Juillet 1917
par
20 octobre 2009
Sans organisation dirigeante, l’énergie des masses se volatiliserait comme de la vapeur non enfermée dans un cylindre à piston. Cependant le mouvement ne vient pas du cylindre ni du piston mais de la vapeur. [1]
Cette comparaison de Trotsky reflète parfaitement le lien entre le parti bolchevik et les masses durant toute la période de la révolution russe.
Un parti révolutionnaire de masse se caractérise par une interaction entre une direction consciente (le parti) comprise et reconnue par la majorité des travailleurs et l’expérience que font les travailleurs dans le processus révolutionnaire, expérience directement assimilée par cette direction. Cette interaction ne se proclame pas, elle se construit. Les « Journées de Juillet » à Petrograd en sont l’illustration.
La révolution de février 1917 a renversé le tsarisme et a mis en place une situation de double pouvoir avec d’un côté un gouvernement provisoire issu de la Douma d’État - d’abord quasiment exclusivement composé de représentants des partis bourgeois, puis à partir de mai, coalition de représentants de partis de la bourgeoisie et des représentants de partis socialistes modérés (SR et mencheviks), et de l’autre les soviets couronnés par des comités exécutifs, ceux-ci dominés jusqu’en septembre-octobre par les socialistes modérés.
Ce n’est qu’en avril, sous l’influence de Lénine, s’appuyant sur les secteurs les plus radicaux du Parti à Petrograd (Vyborg, garnison de Cronstadt) que le parti bolchevik rompt avec son attitude de soutien critique au gouvernement provisoire pour préconiser la prise du pouvoir par les soviets. L’évolution de la situation fait que cette position gagne en audience à Petrograd où se trouve les plus fortes concentrations d’ouvriers de Russie et qui est le cœur de la révolution.
En effet, au cours du mois de juin 1917, la situation de crise économique et politique s’exacerbe.
Le coût de la guerre est énorme. Les prix montent, des usines sont menacés de fermeture, tout vient à manquer, on risque la famine.
L’exaspération commence à gagner l’ensemble des travailleurs, mais aussi des soldats au front qui ne veulent plus combattre et ceux dans les casernes qui ne veulent pas y être envoyés suite à la nouvelle offensive militaire lancée par le gouvernement provisoire. Le 21 juin, une grève pour l’augmentation des salaires éclate dans plusieurs ateliers de l’usine Poutilov, usine de trente-six mille travailleurs.
De nombreuses explosions partielles de ce type ont lieu dans la plupart des usines et la colère des ouvriers est directement dirigée vers le gouvernement.
Des remaniements ont lieu au front car des soldats refusent de combattre.
Ce même 21 juin, les mitrailleurs de Petrograd décident en assemblée générale de n’envoyer d’effectifs au front que dans le cas où « la guerre aurait un caractère révolutionnaire ».
La crise s’accentue le 2 juillet suite à la démission des ministres cadets [2] du gouvernement provisoire [3].
C’est dans ce climat que la question d’une manifestation armée est posée le 3 juillet par plusieurs milliers de mitrailleurs lors d’une réunion de leurs comités qui se transforme en meeting. À la suite de ce meeting, des délégués sont envoyés dans les casernes et les usines de Petrograd, où ils trouvent un écho favorable.
L’effervescence envahie toute la ville de Petrograd. Très vite, on s’attelle à la préparation de la manifestation :
Dans une masse de milliers d’ouvriers — raconte Métélev, militant de Vyborg - allaient et venaient, faisant claquer les culasses de leurs fusils, des centaines déjeunes gardes. [...] Par les rues filaient en diverses directions des autos chargées d’ouvriers et de soldats armés : délégués, agitateurs, éclaireurs, hommes de liaisons, effectifs chargés de racoler les ouvriers et les régiments.
Tous croisent le fusil. Les camions automobiles, hérissés de baïonnettes, reproduisaient le tableau des Journées de Février, électrisaient les uns, terrifiaient les autres ».
Trotsky cite le cadet Nabokov :
« Ce sont les mêmes faces démentes, abruties, bestiales, que nous nous rappelons tous depuis les Journées de Février » et note : « Vers neuf heures, sept régiments se dirigeaient déjà vers le palais de. Tauride. En route s’adjoignirent des colonnes venues des usines et de nouvelles unités militaires. Le mouvement du régiment de mitrailleurs révélait une formidable puissance contagieuse. Les « Journées de Juillet » s’étaient ouvertes. [4]
Dès le 21 juin, Lénine avait appelé les ouvriers et les soldats de Petrograd à la patience : « Nous comprenons l’amertume, nous comprenons l’effervescence des ouvriers de Piter. Mais nous leur disons : camarades, une action directe ne serait pas rationnelle pour le moment » [5].
