Différenciation et regroupement : L’histoire comme témoin

par Nicolas Verdon

15 septembre 2009

La question du regroupement n’est pas nouvelle, elle est posée dans toutes périodes de radicalisation de masse. La base de tout changement révolutionnaire est la mise en mouvement massive de la classe ouvrière. Elle se traduit par une politisation croissante de larges couches, par une différenciation politique entre ceux qui craignent le mouvement de masse, défendent le retour à un compromis et ceux qui pensent que le mouvement de masse est la force motrice du changement, et cherchent à l’approfondir. Mais seule une expérience politique commune peut faire naître de ce processus de différentiation une orientation commune. C’est pourquoi la question du regroupement est fondamentale dans les périodes de radicalisation.

Dans la suite de la révolution russe

La révolution russe de 1917 ouvrit une période de radicalisation à l’échelle internationale. La classe ouvrière était à l’offensive, une vague révolutionnaire secouait l’Europe en Hongrie, en Italie, en Allemagne. Mais le processus de radicalisation s’y déroula dans des conditions bien différentes de celles qui prévalaient en Russie. Le mouvement ouvrier russe, jeune et peu structuré, y avait connu la révolution de 1905. La bourgeoisie qui avait pris fait et cause pour la répression tsariste y avait peu d’emprise idéologique ; les courants réformistes étaient loin d’être hégémoniques.

En revanche, dans les pays économiquement plus avancés, le mouvement ouvrier était bien plus structuré, organisé au travers de syndicats et de partis sociaux-démocrates puissants - le PDS allemand qui comptait plus d’un million de membres au début du siècle était un véritable Etat social dans l’Etat. Cette force avait une contrepartie. Policé par la pratique parlementaire, la négociation entre syndicats et patronat, le mouvement ouvrier était fortement dominé par une vision réformiste du changement.

La faillite des partis sociaux-démocrates issus de la IIe internationale fut patente avec leur ralliement pendant la guerre à l’Union sacrée. Cependant, les processus de différenciation en œuvre au sein du mouvement ouvrier sous l’impulsion de la révolution russe et qui menèrent à la constitution de partis communistes de masse, ne furent pas simples. L’exemple de la scission du congrès de Tour et la formation du Parti communiste n’est pas le plus caractéristique de la période. En effet contrairement à l’Allemagne ou a l’Italie, la France n’était pas traversée par une crise révolutionnaire.

En Allemagne le processus de différenciation et de regroupement y fut bien plus complexe (Cf. article suivant). Si l’insurrection de 1919 donna naissance à un parti communiste, le KPD qui atteignit rapidement plusieurs dizaines de milliers de membres, un mouvement bien plus massif de radicalisation se fit autour du parti centriste l’USPD. Il avait scissionné du SPD sur des positions pacifistes pendant la guerre mais pouvait se prévaloir de l’aura passée et de dirigeants historiques du SPD. Il comptait près de 600 000 membres en 1920. En pleine crise révolutionnaire, l’expérience politique de ses membres, et des millions d’ouvriers qu’il influençait, la confrontation aux orientations oscillantes de sa direction, entre discours révolutionnaire et recherche d’un compromis conduisit à de nouvelles différenciations et regroupements. L’insistance des dirigeants de la IIIe Internationale à relier le KPD au courant de gauche qui polarisait l’USPD, montre à quel point, le regroupement était alors une préoccupation stratégique pour construire un parti de masse susceptible de répondre aux enjeux de la période. Cette orientation aboutit en 1921 à la fusion du KPD et de la gauche de l’USPD et à la création du plus gros parti communiste de masse fort de 400000 membres.

Les années trente

La période de radicalisation des années 30 eut lieu dans une configuration bien différente. Confrontée à une crise économique sans précédent, la classe dirigeante opta pour des attaques frontales contre le mouvement ouvrier organisé, en même temps que croissaient les tensions inter-impérialistes. En Allemagne, le nazisme avait écrasé les organisations ouvrières puissantes mais terriblement divisées sans que la résistance ne s’y organise. En France des fractions de la classe dirigeante criaient « Plutôt Hitler que Blum » tandis qu’en Espagne, Franco fourbissait son coup d’État.

