Antonio Gramsci, l’hégémonie comme stratégie

par Sarah Benichou

20 octobre 2009

Dans le langage courant, lorsque l’on parle d’hégémonie, on entend souvent une domination absolue et sans limite. Chez Gramsci, la « phase hégémonique » du capitalisme [1] correspond à un moment historique où la bourgeoisie ne domine pas simplement grâce à ses moyens de répression mais maintient sa position dominante car elle est devenue la direction politique (qui s’exprime par « une collaboration pure, c’est-à-dire un consentement actif et volontaire (libre) » [2]) de ceux qu’elle domine.

Cela ne signifie absolument pas, pour Gramsci, que cette domination soit absolue, sans limite ni faille, et que la perspective de la révolution soit devenue utopique comme l’ont prétendu certains [3]. Par contre, ce saut qualitatif effectué par la classe dominante en « Occident » a fait naître la nécessité d’un nouveau travail d’élaboration afin d’identifier précisément tant les faiblesses de la bourgeoisie que les points d’appui des dominés. Comprendre les nouveaux mécanismes du système était la condition préalable à l’établissement d’un plan de bataille adapté. Lénine semblait avoir « senti » ce besoin, comme le montre la conclusion d’un des derniers discours qu’il a prononcé dans le cadre de la IIIe Internationale en 1922 : « Je suis persuadé que nous devons dire [...] non seulement aux russes, mais aussi aux camarades étrangers, que le plus important, dans la période qui vient, c’est l’étude. Nous [les russes] nous étudions dans le sens général du terme. Ils doivent, eux, étudier dans un sens particulier, pour comprendre réellement l’organisation, la structure, la méthode et le contenu de l’action révolutionnaire » [4].

Contraint par le fascisme à l’isolement carcéral, Gramsci s’est particulièrement consacré à ce travail théorique. C’est ce qui l’a amené à formuler le concept d’hégémonie. Élaboré dans une perspective révolutionnaire, ce concept contient une dimension stratégique fondamentale. En effet, Gramsci rappelle « qu’on ne peut pas choisir la forme de guerre qu’on veut, à moins d’avoir d’emblée une supériorité écrasante sur l’ennemi » [5]. La « guerre de position » imposée par la bourgeoisie, maintenant « hégémonique », pousse donc à ré-inventer une stratégie pour permettre l’auto-émancipation des exploités et des opprimés. L’enjeu est de « détruire une hégémonie et en créer une nouvelle » [6] dans le cadre d’une guerre dont l’issue est déterminée par les « positions » acquises avant l’assaut. Au cœur de cette stratégie se trouve la relation qui se construit entre le parti et la classe.

1. L’instabilité structurelle de l’hégémonie bourgeoise

Les crises sont inévitables

Rares sont les analystes de Gramsci qui mettent en avant les passages sur l’économie, pourtant présents en nombre dans les Cahiers de prison. S’il est vrai que Gramsci n’y produit pas de théorie économique nouvelle, il y marque sans ambiguïté sa filiation profondément marxiste. En effet, il y affirme notamment son accord avec la théorie de Marx sur « la baisse tendancielle du taux de profit » à l’origine de crises générées structurellement par le capitalisme.

Pour Gramsci comme pour Marx, le système capitaliste ne pourra jamais trouver une quelconque stabilité économique, politique ou idéologique : il est en mouvement permanent pour se préserver. C’est sa force et sa faiblesse. Sa force car il ne se sclérose pas et oblige ses adversaires à étudier, sans cesse, son fonctionnement pour pouvoir construire de nouveaux outils de lutte. Sa faiblesse car les reconfigurations qui lui sont nécessaires impliquent des crises inévitables au niveau social, économique, politique et/ou idéologique.

Celles-ci sont essentielles pour Gramsci car elles portent en germe la «  crise d’hégémonie » : « Dans chaque pays, le processus est différent, bien que le contenu soit le même. Et le contenu est la crise d’hégémonie de la classe dirigeante, qui se produit, ou bien parce que la classe dirigeante a échoué dans une de ses grandes entreprises politiques pour laquelle elle a demandé ou exigé par la force le consentement des grandes masses (la guerre par exemple) ou bien parce que de larges masses (surtout de paysans et d’intellectuels petit-bourgeois) sont soudain passées de la passivité politique à une certaine activité et qu ’elles posent des revendications qui, dans leur ensemble inorganique, constituent une révolution. On parle de « crise d’autorité » et c’est précisément cela la crise d’hégémonie, ou crise de l’État dans son ensemble » [7].

