de Halle à la fin de 1920, l’adhésion à l’IC fut gagnée à 237 voix contre 156. Plus de 300 000 membres fusionnèrent avec les 100 000 du KPD, 150 000 environ reformèrent un USP de droite et près de 250 000 n’adhérèrent nulle part, faute d’avoir pu se positionner. Ils attendaient de voir quelles allaient être les attitudes des différents partis. Si des dirigeants communistes tels que Levi cherchaient à tout faire depuis un certain temps pour parvenir à cette fusion, c’est davantage l’attraction de la IIIe Internationale que la politique du KPD qui put convaincre les indépendants de gauche. Même s’il y avait eu une collaboration plus étroite dans la lutte contre le putsch, il est probable qu’une politique nationale plus ouverte du KPD tournée vers la collaboration avec les autres forces politique dans l’action eût permis de convaincre les indépendants indécis. Mais c’est surtout au travers de leurs expériences de luttes au sein de l’USP que les travailleurs ont mûri politiquement et se sont radicalisés au point d’être disposés à rejoindre les positions révolutionnaires cristallisées par l’IC.

Leçons pour aujourd’hui

L’ampleur de la révolution allemande a provoqué des recompositions très violentes du mouvement ouvrier allemand. En l’occurrence, dès 1919 les courants communistes avaient des organisations séparées des courants sociaux démocrates. Mais peut-être l’enseignement le plus important à en tirer est celui de l’effet de la politique des révolutionnaires dans un ensemble de circonstances critiques. En effet, suffisait-il d’ « avoir raison » sur la nécessité de la révolution ou fallait-il au contraire trouver les moyens de se lier à la majorité des travailleurs en partant de leurs niveaux de conscience afin de les tirer le plus possible dans l’action et dans les consciences vers la rupture révolutionnaire ? La révolution allemande n’a pas abouti et, dix ans plus tard, les Nazis sont arrivés au pouvoir. Mais il est possible qu’une politique plus favorable à l’inclusion de couches toujours plus larges de travailleurs, côte à côte avec des révolutionnaires, auraient pu influer positivement sur l’issue de la révolution allemande.

Notes

[1Le courant révolutionnaire de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht

[2Chris Harman, La révolution perdue, Londres, 1997

[3Chris Harman, Spontanéité, stratégie et politique, traduit dans Que faire n°1, juin-septembre 2005

[4Parti Communiste des Travailleurs Allemand, ultra-gauche

[5Chris Harman, Spontanéité, stratégie et politique, Que Faire  ? n°2

[8Daniel Bensaïd, Stratégie et Parti, 1987


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