Quand la France prit feu : Mai 68

par Chris Harman

6 novembre 2011

Pour la majorité des gens mai 1968 représente la révolte d’étudiants en mal d’utopie. Pour d’autres ce fut tout simplement un échec. Le mouvement de masse de mai 68 a surtout marqué la fin des certitudes générées pendant la période de boom des trente glorieuses, le boom le plus long de l’histoire du capitalisme. Et mai 68 a signalé le début d’une nouvelle période d’instabilité.

Préface

En 1973 l’économie mondiale rentre en récession pour la première fois depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, une récession approfondie par le krach pétrolier. Dans les vingt années qui ont suivi, le capitalisme a connu deux nouvelles récessions. À chaque fois la reprise est plus lente et, surtout, les travailleurs, sur le dos desquels les classes dirigeantes essaient de résoudre les problèmes économiques, n’en voient pas les bénéfices. L’abîme entre une société qui n’a jamais créé autant de richesses et le bien-être de tous ceux qui y habitent n’a jamais été aussi important.

Depuis que le texte de Chris Harman est paru pour la première fois, la fin de la guerre froide n’a pas rendu le monde plus sûr mais au contraire plus dangereux. Les interventions militaires, comme en Somalie en 1993, au Rwanda en 1994, ou au Koweït en 1991 se multiplient. La concurrence internationale est toujours plus importante, poussant à la confrontation entre les principales puissances du monde, souvent par l’intermédiaire de puissances locales. Tel est le cas en Algérie où la rivalité économique entre la France et les États-Unis exacerbe la guerre civile.

La chute du mur de Berlin devait signer la fin des idéologies, de l’histoire, et bien sûr, le triomphe du capitalisme libéral. En l’espace d’une décennie ces affirmations se sont révélées fausses. Le marché ne régule pas la société, au contraire il l’étrangle. Le krach boursier d’octobre 1987, la crise mexicaine en 1994 ont nécessité l’intervention massive des États dominants de la planète pour sauver la Bourse et, en passant, l’économie mondiale. Le modèle sud-est asiatique, acclamé par tous les économistes bourgeois et par la gauche, s’est effondré comme un château de cartes à partir de l’été 1997.

Les ravages du système ont aussi remis à l’ordre du jour la résistance des travailleurs. Pendant le mois de décembre 1995 les dirigeants européens observaient anxieusement le gouvernement Juppé qui tentait de résister aux grèves du secteur public. Depuis, les luttes se sont étendues en Europe de l’Allemagne à la Grèce. Les travailleurs du service de livraison express UPS aux États-Unis ont remporté une victoire au bout de quinze jours de grève en août 1997, la première grève nationale aux États-Unis depuis 14 ans. Et en Corée du Sud des grèves de masse secouent le pays et ont contribué à faire tomber le président.

En février 1998 l’opposition internationale à l’intervention militaire américaine et britannique a évité une nouvelle guerre du Golfe. Le niveau d’opposition était tel que le gouvernement américain n’était même pas capable d’organiser un débat télévisé sans qu’il ne soit dominé par les images d’étudiants scandant des slogans contre la guerre.

Dans une telle situation les nouvelles générations se tournent vers la lutte et cherchent des idées politiques dans un monde où les divisions entre classes sociales sont plus profondes qu’elles n’ont jamais été.

Pendant longtemps le marxisme a été étouffé sous la chape de plomb du stalinisme sous toutes ses variantes. La fin du stalinisme a créé un nouvel espace pour une authentique tradition révolutionnaire. La crise du système et le développement des luttes dans les année 90 signifient que l’audience potentielle pour les idées marxistes peut être aussi importante qu’en 1968.

Mais ce n’est qu’un aspect d’un processus plus global car la crise a aussi créé le terreau pour le développement du fascisme. Faute du développement d’une alternative socialiste crédible, des couches de plus en plus larges de la société peuvent se tourner en désespoir vers lui. Nous sommes engagés dans une course contre la montre.

Le révolutionnaire russe Trotsky, écrivant sur la situation en France dans les années trente, expliquait que dans une telle situation les illusions dans un possible compromis entre les intérêts capitalistes et ceux des travailleurs tombent les unes après les autres. Un des signes de ce processus est la perte de confiance en une solution politique de compromis dans le cadre de la démocratie parlementaire. A ce sujet il disait :

« Le capitalisme a porté les moyens de production à un niveau tel qu’ils se sont trouvés paralysés par la misère des masses populaires qu’il avait ruinées. De ce fait, tout le système est entré dans une période de décadence, de décomposition, de pourriture. Non seulement le capitalisme ne peut pas donner aux travailleurs de nouvelles réformes sociales, ni même de simples petites aumônes, mais encore il est contraint de reprendre même les anciennes. Toute l’Europe est entrée aujourd’hui dans l’ère des « contre-réformes » économiques et politiques. La politique de spoliation et d’étouffement des masses n’est pas le fruit des caprices de la réaction, mais résulte de la décomposition du système capitaliste. C’est là le fait fondamental et tout ouvrier doit le comprendre s’il ne veut pas être dupé par des phrases creuses. C’est précisément pourquoi les partis démocratiques se décomposent et perdent l’un après l’autre leurs forces, dans l’Europe entière...Les grands phénomènes politiques ont toujours des profondes racines sociales. La décadence des partis démocratiques est un phénomène universel dont les causes sont dans la décadence du capitalisme lui-même...
Toute la question est de savoir en faveur de qui, de la révolution prolétarienne ou du fascisme, se fera cet effondrement inévitable. »

La crise aujourd’hui se développe moins brutalement que dans les années trente. Mais elle se développe. La crise s’étire beaucoup plus que dans les années trente. Vingt-cinq ans après la première récession de 1973-74 il n’y a aucun signe que le capitalisme soit en train de sortir de son marasme économique. Au contraire, il s’enfonce toujours plus, et pousse à des confrontations de classe plus importantes.

Il devient crucial pour les socialistes d’apprendre à nouveau comment se connecter au mouvement de masse, comment construire à nouveau un réseau de militants capables de proposer une alternative. Les leçons de mai 68 ont alors une double importance.

D’une part elles sont riches d’enseignement sur la dynamique de la grève de masse. Elles nous montrent l’importance des facteurs politiques tels que la révolte étudiante et les mouvements contre l’impérialisme à l’Est comme à l’Ouest dans la politisation des jeunes, et l’étincelle qu’ils peuvent être pour les luttes des travailleurs. Mais elles montrent également l’importance de développer les idées révolutionnaires au sein de la classe ouvrière.

L’histoire ne se répète jamais exactement de la même façon. Les erreurs commises en mai 68 coûteront plus cher aujourd’hui. Reconstruire la tradition révolutionnaire devient non seulement une possibilité mais une nécessité.

Le texte de Chris Harman fut publié pour la première fois en anglais en 1988. Il fait partie d’un ouvrage qui analyse les principales luttes de la période 1968-74 dont le titre original est « The fire last time : 1968 and after », dont nous présentons également le prologue qui situe le contexte international du capitalisme à la fin des années soixante..

Nick Barrett, Paris, mars 1998.


Prologue

De temps à autre vient une année qui marque toute une génération.
Par la suite le fait même de la mentionner fait survenir un nombre incalculable d’images dans la tête de ceux qui en firent l’expérience.
1968 fut ce type d’année.

Il y a des millions de gens dans le monde qui pensent toujours que ces douze mois ont changé leur vie de façon décisive. Et ce ne sont pas seulement ceux qui étaient étudiants ou hippies comme le suggèrent les médias.

Car 1968 fut une année pendant laquelle la révolte ébranla trois des régimes les plus importants de la planète et déclencha une vague d’espoir dans la jeunesse de nombreux autres pays. Ce fut l’année où les guérillas paysannes d’une des plus petites nations du monde résistèrent au pouvoir le plus puissant de l’histoire humaine. Ce fut l’année où les ghettos noirs se révoltèrent pour protester contre le meurtre de Martin Lutter King, leader du mouvement de la non-violence. Ce fut l’année où Berlin devint le point international de focalisation d’un mouvement étudiant qui remettait en cause les blocs de pouvoirs qui divisaient la ville. Ce fut l’année où des matraques et des bombes lacrymogènes furent utilisées pour que la convention du parti démocrate américain mène à bien l’élection d’un candidat à la présidence que les électeurs avaient pourtant rejeté dans toutes les primaires et où des chars russes entrèrent dans Prague pour renverser un gouvernement « communiste » qui avait fait des concessions à la pression populaire. Ce fut l’année où le gouvernement mexicain massacra plus de cent manifestants pour assurer le déroulement des Jeux Olympiques dans des conditions « pacifiques ». Ce fut l’année où les manifestations à Derry et à Belfast contre la discrimination mirent le feu aux poudres en Irlande du Nord. Ce fut, surtout, l’année où la plus grande grève générale de l’histoire paralysa la France et fit paniquer son gouvernement.

Il est vrai que le monde ne fut pas renversé comme il le fut en 1648, en 1789 ou 1917. Mais il fut profondément ébranlé. Et les ondes de choc brisèrent les vérités établies qui enchaînaient l’esprit de beaucoup de gens, les amenant à croire que la société pouvait être complètement changée, que tout était possible.

La version médiatique de 1968 comme « l’année des étudiants » ignore tout cela et a présenté ce qui s’est passé comme un choc des générations basé sur un engouement soudain pour les longs cheveux, les drogues et les affiches de Che Guevara. L’image de la révolution a été reléguée au grenier des « has-been » historiques tandis que des anciens dirigeants étudiants racontent comment ils ont abandonné leurs rêves de jeunesse pour les bienfaits de la vie rangée des classes moyennes. Si la mode de 1968 était de se marginaliser et de prendre des acides, maintenant, apparemment, il s’agit de s’intégrer au système et de lâcher la politique socialiste.

Dans cette perspective, 1968 fut une anomalie historique, une sorte de croisade menée par des enfants grandis trop vite, coupée de ce qui s’était passé avant et de ce qui se passa après.

Le propos de ce livre est très différent. 1968 fut le produit de contradictions qui s’étaient développées pendant les années qui l’ont précédé et qui ont continué d’exploser durant la décennie suivante.

Au mois de mai français succéda l’automne chaud italien de 1969. Aux ambitions brisées d’un gouvernement américain succéda la chute de celui qui suivit, lorsque le président lui-même fut « mis à nu » par le scandale du Watergate. Les émeutes étudiantes de Varsovie de mars 1968 furent suivies par la révolte bien plus conséquente des ouvriers de Gdansk et de Szcecin en 1970-71 tandis que le défi lancé au Stalinisme par le Printemps de Prague précéda le défi encore plus grand de Solidarnosc. Les vagues de mécontentement dans les universités anglaises en 1968 inaugurèrent les vagues de grèves qui finalement détruisirent le gouvernement Heath en 1974. L’Université d’Athènes se souleva en novembre 1973, déclenchant le compte à rebours des jours qui restaient à la dictature grecque. Les cloches de la liberté sonnaient encore à Lisbonne au Portugal en juin 1974 et à Vitoria en Espagne en mars 1976.

J’ai tenté de raconter l’histoire de toute cette période. Malheureusement le temps et la place m’ont empêché de le faire à l’échelle mondiale. J’ai dû me limiter aux principaux pays européens et aux États-Unis, faisant simplement allusion aux événements ailleurs dans le monde (au Viêt-nam, en Chine, en Pologne, en Yougoslavie, au Mexique, en Tchécoslovaquie) dans la mesure où ils ont eu un impact immédiat sur la conscience de ceux qui défilèrent dans les rues de ces pays. Mais cela ne devrait mener personne à imaginer que 1968 ne fut qu’une année européenne. Car, après tout, 1968 fut l’année où le mouvement naxalite est né en Inde lorsque des milliers d’étudiants ont tenté de faire face avec courage à un régime de plus en plus corrompu, l’année des premières manifestations, sans succès, contre la dictature militaire au Brésil et du début d’un mouvement de grève de masse des étudiants et des ouvriers dans l’Argentine voisine, l’année où le gouvernement chrétien-démocrate d’Eduoardo Frei au Chili s’embourbait face aux grèves et aux occupations de terres, l’année où les fedayin d’al-Fatah prirent la direction de l’OLP pour mener leur première bataille majeure contre les forces israéliennes à Karameh.

