Une crise économique profonde

par Vanina Giudicelli

14 septembre 2009

« L’âge d’or du capitalisme », le long boom d’après-guerre, s’est achevé en 1973. Trois grandes récessions ont suivi, en 1974-76,en 80-82 et au début des années 90. Le taux de croissance économique moyen combiné des économies industrialisées du G7 s’est retrouvé à 60 % de celui de la période de 1960-73, à 33 % durant la période 90-96.

Le « miracle économique » promis pour les pays de l’ancien bloc de l’Est quand ils sont entrés dans le capitalisme de marché après 1989 ne s’est pas produit. L’économie russe a chuté de plus de 40 %.

Le Japon est entré en récession au point que le gouvernement a été contraint de nationaliser pour maintenir des secteurs à flot, les pays européens ont peine à afficher des taux de croissance supérieurs à 2 % et les pays d’Amérique latine subissent les plus dures difficultés depuis la crise de la dette du début des années 80.

Aujourd’hui, les journaux relatent régulièrement les problèmes des cours de la Bourse, les problèmes d’endettement des entreprises et des ménages, et les faillites d’entreprises dont certaines s’affichent comme les plus grosses de l’histoire.

Le XXIe siècle a débuté avec un montant de richesses produites incomparable dans l’histoire de l’humanité. Mais la part qui est allée à une riche minorité n’a cessé de croître dans chaque pays alors que 1,1 milliard de personnes vivent avec moins de 1$ par jour [1]. Dans le pays censé être le plus riche de la planète, les Etats-Unis, les 20 % les plus riches du pays détiennent 45,8 % du revenu, alors que les 20 % les plus pauvres n’en obtiennent que 5,4 %. [2]

Cette période d’instabilité et d’inégalités croissante se conjugue avec une violence d’Etat exacerbée : le budget de l’armement américain nous renvoie à la période de la Seconde Guerre mondiale pour lui trouver un équivalent dans le passé. Le nombre de guerres par année durant les années 90 n’en a quant à lui pas sur le siècle écoulé.

Il en est de même pour les données environnementales, qui sont associées à des sommes exorbitantes de réparations des dommages causés quand ceux-ci ne sont pas irréversibles.
Pourtant, les profits records affichés par des entreprises telles que Total, la croissance impressionnante de pays comme la Chine conduisent encore beaucoup à conclure que les enjeux fondamentaux ne sont pas dans le dépassement du capitalisme mais dans la mise en place, au niveau national voire international, de politiques susceptibles de mieux gérer la répartition des richesses produites.

Revenir à l’analyse du capitalisme faite par Marx, c’est trouver les réponses à des phénomènes apparents qui peuvent apparaître paradoxaux et comprendre que richesse et pauvreté, croissance et guerre, font bien partie d’un même phénomène réel et dynamique. Et que la crise actuelle, tout comme les mécanismes permettant d’en sortir, ne peuvent être que plus violents encore pour l’humanité que ce qu’elle a subi jusqu’ici.

Dynamique de la situation, les racines de la crise actuelle

Le développement de la production en régime capitaliste n’est pas conditionné par la satisfaction de besoins humains, même pas ceux des capitalistes eux-mêmes.
Possesseurs des moyens de production, ce sont les capitalistes qui décident de leur utilisation (production) ou extension (investissement ou accumulation).

L’argument principal de Marx est que chaque capitaliste est poussé à investir ses profits dans du capital plus performant pour permettre d’augmenter la productivité du travail, c’est-à-dire la quantité produite par unité de travail. Cela lui permet de vendre ses produits moins chers, ou au même prix que les concurrents mais avec un profit supérieur.

En le faisant, il crée des débouchés à d’autres entreprises. En construisant de nouvelles usines, achetant des machines plus performantes, employant de nouvelles personnes, il contribue à la croissance de l’ensemble de l’économie, à l’augmentation de la production, à la baisse du chômage. Dans ces cas-là, le régime peut perdurer et les réformes deviennent possibles, même si elles n’en découlent pas mécaniquement. La classe dirigeante n’accorde en effets des avantages matériels aux ouvriers que si elle y trouve un avantage (besoins de la production) ou pour apaiser le mécontentement.

