Défendre une stratégie dans le mouvement étudiant

Retour sur Mai 68 : une répétition générale, de Daniel Bensaïd et Henri Weber

par Lætitia

20 octobre 2009

Durant l’été 68, Daniel Bensaïd et Henri Weber, deux des principaux dirigeants de la JCR, entreprennent l’écriture d’un livre intitulé Mai 68 : une répétition générale [1]. Suite au mouvement étudiant et à la grève générale de Mai, dont la JCR est (ainsi que les autres organisations d’extrême gauche) désignée par le pouvoir gaulliste comme responsable, l’organisation est dissoute le 12 juin 1968 par un décret ministériel. Par conséquent, ce livre a été écrit dans des circonstances contraignantes et assez particulières.

Les auteurs n’avaient pas la prétention de fournir une étude scientifique sur les évènements de mai 68, ils voulaient s’adresser aux militants qui avaient vécu le mouvement. A travers cette publication, les auteurs se donnaient pour objectif de livrer les informations et les analyses du mouvement nécessaires à la poursuite des débats et de créer la polémique définie par les auteurs comme « l’arme favorite du marxisme révolutionnaire ». Bensaïd et Weber traitent de nombreux aspects du mouvement de 68 dans leur ouvrage, ils se consacrent surtout sur l’importance du rôle des étudiants dans ce mouvement de grève. Par conséquent, ceci impose de se poser une série de questions sur la nature du milieu étudiant et les stratégies qui doivent y être développées. Une des questions intéressantes soulevées par Bensaïd et Weber est : quelle organisation aurait été la plus efficace pour répondre au besoin du mouvement ? Je me concentrerai dans cet article sur une position défendu par la JCR de l’époque à propos de la manière dont le mouvement étudiant devait s’organiser en 68.

Explosion universitaire

Dans les années 60, on assiste à une augmentation du nombre des étudiants dans les universités, les étudiants constituent désormais une couche sociale importante pouvant représenter une force sociale non négligeable. L’université est l’outil de la bourgeoisie pour former la main-d’œuvre dont elle a besoin, elle doit par conséquent sans cesse être transformée pour correspondre à ses nouveaux besoins. Dans les années 60, son souci est d’imposer la spécialisation aux étudiants pour que cette future main d’œuvre ait une connaissance très restreinte et ne puisse en aucun cas remettre en cause le système économique. Désormais les étudiants auront une formation insuffisante et surtout incompatible avec les progrès de plus en plus rapides des techniques de production. La position des étudiants rend évident le refus qu’ils manifesteront. Les auteurs parlent de position transitoire :

En fait, ce qui caractérise les étudiants bien davantage que leur origine, c’est leur position transitoire. Emergeant de leur milieu familial, non encore intégrés dans leur future classe sociale, ils sont politiquement plus disponibles et ont peu à perdre… Enfin, et de plus en plus, le milieu étudiant se détermine en fonction de son avenir social plutôt qu’en fonction de son origine. Il n’est plus la pépinière d’un mandarinat au rôle séculairement assigné. Les étudiants ont une place, souvent de plus en plus incertaine, à prendre dans la division technique du travail. Ce sont avant tout des travailleurs intellectuels.

La majorité de ces étudiants feront partie de la grande masse des salariés et sont conscients que leur niveau d’étude ne garantit plus leur avenir, ce qui par conséquent explique leurs capacités à se mobiliser.

Stratégies de restructuration

Bensaïd et Weber soulèvent un élément non négligeable, les étudiants ne sont pas intégrés dans les partis bourgeois ou dans le Parti Communiste Français. De fait, quelques années plus tôt, les étudiants ont acquis leur propre expérience de lutte à travers le mouvement de soutien au FLN, contre la politique de l’impérialisme français, ce qui a permis au mouvement étudiant français de devenir le plus politisé et organisé de l’Europe avec une organisation de masse en son sein qui avait pour ambition de devenir une organisation syndicale : l’UNEF. Son rôle fut central dans la lutte des étudiants en soutien au peuple algérien. A ce moment précis, on assiste à la naissance du processus de radicalisation politique des étudiants. Un processus qui s’accélère rapidement. Bensaïd et Weber qualifient le nombre des étudiants et lycéens dans les manifestations contre la guerre coloniale « d’impressionnant ». En réalité, le soutien des étudiants à la lutte de libération de l’Algérie a été tardif. Mais pour les auteurs, ce mouvement allait inévitablement transformer l’UNEF, jusqu’alors une organisation étudiante corporatiste [2], en organisation syndicale. Trois phénomènes se produisirent : le départ des courants les plus droitiers [3], la précipitation de l’UEC, l’organisation de jeunesse la plus importante dirigée par le PCF, dans une profonde crise à cause de ses positions ambiguës concernant la guerre d’Algérie, et l’émergence d’une nouvelle génération de militants révolutionnaires qui devinrent les fondateurs et les dirigeants de groupuscules révolutionnaires. L’importance du mouvement mené par les étudiants contre la guerre d’Algérie poussait l’ensemble des organisations existantes à élaborer une stratégie pour structurer le mouvement étudiant.