En effet, si la majorité des travailleurs et des soldats de Petrograd sont arrivés à la conclusion que le gouvernement provisoire est devenu un obstacle au développement du processus révolutionnaire, cela n’est pas le cas dans le reste de la Russie. Une insurrection prématurée et isolée à Petrograd pourrait facilement être réprimée, mettant un terme au développement du processus révolutionnaire dans toute la Russie.
Nevsky, dirigeant de l’Organisation militaire des bolcheviks, très respecté parmi les soldats, est venu s’adresser aux mitrailleurs lors du meeting qui acta la manifestation.
Trotsky écrit :
Il semble qu’il fut écouté. Mais, comme le meeting se prolongeait interminablement, les dispositions de l’auditoire changeaient, de même que sa composition. [...] Ce fut pour nous une très grande surprise - raconte Podvoïsky, autre dirigeant de l’Organisation militaire - quand à sept heures du soir, arriva au galop une estafette pour nous annoncer que... les mitrailleurs avaient de nouveau décidé de manifester. [6]
La manifestation va donc avoir lieu.
Dans l’après-midi du 3 juillet se tient la conférence générale des bolcheviks de la capitale. Tomsky, vieil ouvrier bolchevik, y développe la pensée de Lénine : une manifestation armée dans la situation actuelle serait prématurée, il faut tenter de contenir les masses tout en proposant au comité exécutif des soviets de prendre le pouvoir en main.
L’écrasante majorité de la conférence est d’accord avec Tomsky. À quatre heures le Comité Central valide la décision de la conférence. Ses membres se dispersent dans les usines pour empêcher la manifestation.
Vers huit heures du soir, le régiment de mitrailleurs et, à sa suite, le régiment moscovite s’approchèrent du palais de Kczesinska [7]. Des bolcheviks populaires, Nevsky, Lachénitch, Podvoisky, essayèrent du haut du balcon, de déterminer les régiments à rentrer chez eux. On leur répondait d’en dessous : « À bas » !
Du balcon des bolcheviks l’on n ’avait pas encore entendu de tels cris venant de soldats, et c’était un symptôme inquiétant.
Manifestations, meetings, réunions de comités... la journée du 3 ressemble à une explosion spontanée dans laquelle de tous côtés on tente de s’organiser.
Durant cette journée, de nombreux bolcheviks sont présents à la réunion de la section ouvrière du soviet de Petrograd. Le bolchevik Kamenev y fait cette intervention : « Nous n’avons pas appelé à une manifestation, dit-il, mais les masses populaires sont elles-mêmes descendues dans la rue...Et du moment que les masses sont sorties, notre place est au milieu d’elles... Notre tâche, maintenant, est de donner au mouvement un caractère organisé » [8]. Cette position est adoptée par la réunion. Une commission de 25 personnes est élue pour diriger le mouvement sur proposition des bolcheviks. Les mencheviks et les SR se sentant minoritaires quittent la salle. Leur position est de ne prendre aucune position et de se répartir dans les quartiers pour maintenir l’ordre. Une résolution est adoptée qui demande au comité exécutif central des soviets de prendre en main le pouvoir. Cette résolution, dans son contenu acte le basculement de la section ouvrière vers la position des bolcheviks : « Tout le pouvoir aux soviets » [9]. Les manifestants accueillent cette décision de la section ouvrière comme un pas en avant vers la victoire. Mais remettre la revendication au comité exécutif du Soviet de la prise en main du pouvoir par celui-ci, c’est empêcher l’insurrection armée tout en appuyant la démarche politique de la revendication.
La décision est donc prise de prendre la tête de la manifestation en faisant tout pour que celle-ci soit pacifique. Les bolcheviks appellent donc à marcher pacifiquement vers le palais de Tauride et à élire des délégués pour remettre les revendications au Comité exécutif.
Le soir du 3 juillet, des coups de feu sont tirés des toits sur la foule par des agents provocateurs de la bourgeoisie. Les manifestants sont pris de panique et les coups de feu partent en tous sens. On compte des morts et des blessés du côté des manifestants.
