Front unique et NPA

Redéfinir le front unique pour en faire une boussole

À partir de l’article de François Sabado

par Denis Godard

20 octobre 2009

Dans la réflexion entamée dans les derniers numéros de Que faire ? nous sommes partis d’une théorie générale du front unique, ramenée en fait aux formes spécifiques qu’il a pu prendre dans des situations historiques précises, pour aborder les tâches des révolutionnaires aujourd’hui (que ce soit sur la nécessité de l’unité des travailleurs ou que ce soit le Nouveau parti anticapitaliste - NPA).

La réponse de François Sabado publiée dans le dernier numéro [1], qui conteste l’approche du NPA utilisant la méthode du front unique, m’amène à penser qu’il s’agit plutôt de comprendre à quelles tâches stratégiques pour les révolutionnaires la méthode du front unique était censée répondre lorsqu’elle a été élaborée au début des années vingt en replaçant cette réponse dans le contexte historique de son élaboration.

C’est ainsi que nous pourrons commencer à en tirer l’essence pour être en mesure de l’appliquer à des circonstances nouvelles, sous des formes à adapter [2].

Comme souvent dans un article de qualité, les limites de l’argumentation de François Sabado proviennent de ses forces mêmes.

Le cœur de cette argumentation tient dans le rappel de la spécificité de la lutte politique, et donc de la lutte de parti.

Cet argument est particulièrement important au moment où nous construisons le NPA en attirant de nombreux individus influencés par les théories de l’autonomie du mouvement.

Cela amène Sabado à souligner la nécessité d’« un parti coordonné et centralisé pour préparer et intervenir dans des crises politiques et sociales », d’une « force qui surmonte les inégalités des cycles de luttes de classes, les hauts et aussi les bas ».

C’est son argument principal pour alerter sur le danger qu’il y a à aborder le NPA au travers de la méthode de front unique, conçue comme stratégie d’unification de toute la classe dans ses mobilisations. Double danger car une telle approche risquerait en effet, d’un côté, d’aplatir cette spécificité du politique et donc de relativiser le combat pour des délimitations « de parti », de l’autre de limiter les cadres de Fronts uniques possibles aux frontières du NPA.

Dans cette logique, cette démarche l’amène par ailleurs à préciser le rôle du NPA comme « médiation pour construire les directions révolutionnaires de demain ». Cette formule est précieuse car elle permet de sortir du débat sur la nature précise du NPA : révolutionnaire ou non ? [3].

Pourtant, l’insistance sur la spécificité du politique et de la lutte de parti, pour aborder la nature du NPA, a des contreparties. Elle abstrait totalement l’argumentation des conditions dans lesquelles le problème est posé au profit de définitions formalisées du front unique comme du parti. Ce faisant, il est difficile de tirer de ces définitions des conséquences pratiques aussi bien quant à la manière de construire ce nouveau parti que sur la manière d’appliquer la méthode de front unique aujourd’hui.

Par exemple, si ce parti se définit par sa capacité à surmonter les inégalités des cycles de luttes de classe, comment peut-il le faire sans un accord stratégique sur les perspectives à long terme (c’est-à-dire indépendantes des hauts et des bas de la lutte de classe) c’est-à-dire sans avoir tranché, préalablement entre stratégie réformiste et révolutionnaire ?

Si le front unique est ce qui tend à unir l’ensemble des organisations de la classe, comment l’appliquer dans une situation où les organisations traditionnelles du mouvement ouvrier n’en organisent qu’une minorité sur des bases qui, par ailleurs, excluent toute alliance sur un certain nombre de questions ?

Illustration de ce double-écueil, si le terme « médiation pour construire les directions révolutionnaires de demain » pose, à mon sens, correctement au moins un des éléments constitutifs du projet NPA, il ne résout aucunement la question du « comment » cette médiation est-elle possible.

Une condition préalable au front unique

La théorie du front unique a d’abord été développée, au sein de la IIIe Internationale, dans un contexte précis, celui du coup d’arrêt donné à la vague révolutionnaire qui suit la première guerre mondiale après les échecs subis en Italie et en Allemagne.