S’il ne le fait pas, chaque capitaliste court le risque de voir ses concurrents gagner des parts de marché en vendant leurs produits moins chers que les siens. Il finirait par faire faillite.
Mais ce qui est bon pour un capitaliste pris isolément est mauvais pour le système dans son ensemble. On trouve un exposé détaillé de cette théorie dans la troisième section du livre III du Capital.

La recherche de gains de productivité conduit à l’utilisation de plus en plus de capital mort ou constant (machines, bâtiments, etc.) en proportion du capital vivant ou variable (les salariés), donc une augmentation du rapport capital/travail, que Marx appelle la composition organique du capital. Le profit (ou la plus-value), qui trouve son origine dans l’exploitation des travailleurs, tend à croître moins vite que l’investissement. Donc le taux de profit, encore appelé rentabilité du capital, c’est-à-dire le rapport profit/investissement, tend à baisser.

Ce taux de profit est une variable clé pour les capitalistes. « […] Le taux de profit est le moteur de la production capitaliste […], sa baisse […] apparaît ainsi comme une menace pour le processus de production capitaliste ». [3]

Plus le niveau d’investissement nécessaire est important, plus le risque encouru est grand, plus l’accumulation s’opère difficilement. L’arrêt de l’investissement de certaines entreprises crée alors des faillites, du chômage, la crise. Qu’ils le souhaitent ou non, la viabilité de leur entreprise est soumise pour les capitalistes à la contrainte systémique de la réalisation d’un taux de profit suffisant pour être compétitif face à la concurrence. Or, le développement du capitalisme, qui conduit à une mécanisation de plus en plus poussée de la production sur une échelle de plus en plus grande, rend la contradiction de plus en plus difficile à résoudre.
Cette « loi de la baisse tendancielle du taux de profit » est au cœur de l’analyse de Marx, même si elle est complétée par d’autres facteurs dans l’explication des crises, tels que le rôle du crédit et de la monnaie, la disproportion entre les différents secteurs de production, l’épuisement du capital fixe, le faible niveau de consommation des travailleurs.

C’est ce qui s’est produit à la fin des années 60. Cf. Tableau. [4]

La crise amorcée dans les années 70 trouve son origine dans la baisse des taux de profit. Ce problème fut au cœur des stratégies des classes dominantes dans les décennies qui suivirent : il s’agissait pour elles de trouver les moyens de restaurer ce taux de profit. C’est l’origine de ce que certains appellent le « néolibéralisme ». Comme le souligne Marx, « Les crises ne sont jamais que des solutions momentanées et violentes des contradictions existantes, des éruptions violentes qui rétablissent pour un moment l’équilibre troublé ». [5]

Les facteurs contrecarrants

Les périodes de crise économique profonde ouvrent des périodes de crises politiques importantes. La classe dirigeante doit trouver les moyens de restaurer ses taux de profit.
La remontée des taux de profit depuis 1982 combine augmentation significative du taux d’exploitation, avec une baisse de la composition organique du capital. L’analyse du processus de production capitaliste permet à Marx de comprendre comment les capitalistes procèdent. [6]

Renforcer le taux d’exploitation :

C’est le moyen privilégié car il fait l’unanimité au sein de la classe dirigeante. La part des salaires dans la valeur ajoutée constitue une approximation du taux d’exploitation. Selon l’INSEE, la part des salaires est passée en France de 75,2 % en 1982 à 64,2 % en 2002. Les inégalités de revenus augmentent en conséquence, particulièrement pendant les années 1980, en concentrant la richesse nouvelle en haut de l’échelle.

C’est dans le livre I du Capital que Marx analyse les moyens mis en œuvre par la classe dirigeante afin d’augmenter le taux d’exploitation des travailleurs :

1) Faire travailler les salariés plus longtemps sans augmenter leur salaire dans les mêmes proportions (ce que Marx appelle l’augmentation de la plus-value absolue)
C’est clairement le choix de l’administration américaine. Selon les mesures de l’Organisation internationale du travail, [7] le temps de travail moyen des salariés américains a augmenté depuis deux décennies. Au point par exemple que les couples avec enfants de revenu médian travaillent en moyenne, en l’an 2000, 660 heures de plus par an qu’en 1979 ; soit l’équivalent de plus de 16 semaines supplémentaires. Et en 2000, les familles noires de revenu médian travaillaient l’équivalent de 12 semaines plein/temps de plus que les familles blanches de revenu équivalent.