Toute la nuit du 3 au 4 juillet, de minuit à cinq heures du matin, se tient une séance commune des comités exécutifs qui est censée prendre une position par rapport aux demandes des masses et notamment sur la revendication de « Tout le pouvoir aux soviets », en réalité les dirigeants cherchent à gagner du temps en attendant que des forces années arrivent.
Parallèlement se tient au palais de Tauride la séance de nuit des bolcheviks pour décider de quelle attitude adopter pour le lendemain.
Entre trois et quatre heures du matin, 30 000 personnes venues de l’usine Poutilov, arrivent devant le palais de Tauride. Elles étaient en marche depuis onze heures du soir, d’autres usines s’étaient joint à elles sur le trajet. Une délégation d’usine peut entrer à la réunion des comités exécutifs, les autres sont allongés par terre en espérant qu’une réponse sur la question du pouvoir leur sera donnée.
L’usine Poutilov, couchée par terre à trois heures du matin autour du palais de Tauride, dans lequel les leaders démocrates attendent l’arrivée de troupes du front — voilà un des tableaux les plus émouvants de la révolution sur le point de démarcation entre février et octobre. [10]
Deux éléments pèsent fortement sur la décision que doivent prendre les bolcheviks :
Tout d’abord, l’usine Poutilov couchée dehors : 30 000 ouvriers déterminés à avoir des réponses et exténués après une nuit de marche ne vont certainement pas retourner travailler le lendemain.
Le deuxième élément est un coup de téléphone que reçoit Zinoviev de Cronstadt. Cet appel lui apprend qu’à la première heure, la garnison des matelots marchera au côté des soldats et des ouvriers de Petrograd et que rien ne pourra les en empêcher. Les masses sont plus déterminées que jamais, la tâche du parti est d’être avec elles.
Finalement, la décision des bolcheviks à l’unanimité est d’appeler, au nom du parti, les masses à continuer à manifester le lendemain. La discussion sur le fait que les masses soient armées ou non se règle très vite. Aux vues des provocations de la manifestation dû 3 juillet, il ne paraît pas possible que les masses ne puissent pas se défendre en cas d’attaques. De plus, la détermination des masses est telle que les bolcheviks ne peuvent pas empêcher le fait que les masses soient armées. Cependant, la ligne du Parti ne change pas. Il appelle à une manifestation pacifiste et organisée.
À partir du moment où cette décision est prise, le Parti prend la direction du mouvement.
Les manifestants se rassemblent vers onze heures du matin. Alors que la veille, les soldats ont lancé le mouvement, le 4 juillet les usines sont en tête.
À l’usine de la Baltique, où prédominaient les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires, sur cinq mille ouvriers, environ quatre mille se mirent en marche. À la fabrique de chaussures Skorokhod, qui avait été longtemps considérée comme la citadelle des socialistes-révolutionnaires, l’état d’opinion s’était si brusquement modifié qu ’un ancien député de la fabrique, un socialiste-révolutionnaire, dut renoncer pendant quelques jours à se montrer. [11]
Le mouvement prend une ampleur plus importante que la veille. Des centaines de milliers de travailleurs et de soldats convergent vers le palais de Tauride, tandis que des dizaines de milliers d’autres font un détour par le siège des bolcheviks. Toutes les usines sont en grève. L’implication du Parti est palpable par le caractère plus organisé de la manifestation comparé à la veille.
De Cronstadt, de Novy-Peterhof, de Krasnoié-Sélo, du fort de Krasnaia Gorka, de toute la périphérie environnante, par mer et terre, s ’avancent des matelots et des soldats, musique en tête, armés, et, bien pis, avec des pancartes bolchévistes. [12]
Trotsky note que la manifestation prend sa plus grande ampleur quand les matelots de Cronstadt arrivent. Un plan a été établi dans la nuit : « on mobilise une flottille, pour les besoins d’une descente politique ; l’arsenal délivre plus d’une tonne de munitions. Sur des remorqueurs et des vapeurs pour passagers, environ dix mille matelots, soldats et ouvriers armés entrèrent dans l’estuaire de la Neva à midi. Descendus sur les deux berges du fleuve, ils s’unissent en un seul cortège, le fus il à la bretelle, musique en tête. Derrière les détachements de matelots et de soldats, des colonnes d’ouvriers des rayons de Petrograd et de Vassili-Ostrov, mêlées à des compagnies de combat de la Garde rouge. Sur les flancs, des autos blindées ; au-dessus des têtes, d’innombrables drapeaux et pancartes » [13].
