À propos du livre de Stathis Kouvélakis
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7 octobre 2009
Des ouvrages de plus en plus nombreux témoignent de la montée des inégalités et, pour certains, parlent du « retour des classes sociales ». Pourtant, pour paraphraser Marx, il faut voir dans le développement des inégalités sociales, non seulement les inégalités elles-mêmes, mais aussi l’élément révolutionnaire capable de mettre à bas l’ordre ancien. Et c’est ce qui donne une place à part dans la production actuelle au livre de Stathis Kouvelakis.
Le livre de Stathis Kouvelakis ne fait pas que révéler l’antagonisme de classe, mais en fait le cœur de son analyse de la situation en France et de son évolution sur les dernières décennies. C’est ce qui lui permet d’être à la fois un outil précieux dans la lutte contre l’idéologie dominante mais aussi de poser les bases du débat stratégique à la fois pour le mouvement et pour les révolutionnaires.
Le néolibéralisme en tant qu’offensive politique de la classe dirigeante Par définition la lutte de classe n’a pas qu’un seul terme, la lutte des travailleurs contre les capitalistes, elle est aussi la lutte des capitalistes contre la classe ouvrière. Pour Stathis, l’émergence du néolibéralisme, terme dont il précise qu’il le reprend pour « parler concrètement du capitalisme contemporain, en discernant la spécificité de ses transformations tout autant que la permanence de ses traits les plus fondamentaux dans l’histoire des formations sociales », est un produit de la lutte de classe. De manière plus précise « cette modernisation d’ensemble du système social est la manifestation de la tendance capitaliste de la lutte de classe ». La mise en place du post-fordisme comme « nouveau régime productif » est la réponse de la classe dirigeante à la crise du taylorisme/fordisme (ce régime productif qui a permis l’avènement de la production de masse à la place de l’ouvrier de métier).
Cette crise s’est cristallisée dans les années 1960-1970 en une « double-limite : d’un côté la révolte de l’ouvrier- masse, capable de bloquer les flux de production avec un coût relativement réduit, de l’autre, les nouvelles contraintes de la valorisation imposées par la crise capitaliste de l’après-1974 ».
C’est une thèse d’autant plus importante que, comme l’explique Stathis l’enjeu de cette « révolution passive » était de désarmer la classe ouvrière en la rendant invisible. « Au cours des années 1980, le constat de la disparition des classes sociales et de l’étiolement des antagonismes constitutivement liés à leur existence avait la force de l’évidence. Atteintes dans leurs fondements sociologiques et dans leurs dispositifs de structuration de l’action collective, les classes se voyaient brusquement privées de leur consistance. »
Le livre de Stathis démontre l’échec de cette tentative qui trouve son origine dans l’exacerbation des antagonismes sociaux et dans le retour des luttes ouvrières et populaires. Il n’en reste pas moins que, bien qu’elle soit une politique délibérée de la classe dirigeante, cette offensive n’a pas eu seulement des conséquences idéologiques. Ou, dit autrement, son impact idéologique sur les classes populaires elles-mêmes, a trouvé des racines dans les modifications induites des rapports sociaux.
Il en résulte que le retour des luttes ne peut se suffire. Le développement d’une stratégie permettant leur victoire exige de dévoiler aux yeux de ses acteurs le rôle central qu’y joue l’antagonisme de classe. Et il s’agit de préciser les déplacements opérés par la restructuration du capitalisme pour pouvoir développer cette stratégie.
Il ne s’agit pas pour Stathis de se limiter à réaffirmer la justesse d’une analyse de la société contemporaine en terme de lutte de classe. L’enjeu est largement au-delà de cela. Il s’agit de démontrer que, plus que jamais, le capitalisme a radicalement échoué à supprimer les contradictions qui fondent la possibilité d’une transformation sociale.
Il se livre ainsi à une étude de l’évolution des chiffres des grèves et de leur nature qui démontre l’inflexion que représente la période ouverte depuis la fin des années 1980, et surtout à partir de 1995, par rapport au reflux dramatique de la période précédente. Cela lui permet de contester la vision faisant des grèves une activité résiduelle propre à certains secteurs et appelée à disparaître.