Il faut noter qu’il n’existe dans la législation étasunienne aucune limite d’heures de travail quotidienne ou hebdomadaire. Il n’existe pas non plus de droit de refus d’effectuer des heures supplémentaires. La législation américaine ne comporte aucun plancher non plus pour le nombre de jour de congés annuels.

Dans le même temps, la croissance des salaires s’est ralentie, voire s’est arrêtée, dans la deuxième moitié des années 70. [8] Si bien que, toutes charges comprises, le coût d’un salarié de la production diminue aux Etats-Unis. [9]

En France, le gouvernement Raffarin a fait adopter en octobre 2002 une loi qui assouplit plusieurs des dispositions des deux « lois Aubry » instituant les 35 heures, notamment de la seconde loi, de 2000, prévoyant la généralisation des 35 heures aux entreprises de moins de 20 employés. La loi du ministre des Affaires sociales François Fillon stoppe la généralisation à toutes les entreprises. En passant de 130 à 180 le maximum annuel d’heures supplémentaires auquel les entreprises pourront recourir, la loi leur permettra de facto de faire travailler leurs salariés 39 heures par semaine sans demander de dérogation. En remontant le seuil de déclenchement des repos compensateurs, en autorisant les petites entreprises à recourir jusqu’en 2006 aux heures supplémentaires avec seulement 10 % de majoration au lieu de 25 % (soit un surcoût d’à peine 1 % sur l’ensemble du salaire), en déconnectant les allégements de charges sociales du passage aux 35 heures, elle incitera les employeurs à rester à 39 heures. Dans son « Contrat France 2005 », le gouvernement Raffarin veut permettre aux salariés de demander le paiement de leurs heures supplémentaires, au lieu de les prendre en jours de congés et augmenter le quota annuel des heures supplémentaires à 220. Dominique de Villepin se place dans la même lignée que son prédécesseur en voulant assouplir les 35 heures.

Dans sa stratégie européenne pour l’emploi, l’Union Européenne n’appelle pas à la réduction du temps de travail mais à l’introduction d’une plus grande flexibilité dans le calcul des heures de travail. Elle se satisfait des progrès effectués dans ce sens depuis 1997…
Au nom de la nécessaire compétitivité, les gouvernements successifs européens ont ainsi fait de véritables cadeaux aux patrons, alors que le coût d’une heure de travail est moins élevé en Europe qu’aux Etats-Unis. [10]

2) Faire travailler les salariés plus durement dans le même laps de temps ou augmenter la productivité sans augmenter les salaires dans la même proportion (augmenter la plus-value relative).

Cela passe par une réorganisation complète des conditions de travail. Il s’agit d’éviter tous les temps morts dans l’utilisation du capital : diminution des pauses, flexibilité, travail de nuit, etc. sont les méthodes utilisées. De même l’annualisation et la précarisation du travail permettent aux patrons d’utiliser la main d’œuvre aux moments de la journée où elle est la plus productive.

Selon des études de la DARES [11] il y a, en 1998, 55 % des salariés en France qui ont des rythmes de travail imposés contre 25 % en 1984. 29,1 % ont un contrôle hiérarchique permanent contre 17,4 % en 1998 ; les sanctions en cas d’erreurs sont passées de 46 % en 1991 à 56,8 % en 1998.

3) Augmenter la paupérisation absolue, c’est-à-dire diminuer les salaires.
On touche également là à des attaques d’actualité brûlante, que ce soit à travers les délocalisations qui permettent de faire faire le même travail dans une zone du monde où les salaires sont moins élevés, la directive Bolkestein qui permet de ne pas délocaliser mais de salarier des gens aux conditions de leur pays d’origine, ou les attaques sur les acquis sociaux (services publics, Sécurité sociale, retraites etc.) que permettent de diminuer le salaire dit socialisé.