Cette crise d’hégémonie que Gramsci envisage est une crise de direction de l’ensemble de la société : un moment où la révolution se pose dans une actualité immédiate. Lénine le formulait d’une autre manière lorsqu’il définissait une situation révolutionnaire comme étant le moment où ceux d’en bas ne veulent plus, que ceux d’en haut ne peuvent plus continuer de vivre et gouverner à l’ancienne manière et que ceux du milieu basculent dans le camp de ceux d’en bas. [8]

Pour Gramsci, malgré la force nouvelle que la bourgeoisie a acquise en gagnant l’hégémonie sur les classes qu’elle domine, elle ne peut pas éviter ces crises. L’enjeu, pour Gramsci comme pour tout révolutionnaire, est de les préparer [9] car leur issue est loin d’être spontanément en faveur des exploités et des opprimés : « La crise crée des situations immédiates dangereuses, parce que les différentes couches de la population ne possèdent pas la même capacité de s’orienter rapidement et de se réorganiser avec le même rythme. La classe dirigeante traditionnelle, qui a un personnel nombreux et entraîné, change d’hommes et de programmes et récupère le contrôle qui était en train de lui échapper avec plus de célérité que ne peuvent le faire les classes subalternes ; elle fera s’il le faut des sacrifices, elle s’exposera à un avenir obscur chargé de promesses démagogiques, mais elle maintient le pouvoir, le renforce pour le moment et s’en sert pour écraser l’adversaire » [10].

Conscience contradictoire

Si comme le dit Gramsci, il est possible que la majorité des travailleurs se place sous la direction politique de la bourgeoisie, cela révèle une contradiction fondamentale au niveau idéologique [11]. En effet, l’hégémonie bourgeoise s’appuie sur la subordination idéologique des travailleurs. À partir de la phrase, « les idées dominantes d’une époque n’ont jamais été que les idées de la classe dominante » [12], Gramsci approfondit le travail de Marx sur l’origine et la nature des idées pour comprendre comment résoudre cette contradiction.

Pour Gramsci, « tous les hommes sont « philosophes » » [13] dans la mesure où « la philosophie [est une] conception du monde » [14] c’est-à-dire, un raisonnement avec une cohérence propre qui leur permet de comprendre le monde dans lequel ils évoluent. Cependant, si ce raisonnement est cohérent, il est, la plupart du temps, en contradiction avec l’expérience des travailleurs.

En effet, selon Gramsci, « L’homme de masse actif [le travailleur] [...] [possède une] conscience théorique contenue [...] implicitement dans son action et qui l’unit réellement à tous ses collaborateurs dans la transformation pratique de la réalité [le travail] » [15]. C’est ce que Gramsci appelle le « bon sens  », c’est-à-dire une compréhension du monde issue de l’activité productive, sociale, et qui exprime, même de manière « embryonnaire » [16], les intérêts réels des producteurs. Le caractère social et productif de l’exploitation salariée pousse ainsi le travailleur à remettre en cause, au moins partiellement, le système.

Pourtant, le « bon sens » n’est pas celui qui se manifeste, la plupart du temps, au sein de la classe ouvrière. Gramsci explique cette contradiction : « un groupe social (alors qu’il possède en propre une conception du monde [...]) a, pour des raisons de soumission et de subordination intellectuelles, emprunté à un autre groupe une conception qui ne lui appartient pas, qu’il affirme en paroles, et qu’il croit suivre, parce qu’il la suit en temps normal, autrement dit lorsque la conduite n’est pas indépendante ni autonome, mais justement soumise et subordonnée. [...] On peut dire qu’il a deux consciences théoriques (ou une conscience contradictoire) : l’une qui est contenue implicitement dans son action [...], l’autre superficiellement explicite ou verbale, qu’il a héritée du passé et accueillie sans critique. [Celle-ci] n’est [...] pas sans conséquence : elle [influe] sur l’orientation de la volonté, d’une façon plus ou moins énergique, qui peut atteindre un point où les contradictions de la conscience ne permettent aucune action, aucune décision, aucun choix, et engendrent un état de passivité morale et politique » [17]. Ainsi, selon Gramsci, en « temps normal » (c’est-à-dire en dehors des périodes de mobilisation), la conscience des travailleurs est dominée par la pression de la concurrence capitaliste à laquelle ils sont soumis en permanence, par les idées de la classe dirigeante, héritées du passé et de l’habitude de les côtoyer : c’est ce qu’il appelle « le sens commun ».