1968 fut une année importante parce qu’elle s’inscrivit dans un processus révolutionnaire mondial. La plupart du temps sa dynamique est lente et connaît de nombreuses défaites. Ses défenseurs se perdent souvent parmi les embûches semées par l’ordre ancien. Le résultat est qu’ils confondent amis et ennemis. Les opposants à la tyrannie dans une partie du globe s’alignent sur les oppresseurs ailleurs. Des activistes se fatiguent et en viennent à mépriser ceux qui leur succèdent. Ils se retirent pour faire du jardinage sans s’apercevoir de la radiation du sol et de l’état de famine de l’autre côté de la clôture. Pourtant, en définitive, ce processus révolutionnaire est le seul porteur d’espoir pour l’humanité.

Le rêve de 1968 est la seule alternative aux impérialismes rivaux, à l’Est comme à l’Ouest, avec leurs crises économiques internes et leurs aventures militaires à l’étranger, leur système d’armements et leurs accidents nucléaires, leurs clients dictateurs et leur soutien aux guerres locales dévastatrices, leur institutionnalisation de l’oppression nationale et leur tolérance à l’égard de l’horrible carnage qui peut en résulter, l’insistance qu’ils mettent à ce que leur soient remboursés les intérêts croissants des dettes tandis que des centaines de millions de gens meurent de faim et que des pays entiers s’enfoncent dans la famine.

Pour cette raison je dédie ce livre à tous ceux qui se sont battus en 1968 et qui continuent de se battre aujourd’hui, dans l’espoir que la compréhension de comment nous nous sommes battus alors nous aidera à gagner la prochaine fois.

Chris Harman, 20 décembre 1987.


Le mois de mai français

L’histoire n’avance pas toujours au même rythme. Parfois, même des changements minimes prennent des décennies ou des siècles. Parfois il se passe plus de choses en une nuit qu’au cours des dix années qui ont précédé. C’est ce qui se produisit la nuit du 10-11 mai 1968 à Paris.

Ce vendredi soir avait commencé par une grande manifestation, la cinquième depuis le début de la semaine, regroupant des étudiants, lycéens et universitaires. La raison était l’utilisation de la police pour fermer l’université et empêcher des manifestations de protestation contre les mesures de discipline prises envers des étudiants de Nanterre. La police avait attaqué les manifestations précédentes à coups de matraques et de gaz lacrymogènes et avait arrêté plusieurs manifestants. Des étudiants avaient commencé à contre-attaquer en jetant des pavés en direction de la police et en construisant des barricades improvisées avec des panneaux de signalisation et des grillages. Mais ce soir la manifestation était pacifique.

Puis, vers 22h, les manifestants remarquèrent que la police leur avait barré le chemin au niveau des ponts qui traversaient la Seine. La police avait l’intention de prendre la manifestation en tenaille dans les rues autour du boulevard St. Michel.
Les étudiants retournèrent la tactique de la police contre elle, constituant une « zone libre » en édifiant des barricades dans toutes les rues adjacentes - aux panneaux, grillages et pavés on ajouta des voitures renversées, du matériel de construction des chantiers alentours, des sacs de ciment, des compresseurs, des rouleaux de fil électrique et des piliers d’échafaudages.

Les habitants de la rue Guy-Lussac et des rues avoisinantes témoignèrent leur sympathie aux étudiants en leur apportant du pain, du chocolat et des boissons chaudes. Ceux-ci furent rejoints sur les barricades, où flottaient des drapeaux rouges et noirs, par un nombre considérable de jeunes ouvriers.

Ce qui avait commencé comme un mouvement étudiant
s’était transformé, pendant « la nuit des barricades »,
en une gigantesque confrontation sociale

Vers deux heures du matin le gouvernement donna l’ordre d’intervenir à des milliers de CRS. Il s’en suivit un violent combat de rue. Sans arrêt la police chargeait les barricades, lançant des grenades à percussion et des gaz lacrymogènes, frappant quiconque tombait sous sa main - étudiant, ouvrier ou simple passant. Les manifestants jetaient à la police tout ce qui passait à portée de main - pavés arrachés au trottoir, gaz lacrymogènes et grenades qui n’avaient pas encore explosé. Ceux qui habitaient les appartements surplombant la bataille jetaient de l’eau pour atténuer l’effet des fumées des gaz lacrymogène. Un bon nombre des voitures renversées prirent feu. Sans cesse la police devait stopper son offensive. Il lui fallut quatre heures pour reprendre possession des lieux.

Mais les manifestants n’étaient pas vaincus pour autant. Les dirigeants des principales confédérations syndicales s’étaient rencontrés toute la soirée et avaient suivi à la radio les comptes-rendus de la manifestation. L’ampleur de la répression et de la lutte devint si évidente qu’ils appelèrent à une grève générale d’une journée le lundi suivant, le 13 mai.

Pour tenter de contenir le mouvement, le premier ministre Pompidou annonça que l’université serait rouverte et que les accusations contre ceux qui étaient arrêtés seraient « réexaminées ». Plus tard il expliquera : « J’ai préféré donner la Sorbonne aux étudiants plutôt qu’ils ne la prennent de force » [1]. Mais il était déjà trop tard. Les étudiants étaient désormais déterminés à occuper l’université dès qu’elle serait rouverte. Plus important, la grève allait être la plus massive que la France ait jamais connue, et en l’espace de deux jours, à travers toute la France, les ouvriers occupaient les usines.

Ce qui avait commencé comme un mouvement étudiant s’était transformé, pendant « la nuit des barricades », en une gigantesque confrontation sociale, avec le gouvernement pratiquement paralysé pendant trois semaines tandis que les gens se demandaient s’il devait être renversé par une révolution.

Le mouvement étudiant en France

En soi, le mouvement des étudiants parisiens n’était pas bien différent de ceux de Berkeley, Colombia, de Berlin, des villes italiennes ou de la London School of Economics. Jusqu’au début du mois de mai le mouvement français était même plus faible que la plupart d’entre eux.

À la fin des années 50 et au début des années 60, il y avait eu un mouvement étudiant de ce type en France pour s’opposer à la guerre d’Algérie. La perspective de la conscription d’une part, et l’horreur qu’inspirait l’ampleur de la répression par l’armée française d’autre part, avaient amené beaucoup d’étudiants à s’aligner sur l’opposition socialiste de gauche à la guerre. À peu près la moitié des étudiants s’identifièrent au syndicat national étudiant l’UNEF, qui se trouvait aux avant-postes de la lutte contre la guerre. Mais lorsque la guerre cessa en 1963, l’élan qui avait provoqué la radicalisation des étudiants retomba lui aussi. L’UNEF déclina, paralysée par des crises de pouvoir internes et par de gros problèmes financiers. Au début de 1968, elle ne pouvait revendiquer représenter plus de 80 000 étudiants sur un total national de 550 000. Elle était devenue une organisation où une petite minorité d’anciens étudiants et d’étudiants plus âgés formés politiquement polémiquait en vase clôt tandis que la majorité des adhérents restait passive [2].

Les activités d’étudiants « de gauche » étaient, pendant les quatre premiers mois de 1968, bien moins développées qu’en Italie, en Allemagne de l’Ouest ou même en Grande Bretagne. Une manifestation, le 21 février, en soutien aux forces de libération nationale au Viêt-nam ne fut pas plus grosse et considérablement moins militante que celle du 17 mars à Londres. 2000 personnes seulement participèrent à la manifestation du 11 avril à laquelle plusieurs organisations de gauche avaient appelé suite à la tentative d’assassinat sur le leader du mouvement étudiant allemand Rudi Dutschke.

Le berceau d’un nouveau mouvement étudiant de masse était désormais Nanterre, un nouveau site universitaire construit en banlieue parisienne pour adapter l’université à des effectifs en croissance rapide. Les premières luttes, relativement peu politisées, eurent pour objet les conditions de vie et de travail auxquelles les étudiants étaient obligés de s’accommoder. Le campus tentait d’absorber trop d’étudiants par rapport à ses capacités. Par exemple, 80% des étudiants en langues pouvaient rarement avoir accès aux laboratoires de langues. La situation excentrée de Nanterre rendait difficile l’accès aux loisirs et autres aménagements culturels de la ville de Paris. Et pour couronner le tout, les autorités universitaires imposaient des restrictions autoritaires et ridicules aux étudiants qui résidaient sur le site comme l’interdiction faite aux garçons d’aller dans les résidences des étudiantes.

En mars 1967, des groupes d’étudiants envahirent pacifiquement les résidences des femmes. En novembre 10 000 étudiants prirent part à une grève contre les conditions de vie sur le campus. La grève prit fin lorsqu’une commission paritaire fut créée pour statuer sur leurs revendications. En mars et en avril des étudiants en psychologie et en sociologie votèrent pour le boycott de leurs examens. Les étudiants politisés liés à des courants anarchistes, trotskistes ou maoïstes jouèrent un rôle dans ces « mouvements de masse », soulevant des questions d’ordre plus général. Par exemple, il se tint une conférence en mars 1967 sur « Wilhelm Reich et la sexualité » et un an plus tard certains défendaient l’idée que la sociologie, en tant qu’« idéologie » [3], devait être condamnée.

Mais les étudiants politisés étaient peu nombreux. Le 22 mars 1968, lors d’une réunion de protestation contre le harcèlement policier des manifestants contre la guerre du Viêt-nam, fut votée l’occupation des locaux administratifs pour la nuit. Sur les 12 000 étudiants du campus, 142 seulement participèrent à l’occupation [4]. D’après une description des événements :

« L’atmosphère est étrange, joyeuse et sérieuse à la fois. Dans un coin un jeune barbu joue de la guitare. On le fait taire tandis que la discussion s’échauffe. De temps à autre quelqu’un apporte une boîte contenant des sandwichs et des bouteilles de bière...

Les discussions ont pour objet la critique de l’université, la lutte contre l’impérialisme, le capitalisme aujourd’hui. Ils cherchent quels moyens leur permettraient d’exposer les structures répressives de l’État bourgeois, quelles situations leur permettraient de les mettre à nu, quelle action marcherait comme un « détonateur ». Ils se demandent aussi comment les luttes des étudiants pourraient se connecter aux luttes des ouvriers, et comment convertir le mouvement de protestation contre la répression policière en une contestation permanente » [5]

Ce groupe minoritaire se baptisa le « mouvement du 22 mars » et appela à une autre journée d’occupation le vendredi 29 mars suivant, dans le but d’organiser une « journée de débat contre l’impérialisme ». La semaine suivante fut employée à mobiliser du soutien à l’aide de tracts et d’affiches, de slogans peints sur les murs, d’interventions dans les amphithéâtres. À ce stade ces militants revendiquaient un « noyau de quelques 300 extrémistes capables de rallier mille étudiants sur un total de 12000. » [6]

C’est la réaction qu’eurent les autorités face à cette minorité qui multiplia les soutiens parmi les étudiants « non-politisés ». Pendant que le ministre de l’éducation Peyrefitte, et les médias parlaient d’« enragés » qui « terrorisaient » les autres étudiants, l’administration de l’université ferma les salles de conférences et la bibliothèque les 29 et 30 mars en utilisant la police et les CRS. Cela fit en effet « enrager » une minorité d’étudiants : le mardi suivant 1200 d’entre eux occupèrent l’un des plus grands amphithéâtres pour y poursuivre leur débat.