Cette politique n’a pas à ce stade permis d’assurer la reprise de l’investissement. Certains préconisent donc de relancer l’investissement des entreprises en utilisant des mécanismes dits keynésiens : salaires accrus, politique sociale des Etats qui, en offrant des débouchés aux entreprises, permettent d’assurer une croissance profitable à tous.
Or, ce n’est pas la sous-consommation, mais bien la baisse de rentabilité du capital, qui a conduit à l’intensification de l’exploitation.

La capacité de la classe dirigeante à parvenir à ses fins dépend de la capacité de résistance de la classe ouvrière. Et face aux faibles résultats obtenus jusqu’à présent, une fraction de la classe dirigeante finit par envisager des solutions plus radicales : répression, casse des syndicats, etc.

Exemple des USA
1975198519911997
Quintile inférieur 9,3 8,5 8,6 8,7
Quintile du milieu 31,7 31,2 31,7 33,2
Quintile supérieu 256,4 444,2 438,2 644,2

Ralentir le rythme de l’accumulation :
La classe dirigeante dispose d’autres moyens pour restaurer ses taux de profits. Ce sont des facteurs qui ralentissent l’accumulation, de sorte que l’investissement ne croît plus aussi vite que la main d’œuvre employée.

Ces moyens sont cependant, à l’inverse du premier, loin de faire l’unanimité. Ils correspondent aux intérêts de certaines fractions de la classe dirigeante aux intérêts en partie autonomes des autres. Surtout, ils se basent sur une exacerbation de la concurrence, de la compétition, jusqu’à l’écrasement total d’autres fractions du capital, à l’intérieur comme à l’extérieur d’un pays.

4) Dévaloriser ou détruire du capital : Les crises, en entraînant la faillite d’entreprises et leur rachat à bas prix par d’autres qui survivent permettent à l’investissement d’augmenter en volume sans augmenter en coût, empêchant ainsi qu’il ne progresse beaucoup plus vite que la force de travail employée. C’est le phénomène de concentration (unités de production de plus en plus grandes) et de centralisation (de moins en moins nombreuses) du capital.
Ainsi la presse économique a-t-elle relayée largement le phénomène de recrudescence des fusions-acquisitions : leur volume a augmenté de 40 % dans le monde et 37 % en Europe en 2004 par rapport à 2000. On prévoit déjà qu’en 2005, il sera supérieur encore. [12]

Les récessions ont ainsi cet effet paradoxal de permettre la restauration des profits.

L’impérialisme fait également partie des facteurs contrevalants cités par Marx [13]. Il agit de deux manières : en donnant accès à des matières premières en-dessous de leur valeur et en permettant d’investir dans des zones géographiques où les salaires sont moins élevés et les taux de profit supérieurs.

Enfin, les guerres conduisent à une destruction massive de capital, ouvrant en général des périodes de croissance où les taux de profits issus de la « reconstruction » sont élevés. Des travaux estiment ainsi par exemple que 20 % du capital américain a été détruit par la crise des années 30 et la guerre, soit l’équivalent de 15 ans d’accumulation. Cela explique en partie le boom des trente glorieuses.

La dévalorisation voire la destruction du capital des capitalistes les plus faibles profite aux capitalistes les plus forts.

Cela provoque cependant l’exacerbation des conflits entre petite et grande bourgeoisie, entre puissance dominante et dominée, voire entre grandes puissances elles-mêmes.

5) En détournant une partie de la plus-value de l’accumulation : l’investissement non productif (produits de luxe, armement, marketing...)
Les produits de luxe (consommation de la classe dirigeante), le marketing ou encore l’armement jouent ce rôle.

L’armement fournit un marché garanti par l’État. A grande échelle, elle correspond quasiment à une planification de l’économie, à une mise au pas de l’anarchie des marchés, l’Etat imposant une voie aux profits réalisés. En détournant les investissements des entreprises au profit de l’armement, l’État permet une baisse de la pression sur les taux de profits.

On peut y ajouter, sur la base des travaux de Lénine, que l’investissement hors de la zone primitive d’accumulation (l’impérialisme) permet de ne pas faire chuter le taux de profit, au moins pour un temps, à l’intérieur du pays impérialiste.