La cohérence de leur pensée, leur « conception du monde », se construit à partir de ces idées toutes faites qui s’articulent entre elles pour former une logique permettant de fournir des réponses à la majorité des questions qu’ils se posent. Ce « sens commun » se construit à partir de convictions comme l’existence d’éléments surnaturels (Dieu, la magie, etc...), d’une nature humaine ou d’inégalités naturelles entre les individus. Ainsi, ils ne divisent pas la société en classes mais, généralement, en groupes en concurrence (noirs/blancs, homos/hétéros, croyants/non-croyants, etc.)...

Ainsi, la conscience des travailleurs est dominée mais jamais complètement acquise à la classe dominante car elle contient deux éléments : l’un négatif dominant et, l’autre, positif en dormance. Ceux-ci se synthétisent en une seule conscience, mais qui est « contradictoire ».

En situant l’origine de l’élément positif dans l’expérience, Gramsci pointe ici une faiblesse fondamentale de la position hégémonique de la bourgeoisie : malgré les apparences, celle-ci est irréductiblement instable car la classe dirigeante ne peut priver les travailleurs de leur pratique du travail sans condamner l’ensemble de la production de richesses.

Gramsci fournit ici une théorie d’importance : il explique l’existence d’un réformisme « naturel » chez les travailleurs, traduction politique spontanée de la « conscience contradictoire ». En effet, alors que le « sens commun » repose sur l’idée que le capitalisme est l’ordre naturel des choses [18] et ne leur permet pas de se voir comme le moteur du changement [19], le caractère social de l’exploitation les pousse structurellement à remettre en cause le système (au moins partiellement).

Gramsci met également à nu un élément essentiel en terme stratégique car il désigne le terrain sur lequel se joue la bataille contre l’hégémonie bourgeoise : la pratique. En effet, alors que le problème est dans la tête, la solution se trouve dans l’action : logiquement, le « bon sens » généré par l’expérience pratique du travailleur, « se manifeste dans l’action et donc par moments, occasionnellement, c’est-à-dire dans les moments où ce groupe bouge comme un ensemble organique » [20]. C’est donc à travers l’activité que le « bon sens » des travailleurs peut se développer pour prendre le pas sur le « sens commun » et produire une conception du monde cohérente avec son expérience (ce que Marx appelle la « conscience de classe ») lui permettant de se libérer de son sentiment d’impuissance à changer les choses.

2. « Détruire une hégémonie et en créer une nouvelle »

L’hégémonie bourgeoise que Gramsci définit est caractérisée par deux éléments fondamentaux qui se combinent : un fort niveau de structuration de la société civile et la construction de liens politiques inédits entre la bourgeoisie et la classe ouvrière dans l’État parlementaire à travers ses corollaires « démocratiques » (associations, presse, partis, syndicats). Un des aspects majeurs de cette forme du capitalisme est la perte d’explosivité des confrontations de classe, résultant d’une perte relative des repères de classe à une échelle de masse. C’est ce que Gramsci exprime en comparant la lutte des classes en « Occident » à une « guerre de position ». Le saut qualitatif qu’a réalisé la bourgeoisie en devenant hégémonique impose à tous ceux qu’elle domine de franchir également un saut qualitatif dans leur lutte contre le capitalisme. Pour Gramsci, l’enjeu est de « détruire une hégémonie et en créer une nouvelle  » [21].

L’importance des idées

Cependant, la domination idéologique de la bourgeoisie s’ancre fondamentalement sur la structuration économique et politique de la société qu’elle a façonnée en tant que classe dirigeante. La classe ouvrière est divisée tant socialement (« cols blancs » / « cols bleus », profs/élèves, etc.), que politiquement (la variété de partis dans lesquels les travailleurs s’organisent en est une expression) ou idéologiquement (certains travailleurs sont racistes mais tous ne le sont pas). Ces divisions pèsent sur la conscience que la classe a (ou plutôt, n’a pas) d’elle-même et impliquent, pour Gramsci, que les révolutionnaires soient les artisans de son unification, tant au niveau théorique que pratique : « Le Prince moderne [le Parti] doit, et ne peut pas ne pas être le champion et l’organisateur d’une réforme intellectuelle et morale ; ce qui signifie créer le terrain pour un développement supérieur de la volonté collective » [22].