Il contredit aussi l’idée d’un report de la conflictualité, de la grève (qui s’organise, par définition, sur la base du lieu de production) vers la manifestation de rue. Plutôt que d’opposer les deux formes d’expression de la conflictualité il démontre comment celles-ci se nourrissent : « les pics de l’action de rue, qui renvoient aux manifestations-mouvements, correspondent à une articulation de grève et de manifestation, dont ils scellent la réussite et l’effet d’entraînement mutuel, plutôt qu’un déplacement de la première vers la seconde. »
Par ailleurs il relève, contredisant le sens commun, que les études montrent que « les manifestants sont avant tout... des ouvriers, suivis par les agriculteurs, les enseignants et les lycéens/étudiants eux-mêmes suivis par les autres catégories du salariat », tandis que les organisateurs prépondérants des manifestations sont les syndicats.
Cette analyse ouvre à une critique des théories du mouvement social. « Cela n’équivaut pas au rejet du terme de mouvement social car, plutôt que de l’opposer à celui de mouvement ouvrier comme le voudrait le point de vue actuellement dominant, nous lui donnons un sens historique, ou plus exactement historicisé : une validité localisée dans le temps et l’espace » correspondant à une première phase dans le retour des luttes. Dans ce débat mené par Stathis, l’enjeu est clairement stratégique :
Le choix qui s’offre actuellement semble donc se limiter à celui entre la fragmentation du social dans une multitude de micro-acteurs et la réduction des groupes sociaux à l’état d’objets fonctionnellement encastrés dans les mécanismes de la domination.
Les deux peuvent du reste se rejoindre, si l’on interprète les mouvements sociaux, soigneusement découpés en fonction des principes évoqués précédemment, comme un champ distinct et autonome, dont l’articulation avec les autres demeure aussi problématique que l’unité d’ensemble de la formation sociale dans la théorie de Bourdieu. Est ainsi évacué le rôle structurant de la contradiction capitaltravail, complément nécessaire de l’invisibilisation de la classe des travailleurs au profit des micro-acteurs du social.
Stathis analyse concrètement les formes que prend cette contradiction, condition indispensable pour élaborer une politique pour le mouvement. D’où l’utilité d’une étude des caractéristiques du régime de production postfordiste, des formes d’organisation du travail et des formes de pouvoir au sein de l’entreprise comme au niveau de l’Etat. Mais il étudie aussi les formes que prennent les résistances ouvrières et leur possible lien avec les autres luttes.
Ainsi Stathis revient à plusieurs reprises dans ce livre sur le phénomène des coordinations y voyant, plutôt qu’une alternative à l’organisation syndicale, le début d’un processus permettant de renouveler les formes d’organisation répondant aux exigences du nouveau régime de production. Il écrit ainsi que « d’élément de contestation, l’auto-organisation est devenue, à compter du mouvement de 1995, un puissant outil de construction unitaire de la mobilisation et de son élargissement, qui prend appui et complète le front syndical (en général partiel) existant au sommet. La réorganisation post-fordiste de la production et des services a ainsi trouvé un début de réponse dans la recomposition des identités et des pratiques collectives au sein des entreprises. » D’une manière purement dialectique il refuse d’opposer identité « de métier » et unité de classe, montrant comment le premier terme, la reconnaissance d’une identité commune à un groupe (celle de cheminot, de postier...) facilite la reconnaissance d’une unité de classe entre les différents groupes. Par ailleurs, « la reconstruction de l’hégémonie ouvrière représente aujourd’hui la condition pour faire reculer les divisions internes créées ou amplifiées par la restructuration capitaliste (clivage générationnel, public/privé ou Français/immigrés) et saper durablement l’influence du Front national parmi l’électorat populaire. » Il pointe par ailleurs des exemples, à généraliser, d’évolutions du syndicalisme, - comme le développement de syndicats de site (Saint-Nazaire, par exemple) qui « redonne au syndicalisme les moyens de contrer l’éclatement de la force de travail et la déconcentration productive qui marquent le capitalisme post-fordiste ».