Elle ne peut être séparée d’une condition préalable, fruit de la première phase de construction de la IIIe Internationale, la construction de partis communistes révolutionnaires issus d’une scission dans tous les pays avec les partis sociaux-démocrates liés à la IIe Internationale.

Les partis de la social-démocratie visaient à « représenter » la classe ouvrière (et donc toutes ses composantes). La logique de cette conception était que les travailleurs arriveraient au pouvoir au travers d’un processus de développement graduel de l’influence du parti.

Lénine opère une distinction entre la classe et le parti. C’est la classe ouvrière qui est le sujet révolutionnaire capable de prendre le pouvoir, de renverser l’Etat et de poser les bases dune autre société. Pour que cela soit possible il y a nécessité d’une lutte politique au sein même de la classe contre les idées dominantes cristallisées par les directions réformistes [4].

La poussée révolutionnaire qui met fin à la Première guerre mondiale et l’exemple de la révolution russe conduisent à la création de partis communistes, parfois de masse, dans la majorité des pays développés.

Mais lorsque se tient le troisième congrès de l’Internationale communiste à l’été 1921, le contexte a changé. La vague révolutionnaire a connu des revers, avec principalement les défaites subies en Italie et en Allemagne. Echecs qu’on peut bien sûr attribuer aux nouvelles trahisons des directions social-démocrates qui deviennent des remparts de l’ordre capitaliste en paralysant le mouvement comme en Italie, voire en prenant la tête de la répression comme en Allemagne. Ces échecs sont aussi en partie attribuables au manque de maturité des courants révolutionnaires qui n’ont pas estimé correctement l’état réel des rapports de force.

Ce qui relie ces deux explications pour les principaux dirigeants de la IIIe Internationale c’est que si les dirigeants réformistes ont pu paralyser la révolution c’est parce qu’ils gardent une légitimité auprès de sections importantes de la classe ouvrière ou, ce qui revient au même, ces sections n’ont pas été gagnées à la perspective des communistes.

Réponse à une tâche stratégique : gagner la classe

La théorie du front unique est développée en réponse à la tâche posée par cette situation : il s’agit d’unir les travailleurs autour de revendications immédiates pour les gagner, au travers de leur expérience, aux perspectives révolutionnaires.

S’adressant aux communistes français, Trotsky expose cela en 1922 :

Si le Parti Communiste n’avait pas réalisé la rupture radicale et décisive avec les social-démocrates, il ne serait jamais devenu le parti de la révolution prolétarienne. Il n’aurait pu faire le premier pas sérieux dans la voie de la révolution. Il serait resté pour toujours une soupape de sûreté parlementaire de l’État bourgeois.

Ne pas le comprendre c’est ignorer la première lettre de l’alphabet du communisme.

Si le Parti Communiste ne cherchait pas à trouver les voies d’organisation susceptibles de rendre possible à chaque moment donné des actions communes concertées entre les masses ouvrières communistes et non-communistes (social-démocrates compris), il prouverait par cela même son incapacité de conquérir la majorité de la classe ouvrière par des actions de masse. Il dégénérerait en une société de propagande communiste et ne se développerait jamais en parti de conquête du pouvoir.

Ce n’est pas assez d’avoir un glaive, il faut l’aiguiser, ce n’est pas assez de l’aiguiser, il faut savoir s’en servir.

Ce n’est pas assez de séparer les communistes des réformistes et de les lier par la discipline de l’organisation, il est nécessaire que l’organisation apprenne à diriger toutes les actions collectives du prolétariat dans toutes les circonstances de sa lutte vitale.

Telle est la seconde lettre de l’alphabet communiste.

Plus loin Trotsky précise :

L’unité du front s’étend-elle seulement aux masses ouvrières ou comprend-elle aussi les chefs opportunistes ?