L’explication de la chute soudaine des taux de profit à la fin des années 60 peut être faite à la lumière de ces facteurs contrecarrants, dans la mesure où elle renvoie à l’appréciation des causes de la longue période de croissance des Trente glorieuses.

Cela fait débat parmi les économistes marxistes [14]. Ce n’est pas l’objet de cet article. Par contre, elle a aussi des implications sur la perception des moyens pour le capitalisme de sortir de la crise actuelle, ce que nous allons étudier à présent.

Sortie de crise ?

Le problème majeur actuel, c’est que malgré ces efforts pour restaurer les taux de profit, l’investissement, l’accumulation, ne repart pas. Quelle en est la raison ?

La dynamique du capital décrite par Marx permet de comprendre que les crises sont non seulement inévitables (c’est la loi de la baisse tendancielle du taux de profit), mais aussi de plus en plus graves.

Les facteurs qui permettent au capitalisme de sortir d’une crise sont aussi ceux qui sont à l’origine de la gravité de la suivante. « La production capitaliste tend constamment à surmonter ces limites inhérentes ; elle n’y réussit que par des moyens qui dressent à nouveau ces barrières devant elles, mais sur une échelle encore plus formidable ». [15]

Nous allons examiner les raisons pour lesquelles les mécanismes en œuvre aujourd’hui sont insuffisants et porteurs eux-mêmes des contradictions qui peuvent approfondir la crise.

L’emprise de la finance :
Trop de concessions seraient faites à des parasites de la société, qu’il faudrait « euthanasier » (selon les termes mêmes de Keynes) : cette catégorie d’agents qui ne vit que de ses rentes, les capitalistes financiers.

Selon F. Chesnais, en permettant aux entreprises d’opérer où elles veulent, quand elles le veulent et dans les conditions qu’elles veulent, les gouvernements ont du même coup libéré les forces du capital financier ce qui aujourd’hui, en opérant parfois en opposition avec les intérêts de la classe dirigeante dans son ensemble, intensifie les contradictions du capitalisme. Dans son ouvrage La mondialisation du capital [16], Chesnais parle ainsi « Des Etats rentiers dominant un système capitaliste mondial en contraction tendancielle ».

Selon Duménil et Lévy, ce sont les financiers qui ont exigé le rétablissement de leur profit et ont donc freiné le taux d’accumulation à partir des années 80. [17] Cela s’est traduit par la montée impressionnante des taux d’intérêt réels, initiée par la FED, banque centrale américaine. Cette opération est appelée « le coup de 1979 ».

Or, les entreprises étant endettées, cette explosion des taux d’intérêt a prolongé et approfondi les effets de la crise, en diminuant d’autant la part de plus-value consacrable à l’investissement. De même, la part de la plus-value transférée hors du système productif par le biais des distributions de dividendes s’accroît depuis 1980, pour atteindre les 65 %.
Le choc de la hausse des taux d’intérêts et de la désinflation (hausse des taux d’intérêts réels) frappa de plein fouet les pays situés à la périphérie, qui menaient une politique d’endettement (à taux variable). Le Mexique s’annonce en cessation de paiement en 1982. Le Mexique, le Brésil, l’Argentine et le Venezuela détiennent 74 % des dettes des pays les moins développés dans les 1980.

Il ne faut pas oublier cependant que la tendance décrite par Marx de la baisse tendancielle du taux de profit est indépendante de la répartition des profits entre ces différentes catégories : dividendes, investissement, intérêts. « Que l’on puisse exposer cette loi indépendamment de cette répartition du profit entre diverses catégories de personnes prouve d’emblée qu’elle est, dans sa généralité, indépendante de cette division et des relations mutuelles entre les catégories de profit qui en découlent ». [18]
La libre circulation des capitaux est une nécessité pour le capitalisme : elle permet de maximiser les taux de profits en allouant les capitaux aux branches, zones géographiques… les plus rentables.