Cette conscience nécessaire n’est pas spontanée, elle doit s’appuyer sur une analyse et une compréhension scientifique du monde et de l’histoire qui ne peut pas être présente dans le « bon sens » : « Il ne suffit pas de connaître l’ensemble des rapports en tant qu’ils existent à un moment donné comme un système donné, mais [...] il importe de les connaître génétiquement, c’est-à-dire, dans leur mouvement de formation, puisque tout individu est, non seulement la synthèse des rapports existants, mais aussi l’histoire de ces rapports, c’est-à-dire le résumé de tout le passé » [23]. Le capitalisme repose sur l’exploitation d’une majorité de la population par une minorité organisée en permanence pour défendre et développer sa position dominante. Ainsi, le monde change tout le temps mais la contradiction entre dominés et dominants est permanente. Une des tâches fondamentales du parti révolutionnaire est de permettre à la classe ouvrière de comprendre tant les changements que les « lois » du système : « La philosophie de la praxis [la théorie marxiste] ne prétend pas résoudre de manière pacifique les contradictions qui existent dans l’histoire et dans la société, bien plus : elle est la théorie même de ces contradictions » [24]. Ainsi, pour Gramsci, le marxisme est l’outil théorique de la classe ouvrière en lutte pour son émancipation. Une des tâches fondamentale du Parti est donc de mettre cet outil à sa disposition.

Son objectif, dans la continuité de Marx et de Lénine, est de définir précisément ce que le Parti doit faire pour être un outil efficace et aboutir à une situation où : « la classe ouvrière [est parvenue] à acquérir une personnalité politique propre, une ferme conscience, de classe, et l’indépendance vis-à-vis de toutes les autres classes ; dans la mesure où elle [est parvenue] à organiser ses forces, c’est-à-dire à jouer effectivement un rôle de direction à l’égard des autres agents historiques » [25]. C’est par son action politique consciente et autonome que la classe ouvrière peut détruire le capitalisme : comprendre le monde dans sa globalité est une condition pour le transformer.

Le réformisme, une réfraction de l’hégémonie bourgeoise

Un des handicaps de la classe ouvrière lorsque la bourgeoisie exerce sur elle son hégémonie, c’est le poids politique que les organisations réformistes exercent en son sein. L’hégémonie bourgeoise se traduit par une hégémonie des directions [26] réformistes au sein du mouvement ouvrier. En 1923, Gramsci écrivait à un camarade italien : « Trois ans d’expérience nous ont appris combien (et je ne veux pas seulement parler de l’Italie) sont enracinées les traditions social-démocrates [réformistes], et combien il est difficile de détruire par la simple polémique idéologique les séquelles du passé. Il est nécessaire de mener une action politique, vaste et minutieuse, qui désagrège jour après jour, cette tradition, et démantèle l’organisme qui l’incarne » [27].

Lorsque Gramsci parle de « traditions », il désigne tout un ensemble de comportements, théoriques et pratiques, qui dépassent largement le cadre des partis politiques. En effet, le réformisme « organisé » s’appuie, pour se développer sur la forme « naturelle » du réformisme. Cette dernière pèse positivement dans la classe, en exprimant l’opposition à l’ordre établi. Le réformisme organisé, quant à lui, pèse négativement car, en incarnant la contradiction entre « bon sens » et « sens commun », il encourage l’ancrage de ce dernier au sein de la classe.

En effet, lorsqu’ils proposent comme perspective d’accéder à la direction de l’État (et donc de le préserver plutôt que le détruire), les dirigeants réformistes, s’appuyant sur le sentiment spontané d’impuissance politique des travailleurs, gagnent en audience tout en encourageant la passivité. Acceptant, comme le souhaite la bourgeoisie, le cadre parlementaire comme l’espace principal de la bataille politique, les dirigeants réformistes acceptent également que la bataille politique soit menée par des spécialistes, des intellectuels, des gens que le « sens commun » considère comme « plus capables » que l’ouvrier lambda.