Cette question n’est que le fruit d’un malentendu. Si nous avions pu unir les masses ouvrières autour de notre drapeau, ou sur nos mots d’ordre courants, en négligeant les organisations réformistes, partiel ou syndicats, ce serait certes, la meilleure des choses. Mais alors la question du front unique ne se poserait même pas dans sa forme actuelle.
La question du front unique se pose par cela même, que des fractions très importantes de la classe ouvrière appartiennent aux organisations réformistes ou les soutiennent. Leur expérience actuelle n’est pas encore suffisante pour les en faire sortir et les amener à nous.
Il est possible qu’au lendemain des actions de masse qui sont à l’ordre du jour, un grand changement survienne sur ce point. C’est justement ce que voulons. Mais nous n’en sommes pas encore là. Les travailleurs organisés sont encore divisés en trois groupes. L’un de ces groupes, le groupe communiste, tend à la révolution sociale et précisément pour cette raison, soutient tout mouvement même partiel des travailleurs contre les exploiteurs et contre l’État bourgeois.

Un autre groupe, le groupe réformiste, tend à la paix avec la bourgeoisie. Mais pour ne pas perdre son influence sur les ouvriers, il est forcé, contre la volonté profonde de ses chefs de soutenir les mouvements partiels des exploités contre les exploiteurs.

Enfin, le troisième groupe, centriste, oscille entre les deux autres, n’ayant pas de valeur propre. Ainsi les circonstances rendent tout à fait possibles, dans toute une série de questions vitales, les actions communes des ouvriers unis dans ces trois sortes d’organisations, ainsi que des masses non organisées qui les soutiennent.

Non seulement les communistes ne doivent pas s’opposer à ces actions communes mais au contraire, ils doivent en prendre l’initiative justement parce que plus grandes sont les masses attirées dans le mouvement, plus haute devient la conscience de leur puissance, plus sûre elle devient d’elle-même, et plus les masses deviennent capables d’aller de l’avant, si modeste qu’aient été les mots d’ordres initiaux de la lutte. Cela veut aussi dire que l’extension du mouvement aux masses accroît son caractère révolutionnaire et crée des conditions plus favorables aux mots d’ordre, aux méthodes de lutte et en général à la direction du Parti Communiste [5].

La méthode du front unique, telle qu’elle est alors développée, suppose l’existence de partis révolutionnaires ayant, au moins potentiellement, une audience de masse. Dans le même texte, Trotsky exclut explicitement de cette question les pays où « le Parti Communiste ne représente encore qu’une minorité numériquement insignifiante, la question de son attitude à l’égard du front de la lutte de classe n’a pas une importance décisive ».

Elle suppose par ailleurs l’existence d’un certain degré d’organisation de la classe (un mouvement ouvrier) structuré par des syndicats et des partis cristallisant des orientations spécifiques.

Dans ce contexte, comme l’explique Daniel Bensaïd, le front unique a une portée stratégique (la nécessité d’unifier la classe dans la lutte contre la classe dirigeante) et tactique (le test par les travailleurs eux-mêmes de l’impasse des directions réformistes) [6].

Une conception qui devient floue

La référence au front unique va se poursuivre comme référence stratégique-clef de la tradition révolutionnaire alors même que certains facteurs évoluent du fait notamment du développement du stalinisme.

Ainsi le développement, sans doute le plus brillant, au point de vue stratégique et tactique, de cette conception du front unique est produit par Trotsky dans ses textes sur le nazisme en Allemagne au début des années 1930 [7].

Paradoxalement, Trotsky parle, à ce moment, au nom de forces largement marginalisées, celles de l’opposition de gauche, exclues des partis communistes. Mais ces forces se considèrent encore, malgré leur exclusion, comme un courant de ces partis communistes qu’il s’agit de redresser. La politique que défend Trotsky est celle que devrait développer le parti communiste d’Allemagne analysé encore comme le parti révolutionnaire, parti de masse disputant la direction de la classe au parti socialiste.