Mais la riposte unitaire du mouvement ouvrier français, le 6 février 1934, aux manifestations fascistes des ‘croix de feu’ marqua le début d’une radicalisation sociale et politique qui atteint son apogée en France avec la grève générale de juin 1936 et en Espagne avec le déclenchement, la même année, de la révolution.

Si le rapport des forces entre les classes était bien différent de celui de la période précédente, il en était de même du rapport des forces au sein du mouvement ouvrier. La social-démocratie avait reconstitué une partie de ses forces et elle se partageait l’hégémonie sur le mouvement ouvrier avec des partis communiste puissants mais dont l’orientation dictée par Staline avait définitivement rompu avec tout changement révolutionnaire. Ceux qui défendaient la tradition de la révolution russe, réunis autour de Trotsky, étaient très peu nombreux et largement isolés de la classe ouvrière.

Cependant, à une échelle bien plus faible que dans la période précédente, le même phénomène de différenciation et de rupture politique partielle avec les orientations réformistes ou staliniennes se développait. Des courants centristes s’organisaient dans de nombreux pays numériquement bien plus conséquents que les courants trotskystes. En 1931, l’opposition de gauche du Labour Party scissionna, pour former l’Independent Labour Party. La même année, une scission de gauche du SPD, ainsi que d’anciens membres du KPD fondent le SAP [1]. Un même processus de radicalisation se développait sein de la SFIO en France, la Gauche révolutionnaire autour de Marceau Pivert y défendit à partir de 1935 des orientations radicales sur le processus du Front populaire puis en soutien à la révolution espagnole. Exclus en 1938, 6 000 de ses militants fondèrent un nouveau parti, le PSOP mais dans une situation ou la démoralisation avait déjà gagné l’ensemble de la classe ouvrière. En Espagne, le POUM qui se constitua en 1935 allait représenter au côté de la CNT l’aile radicale de la révolution. Au cours de la première année de la révolution, ses effectifs atteignirent 30 000 membres, le POUM publiait de nombreux journaux et organisait ses propres milices.

La correspondance que Trotsky entretient avec de nombreux dirigeants centristes (Piverts, Nin...) et les débats internes qui traversent le courant trotskyste, bientôt réuni au sein de la Quatrième Internationale montrent l’enjeu que représentaient pour les révolutionnaires les possibilités de regroupement. Dans les conditions particulières des rapports de forces, l’apparition de ces organisations représentait un pas en avant dans la possibilité de construire une orientation politique de masse qui puisse répondre aux terribles enjeux de la période. Voici ce qui disait Trotsky au sujet de l’Allemagne au début des années 30 :

L’apparition du SAP est un phénomène contradictoire. Il aurait mieux valu, évidemment, que les ouvriers adhèrent directement au Parti communiste. Mais pour cela, le Parti communiste aurait dû avoir une autre politique et une autre direction. Il faut juger le SAP non à partir d’un Parti communiste idéal, mais du parti tel qu’il est en fait. Dans la mesure où le Parti communiste restait sur les positions de ‘l’ultimatisme bureaucratique’ et s’opposait aux forces centrifuges à l’intérieur de la social-démocratie, l’apparition du SAP était inévitable et progressiste.

Mais l’existence d’une direction centriste limite considérablement ce caractère progressiste du SAP. Si une telle direction se stabilise, le SAP est perdu. Accepter le centrisme du SAP au nom du rôle globalement progressiste de ce parti reviendrait à liquider ce rôle progressiste.

Ce constat général pouvait s’appliquer à l’ensemble des regroupements qui eurent lieu dans cette période. En conséquence, en Grande-Bretagne, le courant trotskyste entra dans l’ILP, en France, il rejoignit temporairement la SFIO en tant que tendance révolutionnaire anticipant l’émergence du courant de gauche puis s’intégra dans le PSOP. Mais l’hégémonie de la social-démocratie et du stalinisme sur la classe ouvrière ainsi que l’extrême faiblesse des courants révolutionnaires de l’époque ne leur permirent pas de mettre cette critique en pratique et de contribuer à l’émergence de partis radicaux de masse.