Le problème réside dans l’autonomisation inévitable des mécanismes financiers par rapport à leurs assises dans la production. La revendication de libéralisation totale correspond à cette autonomisation. Mais il ne faut pas sous-estimer que le versement des dividendes, de même que le choix de fusionner ou de racheter des entreprises plutôt que d’investir, correspond aussi à un choix conscient des industriels. En France par exemple, le rapport des achats d’actions aux investissements nets des entreprises était quasiment négligeable au début des années 80. [19] Il est trois fois supérieur en 1997 ; les entreprises détiennent alors 200 % de leur capital fixe en actions, et on assiste à des participations croissantes des entreprises les unes dans les autres.

D’où une très forte hausse des revenus financiers par rapport aux revenus liés à l’activité principale. Les profits distribués sous forme d’intérêt et de dividendes ne refluent pas vers la sphère productive pour concourir à l’investissement.

Cette façon d’opérer pour augmenter les taux de profits ne peut-être que temporaire : les crises financières ont toujours agi comme des rappels à l’ordre sur les véritables sources du profit capitaliste : l’exploitation de la classe ouvrière.

Depuis le début des années 80, le système bancaire des pays dominants est devenu extrêmement fragile : l’Etat américain sauva plusieurs institutions financières, dont le Fond Long Term Capital Management, afin d’éviter l’effet contagieux sur la sphère productive selon le célèbre schéma de 1929. Les sauvetages des Crédit Lyonnais, Crédit Foncier, Comptoir des entrepreneurs en France, celui des banques finlandaises qui coûta à l’Etat le sixième de la production d’une année, la faillite de la banque anglaise Barings, sont autant de signaux du coût économique, politique et social énorme que l’on est déjà en train de payer pour essuyer les pots cassés de cette stratégie.

L’augmentation du taux d’exploitation :
Le problème auquel doit faire face la classe dirigeante, c’est qu’un petit nombre de travailleurs, même exploités très intensément, ne permet pas à lui seul de contrecarrer la tendance à la baisse du taux de profit. Ils ne permettent de fournir autant de plus-value qu’un grand nombre de travailleurs, même moins exploités. Or, les capitalistes sont poussés constamment à réduire leurs effectifs pour faire face à la concurrence.

Cette pression sur les salariés peut encore être accrue. Mais là même, la classe dirigeante accroît les tensions entre l’échelle de production et le pouvoir d’achat, ce qui peut rendre l’investissement plus risqué encore.

La destruction de capital par la faillite de certaines entreprises  :
Lors de la Grande Dépression des années 1870-1880, l’Allemagne et les Etats-Unis étaient sortis de la crise par ce moyen. Mais les crises successives conduisent à l’augmentation du niveau de concentration et de centralisation du capital.

Il devient alors de plus en plus difficile qu’une nouvelle crise ouvre une période d’expansion : la faillite d’une grande entreprise causerait davantage de dommages qu’elle ne solutionnerait la baisse des taux de profit. Elle pourrait entraîner dans sa chute les autres grandes compagnies auxquelles elle est reliée financièrement ou pas les débouchés commerciaux.

Chaque année, des milliers de petites et moyennes entreprises ferment. Cela est plus problématique lorsqu’il s’agit d’entreprise dont la taille est suffisamment critique pour entraîner la faillite de ses fournisseurs et de ses clients.

La classe dirigeante doit faire face à un dilemme : détruire du capital pour sortir de la crise ou sauver ces entreprises de la faillite pour éviter que cette crise ne se propage. Le cas Enron aux Etats-Unis et le débat qu’il a suscité entre les différentes fractions de la classe dirigeante est exemplaire.

Le degré de centralisation et de concentration actuel du capital rend la restructuration de l’économie en vue d’une amélioration des taux de profit beaucoup plus difficile que par le passé.