Les dirigeants de la FGEL [4] voulaient faire de l’UNEF un « authentique syndicat » étudiant, cette stratégie s’appelait « la ligne universitaire  ». Ils avaient l’ambition de transformer une organisation qui faisait essentiellement de la gestion en organisation qui se devait d’avoir des revendications. L’UNEF devait à présent organiser son milieu, défendre les étudiants, développer de nouvelles formes de lutte en adéquation avec l’université. La FGEL avait développé une stratégie intéressante mais elle partait du postulat que le milieu étudiant était homogène et que les campagnes revendicatives de l’UNEF uniraient tout le milieu étudiant. Bensaïd et Weber expliquent que cette stratégie était mauvaise puisque :

Le milieu étudiant, celui du moins des années 60, n’était pas syndicalisable. Il n’avait pas d’intérêts homogènes à défendre. 80% des adhérents à l’UNEF avaient pris leurs cartes pour bénéficier des polycopiés et accéder aux restaurants universitaires de leur choix. Confrontée à des situations très individualisées, la masse des étudiants recherchait des solutions individuelles à ses problèmes. Seule une infime minorité faisait sien le projet révolutionnaire de transformer la condition étudiante.

En effet, les auteurs ont conscience que ce qu’on pourrait appeler la « gauche syndicale » remportait un franc succès lors des assemblées générales. En revanche, cette hégémonie était moins évidente lorsque le milieu commençait peu à peu à se dépolitiser. Bensaïd et Weber explique ce phénomène en soulignant que le mouvement étudiant ne peut transformer l’université tout seul, il lui faut l’appui du mouvement ouvrier qui jusqu’ici n’a pas rompu avec le réformiste. C’est pour cette même raison que la stratégie de la FGEL pouvait fonctionner à la seule condition qu’elle fût relayée dans le mouvement ouvrier. Tous les partis représentant la classe ouvrière refusaient catégoriquement cette stratégie et continuaient à poursuivre l’orientation réformiste. Cette situation contradictoire où les étudiants étaient coupés du mouvement ouvrier mais prétendaient vouloir défendre ses intérêts faisait l’objet de nombreux débats chez les étudiants. Dans l’UNEF, on assiste à des débats assez houleux entre les différentes tendances et cela conduit au départ de nombreux militants du « syndicat étudiant  ». En 1967, l’UNEF n’avait en son sein presque plus de militants. Bensaïd et Weber développent l’idée que dans le milieu étudiant :

Il y avait la place pour une organisation politique de masse, non pour un authentique syndicat. Une telle organisation ne se serait pas adressée au milieu étudiant comme un milieu homogène.

Les dirigeants de la JCR défendaient l’idée que si l’UNEF était devenue une organisation politique de masse, elle organiserait la contestation et développerait des revendications pour les étudiants. De fait, elle assumerait également l’aspect politique de ces revendications, ce qu’elle ne pouvait pas faire en tant que syndicat. Une organisation politique pourrait avoir un champ d’intervention plus large que le champ syndical. Elle aurait eu les moyens d’organiser massivement la lutte de solidarité avec la révolution vietnamienne, ainsi qu’organiser la solidarité avec les travailleurs. Ceci lui aurait procuré un large espace pour diffuser les idées révolutionnaires et convaincre du socialisme :

Débarrassée de tout mimétisme à l’égard du syndicalisme ouvrier, elle aurait pu penser indépendamment des problématiques éculées le rôle nouveau qui incombe au mouvement étudiant dans la société capitaliste avancée. Concevant son intervention comme pleinement, centrant cette intervention sur divers fronts de lutte de classes, elle serait demeurée un centre de polarisation pour la gauche étudiante.