Ce que décrit Stathis (notamment dans la partie sur le retour des luttes) est un processus évolutif d’où l’importance de la mise en parallèle de développement des grèves et des luttes avec les enquêtes qui montrent un retour d’une « conscience de classe ». Cela s’accompagne aussi d’une reprise de la syndicalisation même si c’est plus par le développement de l’implantation syndicale (notamment dans de nouveaux secteurs) que de manière absolue. Cependant le plus important pour Stathis (qui justifie le sous-titre du livre) est l’articulation dans ce processus entre le retour des luttes sociales et la question politique.
La première phase du mouvement (celle qui voit la domination des thèses de l’autonomie du mouvement social) correspond à ce qu’il caractérise comme une séquence antipolitique caractérisée par « un refus de toute conception visant à conquérir (dans un sens révolutionnaire ou réformiste, cela étant d’une importance seconde du point de vue qui nous préoccupe ici) le pouvoir d’État (ou, plus modestement, dans le cadre de cet exercice du pouvoir dont parlait Léon Blum, le pouvoir gouvernemental), comme condition indispensable à la transformation d’ensemble des rapports sociaux. »
La phase du « retour de la politique » est le produit des limites auxquelles se confronte le mouvement et qui sont vécues comme deux échecs : la présence de Le Pen au second tour des présidentielles de 2002 et l’échec du mouvement de 2003. Le premier a conduit à une vague d’adhésion dans les partis et le second a conduit au constat « qu’un mouvement social ne peut, à lui seul, enrayer le rouleau compresseur néolibéral. [...] Le durcissement de l’affrontement a ainsi placé à l’ordre du jour tant le débat stratégique au sein du mouvement syndical que l’exigence d’un réinvestissement du terrain politique. »
Ce retour de la politique a été confirmé et amplifié, de manière positive cette fois, par la campagne référendaire de 2005 mais aussi par la victoire de la lutte contre le CPE, produit d’une jonction entre les étudiants et les travailleurs. Pour Stathis cette analyse conduit à définir les contours du combat politique à mener, la nécessité de « structurer politiquement un bloc populaire antilibéral [ :] Constitution d’un pôle anticapitaliste dépassant la fragmentation organisationnelle actuelle et construction d’une politique hégémonique de classe se présentent ainsi comme la double condition du succès d’un front antilibéral capable de conduire les forces populaires à la contre-offensive et à la victoire ». Et d’avertir qu’en l’absence d’initiatives en ce sens, la « réaction systémique » (entendu comme « un projet néoconservateur visant à remodeler en profondeur la société française ») l’emportera.
La postface au livre, écrite après le résultat des élections présidentielles et la victoire de Sarkozy, est beaucoup plus pessimiste que le reste du livre. Tout en écrivant que « la question de la traduction sur le terrain social du succès de Sarkozy dans les urnes reste ouverte », il affirme que « le cycle politique bidécennal dont il a été question tout au long de ces pages se clôt sur ce qu’il faut bien appeler une défaite cinglante des forces qui se sont opposées au remodelage néolibéral de la société française. » Un peu plus loin il ajoute : « Ce n’est du reste pas la première fois dans l’histoire qu’en l’absence de solution alternative ‘à gauche’, une situation de crise tend à se résoudre ‘à droite’par un ‘parti de l’ordre’mieux à même de s’emparer de la radicalité de la conjoncture. »
L’ouvrage de Stathis ne se donne pas comme une analyse définitive de l’histoire des dernières décennies. Son importance dépasse cependant très largement l’ambition présentée dans son introduction de « restituer quelques éléments de son ambiance ». Ce serait cependant lui faire injure que de ne pas en faire aussi un sujet de débat visant à éclaircir nos analyses. Je me limiterai à soulever rapidement deux questions qui me semblent cependant centrales dans les débats qui nous préoccupent actuellement et qui me conduisent à ne pas partager les conclusions de Stathis sur la période actuelle.