Groupés devant le palais de Kczesinska, les manifestants, notamment les matelots de Cronstadt, veulent entendre Lénine. Celui-ci est rentré de Finlande dans la nuit, suite aux événements. Le discours de Lénine ne répond pas à l’enthousiasme de la foule. Il salue les révolutionnaires de Cronstadt, exprime l’assurance que le mot d’ordre « Tout le pouvoir aux soviets » finira par triompher et appelle « au sang-froid, à la fermeté et à la vigilance ».
La manifestation reprend sa marche après l’arrêt devant le siège des bolcheviks mais l’atmosphère change lorsque éclatent des fusillades dans différents points de la ville. Même si dans de nombreux points, les manifestants ne voient pas d’où et qui tire, et que pris de panique les masses répondent, elles aussi, par des tirs non clairement dirigés, Trotsky note : « Les principaux fauteurs de l’effusion de sang étaient, cependant, des troupes du gouvernement, impuissantes à maîtriser le mouvement, mais suffisantes pour la provocation ».
L’Organisation militaire du parti bolchevik, avec à sa tête Podvoïsky et Nevsky, joue un rôle très important quant au caractère organisé de la manifestation du 4 juillet mais aussi pour protéger les manifestants des attaques.
La plus grosse « bataille » de ces Journées est la collision sur la Liéteïny, une partie de la manifestation se retrouve face à des cosaques aux ordres du gouvernement provisoire qui ouvrent le feu. « Sept cosaques furent tués, dix-neuf blessés ou contusionnés. Parmi les manifestants, il y eut six tués, environ vingt blessés. Ça et là, gisaient des cadavres de chevaux » [14]. Jusque tard dans la soirée, la manifestation se transforme en petits combats de rue entre manifestants et patriotes.
Dans la soirée, le Comité Central des bolcheviks décide d’appeler les ouvriers et les soldats à arrêter la manifestation jugeant que la tournure des événements ne mène à rien à part faire des victimes.
Parallèlement, la manifestation s’agglutine devant le palais de Tauride où se tient la séance unifiée des comités exécutifs. Des représentants de 44 fabriques et usines sont présents à la séance. Celle-ci est constamment interrompue par la foule extérieure notamment les ouvriers de Poutilov qui veulent que Tseretelli sorte « de gré ou de force ». Tseretelli, menchevik, dirigeant du comité exécutif du Soviet et ministre des postes du gouvernement provisoire vient de prendre la parole à l’intérieur en affirmant qu’il ne peut y avoir d’autres solutions que de garder le gouvernement tel qu’il est et de convoquer un congrès extraordinaire des soviets dans quinze jours. Devant la foule menaçante, les bolcheviks décident d’intervenir.
Zinoviev raconte « Nos camarades m’invitèrent à aller au-devant des ouvriers de Poutilov... Un océan de têtes tel que je n ’en avais jamais vu. Plusieurs dizaines de milliers d’hommes amassés. Les cris : « Tseretelli ! » continuaient... Je commençai : « Au lieu de Tseretelli, c’est moi qui sors ». (Des rires). Cela fit un revirement dans les esprits. Je pus prononcer un discours assez long... En conclusion, je priai aussi cet auditoire de se disperser aussitôt, pacifiquement, en maintenant un ordre parfait et en ne se laissant, en aucun cas, provoquer à des gestes agressifs. (Tempête d’applaudissements.) Les hommes assemblés se mettent en rangs et commencent à se disperser » [15].
L’appel des bolcheviks à l’arrêt des manifestations est entendu et ne rencontre pas de résistance. Les travailleurs et les soldats ne sont plus prêts à manifester le lendemain. À travers ces deux jours de manifestations, les masses ont compris que la question du pouvoir ne se pose pas de façon si simple. La séance unifiée des comités exécutifs a démontré que l’organe auquel les masses font appel pour prendre le pouvoir est dominé par des partis qui soutiennent le gouvernement provisoire. Pire, alors que se tient cette séance, ces mêmes partis cherchent des forces armées pour réprimer les manifestants et en finir avec les bolcheviks qu’ils voient comme leur principal ennemi.