Les années 1970

Si l’immédiat après-guerre laissait entrevoir des radicalisations importantes, en France en 1947 et surtout en Grèce, le poids du stalinisme, lancé dès l’après-guerre dans la reconstruction nationale et le boom économique qui allait durer trente ans y mirent fin rapidement. Les partis communistes, parés de la victoire de l’Armée rouge sur le nazisme, étaient plus puissants que jamais en France et en Italie. Ailleurs, la social-démocratie restait hégémonique sur le mouvement ouvrier. Cependant, des changements profonds s’opéraient au sein de la classe ouvrière. De nouvelles couches du salariat se développaient, loin des bastions politiques traditionnels de la gauche, et la jeunesse scolarisée se massifiait. Idéologiquement la social-démocratie tournée vers le keynésianisme abandonnait les références marxistes ; quant aux partis communistes, leur image allait être mise à mal par la répression de la révolution hongroise en 1956 puis par celle du Printemps de Prague. La radicalisation qui s’opéra au début des années 1960 sur la question des guerres coloniales en Algérie et au Vietnam puis l’explosion sociale mondiale que constitua l’année 1968 produisit une politisation intense (lutte des Noirs aux USA, mouvements pour la libération des femmes et des homosexuels, mouvements étudiants...) en particulier dans la jeunesse. Cette situation permit aux petits noyaux de la gauche révolutionnaire, dont de nombreux membres pratiquaient un entrisme clandestin dans les grosses organisations du mouvement ouvrier, de regrouper une partie de cette radicalité. Pour la première fois depuis la fin des années 20, la gauche révolutionnaire sortait de la marginalité dans laquelle l’avait plongé le stalinisme et se constituait en force indépendante, certes faible à l’échelle du mouvement ouvrier mais regroupant plusieurs milliers de membres. La radicalisation produisit également, comme dans les périodes précédentes, des différenciations à la gauche des grandes organisations. Mais la nature de la crise qui se développait au milieu des années 1970 était différente de celle des années 30. Elle ne produisit pas une polarisation croissante et se transforma en reflux des luttes et en une démoralisation grandissante de la classe ouvrière, confrontée au chômage de masse. En France, le PSU qui s’était détaché sur la gauche de la social-démocratie sur la question algérienne au début des années 60 et qui allait atteindre jusqu’à 15 000 membres, retourna en grande partie dans le Parti socialiste de Mitterrand au moment où les luttes refluèrent. Dans de nombreux pays, en France, en Italie, le reflux des luttes bénéficia généralement aux partis sociaux-démocrates tandis que les partis communistes entamaient leur déclin.

La période de radicalisation actuelle

Le prolongement de la crise structurelle du capitalisme, accompagné d’un chômage massif a profondément déstructuré le mouvement ouvrier. Les effectifs syndicaux ont énormément diminué, l’effondrement du stalinisme après la chute du bloc de l’Est et la participation de la social-démocratie aux politiques d’austérité puis leur conversion au social-libéralisme ont fait durablement reculer leur capacité traditionnelle à encadrer le mouvement ouvrier.

C’est dans cette situation inédite qu’une nouvelle période de radicalisation sociale et politique s’est ouverte au milieu des années 1990 - décembre 95 en France, l’explosion du mouvement altermondialiste après Seattle, le mouvement antiguerre. D’importantes différenciations qui se sont développées sur ces questions se cristallisent aujourd’hui en regroupements politiques, en Allemagne, en Grande-Bretagne, au Portugal. La campagne du NON de gauche en France participe du même phénomène. Il ne fait pas de doute, au regard des périodes précédentes de radicalisation qu’il s’agit d’un pas en avant, qui peut favoriser, par une expérience politique commune, la constitution d’organisations de masse susceptibles de peser sur l’orientation du mouvement ouvrier. Mais la situation n’est pas seulement inédite parce qu’elle se produit dans une configuration où les organisations social-démocrates et les organisations traditionnelles d’encadrement du mouvement ouvrier sont affaiblies, elle l’est aussi parce que dans de nombreux pays la gauche révolutionnaire organisée, issue de la période des années 70, représente ou peut représenter un poids conséquent dans ces regroupements.

Notes

[1Sozialistische Arbeiterpartei, Parti des travailleurs socialistes


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