Après les vacances de Pâques, l’agitation reprit de plus belle. Encore une fois ce fut la réaction des autorités qui servit de catalyseur. Le mouvement du 22 mars annonça à la fin du mois d’avril qu’il organisait une nouvelle journée contre l’impérialisme les 2 et 3 mai. L’un des leaders du mouvement, Daniel Cohn-Bendit, fut arrêté par la police et gardé en détention pendant 12 h après qu’un étudiant d’extrême-droite l’ait accusé de l’avoir attaqué. Daniel Cohn-Bendit, et sept autres étudiants furent alors sommés de comparaître devant les autorités de l’université pour distributions de tracts - et les salles de conférences ainsi que la bibliothèque de Nanterre furent à nouveau fermées et gardées par la police. Les dirigeants de l’université se plaignirent de l’« étrange atmosphère de la faculté... très proche de la psychose d’une guerre. » [7]

Même à ce moment l’implication active dans le mouvement étudiant restait faible. Moins de 400 étudiants de Nanterre se rendirent à la Sorbonne, la partie principale de l’université située au coeur du quartier Rive gauche de la Seine, pour protester contre cette mesure disciplinaire.

C’est alors que le recteur de l’université et le ministre de l’Éducation provoquèrent l’escalade décisive dans la confrontation. Ils annoncèrent qu’ils allaient fermer l’Université de Paris dans sa totalité et envoyèrent la police pour s’occuper du mouvement de protestation. La police, en tenue anti-émeute complète, encercla la Sorbonne et donna l’ordre aux manifestants de partir. Lorsqu’ils s’exécutèrent pacifiquement, par groupes de 25 à environ 17 heures, plus de 500 furent arrêtés.
Cette répression policière permit d’accomplir ce que les militants eux-mêmes n’avaient pas réussi à faire. D’autres étudiants commencèrent à participer aux manifestations. Le cycle répression/manifestation s’était mis en branle.

« Des rassemblements spontanés se formèrent sur la place de la Sorbonne, dans la rue des Ecoles, sur le boulevard St. Michel. Quelques personnes criaient des slogans à tue-tête. Ceux-ci étaient repris avec force par la foule. » [8]

Bientôt, ils étaient 2 à 3000 étudiants à se rassembler autour du cordon de police. La police répliqua en manoeuvrant pour « nettoyer » les rues - elle frappa à coups de matraques quiconque ressemblait à un étudiant et aspergeait tous les groupes de gaz lacrymogènes. Quelques étudiants se défendirent en descellant des pavés. L’idée se propagea. Il fallut 4 heures à la police pour reprendre contrôle du quartier, blessant cent manifestants et passants dans l’opération.

L’ampleur de la répression choqua même ceux qui étaient hostiles ou indifférents à la minorité d’étudiants militants. L’UNEF et le syndicat des professeurs de l’université, le SNESup, lancèrent des mots d’ordre de grève et de manifestations pour le lundi suivant. Des dizaines de milliers de personnes répondirent à l’appel dans les écoles à travers tout le pays. A Paris 100 000 tracts furent distribués et 30 000 étudiants, lycéens et professeurs participèrent à la manifestation. Leur but était de marcher sur la Sorbonne. C’était précisément ce que les autorités voulaient empêcher à tout prix. Le quartier fut envahi de policiers et de CRS.

Les premiers manifestants défilèrent autour du quartier récoltant des renforts jusqu’à être 6000 individus, puis ils tentèrent de se frayer un passage à travers les cordons de police en direction de l’université. Rue St. Jacques, la police chargea :

« Cette fois-ci, la police est encore plus violente et les étudiants encore plus audacieux. C’est l’escalade. Chaque attaque engendre une contre-attaque. Chaque moyen de répression engendre un nouveau moyen de défense. Chaque jeune homme ou jeune femme sur la ligne de front apprend à se protéger des gaz lacrymogènes - du simple mouchoir à la paire de lunettes de ski en passant par l’utilisation de l’eau ou même du citron. » [9]

Pendant ce temps des milliers d’autres manifestants se rassemblaient à l’appel de l’UNEF à une station de métro toute proche. Ceux qui se battaient contre la police se replièrent pour les rejoindre, puis, ensemble, ils marchèrent de nouveau vers la Sorbonne. La confrontation reprit à plus grande échelle. À la fin de la soirée 739 manifestants avaient été blessés suffisamment gravement pour nécessiter une hospitalisation.

Les travailleurs avaient une image peu flatteuse des étudiants qui était encouragée par les bureaucrates du mouvement ouvrier.
[...] À présent un nombre considérable de jeunes travailleurs
s’étaient rangés du côté des étudiants

À ce stade les luttes du Quartier Latin commencèrent à dominer l’actualité. Même si la radio ORTF - dirigée par l’État - et les chaînes de télévision avaient pour ordre d’ignorer les manifestations, des stations de radio privées comme Radio Luxembourg diffusaient des comptes-rendus toutes les heures. Les trois personnalités qui émergèrent comme « porte-paroles » du mouvement - Dany Cohn-Bendit, Jacques Sauvegeot, président provisoire de l’UNEF, et Alain Geismar, secrétaire général du SNESup, devinrent quasiment des célébrités sur les ondes. Et le mouvement étudiant commença, pour la première fois, à attirer le soutien des jeunes ouvriers :

« Il ne faut pas sous-estimer l’envergure des manifestations du 6 mai. Par deux fois les manifestants se sont jetés contre les forces de l’ordre blessant 345 policiers. La vigueur et le pouvoir de ces manifestations étudiantes devaient forcément exercer une influence sur la classe ouvrière et sur la jeunesse.

Les travailleurs avaient une image peu flatteuse des étudiants qui était encouragée par les bureaucrates du mouvement ouvrier. À leurs yeux, les étudiants n’étaient que des « fils à papa » dont les bouffonneries étudiantes n’empêcheraient pas d’intégrer les rangs des exploiteurs. Le soir du 6 mai cette caricature fut détruite. Les images des luttes et les comptes-rendus des batailles suscitèrent de l’admiration chez les travailleurs. » [10]

Les mardi et mercredi suivants d’autres manifestations de masse s’enchaînèrent. Celle du mardi fut une énorme démonstration de force avec 50 000 manifestants formant des chaînes bras dessus bras dessous sur toute la largeur de la rue, parcourant 30 kms à travers Paris, défiant le pouvoir et chantant l’Internationale sous les fenêtres du gouvernement. Cette nuit-là il y eut des affrontements mais pas à la même échelle qu’auparavant.

À présent un nombre considérable de jeunes travailleurs s’étaient rangés du côté des étudiants. À travers toute la France des étudiants se mirent en grève - y compris ceux de facultés jusqu’alors à dominées par la droite, comme celles de droit et de médecine. Leurs revendications étaient centrées sur un appel à la fin de la répression des étudiants parisiens, mais elles s’élargissaient à l’ensemble des conditions dans les lieux d’études.

Mais même à ce stade le mouvement pouvait être stoppé. La manifestation du mercredi 8 mai en est la preuve.

Pour la première fois les dirigeants des syndicats parisiens et les dirigeants politiques locaux de gauche se rendirent au départ de la manifestation à 18h. Mais leur but était de ramener la manifestation à une action de routine, à une protestation rituelle. Lorsqu’à 20h la police finit par leur barrer le chemin, le service d’ordre donna l’ordre de se disperser pacifiquement, de peur d’effrayer ces nouveaux alliés.

Les activistes des nuits précédentes furent profondément démoralisés : «  Les militants eurent l’impression que tout était fini. D’après eux, le mouvement avait subi une défaite irréversible. Il venait d’être brisé par les appareils syndicaux. » [11]

Un militant, ancien leader de l’UNEF, s’exprima ainsi lors d’un meeting le lendemain : « C’est une chance pour nous que le gouvernement n’ait pas battu en retraite hier soir car dans ce cas nous aurions fait de même. Malgré son extraordinaire combativité, le mouvement a montré à quel point il était vulnérable. ».

Mais le gouvernement n’avait pas battu en retraite. Les ministres qui voulaient faire des concessions s’en virent empêchés par le général de Gaulle lui-même. [12] Le gouvernement resta sur ses positions répressives et prépara ainsi le terrain pour « la nuit des barricades » deux jours plus tard.

La dynamique de la révolte des étudiants parisiens

Jusqu’à présent j’ai souligné à quel point la dynamique de la révolte étudiante était proche de celle des autres pays . Il y avait un profond sentiment d’aliénation chez une fraction croissante d’étudiants non-politisés et une identification vague aux idées socialistes révolutionnaires parmi une toute petite minorité. La répression avait ensuite amené une partie toujours plus importante d’étudiants à s’impliquer activement aux côtés de cette minorité et à écouter ses idées. Les individus qui furent capables d’exprimer les aspirations de la majorité en termes vaguement révolutionnaires devinrent, en quelques jours, très connus.

Mais l’ampleur du mouvement à Paris et son impact furent bien plus importants que n’importe quel autre. Pour en comprendre la raison il faut souligner certains caractères originaux dans l’évolution de la société française.

La France est souvent considérée comme une société capitaliste occidentale avancée. Cependant, sous de Gaulle furent adoptés certains traits autoritaires qu’on associe généralement aux pays capitalistes moins développés de l’Europe méditerranéenne, ou même aux capitalismes d’État bureaucratiques d’Europe de l’Est. De Gaulle fut porté au pouvoir le 13 mai 1958 pour parer un coup d’État organisé par l’armée française en Algérie. Il avait tenté de satisfaire les buts à long terme du capitalisme français en passant outre les intérêts particuliers de ceux qui constituaient la classe dirigeante. Si, entre 1947 et 1958 les représentants des organisations de la classe ouvrière avaient été pratiquement exclus de toute la vie politique, sous de Gaulle les partis traditionnels représentant la bourgeoisie et la petite-bourgeoisie furent aussi exclus. Le pouvoir était concentré entre les mains d’un seul homme qui croyait qu’intuitivement il comprenait ce qui devait être fait dans l’intérêt de la classe dirigeante toute entière.

Cela n’était pas une aberration. Cela correspondait au contraire aux besoins du capitalisme français. C’était vrai de l’accord négocié rationnellement pour mettre fin à la guerre coloniale en Algérie. C’était vrai aussi de la modernisation du capitalisme français pour participer à la course aux profits internationale, même si cela signifiait se mettre à dos à la fois des secteurs limités du capital et la base électorale de masse des partis petit-bourgeois. De Gaulle fut capable de mettre un terme à une guerre impossible à gagner et très coûteuse, d’augmenter la compétitivité de l’industrie française et de faire grimper le taux d’accumulation du capital en France de plus d’un tiers jusqu’à 26% du PNB. En termes capitalistes, cet accomplissement est considérable. Il suffit de le comparer aux échecs des gouvernements MacMillan et Wilson qui dirigèrent l’Angleterre à cette même période. [13]

Mais il y avait un double prix à payer.

D’une part, la classe ouvrière était plus aliénée du reste de la société qu’en Angleterre, en Allemagne et en Scandinavie. « En 1966 les travailleurs industriels français occupaient le deuxième rang des travailleurs les moins bien payés sur le marché commun et ils avaient la plus longue durée de travail. Ils payaient aussi les impôts les plus élevés. » [14]

La même « austérité » avait une conséquence sur les universités. Le nombre d’étudiants augmenta pour subvenir aux besoins technologiques du capitalisme moderne en France comme ailleurs : on comptait 200 000 étudiants en 1960, 550 000 en 1968. Mais pour gérer le nombre croissant d’étudiants il manquait les moyens matériels qui existaient ailleurs comme en Allemagne, en Grande Bretagne et aux USA. Les facultés en croissance rapide étaient surpeuplées et sous-encadrées et pas moins de 3/5 des étudiants ne pouvaient terminer leur cycle d’étude.

D’autre part, le caractère autoritaire du régime gaulliste signifiait qu’il y avait moins de structures de médiation entre les détenteurs du pouvoir et ceux qui n’en avaient pas. Les salaires et les politiques de l’emploi étaient imposés sans consultation des bureaucraties des syndicats les plus importants. Les représentants parlementaires se virent refuser pendant des mois toute possibilité d’intervention par un gouvernement qui fonctionnait par décret. Les radio et télévision d’État faisaient ouvertement l’objet d’un contrôle politique. Dans l’Enseignement supérieur les recteurs et les doyens d’université n’étaient rien d’autre que des marionnettes, dépendant des ordres ministériels - une situation d’autant plus perverse que tout le monde savait que les ministres eux-mêmes étaient profondément divisés sur la façon de moderniser les universités.