Les autorités réussissent dans l’après-midi du 4 juillet à décider les régiments neutres, qu’ils n’avaient pas réussi à convaincre plus tôt, à réprimer en les persuadant que Lénine est un espion de l’Allemagne. Le comité exécutif redouble d’efforts pour colporter cette accusation. Dans la nuit du 4 au 5 juillet, les troupes arrivent et il faut organiser la retraite. Des dirigeants ouvriers, des soldats, des matelots sont arrêtés et mis en prison, l’imprimerie des bolcheviks est détruite. Toute personne disant un mot qui va dans le sens des bolcheviks est arrêtée. Le parti bolchevik doit retourner dans la clandestinité.
Les dirigeants bolcheviks qualifièrent les Journées de Juillet de demi insurrection c’est-à-dire plus qu’une manifestation et moins qu’une insurrection. L’attitude qu’a adopté le Parti tout au long des événements a permis d’éviter le pire. En effet, si le Parti avait laissé faire les masses et avait refusé de participer aux manifestations, les anarchistes et les éléments les plus gauchistes auraient dirigé le mouvement ce qui aurait laissé place à la désorganisation et à une fin beaucoup plus violente. À l’inverse, si les bolcheviks avaient participé et dirigé les manifestations en renonçant à leur jugement sur la situation globale, s’ils s’étaient laissés emporter par les masses : « l’insurrection aurait indubitablement pris une audacieuse ampleur, les ouvriers et les soldats, sous la direction des bolcheviks, se seraient emparés du pouvoir, toutefois et seulement pour préparer l’effondrement de la révolution. La question du pouvoir à l’échelle nationale n ’eût pas été comme en Février résolue par une victoire à Petrograd. La province n’eût pas suivi de près la capitale. Le front n ’eût pas compris et n ’aurait pas accepté le changement de régime. Les chemins de fer et le télégraphe auraient servi les conciliateurs contre les bolcheviks. Kerensky et le Grand Quartier Général auraient créé un pouvoir pour le front et la province. Petrograd eût été bloquée. Dans ses murs aurait commencé une désagrégation. Le gouvernement aurait eu la possibilité de lancer sur Petrograd des masses considérables de soldats. L’insurrection aurait abouti, dans ces conditions, à la tragédie d’une Commune de Petrograd ».
Trotsky nous fait ici réellement comprendre l’importance qu’a eu le Parti dans ces Journées. Prendre la tête de la manifestation et arrêter celle-ci au moment où elle pouvait se transformer en un réel conflit armé a fait que les conséquences de Juillet furent difficiles mais pas insurmontables. Les événements ont fait des dizaines de morts et non des centaines. La répression qui a suivi a été très forte mais dès septembre tant les masses que le parti bolchevik relève la tête. Cette fois, la position des bolcheviks est majoritaire dans tous les grands centres de la Russie. Soukhanov adversaire politique des bolcheviks décrit dans ses mémoires l’ambiance des derniers jours de septembre 1917 et note à propos des bolcheviks : « leurs bataillons grossissaient d’heures en heures [...] Les bolcheviks travaillaient sans interruption. Ils étaient parmi les masses, dans les ateliers, tous les jours, à toute heure de la journée. Des dizaines d’orateurs, jour après jour, célèbres ou peu connus, parlaient dans les usines et les casernes. Pour les masses, ces hommes étaient devenus leurs hommes à elles parce qu’ils étaient toujours présents, prenant en main aussi bien les détails que les problèmes importants qui se posaient dans les usines et les casernes. Ils étaient devenus l’unique espoir... Les masses vivaient et respiraient au même rythme que les bolcheviks » [16].
L’insurrection est à l’ordre du jour, il s’agit non plus de convaincre les soldats et les travailleurs de Petrograd mais de les organiser dans ce sens.
Ce que l’on peut observer dans ces Journées, c’est l’interaction entre le Parti et la classe, comment le Parti nourrit la classe et inversement.
Le Parti a une boussole qui lui permet de s’orienter. Cela lui vient de principes théoriques et stratégiques sur la base du marxisme, d’une analyse de la société russe dans le cadre historique mondial, en particulier depuis 1914 de l’analyse de la guerre comme une guerre impérialiste, etc. ainsi que de l’expérience révolutionnaire emmagasinée au cours des décennies précédentes, en particulier la Révolution de 1905...