Évidemment, cela ne développe pas la confiance des dominés dans leurs propres forces pour changer les choses. Ainsi, les dirigeants réformistes participent activement au développement de la passivité et au « brouillage » des repères de classe à l’échelle de la classe : à cause des contradictions sur lesquelles il repose, le projet réformiste est une « réfraction » de l’hégémonie bourgeoise au sein du mouvement ouvrier.

Gramsci apprend du mouvement

Gramsci a été profondément influencé comme militant révolutionnaire par le mouvement des conseils d’usine italien. Ce mouvement tirait, pour lui, son importance politique dans le fait que les conseils « réalis[aient] l’unité de la classe laborieuse, il[s] donn[aient] aux masses une cohésion et une forme qui sont de même nature que la cohésion et la forme que prend la masse dans l’organisation générale de la société » [28]. Sa participation à ce mouvement, à travers la rédaction et la diffusion de L’Ordine Nuovo [29], est sans aucun doute au fondement des positionnements presque « instinctifs » en faveur de l’unité ouvrière qu’il a eu dans les années suivantes. C’est en les défendant d’une manière de plus en plus cohérente qu’il est devenu, entre 1924 et 1926, le fer de lance d’une bataille politique au sein du jeune Parti Communiste d’Italie (PC d’I) contre son dirigeant historique, Amadeo Bordiga [30].

En effet, face à l’offensive de la droite et des fascistes [31], contrairement à Bordiga, Gramsci a encouragé des initiatives telles que les Arditi del Popolo (« les soldats du peuple ») ou l’Alleanza del Lavoro (« l’Alliance du travail »). Le premier était un mouvement qui avait pour objectif de repousser les attaques fascistes contre les ouvriers. Constitués de groupes locaux qui avaient émergé dans des usines ou des quartiers, ils étaient constitués d’ouvriers [32] socialistes, républicains, anarchistes, syndicalistes révolutionnaires ou encore militants catholiques. En 1921, ils ont réussi à remporter quelques victoires, comme lorsqu’ils ont empêché la tenue d’une rencontre nationale des fascistes à Rome en novembre 1921 [33]. L’Alleanza del Lavoro, quant à elle, s’était constituée en 1922 à l’initiative du syndicat des cheminots avec l’objectif de s’opposer aux attaques contre les libertés démocratiques en même temps qu’aux régressions économiques et sociales (salaires, licenciements, etc.). Elle regroupait la CGL (syndicat majoritaire chez les ouvriers d’usine, un million de membres) et des branches syndicales comme la fédération des travailleurs des ports ainsi que de petits syndicats et groupes anarchistes. Voici ce que Gramsci écrit à son propos en mai 1922 : « C’est [...] la réalité qui a entraîné l’adhésion du prolétariat à la lutte générale. [....] Cette même force féconde de l’unité a donné naissance en Italie à l’organisme de l’Alleanza del lavoro dans les laquelle les ouvriers placent aujourd’hui toutes leurs espérances de lutte. [...] Pour cette raison même, grande est la tâche de l’Alleanza del Lavoro en ce moment décisif pour le prolétariat italien. [...] Ne pas comprendre cela, s’opposer aujourd’hui encore à l’unité des forces ouvrières, empêcher sa réalisation par de vains compromis, c’est se salir d’un crime » [34]. Ces initiatives ont rapidement périclité : circonscrivant leur intervention à un combat physique entre individus, les Arditi n’ont pas réussi à entraîner l’ensemble des opposants au fascisme et sont vite devenus des petits groupes armés pensant pouvoir se substituer, du fait de leur radicalité, à la construction d’un rapport de force politique. L’Alleanza del Lavoro, elle, n’a existé que quelques mois car la CGL n’a jamais réussi à dépasser ses désaccords internes pour s’engager dans la structuration d’un front anti-fasciste.

De cette période, Gramsci comprend l’incapacité tant des réformistes que des radicaux à construire des fronts durables permettant d’unifier les travailleurs pour gagner. Il comprend que les révolutionnaires ont la responsabilité de construire le mouvement avec l’objectif de dépasser ces limites : construire l’unité tout en menant les combats stratégiques nécessaires au développement du mouvement.