Mais, après la victoire des nazis, et ce que Trotsky analyse de la part de la direction de la troisième internationale comme une trahison équivalente à celle des directions social-démocrates au moment de la Première guerre mondiale, la perspective n’est plus de « redresser » les partis communistes staliniens. Sur la base d’une défaite tragique, il faut reconstruire de nouvelles directions révolutionnaires.

Cette nouvelle perspective aboutira, en 1938, à la proclamation d’une IVe Internationale sur la base de petits groupes marginaux dans les pays où ils existent.

Pour les décennies qui suivent, le mouvement ouvrier reste certes organisé. Mais des partis qui se disputent sa direction, aucun ne sont des partis révolutionnaires.

Dans le texte qui annonce, dès 1933, la nécessité d’une nouvelle Internationale, Trotsky écrit : « Vis-à-vis des organisations réformistes et centristes [l’opposition de gauche] s’oriente en fonction des principes généraux de la politique de front unique » [8].

Deux conclusions doivent être tirées de la formulation de Trotsky.

La première, c’est que les conditions précises à la méthode du front unique ont laissé la place à l’évocation des « principes généraux de la politique de front unique ». C’est ainsi, au nom de ces principes qu’il justifie, en 1934, l’entrisme des révolutionnaires en France au parti socialiste : « Quelle place doit occuper la Ligue, petite organisation qui ne peut prétendre à un rôle indépendant dans le combat en train de se dérouler mais qui est armée d’une doctrine juste et d’une expérience politique précieuse ? Quelle place doit-elle occuper pour féconder le Front unique [du PC et du PS] d’un contenu révolutionnaire ? Poser clairement la question, c’est au fond lui donner une réponse. La Ligue doit immédiatement prendre sa place à l’intérieur du Front unique [souligné par Trotsky] pour concourir, activement au regroupement révolutionnaire et à la concentration des forces de ce regroupement. Occuper une telle place, elle ne le peut autrement, dans les conditions actuelles, qu’en entrant dans le parti socialiste » [9].

Mais cette nécessité d’adapter les formes du front unique aux tâches de la période s’accompagne d’abord d’un saut théorique. Caractérisant le front PC-PS de front unique, Trotsky indique ainsi que le front unique peut exister de manière découplée de la lutte pour une direction révolutionnaire. Faisant de nécessité vertu, Trotsky résout le problème posé par ce qui ressemble à un raccourci (qui à bien des égards sera celui du pari de la IVe Internationale) : bien que les révolutionnaires « ne puissent prétendre à un rôle indépendant dans le combat en train de se dérouler » son objectif est de « féconder le Front unique d’un contenu révolutionnaire » !

La deuxième, qu’illustre bien les raccourcis auxquels en arrive Trotsky, c’est que la question du front unique, cristallisée, dans les conditions de sa naissance, sur le combat pour la direction révolutionnaire de la classe, a fini par s’y réduire et à conduire au volontarisme pur.

Une ouverture théorique avortée

Les partis communistes des pays développés se créent au début des années 1920 dans une situation où la société est extrêmement « politisée » par l’expérience de la guerre puis par l’exemple de la révolution russe, sur la base préalable de plusieurs décennies de construction du mouvement ouvrier en même temps que de construction d’une société civile gagnant des acquis et des traditions « démocratiques ».

Dans ces conditions, effectivement, la question centrale est celle de la direction politique qui domine dans le mouvement ouvrier.

Cela ne signifie pas alors mécaniquement une réduction de toutes les questions à l’antagonisme économique de classe.

Malgré les objectifs différents poursuivis par des textes de Lénine comme Que faire ? (écrit en 1902) et La maladie infantile du communisme (écrit en 1920), on y trouve une continuité remarquable sur l’importance de la lutte politique qui est une lutte concernant toutes les questions sociales et les rapports de toutes les classes entre elles. Dans Que faire il explique ainsi que « La conscience politique de classe ne peut être apportée à l’ouvrier que de l’extérieur, c’est-à-dire de l’extérieur de la lutte économique, de l’extérieur de la sphère entre ouvriers et patrons. Le seul domaine où l’on pourrait puiser cette connaissance est celui du rapport entre toutes les classes et catégories de la population avec l’État et le gouvernement, le domaine des rapports de toutes les classes entre elles » [10]. Et dans La maladie infantile : « La classe révolutionnaire, pour remplir sa tâche, doit savoir prendre possession de toutes les formes et de tous les côtés, sans la moindre exception, de l’activité sociale » [11].