Le Parti a une implantation nationale qui lui permet de juger les rapports de forces sur l’ensemble de la Russie, implantation longuement bâtie au cours des décennies précédentes, qui permit de rassembler des noyaux assez solides au quatre coins du territoire pour endurer les périodes les plus dures comme l’interdiction du Parti à partir de 1914. Or les informations qui viennent des différentes provinces, quoique contrastées, dessinent une tendance claire. Trotsky indique : « À Samara, par exemple, l’organisation bolchéviste locale, à la nouvelle des combats livrés dans la capitale, « attendait un signal, bien que l’on ne pût guère compter sur personne ». Un des membres du Parti de l’endroit raconte que « les ouvriers commençaient à sympathiser avec les bolcheviks », mais qu’il était impossible d’espérer qu’ils se jetteraient dans la bataille ; encore moins pouvait-on compter sur les soldats » [17].
Le Parti possède une implantation et une légitimité qui lui permet de convaincre, d’être écouté. Cette capacité, il la doit là aussi à son action au cours des luttes des années précédentes, en particulier au cours de la vague révolutionnaire de 1912-1914, et aussi au rôle de militants bolcheviks au cours de la Révolution de Février, de l’attitude sans compromission avec le gouvernement provisoire qui continue la guerre et refuse de procéder à la réforme agraire. Dès juillet, le parti bolchevik semble être le parti le plus respecté et dont on attend le plus. Durant tous les événements de Juillet, l’avis du Parti est très important pour les masses, elles sont toujours en attente des décisions des bolcheviks. Il est significatif que les deux endroits autour desquels se rassemblent les manifestations de Juillet sont : le palais de Tauride où siègent le gouvernement provisoire et le comité exécutif des soviets, les manifestants y venant démontrer leur force et déposer leurs revendications, et l’hôtel privé de Kczesinska, siège des bolcheviks où les masses viennent chercher des indications.
Lorsque les décisions des bolcheviks allaient dans le sens des travailleurs (par exemple lors de l’appel à manifester du 4 juillet) un réel soulagement et un enthousiasme les gagnaient. Le 4 juillet, ce n’est pas un hasard si des dizaines de milliers de manifestants réclamaient un discours de Lénine. Bien que celui-ci n’ait pas fait le discours que les manifestants auraient voulu entendre, il était identifié comme leur dirigeant.
Cela s’explique par le fait que les masses commençaient à comprendre de plus en plus clairement que les mencheviks et les SR ne défendraient pas leurs intérêts. « Dès avant les Journées de Juillet, les mencheviks avaient perdu l’emprise qu’ils avaient exercée sur la classe ouvrière pétersbourgeoise pendant les premières semaines de la Révolution. Lorsque la direction du Soviet dépêchait des délégués dans les usines pour donner aux ouvriers des consignes de calme, elle ne pouvait plus compter sur les représentants socialistes modérés qui, dans les quartiers populaires de la capitale, avaient perdu toute audience » [18].
Mais aussi et surtout parce que le parti bolchevik était réellement ancré dans la classe. Même si le Parti pensait que les travailleurs se trompaient, il descendait dans la rue avec eux. Il n’était jamais en extériorité et faisait les mêmes tests que la classe.
Quand Lénine fut accusé d’être un agent de l’Allemagne à la suite des Journées de Juillet, 10 000 travailleurs sur les 30 000 de l’usine Poutilov se mirent en grève pour montrer qu’ils avaient confiance en Lénine. Cette grève s’est produite parce que les bolcheviks avaient 500 membres dans l’usine Poutilov [19]. Plus qu’en Lénine, c’est en ces 500 bolcheviks que les ouvriers avaient confiance car c’est avec eux qu’ils travaillaient et discutaient au quotidien. Ce sont les bolcheviks de leur usine qui les écoutaient et c’est avec eux qu’ils prenaient des décisions et se mettaient en grève.
Le parti bolchevik s’est aussi trouvé changé de cette expérience avec la classe.
Les Journées de Juillet et la répression qui s’abat ensuite sur les bolcheviks sont déterminantes dans la prise de conscience de Lénine. À partir de Juillet s’opère un tournant chez Lénine d’une importance fondamentale pour la suite de la révolution.
Il est définitivement convaincu qu’il faut oublier l’idée d’une possible prise de pouvoir pacifique et qu’il faut s’atteler à la préparation de l’insurrection.
Depuis la Révolution de Février, Lénine était convaincu que la perspective était un passage pacifique du pouvoir aux Soviets. Un aspect important sur lequel il se basait pour défendre la voie pacifique était que la Révolution de Février avait ouvert un espace de liberté en Russie qu’on ne pouvait retrouver à l’époque dans aucun autre pays et que donc : « toute idée de guerre civile est naïve, insensée et grotesque » [20].