Il n’y avait qu’une façon de gérer le mécontentement populaire en l’absence de structures de médiation susceptibles de persuader les gens d’abandonner la lutte. C’était de recourir très rapidement à la force. Alors qu’en Grande Bretagne, en Allemagne de l’Ouest et en Scandinavie l’utilisation de la police n’était pas une caractéristique centrale des conflits industriels dans les années 60, en France cette méthode joua un rôle central pour s’assurer que l’aliénation par rapport à la société existante ne puisse trouver un moyen d’expression dans les succès de l’activité syndicale.

L’année précédant le développement du mouvement étudiant l’utilisation de la police de cette façon s’était de plus en plus répandue. A Berliet à Lyon, à Rhodiaceta à Besançon, au Mans, des ouvriers en grève avaient été attaqués par les CRS. La confrontation la plus violente eut lieu à Caen dans l’entreprise de véhicules industriels Saviem en janvier 1968 où les grévistes avaient organisé une marche de protestation après que 400 CRS avaient débarqué devant les piquets de grève à 4h du matin. Lorsque la manifestation entra dans la ville de Caen, la police attaqua les travailleurs à coups de matraques. Dix d’entre eux furent blessés. Deux jours plus tard les travailleurs battirent à nouveau le pavé, soutenus par des grévistes de quatre usines alentour et par des étudiants des environs. Cette fois-ci les jeunes travailleurs ignorèrent les appels à la « modération’ que lançaient les responsables syndicaux. Ils passèrent au travers des barrières de police et ripostèrent aux attaques des policiers en lançant des bouteilles, des pierres et des bombes de pétrole. Jusqu’à tard dans la nuit le centre-ville fut transformé en champ de bataille. [15]

Il y avait une stratégie très simple derrière une telle utilisation de la police par le gouvernement. La rationalisation forcée de l’industrie française faisait croître le chômage. Les employeurs pensaient qu’une opposition intransigeante aux revendications des travailleurs accompagnée d’une répression policière viendrait rapidement à bout de toute forme de résistance de la classe ouvrière.

Au début de mai 68 ils semblaient avoir réussi. Le niveau de lutte de classe avait augmenté en 1967 et les premiers mois de 1968, mais les grèves et les lock-outs de cette période se soldèrent presque tous par des victoire pour les patrons.

Il n’était pas très surprenant que le gouvernement décide d’user des mêmes méthodes contre les étudiants que celles qui avaient été si efficaces contre les groupes de travailleurs qui avaient tenté de riposter.

Il n’était pas surprenant non plus que, face à la répression d’une police connue pour sa brutalité, les étudiants cherchent à se défendre, et ce faisant qu’ils deviennent le centre d’attention de travailleurs qui voulaient faire de même. Les mêmes structures qui avaient rendu le régime gaulliste tellement performant d’un point de vue capitaliste permettaient au mouvement étudiant d’avoir un impact plus important que dans les autres pays.

Mais pour quelle raison les étudiants pouvaient-ils réussir là où des groupes de travailleurs avaient échoué ?

Trois facteurs sont importants ici. D’abord, la forte centralisation de la société française s’exprima directement dans la centralisation du système universitaire. Il n’y avait pas moins de 200 000 étudiants dans la région parisienne avec la plupart des facultés universités concentrées dans le quartier relativement étroit de la rive gauche. Même si, comme l’affirmait Cohn-Bendit à l’époque, seule une minorité d’environ 30 000 étudiants participa réellement aux manifestations, cela faisait un grand nombre de jeunes qui, nuit après nuit, étaient prêts à affronter la police.

Ensuite, les origines sociales relativement aisées des étudiants - 10% seulement étaient issues de foyers ouvriers - signifiaient que la répression dont ils furent victimes horrifia une fraction significative des classes moyennes, c’étaient leurs fils et leurs filles que l’on tabassait. Il était difficile pour le gouvernement de persister dans sa logique de répression aveugle alors qu’il était confronté à une double opposition de la part de la classe ouvrière et de la classe moyenne.

Enfin, lorsque par le passé des mouvements ouvriers s’étaient développés qui auraient pu battre le régime gaulliste - comme lors de la grève des mineurs en 1963 - l’immobilité de plomb des syndicats et de l’appareil du Parti communiste les avait toujours retenus. La nature transitoire de la population étudiante signifiait qu’il n’existait pas d’organisation bureaucratique profondément enracinée pour la retenir. Les organisations syndicales etudiantes, l’UNEF en particulier, étaient moins rigides et plus sujettes aux pressions de la base que ne l’étaient les syndicats, dans lesquels des bureaucrates en place depuis vingt ou trente ans, vivaient dans la crainte de voir bouleversées les relations qu’ils avaient établies avec la société.

Le mois de mai des travailleurs

La manifestation qui traversa Paris le 13 mai 1968 était la plus importante depuis que la ville avait été libérée de l’occupation nazie en 1944. Des centaines de milliers de syndiqués avec des banderoles de leur entreprise ou de leur section syndicale se joignirent aux dizaines de milliers d’étudiants et de lycéens portant les drapeaux rouges et noirs sous lesquels ils s’étaient battus deux nuits auparavant. À la tête de la manifestation il y avait une banderole portant : « Étudiants, professeurs, travailleurs, solidarité. » Juste derrière, les leaders étudiants Cohn-Bendit, Geismar et Sauvegeot marchaient côte à côte avec les secrétaires généraux des principales confédérations syndicales, Séguy et Jeanson. Encore et encore, on scandait : « Libérez nos camarades ! », « La victoire est dans la rue ! », « Adieu de Gaulle ! » et, marquant l’étrange coïncidence de la date anniversaire de son arrivée au pouvoir : « Dix ans, ça suffit ! ».

Le gouvernement présuma que la manifestation marquerait la fin de l’agitation étudiante. Il tint la police hors du trajet pour éviter d’autres combats autour de barricades. Il n’empêcha en rien les étudiants d’occuper la Sorbonne ce soir là et d’y hisser le drapeau rouge.

Les dirigeants syndicaux pensaient eux aussi que cette manifestation serait la fin du mouvement. La confédération syndicale la plus importante, la CGT, et le Parti communiste qui la dirigeait s’étaient opposés à l’agitation étudiante qui avait démarré à Nanterre. Le secrétaire-adjoint du Parti communiste, George Marchais, avait dénoncé les premières confrontations à Paris comme étant l’oeuvre de « groupuscules » de « gauchistes » dirigés par « l’anarchiste allemand Cohn-Bendit » :

« Il faut démasquer ces faux révolutionnaires sans hésiter parce qu’objectivement ils servent les intérêts des gros monopoles capitalistes et du pouvoir gaulliste. [...] Pour la plupart ce sont les fils de riches bourgeois [...] qui auront vite fait d’éteindre leur flamme révolutionnaire pour aller gérer l’entreprise de papa. » [16]

D’abord, cette attitude ne sembla pas causer de problèmes au Parti communiste et à la CGT, sauf parmi les étudiants. Très peu de personnes en dehors des universités et du Quartier Latin comprenaient ce qui se passait.

« Au lendemain des premiers confrontations, les étudiants étaient seuls. L’opinion publique s’opposait à leur révolte parce que les gens ne comprenaient pas les raisons de la violence. » [17]

Mais le 5 mai, après le deuxième jour de confrontation, les attitudes commencèrent à changer. Un jeune délégué syndical d’une usine d’électricité raconta comment « Au deuxième ou au troisième jour les gens commencèrent à soutenir les étudiants sans vraiment comprendre ce qui les poussait à la révolte. » [18]

Un dirigeant des Jeunesses communistes du sud de Paris dira plus tard : « J’ai eu du mal à retenir les gars. Un simple mot d’ordre du parti aurait suffit pour qu’ils se précipitent dans le quartier Latin. L’autorisation ne vint jamais, mais certains y allèrent quand même et manifestèrent en portant leurs casques. » [19]

Un autre militant communiste donna un aperçu similaire : « Les jours de manifestations massives, il y avait une véritable crise d’absentéisme parmi les militants. Ils disaient qu’ils étaient malades utilisant cela comme une excuse non seulement vis-à-vis de la maîtrise mais aussi vis-à-vis des chefs du parti. » [20]

Cette pression par le bas força le parti et les dirigeants syndicaux à changer leur position. Le 6 mai, le quotidien communiste L’Humanité dénonçait la répression du mouvement étudiant, tout en s’empressant d’ajouter cependant que les « gauchistes et les fascistes font le jeu du gouvernement. » [21]. Deux jours plus tard, la CGT se joignait à la CFDT, l’autre principale confédération, pour se déclarer solidaire des étudiants.

Mais l’objectif de cette « solidarité » n’était pas d’étendre la lutte étudiante à d’autres parties de la société française. Il s’agissait plutôt de calmer l’impatience des militants de la base syndicale et de la base du parti et de montrer au gouvernement que la CGT était une force à prendre au sérieux lorsqu’il s’agissait de négocier.

André Barjonet, qui était un des dirigeants de la CGT le 13 mai, dit à propos de la manifestation : « la CGT pensait que tout s’arrêterait là, que ce serait une bonne journée de grèves et une bonne manifestation. » [22] Et un historien du communisme français qui, en général, défend les tactiques de la CGT en mai 68, écrit : « la CGT espérait noyer la révolte des étudiants dans une action plus globale où la CGT jouerait un rôle déterminant. » [23]

L’attitude de la CFDT (deuxième confédération la plus importante après la CGT) n’était pas si différente. Quoi qu’elle ait viré de bord plus tôt pour soutenir les étudiants, son président André Jeanson reconnut que : « pour plusieurs de ses organisateurs la manifestation marquait la fin des événements eux-mêmes. » [24]

La manifestation se dispersa dans le calme. Les étudiants allèrent dans les lieux occupés du Quartier Latin sans y rencontrer la police. Les travailleurs retournèrent dans leurs banlieues ouvrières en bus ou en voiture, et ils pointèrent au travail comme d’habitude le lendemain. Il semblait qu’on en resterait là.

Cependant, dans l’ouest de la France, à Nantes, les travailleurs de Sud-Aviation avaient tenu chaque mardi une grève de quinze minutes. Ils exigeaient que la réduction du temps de travail, due à une baisse des commandes, ne débouche pas sur une réduction de leur salaire. Les grèves n’étaient pas bien différentes des autres actions syndicales défensives qui, l’an passé, n’avaient guère été efficaces. On pouvait donc escompter les mêmes résultats pour ces grèves de quinze minutes qui finiraient par tourner court avec des travailleurs, amers mais démoralisés, cédant à la direction.
Mais ce mardi-là les jeunes travailleurs d’un groupe refusèrent de reprendre le travail lorsque les quinze minutes furent écoulées. Au lieu de cela, ils défilèrent dans l’usine obtenant le soutien d’autres travailleurs et ils séquestrèrent le directeur dans son bureau. Cette nuit-là, 2000 travailleurs se barricadèrent dans l’usine.

Pour les dirigeants syndicaux nationaux, Nantes n’était rien qu’une aberration locale. Le secteur n’était pas un bastion traditionnel et discipliné du mouvement syndical et il était su qu’il y avait des trotskistes et des anarchistes actifs à Sud-Aviation.

L’occupation ne mérita que sept lignes dans une page intérieure de L’Humanité. [25]

L’usine de boîtes de vitesse Renault à Cléon près de Rouen était relativement nouvelle et avait recruté de jeunes travailleurs souvent fraîchement débarqués de la campagne n’ayant qu’une faible tradition militante. Environ un tiers seulement des travailleurs avaient participé à la grève générale du 13 mai. Mais l’année précédente, les travailleurs avaient participé à l’une des nombreuses luttes de défense. Comme le dit un jeune travailleur : « Lorsque nous avons lu dans la presse les comptes-rendus de la manifestation le lendemain, on a eu un peu honte. Tout le monde avait pris part à l’action sauf nous. Il fallait que l’on se rachète à la première opportunité. » [26]

L’opportunité arriva le mercredi. Ce jour-là la CGT et la CFDT appelaient de concert à des manifestations dans l’ensemble du pays pour protester contre les modifications dans le règlement de la Sécurité sociale. Dans la majeure partie du pays, les actions de protestation reçurent peu de soutien - les travailleurs trouvaient que la grève symbolique de lundi suffisait largement pour une semaine. [27] Cependant les travailleurs à Cléon décidèrent d’étendre de trente minutes une grève prévue pour une heure pour protester contre le fait que beaucoup de travailleurs étaient maintenus sur des contrats à durée déterminée. L’usine toute entière cessa de fonctionner.