Mais c’est Gramsci, poursuivant des intuitions qu’on trouve chez Lénine et Trotsky [12], qui en tire des conséquences en ce qui concerne la théorie du front unique. Son point de départ est l’analyse de l’échec des révolutions en Italie et en Allemagne [13]. Il ne réduit pas cet échec à l’interaction entre direction (parti) et mouvement ouvrier mais entame toute une réflexion sur le lien entre ces deux éléments et les conditions de l’hégémonie de la classe ouvrière sur toutes les couches dominées par le capitalisme.

Ces développements seront bloqués par l’action conjointe du fascisme (qui isole Gramsci dans sa prison) et du stalinisme (qui bloque tout développement de la théorie révolutionnaire).

Daniel Bensaïd explique : « C’est Gramsci qui élargit la question du front unique en lui fixant pour objectif la conquête de l’hégémonie politique et culturelle dans le processus de construction d’une nation moderne ». Il cite Gramsci : « Telle me paraît être la signification de la formule de front unique, mais Illitch [Lénine] n’eut pas le temps d’approfondir sa formule ». Et il conclut : « Cette compréhension élargie de la notion d’hégémonie permet de préciser l’idée selon laquelle une situation révolutionnaire est irréductible à l’affrontement corporatif entre deux classes antagoniques. Elle a pour enjeu la résolution d’une crise généralisée des rapports réciproques entre toutes les composantes de la société dans une perspective qui concerne l’avenir de la nation dans son ensemble » [14].

Cet élargissement de la théorie de front unique est ce qui permet de sortir cette théorie des formes imposées par les conditions historiques dans lesquelles elle a été formulée et de sa réduction à la lutte pour la direction à la lutte de parti. Ou plutôt elle permet de réintégrer ces formes comme l’adaptation à des conditions historiques particulières de la théorie plus générale.

En effet, toute la problématique de Gramsci se résume à essayer de trouver ce qui donne le potentiel « à une force économique de se traduire en une force politique avec la capacité de masse pour entraîner toutes les sections opprimées dans une tentative pour renverser une vieille structure politique » [15]. Sous le capitalisme il s’agit du processus au travers lequel la classe ouvrière devient la classe dirigeante de toutes les sections opprimées pour renverser le capitalisme et poser les bases d’une société sans classe.

Repartir de ce point

La théorie du front unique devient alors celle de l’articulation nécessaire de trois maillons de la stratégie révolutionnaire : hégémonie, mouvement ouvrier organisé et parti révolutionnaire.

Il y a bien sûr un lien entre ces trois maillons. La nature de l’hégémonie (c’est-à-dire aussi bien la culture qui domine chez les couches opprimées que les alliances politiques qui se créent avec le mouvement ouvrier) dépend en dernier ressort du rapport de forces des révolutionnaires au sein du mouvement ouvrier.

Inversement, la capacité d’une direction révolutionnaire de jouer un rôle dans une situation de crise révolutionnaire dépend de son implantation et de la légitimité qu’elle a acquise au sein du mouvement ouvrier, du type de mouvement ouvrier qu’elle a contribué à construire et de la « réceptivité » de l’ensemble des couches sociales mobilisables contre la classe dirigeante. Mais une direction révolutionnaire se construit aussi qualitativement (c’est-à-dire en tant que direction réellement capable d’affronter une crise révolutionnaire) dans le combat préalable pour construire un mouvement ouvrier organisé sur des perspectives anticapitalistes, dans la lutte pour débarrasser celui-ci des illusions réformistes.