Spontanéité et direction consciente

Tant que la structuration de la société ne s’articule pas autour des intérêts économiques et politiques des dominés (société socialiste), celle-ci reste organisée à partir de ceux de la classe dirigeante. Le dépassement du « sens commun », en perspective de ce renversement, ne peut donc se faire que dans ce que Gramsci appelle l’« unité de la « spontanéité » et de la « direction consciente » [Gramsci, Cahiers de prison, 1, 2, 3,4, 5, Gallimard, 1996, pp. 294-295.
Également http://www.marxists.org/francais/gramsci/works/1930/spontaneite.htm]], c’est à dire du mouvement et du Parti. La classe se renforce ainsi, elle même, à travers l’activité du Parti : « [le mouvement des conseils d’usine à Turin] fut éduqué, orienté, purifié de tous les corps étrangers qui pouvaient le souiller, afin de le rendre homogène, mais de façon vivante, historiquement efficace, grâce à la théorie moderne [le marxisme] » [35]. Dans le même temps, le Parti ne peut se renforcer, assimiler les expériences de la classe, qu’en développant le mouvement. Pour que se développe cette relation d’éducation réciproque et de liaison étroite entre le Parti et la classe, le Parti doit mettre en œuvre une véritable stratégie ancrée dans le mouvement des masses : « Le principe selon lequel le Parti dirige la classe ouvrière ne doit pas être interprété de façon mécanique. Il ne faut pas croire que le Parti puisse diriger la classe ouvrière en s’imposant à elle de l’extérieur et de façon autoritaire [...] ces déviations conduisent à une surévaluation arbitraire et formelle du rôle dirigeant du Parti : [...] la capacité de diriger la classe ne tient pas au fait que le parti se « proclame » son organe révolutionnaire, mais au fait qu ’il parvient « effectivement », en tant que parti de la classe ouvrière, à rester en liaison avec toutes les couches de cette même classe, à impulser les masses dans la direction souhaitée et la plus favorable, compte tenu des conditions objectives. Le fait d’être reconnu par les masses comme « leur » parti (conquête de la majorité) n’est que comme conséquence de l’action menée parmi elles, et c’est à cette condition seulement que le Parti peut se prévaloir d’être suivi par la classe ouvrière. Cette action dans les masses est un impératif qui l’emporte sur tout « patriotisme » de parti  » [36].

Marquer la « ligne de front » et « creuser les tranchées »

Pour Gramsci, le « bon sens » ne peut se développer que dans les mobilisations, c’est-à-dire au moment où les dominés s’engagent dans une bataille contre leur domination. Le rôle des révolutionnaires est donc d’encourager et de favoriser toute rébellion spontanée avec cet objectif d’entraînement dans l’action de l’ensemble des dominés. « Les communistes [...] doivent savoir tout mettre en œuvre pour atteindre cet objectif, et surtout se montrer capables de se rapprocher des ouvriers d’autres partis ou sans parti, en venant à bout de leur hostilité et de leur incompréhension déplacées, en se présentant en toute circonstance comme les artisans de l’unité de classe dans la lutte pour la défense de la classe et sa libération » [37]. L’enjeu, pour Gramsci, est de créer ainsi les conditions du dépassement du « sens commun » à l’échelle de toute la classe. Pour cela, il s’agit de créer les conditions pour entraîner des couches toujours plus larges de travailleurs à tester leurs idées dans l’action. Parce que la confrontation prend la forme d’une guerre de position, « l’élément décisif de toute situation est la force organisée en permanence et préparée depuis longtemps, [...] aussi la tâche essentielle est-elle de veiller systématiquement et patiemment à former, à développer, à rendre toujours plus homogène, compacte, consciente d’elle-même cette force [la classe ouvrière] » [38]. Les expériences des travailleurs, les avancées et les reculs, la mémoire des luttes et les traditions militantes doivent prendre corps dans des organisations. Institutionnaliser toutes les avancées qu’une mobilisation produit dans la bataille entre le « sens commun » et le « bon sens », sous une forme organisationnelle permanente, est ce qui permet, dans le cadre de la guerre de position, d’isoler le « bon sens » et de créer les conditions de son développement permanent.