« À midi les travailleurs apprirent qu’à Nantes, Sud Aviation était occupée. Lorsqu’ils reprirent le travail, ils en parlèrent dans les ateliers. Puis, sous la pression de jeunes travailleurs, une manifestation s’organisa. Les deux cent jeunes travailleurs qui en prirent la tête, clamant des slogans, la conduisirent sous les fenêtres des locaux de la direction. Ils exigeaient que le directeur rencontre une délégation. Il refusa. Alors les travailleurs bloquèrent les entrées des locaux pour empêcher les dirigeants de sortir. Voilà comment l’occupation de Cléon commença. Ces nouveaux grévistes étaient euphoriques. Plus de patron, plus de persécutions, la liberté totale. Les délégués syndicaux avaient du mal à garder le contrôle de la situation, établissant un système d’intendance, protégeant les machines et dressant une liste de revendications. » [28]

Le jour suivant, des douzaines d’autres usines furent occupées - Lockheed à Beauvais et à Orléans, Renault à Flins et au Mans.

« Les cibles étaient les industries les plus touchées par le ralentissement de l’économie de 1967-68 et les plus sensibles à la concurrence européenne et internationale. L’action commença sur des problèmes récurrents, souvent locaux, sur lesquels les syndicats avaient essayé de mobiliser pendant un certain temps. De jeunes travailleurs, la plupart non-syndiqués, déclenchèrent le mouvement et l’étendirent. Lorsqu’une action était déclenchée elle se heurtait au type de réaction intransigeante des employeurs qui caractérisait la période récente. Cependant, dans le contexte changeant de mai une telle réaction enflammait le conflit au lieu de l’intimider. Le résultat fut une explosion de luttes ouvrières qui, pendant deux jours environ, prit les syndicats eux-mêmes par surprise. » [29]

À 17h ce soir-là, à Renault Billancourt, l’usine qui traditionnellement avait le plus d’influence dans la région parisienne, était occupée. Quelques 80 000 travailleurs étaient maintenant impliqués ensemble et chaque bulletin radio citait de nouvelles occupations. Le vendredi les travailleurs occupaient toutes les usines Renault, presque toute l’industrie aérospatiale, la totalité de Rhodiaceta et le mouvement s’étendait à l’industrie métallurgique de Paris et de Normandie et aux chantiers navals dans l’ouest. Ce soir-là, une semaine après la nuit des barricades, les cheminots commencèrent à occuper les dépôts, assurant ainsi que le mouvement continuerait pendant le week-end. Le lundi, les grèves s’étaient propagées aux compagnies d’assurance, aux grands magasins, aux banques et à l’imprimerie - où les syndicats décidèrent que les quotidiens continueraient de paraître, mais pas les hebdomadaires.

En l’espace de deux à trois jours, neuf à dix millions de personnes étaient en grève.
Presque tous les observateurs furent surpris de voir le mouvement étudiant se transformer en un mouvement de grève des travailleurs. Un des dirigeants de la CFDT dit, plus tard :

« Je ne croyais pas en un aboutissement « ouvrier » de l’agitation des étudiants. Mais c’était logique . Mettez-vous à la place de nos gars. En quelques jours, ils ont appris beaucoup.

D’abord, que l’action ça paie. Personne ne parlait des problèmes des universités avant, maintenant tout le monde en parle...Personne ne pensait que « le vieux » (de Gaulle) serait vaincu dans les rues. « Le vieux » n’a rien dit, Pompidou a cédé et les étudiants ont occupé la Sorbonne. Pour couronner le tout, il y a eu la puissance de la manifestation du 13 mai : il n’y avait rien eu de tel depuis la Libération...Les gens ne s’étaient jamais sentis aussi forts.

Toutes les barrières que le gouvernement avaient érigées contre les grèves avaient été brisées. Un fonctionnaire devait prévenir cinq jours à l’avance avant de se mettre en grève. Les enseignants qui firent grève sans prévenir ne furent pas virés. Les travailleurs postaux firent grève le 13 mai sans prévenir...Le gouvernement était incapable de faire respecter ses lois...Dans certaines parties du secteur privé, les patrons avaient prévenu : « la grève du 13 mai est une grève politique. Si vous y participez, on vous ferme la boîte. » Les gens firent grève. Il n’y eut pas de lock-outs ; les patrons en redoutaient les conséquences...

Le résultat fut que les travailleurs prirent conscience du fait qu’il était possible de lutter et que lorsqu’on lutte bien, non seulement il est possible de gagner, mais les risques encourus sont assez minimes...De là à ce que l’action résolve de vieux problèmes, il n’y avait qu’un petit pas à faire. » [30]

Un gouvernement paralysé

La France a arrêté de fonctionner. Il n’y avait plus de trains, plus de bus, plus de banques ouvertes et plus de service postal. On en vint bientôt à manquer sérieusement de carburant. Partout, les usines étaient occupées ou fermées, avec des piquets de grève à l’entrée. Le mouvement de grève ne s’était pas confiné aux industries traditionnelles : les hôpitaux, les musées, les studios et les salles de cinéma, et même les Folies Bergères étaient touchés. Le 25 mai, il n’y avait à proprement parler même plus de services télévisés normaux. Les journalistes et le personnel de la production avaient cessé de travailler pour protester contre la censure des informations relatives aux grèves par le gouvernement.

L’action combinée des ouvriers et des étudiants exerçait une force d’attraction sur d’autre couches de la « contestation » - défiant l’autorité établie - et cette contestation prenait racine parmi les professions de la classe moyenne : des architectes dissidents occupèrent les bureaux de l’association qui réglementait leur profession ; des réunions d’administrateurs et de statisticiens gouvernementaux publiaient des manifestes dénonçant l’utilisation de leur compétence « par le capitalisme et dans l’intérêt du profit » [31] ; des étudiants en médecine (autrefois un bastion de droite parmi les étudiants) et des internes rejoignaient des mouvements qui déclaraient la fin de la vieille organisation hiérarchique dans les hôpitaux. Des étudiants en art et des peintres occupèrent l’École des Beaux-Arts pour en faire un centre pour la production collective de milliers d’affiches pour soutenir le mouvement. Certains réalisateurs se retirèrent du festival « compétitif » de Cannes et discutèrent sur les moyens de sauver l’industrie du cinéma de la recherche du profit et des monopoles. Des footballeurs professionnels occupèrent le siège de la fédération de football.

La FNSEA, organisation paysanne « modérée », avait déjà prévu pour la dernière semaine de mai de manifester contre les prix agricoles du marché commun et elle était prête à profiter de l’état de faiblesse du gouvernement pour prendre l’initiative. Le gouvernement pouvait toujours compter sur les dirigeants agricoles pour qu’ils apportent leur soutien politique, mais la MODEF, d’influence communiste, était de plus en plus présente au sein des manifestations paysannes. Dans l’ouest de la France, en particulier, les organisations de jeunes paysans se déclaraient solidaires des ouvriers et des étudiants. Les paysans qui manifestèrent à Nantes et à Rennes le 24 mai fraternisèrent avec les travailleurs en grève.

Cela ne veut pas dire que personne en France ne soutenait plus le gouvernement. Certaines indications suggèrent que la majorité des petits commerçants et des hommes d’affaires étaient de son côté. Il en était de même pour les paysans plus âgés et plus prospères. Parmi les grévistes, il y en avait qui toléraient passivement les grèves, espérant qu’elles permettraient d’obtenir une meilleure paie, sans abandonner leurs idées de droite ou leurs convictions gaullistes pour autant.

Ces groupes, auxquels il fallait ajouter les gens très riches, représentaient peut-être la majorité de la population. Cependant, de 15 au 29 mai cela n’eut aucune espèce d’importance. Le gouvernement était de plus en plus isolé et semblait n’avoir aucun moyen de sortir du cul-de-sac dans lequel il s’était trouvé.

Il est vrai qu’il disposait des forces armées et de la police. Mais jusqu’à quel point pouvait-il compter sur elles dans le cas d’une confrontation directe avec la masse des travailleurs ? Parmi les 168 000 soldats, 120 000 étaient des appelés et certains étaient ouvertement sympathisants des grévistes. Le Nouvel Observateur, hebdomadaire de gauche, rapporta que lorsque la 5e armée fut mise en état d’alerte pour briser les grèves, « des comités se mirent en place pour être prêts à s’opposer à leurs supérieurs et à saboter les convois et les voitures blindées. » [32]

La police - ou du moins le noyau dur des 13 500 CRS et des 61 000 gendarmes - semblaient plus sûrs. Ceux qui avaient des idées de gauche, quelles qu’elles soient, avaient été purgés dans les années 40 et 50, et les idées racistes et anticommunistes sévissaient parmi les troupes. Mais tout ceci ne les préparait guère à gérer un contexte où les policiers étaient universellement impopulaires au sein de la classe ouvrière et dans certains quartiers de la classe moyenne. Certains policiers se plaignaient qu’il leur fallait cacher leur casque et leur badge lorsqu’ils n’étaient plus en service pour éviter d’entrer dans des conflits désagréables. D’ailleurs la police avait ses propres syndicats et, malgré leurs idées de droite, certains se considéraient comme de « bons syndicalistes ».

[L]es hommes politiques de gauche comme de droite
avaient le sentiment que le gaullisme touchait à sa fin

Enfin le comportement du gouvernement avait provoqué beaucoup de ressentiment parmi les policiers. Il leur avait donné l’ordre d’attaquer les manifestations étudiantes alors que le premier ministre Pompidou avait ensuite cédé aux revendications des étudiants, et il parlait comme si c’était la police seule qui était responsable de la répression. Le 13 mai un syndicat policier se plaignit que le gouvernement s’était servi de la police pour réprimer les étudiants pour ensuite virer de bord et demander le dialogue. « Pourquoi ne l’avoir pas dit plus tôt ? » demanda le syndicat. [33] Deux jours plus tard le secrétaire du syndicat de la police nationale avertit à la radio : « J’ai presque reçu un mandat lors de notre dernière Assemblée générale pour appeler à une grève contre le gouvernement. » [34]

Il ne fait pas de doute qu’il y avait une part de bluff dans ses propos : le syndicat pouvait espérer faire peur au gouvernement pour l’obliger à faire des concessions à la police en termes de salaires et de conditions de travail. Il ne fait aucun doute que c’était en partie le résultat d’une pression venant de déçus de droite et d’éléments fascisants qui n’avaient jamais pardonné à de Gaulle d’avoir abandonné l’Algérie et qui blâmaient le gouvernement d’être trop « libéral » avec des étudiants « subversifs ». Enfin, il y avait probablement ceux qui pensaient que de Gaulle était fini et qui ne voulaient pas gâcher leurs perspectives d’avenir professionnel en réprimant ceux qui lui succéderaient peut-être. Mais, quelles qu’en soient les raisons, « pendant deux semaines le gouvernement sentit la police lui glisser entre les doigts. » [35]

Cela ne signifiait pas que la police ne pouvait plus être utilisée. Les CRS étaient toujours capables de matraquer les étudiants comme ce fut le cas la nuit du 24 mai. Mais mener une attaque contre la masse des travailleurs organisés était différent. S’il y avait la moindre possibilité que la police refuse les ordres, alors le gouvernement n’oserait pas prendre le risque. Une mutinerie de la police serait une défaite définitive.

C’est pourquoi le gouvernement dut rester en retrait pendant deux semaines, presque impuissant à faire quoi que ce soit dans le pays qu’il « gouvernait ». À la fin de la première semaine de grève générale, le 24 mai, de Gaulle s’adressa au pays sur les ondes. Il tenta de faire cesser l’agitation en promettant « un référendum sur la participation » : s’il perdait le référendum, il démissionnerait. Son discours n’inspira pas les forces de droite démoralisées et fut tourné en dérision par la gauche ; les hommes politiques du « centre » se mirent à chercher un dirigeant pour le remplacer, quelqu’un qui serait plus en contact avec la réalité et qui serait capable de reprendre les choses en main.