L’exportation du capital hors de la zone de référence :
Comme le souligne Rémi Herrera [20] « La question se pose alors, de la possibilité (de la nécessité ?) pour l’hégémonie étatsunienne de redynamiser l’accumulation au centre du système mondial capitaliste par la guerre. Les destructions de capital constant (et variable) causées par l’impérialisme sont considérables dans les pays qui les subissent, mais tout à fait « insuffisantes » pour impulser un nouveau et large cycle long d’accumulation capitaliste aux Etats-Unis comme ce fut le cas au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Vont d’ailleurs dans ce sens les plaintes formulées par certains entrepreneurs occidentaux (dans The Economist en particulier) lors de la guerre de Yougoslavie : les destructions de capital au Kosovo et en Serbie étaient restées, à les lire, bien trop limitées pour offrir aux capitalistes les marchés de la reconstruction (énergie, infrastructure…) qu’ils avaient tant espérées !
[…] Ces guerres impérialistes s’avéreraient « insuffisantes » pour relancer un cycle long d’expansion du capital à moins qu’elles ne deviennent permanentes
 ».

Depuis la fin du XIXe siècle, l’impérialisme a permis aux pays dominants de redresser leur taux de profit. Mais l’impérialisme n’a des effets positifs que pour un temps : à terme, les opportunités d’investissement se tarissent et les profits refluent vers le(s) pays d’origine. Sans oublier que ce processus donne lieu à chaque fois à une augmentation des rivalités entre pays, débouchant sur des guerres, parfois généralisées. D’autres conflits de ce type sont aujourd’hui en cours, dont l’issue serait aujourd’hui encore plus redoutable que tout ce que le capitalisme a pu commettre d’horreurs par le passé.

Conséquences

La théorie des ondes longues, développée par Ernest Mandel [21] pendant les Trente Glorieuses, dans une période où la théorie marxiste était remise en question face à l’expansion prodigieuse et durable du capitalisme, visait à démontrer que les facteurs qui permettent le maintien des taux de profit à un moment donné ne sont pas éternels. Et que les sorties de crise ne sont jamais automatiques : le capitalisme doit pour cela se doter d’un nouvel « ordre productif  », la remontée des taux de profit ne suffit pas. Il faut selon lui que le capitalisme se dote :

- d’un mode d’accumulation du capital qui règle les modalités de la concurrence entre capitaux et du rapport capital/travail

- d’un type de forces productives matérielles

- d’un mode de régulation sociale

- d’un type de division internationale du travail.

Dans une période de crise, il est important de s’attarder davantage sur les répercussions politiques et sociales de la sortie de crise possible. La classe dirigeante ne peut pas continuer durablement sans une reprise de l’accumulation. C’est le moteur du capitalisme.

Mais la contradiction à laquelle elle doit faire face est plus forte que jamais : étant donné le niveau actuel de concentration et de centralisation du capital, une reprise de l’investissement doit se faire à une échelle très importante pour avoir des répercussions notables sur la croissance. Mais elle risque alors également de faire chuter massivement le taux de profit que la classe dirigeante cherche à redresser depuis le début des années 80. Les différentes fractions du capital sont donc actuellement divisées entre imposer une reprise de l’investissement, ce qui pourrait conduire l’économie à une crise plus dure encore, et essayer d’empêcher d’autres de le faire.

Ainsi, pendant les périodes de crise, la classe dirigeante ne se livre pas seulement à une guerre sociale contre la classe ouvrière, elle lutte pour sa survie au sein de sa propre classe.

Dans ce contexte, les événements du 11 septembre ont servi à annoncer plus qu’une guerre des Etats-Unis aux intérêts économiques ciblés (pétrole, marchés du Proche-Orient et du Moyen-Orient), ils ont ouvert une guerre pour le maintien d’une position hégémonique face aux rivaux, Russie, Chine et Europe sur fond de crise mondiale.

La classe dirigeante n’a pas encore mis en œuvre tout son potentiel de coercition. Il faut se rappeler que les Trente Glorieuses, période à laquelle certains se réfèrent avec nostalgie a été rendue possible sur les ruines de la Seconde Guerre mondiale, et du fascisme.
Comme le dit Michel Husson dans un article récent [22] : « À chacune de ces "grandes crises", l’option est ouverte : soit le capitalisme est renversé, soit il rebondit sous des formes qui peuvent être plus ou moins violentes (guerre, fascisme), et plus ou moins régressives (tournant néo-libéral). C’est dans ce cadre que l’on doit examiner la trajectoire du capitalisme contemporain ».