Car il y a un lien entre les idées qui dominent les couches susceptibles de se soulever aux côtés des travailleurs, le type de mouvement ouvrier qui se structure et les directions (partis) qui dominent la classe ouvrière. Ce lien ne joue pas automatiquement en faveur des révolutionnaires. D’où l’importance de la lutte des partis. Daniel Bensaïd relevait ainsi dans les années 1980 : « Il s’est créé une sorte de culture étatiste, qui est aux antipodes des préoccupations de Marx. On entend souvent parler de la crise de représentativité qui affecte les partis, réduits au rôle de machines électorales, ou de la crise du militantisme syndical. Mais cette crise exprime, pour une part au moins, une perte de substance et de fonction, dont le transfert a profité à l’Etat et à sa légitimité » [16]. Un autre élément important est que cette culture étatiste a été développée dans le mouvement ouvrier, pour des raisons différentes, à la fois par les directions staliniennes et les directions sociales-démocrates.

C’est sans doute l’élément déterminant pour expliquer l’échec du pari de Trotsky dans les années précédant la seconde guerre mondiale. Une minorité révolutionnaire marginalisée ne peut devenir soudainement, à l’occasion même d’une crise révolutionnaire, la direction reconnue d’un mouvement ouvrier structuré pendant des décennies selon les axes de directions fondamentalement contre-révolutionnaires. Elle ne peut pas influencer une classe contaminée en profondeur par les idées dominantes. Elle peut encore moins démontrer au reste de la société la supériorité des perspectives développées par la classe ouvrière.

Nouvelle période, quelle articulation ?

C’est à partir de cette compréhension élargie du front unique que l’on peut éclairer les tâches posées au révolutionnaire et la place qu’y joue le NPA.

Dan un article écrit en 2006, François Sabado décrivait les paramètres de la situation :

La question à la quelle nous sommes confrontés n’est pas seulement « la crise de direction », comme le présentait Trotsky dans le Programme de transition, mais une crise d’ensemble de direction, d’organisation, de conscience, d’où la nécessité de réorganiser, de reconstruire le mouvement ouvrier. Il ne s’agit pas, comme dans les années 20 et 30, de substituer à la direction réformiste, centriste ou stalinienne, une direction révolutionnaire. Toutes ces substitutions étaient possibles parce que cela se faisait dans le cadre d’une même culture, dans un climat marqué par la dynamique révolutionnaire. Le facteur subjectif ne se réduit pas, aujourd’hui, à la construction d’une direction révolutionnaire, voire à la construction du seul parti révolutionnaire. Il y a des problèmes d’expériences, d’organisation, de conscience du mouvement de masses. Il y a la nécessité de discuter des médiations, des tactiques pour avancer vers de larges partis anticapitalistes tout en se situant dans chaque pays sur le terrain de l’unité et de l’indépendance de classe pour construire dans les meilleures conditions la future direction révolutionnaire. Aujourd’hui, sans repartir de zéro, en partant de la réalité actuelle du mouvement ouvrier, il faut donc reconstruire les pratiques, les organisations, les projets de transformation révolutionnaire de la société [17].

Partir de la conception élargie du front unique est alors un guide, dans ces circonstances, vis-à-vis de ces tâches. Car sur cette base il est possible de comprendre comment à partir du NPA peut et doit s’articuler la reconstruction d’un mouvement ouvrier sur des bases qui favorisent la lute déterminée contre la classe dirigeante et une médiation vers des directions révolutionnaires. Le NPA sera un outil pour la reconstruction du mouvement ouvrier s’il regroupe les secteurs les plus déterminés des travailleurs et de la jeunesse dans une perspective anticapitaliste. Mais il ne se développera réellement en ce sens que si les révolutionnaires s’organisent pour gagner, dans le processus, ces travailleurs et ces jeunes aux perspectives révolutionnaires. C’est enfin aussi une boussole pour orienter l’activité du NPA : organiser la lutte, sur tous les terrains, dans tous les domaines de la vie sociale, contre la classe dirigeante et en développant les organisations appropriées sur des bases de classe.