Pour restaurer la crédibilité du gouvernement il était essentiel d’en finir avec les grèves, au moins celles des services publics et de la distribution. Donc, le jour qui suivit l’intervention de Gaulle, Pompidou appela les dirigeants syndicaux et les patrons à des négociations nationales. Dimanche, tard dans la nuit, il sembla qu’un accord avait été conclu. Les « accords de Grenelle » consentaient à une augmentation de 35% sur les salaires minimums et de 7% sur les autres types de salaires. Mais les dirigeants syndicaux devaient les soumettre au test des assemblées générales dans les usines.

La première de ces A.G. se tint à Renault Billancourt et rassemblait 15 000 travailleurs. C’était un bastion de la CGT. Mais lorsque Frachon et Séguy parlèrent en faveur de l’accord, ils furent accueillis par une silence lugubre et certains même les huèrent. Par contre, lorsque Jaenson, dirigeant de la CFDT minoritaire souligna que l’accord permettait à l’usine de poursuivre la grève pour ses propres revendications locales, on l’applaudit avec force.

La décision de Renault fut suivie par des votes pour poursuivre la grève à Citroën, Berliet, Sud-Aviation et Rhodiaceta. Lorsque les gros bataillons ouvriers ouvraient la voie, les bataillons plus petits s’engouffraient après eux. Cet après-midi-là les dirigeants CGT appelèrent les travailleurs à lutter localement « branche par branche pour gagner des résultats considérablement meilleurs que ceux de Grenelle. » [36]

Comme le discours de de Gaulle, le stratagème de Pompidou avait échoué. La grève générale continua. Pendant les quatre jours suivants, les hommes politiques de gauche comme de droite avaient le sentiment que le gaullisme touchait à sa fin.

François Mitterrand, qui s’était opposé à de Gaulle deux ans plus tôt lors de la campagne présidentielle, suggéra la formation d’un gouvernement d’urgence sous l’autorité de l’ancien premier ministre Pierre Mendès-France. Cette suggestion récolta le soutien de nombreux courants politiques. Les dirigeants de l’UNEF et les socialistes de gauche du PSU étaient enthousiasmés par l’idée. L’étaient aussi les hommes politiques du « centre », qui voulaient quelqu’un capable, d’une part, d’influencer les travailleurs et les étudiants, et d’autre part de sauvegarder le capitalisme français. [37] Le Parti communiste était le seul à gauche (à l’exception des petits groupes de socialistes révolutionnaires) à ne pas souscrire à ce plan. Mais beaucoup pensaient qu’il ne faisait qu’attendre le bon moment pour se voir promettre des postes d’influence. Il démontra sa force le 29 mai en appelant avec la CGT à une manifestation d’un demi-million de personnes pour demander « un gouvernement démocratique et populaire avec participation communiste. » [38]

À ce stade, de Gaulle lui-même s’est peut-être cru battu. Le 29 mai, il quitta Paris sans dire où il allait. Des rumeurs se répandaient disant qu’il avait démissionné et ses partisans furent plus démoralisés que jamais. En fait, il était parti voir le chef de l’armée française en Allemagne, le général Massu. Lorsque de Gaulle réapparut le lendemain la plupart des gens pensaient qu’il avait simplement opéré une subtile manoeuvre. Mais son premier ministre, Pompidou, déclara plus tard que de Gaulle était décidé à démissionner, mais que le général Massu le persuada de lutter. « En réalité le général souffrait d’une crise morale. Pensant que les jeux étaient faits, il avait choisi de démissionner. En arrivant à Baden-Baden, il avait l’intention d’y demeurer pendant un bon moment. » écrivit Pompidou [39]. Quoi qu’il en soit de Gaulle savait que la situation était désespérée ; en disparaissant au milieu d’une grosse crise politique, il misait gros et il avait peu de chances de donner espoir à ses sympathisants ou de terrifier ses opposants.

Pourtant le gouvernement de Gaulle survécut. Et ce ne fut pas tout. Quatre jours après son retour d’Allemagne la situation s’était retournée contre la gauche avec les grèves qui commençaient à s’arrêter, la droite à se mobiliser, et la police à attaquer les travailleurs et les étudiants. Qu’est-ce qui provoqua ce retournement soudain ?

La politique dans la grève de masse

Dès la troisième semaine de mai la presse à travers le monde parlait de « la révolution » en France, comme s’il y avait un seul mouvement révolutionnaire qui se préparait. En fait il n’y avait pas un mais deux mouvements : celui des étudiants et celui des travailleurs. S’ils s’influençaient l’un l’autre, ils allaient à des vitesses différentes, avec chacun sa dynamique propre. Et dans les deux cas, il n’y avait pas seulement des idées révolutionnaires qui se développaient, mais aussi des courants puissants qui pensaient que le mouvement n’avait pas pour finalité de renverser la société française existante mais de la réformer.

Le mouvement étudiant, nous l’avons vu, s’était développé à une vitesse folle depuis la petite manifestation dans la cour de la Sorbonne le 3 mai, jusqu’à l’occupation de l’université de Paris toute entière le 13 mai. Les fers de lance du mouvement avaient été des socialistes révolutionnaires. Leur courage et leur esprit d’initiative lorsqu’ils bravèrent les autorités de l’université et qu’ils affrontèrent la police, avaient amené des dizaines de milliers d’étudiants à agir à leur tour.

Les révolutionnaires en tirèrent un prestige énorme. C’était une opportunité inégalable pour expliquer à des étudiants qui étaient scandalisés par le comportement de la police et par les mensonges des autorités comment le capitalisme gâchait la vie des gens et comment il pouvait être combattu. C’est ce qu’entreprirent les dirigeants les plus célèbres - Cohn-Bendit, Geismar et Sauvegeot - à l’occasion de réunions publiques, en intervenant à la radio et dans les journaux. C’est ce que les petites organisations révolutionnaires à l’intérieur du mouvement - la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR) et la Fédération des étudiants révolutionnaires, toutes deux trotskistes, l’Union des jeunes communistes (marxiste-léniniste) et le Parti communiste de France (marxiste-léniniste), tous deux maoïstes - entreprirent aussi en multipliant les débats. C’est ce que fit un grand nombre d’étudiants nouvellement politisés à travers des milliers de discussions dans les universités qu’ils occupaient, dans les cafés et les bars, aux coins des rues à travers tout le Quartier Latin.
Très tôt, le mouvement étudiant élabora un nouveau mécanisme organisationnel pour faire de ceux qui venait de rejoindre le mouvement des nouveaux apôtres diffusant leur message dans des zones nouvelles. Des Comités d’Action furent créés, chacun comportant tout d’abord 10 à 25 personnes, capables de se rencontrer pour agir tous les jours. En quelques jours ils étaient des centaines écrivant des milliers de tracts, les distribuant dans tout Paris, tenant des réunions impromptues à la fois autour du Quartier Latin et dans des quartiers ouvriers, attirant des nouvelles personnes et discutant avec elles comment elles pourraient révolutionner leur propre zone de vie sociale.

« Une colonne volante d’agitation s’est créée qui visite les arrondissements et les banlieues avec un camion recouvert de drapeaux et de posters comme une plate-forme. Ils vendent le journal de l’UNEF, Action, distribuent des tracts, « provoquent » de petites réunions, se constituent en petit groupes de discussion sur les trottoirs... » [40]

Lorsque la Sorbonne fut occupée le 13 mai, elle devint le centre organisationnel. Ses locaux servirent de bureaux aux Comités d’action, ses amphithéâtres servirent de salles de réunion pour des assemblée quotidiennes de délégués de la plupart des comités. Le plus grand des amphithéâtres devint le lieu de discussions ininterrompues sur comment révolutionner la société. Lorsque l’écrivain et philosophe Jean-Paul Sartre vint parler, 10 000 personnes se tassèrent dans une salle faite pour en contenir habituellement quatre fois moins.

Un autre centre d’agitation révolutionnaire, dirigé principalement vers les intellectuels petits-bourgeois, fut créé le 15 mai lorsque des Comités d’action « culturels’ occupèrent le Théâtre National de France de l’Odéon. A l’intérieur une banderole proclamait : « Lorsque l’Assemblée Nationale devient un théâtre bourgeois, le théâtre bourgeois devient une assemblée nationale. » Quelques sept mille personnes participaient chaque jour aux débats qui y avaient lieu.

Lorsque la période de la grève générale arriva ce n’était plus simplement les étudiants qui prenaient part aux discussion à la Sorbonne et à l’Odéon. Le Quartier Latin était devenu un aimant pour tous ceux qui étaient attirés par l’essor révolutionnaire. De jeunes travailleurs participaient au mouvement, les membres de la classe moyenne allaient voir le spectacle de la « révolution’ en mouvement, comme ils allaient voir auparavant une pièce à la mode ou le dernier film sorti sur les écrans.

C’est le Quartier Latin qui fournit la plupart de la symbolique révolutionnaire des événements de mai. Les bâtiments universitaires, avec leurs drapeaux noirs et rouges, et leurs réunions quasi-permanentes, bâtiments que la police n’osait approcher, ressemblaient à une zone « libérée ». Les slogans griffonnés sur les murs de la Sorbonne - « L’imagination au pouvoir », « Faites de vos rêves une réalité et de votre réalité un rêve » - furent télégraphiés à travers le monde par les médias.
Cependant il était absolument faux de dire que l’ensemble du mouvement étudiant était révolutionnaire. Lorsque la Sorbonne fut occupée, trois tendances distinctes émergèrent.

D’abord ceux qui étaient révolutionnaires, trotskistes, maoïstes ou anarchistes, considéraient que la véritable remise en cause de la société se trouvait désormais en dehors de l’université, parmi la classe ouvrière. Ce qui leur importait, c’était d’aller dans les usines et les quartiers ouvriers, en utilisant la Sorbonne au mieux, comme une plate-forme de lancement.

Ensuite il y avait ceux qui se considéraient comme des révolutionnaires mais qui estimaient que l’université devait être le siège central de leur révolution. Leur slogan tendait à être le « pouvoir étudiant » qui serait réalisé en rendant les universités autogérées, organismes autonomes que tout étudiant ou travailleur pourrait fréquenter sans restrictions ni examens. Ils défendaient l’idée que c’était l’équivalent étudiant du « pouvoir ouvrier » qu’il fallait dans les entreprises.

Il est indiscutable que les révolutionnaires du « pouvoir étudiant » ont attiré beaucoup de soutien chez la masse des étudiants. Ils s’attaquaient directement à l’aliénation, aux sentiments d’absurdité et d’impuissance associés aux différentes étapes du système d’examen. Mais ils étaient confrontés à un dilemme insurmontable. La majorité des étudiants pouvait détester le système des examens, ils n’en savaient pas moins qu’ils devaient les réussir s’ils voulaient se garantir une place à l’université l’année suivante ou s’ils voulaient s’assurer une chance d’obtenir un emploi quand ils auraient terminé. Ils sentaient que l’action étudiante ne pouvait pas à elle seule changer suffisamment l’ensemble de la société pour proposer une quelconque alternative.

Ce sentiment amena beaucoup d’étudiants à se retirer des occupations pour continuer leurs études de leur côté. Ceci fit émerger une troisième tendance parmi ceux qui restaient, un réformisme qui cherchait comment modifier le système des examens et les structures d’autorité à l’intérieur de l’université d’une manière acceptable pour les grands professeurs et les sections les plus « libérales » de la classe dirigeante. Pendant la semaine d’occupation de la Sorbonne après le 13 mai, à l’assemblée des Comités d’action fut exprimée la crainte que le mouvement ne décline parce que les étudiants étaient devenus plus réceptifs à l’idée d’accepter des réformes. [41] Les partisans d’un « pouvoir étudiant heurtaient aux limites du slogan lui-même - la véritable impuissance des étudiants.