Le front unique est l’élément fondamental de cette stratégie : « Le « front unique » [...] que les communistes s’efforcent de constituer doit chercher à se présenter comme un front unique organisé, autrement dit ayant pour base les organismes autour desquels les masses dans leur ensemble se restructurent et se regroupent [...]. Il faut considérer la question sans privilégier de façon fétichiste une forme déterminée d’organisation, en se rappelant que notre objectif fondamental est de parvenir à une mobilisation et une unité organique de plus en plus vastes des forces. Pour y arriver, il faut savoir s’adapter à tous les terrains qui s’offrent selon les situations, exploiter tous les motifs d’agitation, mettre l’accent sur telle ou telle forme d’organisation selon les nécessités et les possibilités de développement de chacune d’elles » [39]. Quelles que soient les formes qu’ils peuvent prendre, la-construction de multiples cadres de front unique poursuit un objectif central : organiser la classe, resserrer ses liens et permettre aux travailleurs de tester leurs idées spontanées et multiples dans l’action. C’est seulement à cette condition que les révolutionnaires peuvent être en mesure de proposer une direction que les travailleurs puissent reconnaître comme la leur. Constitués dans l’objectif de construction des batailles de toute la classe, les fronts uniques doivent ainsi permettre de former une sorte de réseau d’« institutions » alternatives à celles de la classe dirigeante, reconstruisant des « repères de classe » à une échelle dépassant les pans de la classe déjà engagés dans la confrontation.

Cette structuration propre, s’ancrant sur les expériences des dominés, est une condition pour construire le rapport de force idéologique nécessaire avec la bourgeoisie. Mais une telle structuration indépendante de la classe ne se fait pas spontanément. Elle dépend de la capacité des révolutionnaires à orienter sa construction en ce sens. Parce que seuls les révolutionnaires veulent « rendre les gouvernés intellectuellement indépendants des gouvernants » [40], cette structuration, pour Gramsci, est une bataille politique en elle-même, condition pour la construction de l’hégémonie ouvrière, c’est-à-dire de la direction politique de la classe ouvrière sur l’ensemble de la société.

Notes

[1Voir la première partie de l’article Gramsci, penser la révolution au présent, Que faire  ? n°8.

[2Gramsci, Cahiers de prison, 1, 2, 3, 4, 5, Gallimard, 1996, p. 328.

[3Les écrits de Gramsci, et notamment le concept d’hégémonie, ont été instrumentalisés par de nombreux intellectuels réformistes pour justifier théoriquement l’abandon de la perspective de renversement du système et de construction d’un État ouvrier.

[4Lénine, Cinq ans de révolution russe et les perspectives de la révolution mondiale, Rapport présenté au IVe Congrès de l’IC le 13 novembre 1922, in Discours aux congrès de l’Internationale Communiste, Éditions Sociales, 1973, p. 233.

[5Gramsci, Cahiers de prison, 10, 11, 12, 13, Gallimard, 1978, p. 410. Également in Gramsci dans le texte.

[6Idem. p. 119.

[7Idem. p. 119.

[8Lénine, La maladie infantile du communisme (le «  gauchisme  »). Éditions sociales, 1968, p. 80.

[9«  Dans une situation déterminée, on peut recourir utilement au concept qui, dans la science militaire, est appelé la «  conjoncture stratégique  », ou bien, avec plus de précision, du degré de préparation stratégique du théâtre de la lutte [...]. Le degré de préparation stratégique peut donner la victoire à des forces «  apparemment  » (c ’est-à-dire quantitativement) inférieures à celles de l’adversaire- On peut dire que la préparation stratégique tend à réduire à zéro ce qu’on appelle «  facteurs impondérables  », c’est-à-dire les réactions immédiates de surprise, venant, à un moment donné, des forces traditonnellement inertes et passives  », «  Cahier 13  », in Gramsci, Cahiers de prison, 10, 11, 12, 13, Gallimard, 1978. Également Observations sur quelques aspects de la structure des partis politiques dans les périodes de crise organique.

[10«  Cahier 13  », in Gramsci, Cahiers de prison, 10, 11, 12, 13, Gallimard, 1978.

[11C’est à dire que ce qui est pensé est contradictoire avec les intérêts de celui qui pense.

[12Marx, Engels, Le manifeste du parti communiste, Éditions sociales, 1983, p. 59.

[13«  Cahier 28  », in Gramsci, Cahiers de prison, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, Gallimard, 1992.