La première question a trait au lien entre luttes sociales et luttes politiques. Dans le développement du processus de lutte de classe se produisent des changements qualitatifs. Il est donc tout à fait juste, comme le fait Stathis, de voir la politisation des jeunes et des travailleurs comme un produit de ce processus confronté à ses propres limites. Mais tout se passe, dans l’analyse de Stathis comme si cette politisation était uniforme. Si la classe ouvrière était homogène le processus révolutionnaire serait le produit d’une succession de phases franchies par l’ensemble de la classe de manière linéaire. Ce sentiment est renforcé par l’accent exclusif mis, en ce qui concerne la lutte politique, sur la lutte électorale semblant suggérer que le succès dans ce domaine est le pivot de la construction de l’hégémonie de classe et d’une progression ultérieure. Il écrit ainsi que « la mise en oeuvre [d’un projet antilibéral] par un bloc populaire majoritaire au niveau des institutions existantes (y compris gouvernementales) ne peut que conduire à courtterme à des affrontements de classes de très grande ampleur. »
Devant ce type d’enjeu on comprend aisément que l’échec des collectifs antilibéraux et de la construction d’une candidature unitaire soit analysé de manière aussi dramatique. Si le processus des luttes est le point d’appui pour un développement de la conscience de classe, il n’en reste pas moins que celui-ci se produit de manière hétérogène en fonction des situations et expériences. C’est là l’origine de la description par Rosa Luxemburg de ce processus comme une combinaison de flux et de reflux, de luttes partielles et de luttes nationales, de luttes économiques et de luttes politiques alternant sans cesse, les unes fertilisant les autres. Cet apparent chaos ne prend un sens que lorsqu’on l’aborde de manière globale et dans sa dynamique de développement. Le pivot de la construction de points d’appui pour une hégémonie d’un « bloc social populaire » ne peut être dans les institutions. Nous devons viser à construire des embryons d’organes de double-pouvoir en face des institutions capitalistes à l’image des conseils d’usine défendus par Gramsci. Cela ne s’oppose pas à l’utilisation des séquences électorales ni même à l’élection de représentants au sein des institutions. Mais l’acquisition de ces positions au sein des institutions doit être conditionnée à la construction d’un rapport de forces basé sur des structures indépendantes de ces institutions, dans les lieux de travail, dans les quartiers populaires... Ce vers quoi, par ailleurs, les collectifs ne se sont jamais orientés en se focalisant exclusivement sur les enjeux électoraux. La seconde question, a un lien étroit avec la première. Il s’agit du rôle (et partant de la nécessité) d’une organisation révolutionnaire se construisant dans ce processus mais aussi indispensable pour le développer. Cette ques-tion est totalement absente du propos de Stathis. Le combat pour organiser les fractions les plus avancées de la classe dans un front politique (qu’on l’appelle front antilibéral ou parti anticapitaliste n’est pas la question ici) ne supprime pas la nécessité de l’intervention organisée des révolutionnaires à moins de penser que la divergence entre révolutionnaires et réformistes n’influence pas la stratégie à mettre en oeuvre dans le processus de la lutte des classes. Comme l’écrit Chris Harman (dans un texte qui est un complément utile au livre de Stathis) :
Rompre avec un parti réformiste particulier ne signifie pas automatiquement rompre avec le réformisme. Le réformisme est nourri par la façon dont les membres d’une classe exploitée grandissent dans la société qui les exploite et dont ils prennent en grande partie les idées à la lettre. Une rupture complète avec le réformisme ne peut se produire que lorsqu’une combinaison de leur propre expérience et de l’accès aux idées révolutionnaires les ouvre à une vision du monde totalement différente. Et cela implique que les révolutionnaires soient immergés dans la lutte pour briser avec les vieux partis réformistes, fassent l’expérience de la tentative de construire une alternative avec des gens qui sont encore au moins à moitié influencés par les idées réformistes – mais aussi ne dissimulent pas leur vision distincte et saisissent toutes les occasions de gagner les gens à celle-ci à travers leurs publications, leurs réunions et leurs discussions individuelles.
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À lire également :
Chris Harman, Spontanéité, stratégie et politique, http://tintinrevolution.free.fr/fr/spontaneite.html
Rosa Luxemburg, Grève de masse, parti et syndicats, La Découverte, ou http://www.marxists.org/francais/luxembur/gr_p_s/greve7.htm
Site web du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA).
Revue indépendante d’analyse stratégique anticapitaliste.
Actualité politique internationale de la revue Inprecor sous reponsabilité de la Quatrième internationale.
International Socialism, Revue mensuelle théorique du Socialist Worker Party.
Le site web de la LCR Belge contient de nombreux articles de théorie marxiste très intéressants.
Base de données de référence pour les textes marxistes.
Le site de la commission nationale formation du NPA.