Ce qui empêcha que ce problème ne fasse couler le mouvement, dès ce moment et plus tard, fut l’essor du mouvement des travailleurs. Le développement des grèves de masse ce même week-end offrait une alternative sans laquelle le mouvement étudiant aurait immédiatement basculé de côté du réformisme. Mais bien que le soulèvement des travailleurs se soit grandement inspiré et ait été en partie influencé par le mouvement étudiant, il avait sa propre dynamique.

Au début du mouvement étudiant, il n’y avait pas grande chose en termes d’organisation étudiante sur les facultés. Ce fut une des raisons pour lesquelles les révolutionnaires purent jouer un tel rôle dirigeant. Chez les travailleurs la frustration provoquée par le régime gaulliste avait grandi depuis bien plus longtemps que chez les étudiants. Mais il y existait une organisation implantée organiquement même s’il n’y avait qu’une minorité à être directement impliquée dans la plupart des lieux de travail.

De nombreux travailleurs considéraient le Parti communiste et le syndicat qu’il dominait, la CGT, comme leurs organisations de classe. Ceci ne valait pas seulement pour les centaines de milliers de membres du Parti communiste ou pour le million et demi de membres de la CGT. Ceci valait aussi pour les nombreux travailleurs qui n’avaient rejoint ni l’un ni l’autre mais qui les considéraient comme la section militante active de leur classe, la section qui défendait les intérêts des autres travailleurs. Aux élections statutaires des délégués du personnel, la moitié des ouvriers manuels votèrent pour des listes de la CGT. Aux élections parlementaires et municipales, le Parti communiste récoltait environ 5 millions de voix.

De plus, de nombreux travailleurs, en particulier les travailleurs plus âgés qui se souvenaient de la résistance pendant la guerre et des amers conflits d’avant-guerre, se sentaient liés au Parti communiste plus que par une simple idéologie. C’est du parti qu’ils avaient appris tout ce qu’ils savaient de la lutte de classe. Ils avaient connu des gens qui étaient morts pour leur croyance dans le parti pendant la guerre. Il en résultait que le parti n’avait pas seulement beaucoup de membres et de sympathisants mais aussi qu’il était capable de mobiliser ses partisans pour faire tout ce que la direction décidait. Il fut capable, par exemple, d’assurer que la CGT serait forte d’un service d’ordre de 20 000 membres pour la manifestation du 13 mai - 20 000 militants prêts à suivre, avec une discipline quasi militaire, les ordres des dirigeants communistes du syndicat.

Très tôt, les communistes et la CGT montrèrent qu’ils n’aimaient pas l’agitation des étudiants et qu’il n’étaient pas du tout enthousiastes à l’idée de voir le mouvement s’étendre aux travailleurs. Des dirigeants clés du parti, comme Georges Marchais (plus tard le secrétaire général le plus impopulaire que le parti ait jamais connu), s’opposèrent même à l’appel de la CGT à une grève générale d’une journée le 13 mai [42] et étaient également contre soutenir le mouvement de grève qui se développa spontanément plus tard dans la semaine. [43]

Mais la plupart des dirigeants communistes et de la CGT pensaient qu’ils ne pouvaient plus ignorer un mouvement qu’ils n’avaient pas initié. Leurs propres membres montraient des signes de rébellion. De plus les dirigeants avaient beaucoup à gagner en soutenant un certain degré d’action, à condition qu’ils sachent le maîtriser et que l’action militante puisse être cantonnée aux limites qu’ils auraient fixées.

La politique est l’exercice du pouvoir. En fin de compte, le seul véritable pouvoir dont disposait le Parti communiste - comme monnaie d’échange à mettre sur la table de la société bourgeoise - provenait de leur capacité à contrôler une partie de la classe ouvrière.

Le Parti communiste voulait avoir une influence dans le parlement. Il avait pour but de former un front électoral avec les restes des Partis socialiste et radical. Il avait déjà fait la moitié du chemin. En 1965, il avait convaincu François Mitterrand, ancien ministre de l’intérieur (qui ne se proclamerait pas socialiste avant quelques années), d’accepter que le Parti communiste participe à sa campagne présidentielle. En 1967 le Parti communiste avait conclu un accord électoral avec la Fédération de la gauche qui regroupait les socialistes de droite avec les radicaux de la classe moyenne. Mais il voulait sceller l’alliance en s’entendant sur un programme électoral commun et un accord donnant aux communistes des postes ministériels en cas de victoire électorale.

Le Parti communiste ne pouvait gagner tout cela que s’il pouvait montrer à ses alliés potentiels qu’il disposait d’un soutien substantiel dans la classe ouvrière que ceux-ci ne pouvaient obtenir. D’après la plupart de ses dirigeants, c’était en prenant en main le mouvement de grève et en exerçant un contrôle étroit sur celui-ci que cela était possible.

Les dirigeants de la CGT voulaient eux être reconnus comme des partenaires légitimes dans les négociations, mais plutôt par le gouvernement et les patrons que par les parlementaires de gauche. En particulier, ils voulaient mettre fin à la discrimination exercée depuis longtemps par certains patrons contre la CGT. Y parvenir n’était possible qu’en faisant la preuve qu’ils étaient capables de démarrer et d’arrêter les luttes de la classe ouvrière.

La grève d’une journée du 13 mai semblait convenir parfaitement à leurs ambitions. Elle leur permit de s’identifier suffisamment au mouvement étudiant victorieux pour dissiper le mécontentement qui flottait parmi leurs propres rangs. En même temps ils affichaient leur force de façon à impressionner tout le monde et cela, semblait-il, sans le moindre risque de déclencher un mouvement qui leur échapperait.

La multiplication spontanée de grèves et d’occupations d’usines plus tard dans la semaine compliquèrent les choses. C’était un mouvement dont le contrôle risquait de leur échapper. C’est la raison pour laquelle ils ne firent rien pour encourager ou propager les premières grèves à Sud-Aviation ou à Cléon. Cependant, une fois que le mouvement était entamé, il semblait plus dangereux de rester en retrait que de « courir en première ligne » pour le canaliser et le contrôler. À partir du jeudi soir c’est ce qu’ils firent.

Les militants du parti et les militants syndicaux eurent pour consigne, non seulement de soutenir les grèves qui démarraient spontanément, mais de prendre les devants en impliquant dans le mouvement des nouveaux lieux de travail, en organisant des piquets, en se décrétant eux-mêmes comités de grève, en s’assurant qu’ils prenaient en charge les occupations. Leur tâche était à double face : étendre le mouvement de grève mais aussi le contrôler, s’assurer qu’il restait canalisé par le syndicat et qu’il n’était influencé ni par les groupes révolutionnaires ni par les étudiants.

À la grève de Renault Billancourt on vit très tôt ce que cela signifiait. Des étudiants de la Sorbonne firent une « longue marche’ à travers Paris pour montrer leur solidarité et pour proposer leur soutien. Ils furent bloqués par des rangées du service d’ordre de la CGT qui empêchèrent l’accès vers les travailleurs à l’intérieur de l’usine. Cette expérience fut répétée à moindre échelle usine après usine. La lutte des étudiants avait peut-être inspiré la lutte des travailleurs mais la CGT et le Parti communiste étaient déterminés à ce que « leurs » travailleurs ne soient pas influencés par les étudiants révolutionnaires.

Pour contrôler les grèves les militants syndicaux et les militants du parti découragèrent les autres travailleurs de participer aux occupations ou à discuter des problèmes que soulevait le mouvement. Comme l’écrit un historien du Parti communiste et de la CGT :

« Au départ la préoccupation majeure de la confédération, dans les jours qui suivirent le 17 mai, fut de s’assurer que les militants CGT dirigeraient le plus de comités de grève élus localement possible. »

Le résultat fut que « Dans une minorité de cas... les occupations étaient un phénomène de masse qui donnaient lieu à un grand nombre de discussions et de débats. Mais le plus souvent les actions étaient encadrées, c’est à dire que des usines entières étaient occupées par des équipes squelettiques constituées par les piquets et des travailleurs de la maintenance... Dans ce genre de cas, la plupart des grévistes restaient probablement à la maison et suivaient à la radio et à la télévision, sûrement avec beaucoup de sympathie, comment la crise évoluait. » [44]

Cela eut forcément un effet considérable sur le mouvement dans son ensemble. La politisation qui s’était développée parmi les étudiants et qui allait affecter une minorité de travailleurs ne s’étendit pas à la masse des travailleurs parce qu’on les retint de participer au conflit et de discuter des enseignements à en tirer.

Les accords de Grenelle furent révélateurs du rôle que jouèrent la CGT et le Parti communiste. Le gouvernement ne réussit pas à satisfaire beaucoup des revendications clés des dirigeants syndicaux : l’augmentation des salaires ne profitait qu’à un travailleur sur cinq et n’offrait rien aux principaux groupes qui avaient déclenché la grève ; il n’y avait aucune garantie de paiement des journées de grève ; il n’y avait pas de réduction du temps de travail, pas d’augmentation automatique indexée sur le coût de la vie pour protéger la valeur des hausses de salaires dans les mois à venir. Pourtant les dirigeants syndicaux pouvaient sortir de la réunion en disant : « Grenelle représente un tournant dans les relations entre les syndicats et le gouvernement » [45]. Pourquoi ? Parce qu’après de nombreuses années, le gouvernement permettait aux syndicats de contrôler les travailleurs à sa place !

Cependant, les communistes et la CGT devaient rester toujours attentifs pour protéger leur flanc gauche. C’est pourquoi, après l’hostilité avec laquelle Renault Billancourt avait accueilli les accords, la CGT donna le feu vert à ses membres pour qu’ils restent mobilisés sur des revendications locales.

La deuxième confédération la plus importante, la CFDT, avait suivi une stratégie différente de celle de la CGT pendant des années. Elle n’était liée à aucun parti politique et s’occupait surtout de recruter et d’étendre son influence. Pour plusieurs de ses dirigeants, la façon d’y arriver c’était, à travers les luttes, d’étendre les droits de négociation à la base plutôt que de planifier nationalement des démonstrations de force d’une journée ou d’une demie journée comme le faisait la CGT. Et, comme c’est souvent le cas pour les syndicats plus petits qui espèrent grandir vite, les dirigeants nationaux de la CFDT n’eurent aucun complexe à laisser les militants locaux faire ce qu’ils voulaient, du moment qu’ils recrutaient de nouveaux membres. C’est ainsi qu’une confédération syndicale traditionnellement à droite de la CGT (et qui avait eu récemment des liens informels avec le M.R.P. chrétien-démocrate) s’engagea dans une phraséologie de gauche et avait des représentants liés au petit parti socialiste de gauche, le PSU.

Après avoir d’abord été contre le mouvement étudiant, la CFDT s’y rallia avant la CGT et établit des liens avec l’UNEF. Lorsque la vague de grève déferla, les dirigeants de la CFDT ne se cantonnèrent pas à des revendications purement économiques comme le faisait la CGT. Au lieu de cela ils parlèrent en des termes qui pouvaient paraître révolutionnaires à des militants déçus par le comportement du Parti communiste et de la CGT, mettant en avant la revendication d’« autogestion » (le contrôle par les travailleurs) - sans pour autant expliquer clairement si cela signifiait une participation aux structures de gestion existantes ou s’il fallait les renverser.

Mais au moment crucial, la CFDT était tout aussi prête que la CGT à conclure de sales accords. Ils ne rejetèrent pas la proposition de Grenelle, même si plus tard ils seraient prêts à un discours militant pour attirer les dissidents de la CGT.