[14Idem.

[15Gramsci, Cahiers de prison, 10, 11, 12, 13, Gallimard, 1978, p. 184-185.
Également http://www.marxists.org/francais/gramsci/works/1933/antiboukh1.htm#note5anc

[16Ibidem, p. 179.

[17Idem.

[18Le changement ne peut donc se faire que par des réformes.

[19Sentiment d’impuissance qui se traduit par le choix de s’en remettre à d’autres qu’eux-mêmes, en général des gens qu’ils estiment être des spécialistes, pour défendre leurs intérêts.

[20Gramsci, Cahiers de prison, 10, 11, 12, 13, Gallimard, 1978, p. 179. http://www.marxists.org/francais/gramsci/works/1933/antiboukh1.htm

[21Ibid., p. 119.

[22Ibid., p.358.

[23«  Cahier 28  », in Gramsci, Cahiers de prison, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, Gallimard, 1992. Également http://www.marxists.org/francais/gramsci/works/1935/anticroce8.htm

[24Gramsci, Cahiers de prison, 10, 11, 12, 13, Gallimard, 1978, pp. 119-120.

[25Gramsci, «  La situation italienne et les tâches du PC d’I.  » in M.A Macciocchi, Pour Gramsci, Seuil, 1974, p. 365.

[26C’est à dire des orientations politiques défendues par les partis.

[27Gramsci, «  Lettre à Palmiro Togliatti  », 18 mai 1923, in Écrits politiques II, Gallimard, p. 224.

[28Gramsci, Syndicats et conseils, Écrits politiques l (1914-1920), Gallimard, p. 280.

[29Revue qui s’était constituée à partir d’un groupe de militants du PSI, à Turin, autour de Gramsci en mai 1919. L’Ordine Nuovo avait gagné une audience au sein des ouvriers turinois en défendant que les conseils d’usine étaient les éléments embryonnaires d’un futur État ouvrier en Italie. Le contenu de la revue, vendue et discutée auprès des ouvriers, était déterminé par les débats qui avaient lieu dans le mouvement. Elle relatait les événements tout en proposant des perspectives aux travailleurs (les articles se faisaient même parfois sous forme d’adresse aux travailleurs de telle ou telle usine), notamment la généralisation des meilleures expériences de Turin à toute l’Italie, posant la question du pouvoir ouvrier comme l’objectif à atteindre pour le mouvement.

[30Gramsci a été incarcéré seulement dix mois après avoir réussi à convaincre plus de 90 % des militants de défendre une politique de front unique (votes du IIIe congrès du PC d’I, janvier 1926), mettant un terme à l’orientation sectaire du PC d’I, défendue par Bordiga depuis sa fondation en 1921.

[31Moins d’un an après la fin du mouvement d’occupation des usines, la direction de Fiat a licencié 1 500 ouvriers sur 13 000. Cela a donné lieu à trois semaines de grève avec occupation. Des descentes ponctuelles de milices fascistes contre les piquets de grèves ont eu lieu dès le début du mouvement. La fin de cette grève fut marquée par la première action significative des fascistes à Turin : une expédition punitive consistant à brûler intégralement la casa del popolo (équivalent d’une bourse du travail).

[32À Rome, le groupe des «  Arditi  » recevait des dons de la part de travailleurs du rail, du bâtiment ou encore des postiers.

[33Après plusieurs jours de combat et au prix de morts et de blessés dans leurs propres rangs.

[34Gramsci, L’expérience des métallurgistes en faveur d’une action généralisée, l’Ordine Nuovo le 23 mai 1922, in Écrits politiques II, Gallimard, 1975, p. 201.

[35Idem.

[36Gramsci, La situation italienne et les tâches du PC d’I, in M.A Macciocchi, Pour Gramsci, Seuil, 1974, pp. 363-364.

[37Idem.

[38Gramsci, Cahiers de prison, 10, 11, 12,13, Gallimard, 1978, p. 385.
Également http://www.marxists.org/francais/gramsci/works/1933/machiavel3.htm.

[39Gramsci, La situation italienne et les tâches du PC d’I in M.A Macciocchi, Pour Gramsci, Seuil, 1974, p. 367.

[40Gramsci, Cahiers de prison, 10,11,12,13, Gallimard, 1978, pp. 119-120.


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