Bensaïd et Weber critiquent l’échec de l’expérience syndicale de l’UNEF mais admettent qu’elle a apporté des aspects positifs. En effet, elle a permis tout d’abord aux militants d’analyser de manière pointue le rôle de l’université dans le système capitaliste, ensuite de tenter des expériences d’auto-structuration dans le milieu étudiant et enfin de poser toutes les questions nécessaires à l’élaboration d’une stratégie révolutionnaire. Les débats étaient riches, d’un haut niveau politique et à l’origine de la formation de militants révolutionnaires.

Aujourd’hui...

Le débat qui consiste à se poser la question de savoir s’il faut une organisation politique dans le milieu étudiant plutôt qu’une organisation syndicale peut paraître obsolète aujourd’hui. En effet, quarante ans après, la plupart des étudiants de notre organisation de jeunesse défendent le fait qu’il faut s’impliquer dans l’UNEF et poursuivre sans cesse le travail syndical étudiant. Il n’est pas question de remettre en cause cette stratégie, les derniers mouvements étudiants nous ont montré à quel point l’UNEF était importante pour la victoire d’un mouvement. Le CPE est l’exemple qui illustre le mieux cet état de fait. En revanche, il est nécessaire de noter en s’appuyant sur les quatre dernières années que les étudiants en général se mobilisent de manière plus importante pour des questions d’ordre sociales et nettement moins pour des questions d’ordre universitaire. Le mouvement LMD et LRU n’ont pas mobilisé autant d’étudiants que le CPE. Actuellement, les étudiants ne sont plus ceux de 68. De fait un mouvement similaire au CPE aurait été inimaginable. La massification accrue de l’université a permis à un nombre important d’étudiants issus de milieux modestes d’accéder aux études supérieures. L’université française compte en son sein environ deux millions d’étudiants. Beaucoup d’entre eux sont contraints de travailler pour financer leurs études : un étudiant sur deux est salarié. En effet, la précarité étudiante s’accroit de manière significative et le système d’aide mis à leur disposition ne répond plus aux besoins des étudiants. Le pouvoir d’achat des étudiants chute considérablement alors que les frais d’inscription augmentent d’année en année, que les prix des loyers flambent et que le coût de la vie est en hausse. De plus, il faut noter qu’à la différence des étudiants de 68, les étudiants sont désormais contraints d’étudier plus longtemps pour obtenir un niveau de qualification suffisant, leur permettant d’aspirer à des emplois bien rémunérés. Face à cette dégradation des conditions de vie des étudiants, la bourgeoisie propose des réformes empirant indubitablement la situation de ces derniers. Tout ceci est à l’origine de la radicalisation des étudiants.

Ecrit en moins de 3 semaines dans des conditions particulières, et malgré ses objectifs modestes, Une répétition générale a longtemps été considérée comme une référence dans la mesure où y était annoncé en germe l’orientation qui allait être celle de la Ligue Communiste dans les années qui suivirent. Sur cet aspect comme sur d’autres, celle-ci a depuis fait l’objet de nombreuses critiques, notamment de la part des auteurs eux-mêmes. Néanmoins, le livre de Bensaïd et Weber est très instructif en ce sens où il nous fournit de précieux indices pour répondre aux problématiques posées par les mouvements étudiants des dernières années. L’analyse de Bensaïd et Weber a permis à la JCR de développer sa propre stratégie pour le mouvement étudiant en 68. Quarante ans après, il est nécessaire que les révolutionnaires renforcent leurs analyses du milieu étudiant, du rôle de l’université et des transformations qu’elle subit actuellement : les origines sociales des étudiants, les conditions de vie mais également d’étude de ces derniers, le niveau de qualification offert par l’université française et les perspectives de la formation universitaire pour les étudiants, le processus de transformation du système universitaire opéré par la bourgeoisie et les différents mouvements qui ont tenté de s’y opposer ces dernières années. Toutes ces questions sont nécessaires non seulement pour développer une analyse complète du milieu étudiant mais aussi pour élaborer une stratégie efficace. C’est-à-dire une méthode qui peut apporter des pistes aux révolutionnaires sur le type d’organisation nécessaire aujourd’hui : une organisation capable d’articuler les questions sociales et les questions universitaires, et d’intégrer ces problématiques à un projet global de transformation révolutionnaire de la société.

Notes

[1Daniel Bensaïd, Henri Weber, Mai 68 : une répétition générale, Maspero, 1968.

[2L’UNEF était une corporation étudiante, elle avait un rôle de gestionnaire et les militants proposaient des services aux étudiants mais n’était en aucun cas une force de contestation.

[3Par exemple, rappelons que Le Pen dirigeait l’AGE d’Assas jusqu’au milieu des années 50…

[4Fédération des groupes d’études de lettres.


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