Notes

[1Banque Mondiale, 2003, chiffres pour l’année 2000

[2Banque Mondiale, 2004, chiffres pour l’année 2000

[3Karl Marx, Le Capital, livre III, éditions La Pléiade p1024 (texte original, autre traduction – moins bonne pour cette phrase, NdW)

[4Gérard Duménil et Dominique Lévy, Crise et sortie de crise, ordres et désordres néolibéraux, Collection Actuel Marx Confrontation, Editions PUF, p35.

[5Karl Marx, Le Capital, livre III, éditions La Pléiade p1031 (texte original, autre traduction, là aussi moins bonne que celle de la Pléiade, NdW)

[6Karl Marx, Le capital, livre III, Editions La Pléiade, p905 et suivantes

[8Gérard Duménil et Dominique Lévy, Crise et sortie de crise, ordres et désordres néolibéraux, Collection Actuel Marx Confrontation, Editions PUF, p50.

[9Ibid. p63

[10Ibid. p63

[12Voir par exemple http://www.lesechos.fr

[14Michel Husson pense que cette baisse des taux de profits résulte de la diminution de la productivité du travail  ; les salaires (individualisés et/ou socialisés) n’ayant pas diminués dans la même proportion, la part de profits diminue, et donc les taux de profit. Voir notamment l’article «  Années 70 : la crise et ses leçons  » dans Séminaire marxiste enjeux contemporains aux Editions Syllepse.

Dans le même esprit, Duménil et Lévy rendent le ralentissement du progrès technique responsable de la baisse des taux de profit. La croissance des Trente Glorieuses s’obtenait alors avec relativement moins de travail et de capital d’une année sur l’autre. L’augmentation de la composition organique du capital ne s’est pas vérifiée jusqu’à la fin des années 60. En attribuant ce progrès technique à un effort soutenu de l’Etat durant cette période, ils en concluent à une volonté politique (ou une non volonté) d’en faire de même aujourd’hui. Voir notamment leur ouvrage «  Crise et sortie de crise  ».

D’autres analyses attribuent le maintien de la composition organique du capital pendant les Trente Glorieuses au fait qu’une partie des profits était détournée de l’investissement productif au profit de l’armement. Son augmentation subite à la fin des années 60, et donc la chute brutale des taux de profit, fait suite à la nécessité pour plusieurs pays d’investir massivement dans le secteur civil pour restaurer leur compétitivité perdue dans ce secteur. Cf, par exemple Chris Harman, Explaining the crisis

[15Karl Marx, Le capital, livre III, Editions La Pléiade p1032

[16François Chesnais, La mondialisation du capital, Editions Syros

[17Gérard Duménil et Dominique Lévy, Crise et sortie de crise, ordres et désordres néolibéraux, Collection Actuel Marx Confrontation, Editions PUF, p101

[18Karl Marx, Le Capital, livre III, Editions La Pléiade, p1003 (texte original, autre traduction, une fois encore médiocre, NdW)

[19Gérard Duménil et Dominique Lévy, Crise et sortie de crise, ordres et désordres néolibéraux, Collection Actuel Marx Confrontation, Editions PUF, p153.

[20Rémi Herrera, "Crise, impérialisme et guerre", Les journées marxistes, Éditions L’étincelle

[21Ernest Mandel, Le troisième âge du capitalisme, Éditions de la Passion

[22Michel Husson, "Le marxisme face au capitalisme contemporain", Les cahiers de critique Communiste


Partagez

Contact

Liens

  • npa2009.org

    Site web du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA).

  • contretemps.eu

    Revue indépendante d’analyse stratégique anticapitaliste.

  • inprecor

    Actualité politique internationale de la revue Inprecor sous reponsabilité de la Quatrième internationale.

  • isj.org.uk

    International Socialism, Revue mensuelle théorique du Socialist Worker Party.

  • lcr-lagauche.be

    Le site web de la LCR Belge contient de nombreux articles de théorie marxiste très intéressants.

  • marxists.org

    Base de données de référence pour les textes marxistes.

  • npa-formation.org

    Le site de la commission nationale formation du NPA.


Site propulsé par SPIP | Plan du site | RSS | Espace privé