Dès le mois de juin, cette position commence à vaciller. Si Lénine avait des doutes et commençait à remettre en cause sa stratégie, les Journées de Juillet l’ont définitivement convaincu que ses doutes étaient fondés. La détermination des masses et la répression révélaient une polarisation de plus en plus grande qui amenait à un conflit inévitable.
C’est en effet après les Journées de Juillet et la répression violente qui s’abat sur le parti bolchevik, organisée par le gouvernement provisoire, obligeant Lénine à fuir en Finlande, enfermant des dirigeants tels que Trotsky et Zinoviev en prison et obligeant le Parti à la clandestinité pendant plusieurs semaines que Lénine opère le réel tournant important dans son analyse :
Le 10 juillet [...], il déclarait que « tous les espoirs fondés sur le développement pacifique de la révolution russe se sont à jamais évanouis. La situation objective se présente ainsi : ou la victoire complète de la dictature militaire ou la victoire de l’insurrection armée des ouvriers.
Et plus loin :
Le mot d’ordre « Tout le pouvoir aux soviets » fut celui du développement pacifique de la révolution qui était possible en avril, mai, juin et jusqu ’aux journées du 5 au 9 juillet... Ce mot d’ordre n ’est plus juste aujourd’hui... ». [21]
Marx écrit dans le Manifeste du parti communiste : « Les communistes n’ont pas d’intérêts qui divergent des intérêts de l’ensemble du prolétariat ». Les communistes ne défendent pas d’intérêts spécifiques mais les intérêts de la classe dans son ensemble. Par contre ce n’est pas la conscience qu’en ont forcément les travailleurs. Si la classe était homogène il n’y aurait pas besoin de parti. L’hétérogénéité signifie que parfois le parti est minoritaire dans la classe.
Lors des « Journées de Juillet », la position des bolcheviks était minoritaire dans la classe. Mais ce qu’il défendait à travers cette position c’était les intérêts de l’ensemble du mouvement, de tous les travailleurs de Russie dans la perspective d’une révolution victorieuse.
[1] Trotsky, Préface à Histoire de la révolution russe, Tome 1, La révolution de février, Seuil, 1995.
[2] Les cadets sont les membres du parti KD, le parti constitutionnel démocratique, parti libéral bourgeois dont le chef est Milioukov.
[3] Trotsky note : « Les libéraux jugèrent opportun de laisser leurs alliés de gauche face à face avec la défaite et avec les bolcheviks. ».
[6] Ibid., p.26.
[7] Siège des bolcheviks.
[8] Ibid., p. 37.
[9] Trotsky note à propos des résultats de cette réunion : « Le fait de l’élection de la commission bolchéviste signifiait pour les amis et les ennemis que la section ouvrière du soviet de Petrograd était désormais devenue la base du bolchévisme. Un grand pas en avant ! En avril, l’influence des bolcheviks s’étendait à peu près sur un tiers des ouvriers de Petrograd ; au Soviet, ils occupaient en ces jours là un secteur tout à fait insignifiant. Maintenant, au début de juillet, les bolcheviks donnaient à la section ouvrière environ les deux tiers des délégués : cela signifie que, dans les masses, leur influence était devenue décisive ».
[10] Ibid., p.41.
[11] Ibid., p.44.
[12] Ibid., p.45.
[13] Ibid., p.46.
[14] Ibid., p.49.
[15] Ibid., p.56.
[16] Cité par Liebman, Le Léninisme sous Lénine, Tome 1, La conquête du pouvoir, Seuil, 1973, p. 296.
[18] Liebman, op. cit., p. 227.
[19] Tony Cliff, Arguments pour le socialisme par en bas, Publications l’Étincelle, 2000.
[20] Lénine, Œuvres, volume 24, « Résolution du comité central du P.O.S.D.(b)R. , adoptée le 21 avril (4 mai) 1917 ».
[21] Liebman, op. cit., p. 183.
Site web du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA).
Revue indépendante d’analyse stratégique anticapitaliste.
Actualité politique internationale de la revue Inprecor sous reponsabilité de la Quatrième internationale.
International Socialism, Revue mensuelle théorique du Socialist Worker Party.
Le site web de la LCR Belge contient de nombreux articles de théorie marxiste très intéressants.
Base de données de référence pour les textes marxistes.
Le site de la commission nationale formation du NPA.