Notes

[1François Sabado, Nouveau parti anticapitaliste et Front unique, Que Faire  ? n°8. Voir par ailleurs l’article de Sylvestre Jaffard dans le numéro précédent, Le nouveau parti comme cadre de front unique.

[2Il s’agit de dégager l’essence de la théorie du front unique des formes qu’il a pris dans des contextes précis (et donc combattre tout danger de fétichisme de ces formes). Cette distinction peut être illustrée par la méthode utilisée par Lénine dans La maladie infantile du communisme. Dans un passage de cette brochure, il décrit une situation où la radicalisation des travailleurs a provoqué une scission dans la social-démocratie allemande avec la création de l’USPD, organisation composée de dirigeants que Lénine qualifie d’opportunistes mais aussi de centaines de milliers de travailleurs qui «  marchent à grands pas vers le communisme  ». Lénine explique alors que «  Les communistes [organisés alors dans un parti distinct] se doivent de rechercher et de trouver une forme [je souligne] appropriée de compromis susceptible, d’une part, de faciliter et de hâter la complète et nécessaire fusion avec cette aile, et, d’autre part, de ne gêner en rien la campagne idéologique et politique des communistes contre l’aile droite opportuniste  ». Il ne développe pas ce que pourrait être cette forme car celle-ci est une question tactique qui ne peut être trouvée que par le parti en Allemagne en fonction d’une connaissance précise des différents facteurs et dans un processus d’expérience et d’ajustements. Il insiste plus loin : «  Sans doute ne sera-t-il pas facile d’établir la forme convenable de compromis  ». Sur l’histoire, hélas tragique mais néanmoins riche en leçons tactiques et stratégiques de l’Allemagne dans les années 1920 lire notamment le livre de Chris Harman, La révolution perdue.

[3À un débat posé de manière très mécanique (le parti serait soit révolutionnaire soit réformiste) le terme de médiation ouvre une solution absolument dialectique. Il exprime en effet l’idée que la nature révolutionnaire du nouveau parti n’est pas un point de départ mais que le processus de développement du NPA doit être un levier pour développer les directions révolutionnaires de demain. Au-delà, les solutions restent totalement ouvertes sur les formes que prendra cette médiation : le NPA deviendra-t-il un parti révolutionnaire, le parti révolutionnaire sera-t-il issu de différenciations au sein du NPA, de fusions entre le NPA et d’autres courants issus des développements de la lutte de classe, d’une combinaison entre ces différents cas de figures  ? Cela dépendra de nombreux facteurs. La réalité est souvent plus riche en imagination que tous les modèles préétablis.

[4Pour un développement de cette question, lire Daniel Bensaïd, Stratégie et parti, La Brêche, 1987, ou Chris Harman, Parti et classe.

[5Léon Trotsky, Le Front unique et le communisme en France, mars 1922.

[6Daniel Bensaïd, Stratégie et parti.

[7Léon Trotsky, Comment vaincre le fascisme (Écrits sur l’Allemagne 1930-1933), Les éditions de la passion, 1993.

[8Cité dans Pierre Broué, Trotsky, Fayard, 1988, p. 747.

[9Léon Trotsky, «  SFIO et SFIC : la voie du débouché  » septembre 1934, in Le mouvement communiste en France (1919-1939), Éditions de Minuit, 1967.

[10Lénine, Que faire, Éditions de Pékin, 1974, p. 98.

[11Lénine, La maladie infantile du communisme (le gauchisme), Éditions de Pékin, 1966, p. 96.

[12Voir notamment Lénine, Discours au VIIe congrès extraordinaire du PC(b)R(6-8 mars 1918).

[13Pour une analyse plus développée de Gramsci voir les articles de Sarah Bénichou dans le numéro précédent de la revue (Gramsci, penser la révolution au présent) et dans ce numéro-ci (Antonio Gramsci, l’hégémonie comme stratégie).

[14Daniel Bensaïd, Front unique et hégémonie

[15Chris Harman, Gramsci, the Prison Notebooks and philosophy, International Socialism n°114.

[16Daniel Bensaïd, Stratégie et parti.


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