Comme nous l’avons vu, l’échec des accords de Grenelle pour arrêter la grève amena beaucoup de dirigeants capitalistes de premier plan à penser que le régime de de Gaulle était fini. Mais cela constituait un problème tout aussi important pour les dirigeants du Parti communiste, de la CGT et de la CFDT que pour le gouvernement. Leur but avait toujours été de se servir de l’agitation comme d’une monnaie d’échange pour augmenter leur propre pouvoir à l’intérieur du système existant. Mais à présent ce système était lui-même remis en cause. Comme le dit un des dirigeants de la CFDT, il ne restait plus d’ « interlocuteur » compétent avec qui négocier. [46]

Les dirigeants syndicaux et ceux du parti montrèrent tous des signes de panique. Ils n’avaient pas eu l’intention de renverser le gouvernement. Mais s’il devait tomber alors il leur fallait s’assurer qu’il ne tombe pas dans des mains trop éloignées des leurs. Les dirigeants de la CFDT soutinrent une marche de l’UNEF jusqu’au stade Charléty où 40 000 personnes se réunirent et où les discours étaient à tonalité révolutionnaire, pour ensuite reprendre l’appel lancé par François Mitterrand à former un gouvernement dirigé par Mendès-France. Les communistes et la CGT étaient maintenant vraiment effrayés. Ils craignaient de se faire éclipser par un mouvement qui rassemblait ceux qui étaient à leur propre gauche et à leur propre droite, d’un côté une grande partie des étudiants, et de l’autre des hommes politiques socialistes et radicaux. La seule façon pour eux d’empêcher que d’autres partisans leurs soient enlevés était d’organiser leur propre manifestation politique : le mercredi (deux jours après l’assemblée à Renault) ils organisèrent leur manifestation massive en faveur d’« un gouvernement populaire et démocratique ».

C’était une partie de bluff et de double-bluff. Ni la CGT, ni le Parti communiste, ni la CFDT, ni Mitterrand ou Mendès-France n’étaient prêts à prendre le risque de lutter sérieusement pour renverser de Gaulle. Les seules personnes qui auraient pu être prêtes à le faire c’était une partie des étudiants révolutionnaires - mais tenus en respect hors des usines, les forces leur manquaient. Au lieu de cela le but du jeu consistait pour chacun à s’assurer le droit de prendre part à l’action au cas où de Gaulle partirait de lui-même. Le régime tout entier n’avait plus qu’à mettre leur bluff à l’épreuve. C’est ce qu’il fit le jeudi 30 mai.

Le dénouement

Si nous ne savons pas exactement ce qui s’est passé lorsque de Gaulle était en Allemagne le 29 mai, nous savons ce que lui et son premier ministre, Pompidou, ont fait lorsqu’il revint en France le lendemain.

D’abord, ils mirent en branle la machine du parti gaulliste pour organiser une manifestation de soutien au régime dans le centre de Paris. Puis, ils firent savoir qu’ils concentraient des troupes de l’armée autour de la ville. Enfin, lorsque la manifestation commença à se rassembler, de Gaulle s’exprima à la radio et à la télévision.

Son message était clair et alla droit au but. Il s’accrochait au pouvoir. Ceux qui le défiaient usaient des moyens de l’« intimidation, de la propagande et de la tyrannie » aux ordres du « communisme totalitaire ». Il fallait les arrêter, par la force si besoin était. Et au lieu du référendum, qu’il leur était impossible de mettre en place, il dissolvait le parlement et appelait à des élections.

Voilà exactement ce que les pro-gaullistes voulaient entendre : « communisme totalitaire ». Ils avaient été impuissants pendant au moins un mois pendant que la gauche prenait possession de rue. À présent, ils essaimaient des parties les plus riches de la capitale vers la place de la Concorde pour acclamer de Gaulle et exprimer leur mépris pour les travailleurs et les étudiants.

On a souvent dit que cette manifestation, forte de 5 à 600 000 personnes, a fait tourner la chance en faveur de de Gaulle. C’est un jugement erroné. C’était une chose pour les gens aisés de marcher un soir à travers le centre de Paris. C’en était une tout autre de remettre la totalité de la machine industrielle française en marche. En effet, cette nuit-là, ils n’osèrent même pas traverser la Seine pour aller défier les étudiants qui contrôlaient encore la rive gauche.

En termes de forces à sa disposition, la faiblesse réelle du régime fut démontrée la nuit suivante. La police tenta de briser la grève des cheminots en expulsant les piquets de certaines gares. Mais ils ne purent forcer les travailleurs à reprendre le travail, et le réseau resta paralysé.

D’abord, ils mirent en branle la machine du parti gaulliste
pour organiser une manifestation de soutien au régime
dans le centre de Paris. Puis, ils firent savoir qu’ils concentraient des troupes de l’armée autour de la ville

Le véritable atout de de Gaulle a été de mettre à l’épreuve le bluff des dirigeants syndicaux et des hommes politiques de gauche. C’est à eux en personne qu’il s’adressait lorsqu’il posa le choix entre une guerre civile ou le laisser présider aux élections parlementaires.

La première réaction des parlementaires de gauche après le discours de de Gaulle fut de le dénoncer. « De Gaulle a lancé un appel à la guerre civile », dit Mitterrand, « c’est la voix d’un dictateur » [47]. L’opinion du Parti communiste était similaire. Pourtant, aucun des partis de gauche ou des syndicats ne suivirent de telles affirmations en déclarant la guerre au régime. Au lieu de cela ils s’empressèrent d’accueillir favorablement les élections. « C’est dans les intérêts des travailleurs » dit Séguy le jour suivant, « d’être capables d’exprimer leurs désirs de changement dans le contexte des élections. » [48]

Et pour la CGT et le Parti communiste, préparer la bataille électorale signifiait en finir avec le mouvement de grève aussi vite que possible. En trois jours des négociations furent conclues entraînant la reprise du travail dans les secteurs clés du service public : l’électricité et le gaz, La Poste, les chemins de fer. Ce que la police n’avait pas réussi à faire le samedi soir, la CGT y parvint le mardi.

Ce week-end là était un pont. Lorsque les gens entamèrent leur week-end le vendredi soir, le gouvernement était encore très faible, malgré la manifestation de la nuit précédente. Lorsque le pont prit fin le mardi, les voies de communications fonctionnaient à nouveau dans la majeure partie du pays, l’essence était accessible à tous et l’élan du mouvement de grève était brisé. Les riches et les puissants purent alors enfin pousser un soupir de soulagement.

Les révolutionnaires

Le choix du Parti communiste et de la CGT d’en finir avec le mouvement des grèves à des fins électorales ne se fit pas sans contestation. Deux jours après le discours de de Gaulle, 30 000 manifestants défilèrent dans les rues de Paris en scandant « Élections, trahison » et « Ce n’est qu’un début - le combat continue ». Mais, si en temps « normal » 30 000 personnes peuvent sembler beaucoup, ce n’était pas suffisant pour influer de façon déterminante sur la crise politique que la société française connaissait alors. Ils pouvaient faire beaucoup de bruit dans les rues. Mais ils ne pouvaient en aucun cas empêcher que se fassent les accords clés qui mettaient un terme aux grèves dans les grandes entreprises publiques.

Cela ne signifiait pas que les travailleurs dans ces entreprises étaient nécessairement satisfaits de reprendre le travail. Même si les patrons de l’électricité et du gaz, des chemins de fer et du Métro offraient de larges concessions économiques, les travailleurs ont souvent retardé le moment de les accepter. En effet, d’après ce qu’en dit un dirigeant syndicaliste par la suite :

« Malgré la question de l’argent et autres difficultés...la grève était un peu devenue comme une fête. Pendant deux ou trois semaines les grévistes avaient fait l’expérience d’une atmosphère de liberté totale : pas de patron, pas de chef, la hiérarchie avait disparu. C’est pourquoi les gens hésitèrent avant d’arrêter la grève. » [49]

Une fois le travail repris, nombreux étaient ceux qui étaient prêts à arrêter à nouveau : « Dans certains dépôts de la RATP, par exemple, tout ce qu’il fallait c’était qu’un militant déterminé soit présent, le genre de militant que la CGT appelait un « gauchiste » ; ou bien, comme dans certains dépôts postaux, il suffisait qu’une revendication précise, comme la réduction de la semaine de travail, ne soit pas satisfaite. » [50]

Mais de tels militants étaient rares et isolés. La gauche révolutionnaire était extrêmement faible au début des événements de mai - les organisation maoïstes et trotskistes avaient à peu près 400 membres chacune et aucun d’entre eux n’appartenait à la classe ouvrière. Même le groupe trotskiste Voix Ouvrière (plus tard rebaptisé Lutte ouvrière) qui refusa de faire un travail politique dans le milieu étudiant, était constitué en grande partie d’étudiants et d’anciens étudiants qui diffusaient des tracts à l’extérieur des usines.

Pendant le mois de mai, le nombre d’individus qui se considéraient « révolutionnaires » s’était massivement accru, jusqu’à se chiffrer en dizaines de milliers. Mais la plupart étaient des étudiants. La façon dont le Parti communiste et la CGT assurèrent que les grèves restent passives et la manière dont ils exclurent les étudiants révolutionnaires des usines assura que ce soit le cas.

La faiblesse des étudiants révolutionnaires se révéla clairement lors de la manifestation à laquelle l’UNEF appela le 24 mai pour protester contre l’expulsion de Dany Cohn-Bendit alors qu’il rentrait en France après un voyage en Allemagne. Les communistes et la CGT cherchèrent à saboter le mouvement en appelant eux aussi à une manifestation le même soir. La police ignora délibérément la CGT et attaqua la manifestation étudiante forte de 30 000 personnes. Un étudiant fut tué, beaucoup d’autres furent blessés ou arrêtés.

Ce soir-là, les leaders du mouvement étudiant comme Dany Cohn-Bendit, reconnurent que le mouvement n’avancerait pas s’il ne faisait que manifester dans la rue. Les étudiants devaient se frayer un passage vers ceux qui étaient impliqués dans les grèves. [51]

Mais, même lorsque les étudiants nouvellement révolutionnaires parvinrent à gagner une audience parmi les jeunes ouvriers, les problèmes demeuraient. Un jeune ouvrier de chez Renault raconta les discussions qu’il avait eues avec les étudiants qui avaient marché jusqu’à Billancourt :

« Le contact était bon avec les étudiants, mais leurs arguments n’étaient pas clairs. Il faut voir que c’était la première fois que nous rencontrions ce genre d’individu. Nous n’étions pas habitués à leur façon de parler et ils nous faisaient l’effet de bêtes curieuses venant d’un autre monde. » [52]

Le problème venait en partie de la nature de certaines des idées « révolutionnaires » qu’avaient les étudiants. Beaucoup d’entre eux étaient influencés par des idées anarchistes et tiers-mondistes, et d’après eux la classe ouvrière était « achetée » par le système et l’ennemi n’était pas tant le capitalisme que la « société de consommation » - la recherche du bien-être matériel. Cela pouvait avoir un attrait moral pour des étudiants rejetant la paisible existence des classes moyennes offerte à ceux qui se compromettaient avec le système ; cela pouvait difficilement représenter un attrait pour des travailleurs pour qui avoir une voiture, un lave-linge, un frigo, une télévision étaient autant de moyens d’échapper à la médiocrité de la vie ouvrière.

De telles attitudes signifiaient que pendant que la CGT tentait de confiner les grèves à des exigences purement économiques, en affirmant que les ouvriers n’étaient pas intéressés par les problèmes sociaux et politiques plus larges, beaucoup de ces étudiants rejetaient les revendications économiques comme hors de propos et parlaient simplement de « contestation », « démystification », « lutte contre l’autorité » et de la « révolution ».

Mais il y avait un problème même avec ceux des étudiants qui, sous l’influence de groupes tels que la JCR, comprenaient que la lutte pour des revendications matérielles amenait de nombreux groupes de travailleurs beaucoup plus loin dans la remise en cause de l’État. Les étudiants étaient en grande majorité issus de la classe moyenne et s’étaient politisés au travers de discussions abstraites qui se déroulaient dans le milieu universitaire. Le résultat était qu’ils ne savaient pas comment expliquer leurs idées à des travailleurs ayant une expérience des choses très différente et avaient tendance à parler un langage « intellectualiste » qui n’avait pas de sens pour la plupart de travailleurs.

C’étaient des faiblesses que la gauche révolutionnaire ne pouvait dépasser qu’au cours de la lutte, avec des étudiants se battant aux côtés des travailleurs les plus militants, apprenant d’eux la réalité de la vie de la classe ouvrière et les aidant à généraliser à partir de leur propre expérience.

Les Comités d’action donnait les moyens aux étudiants et aux travailleurs d’agir et apprendre ensemble. Le petit nombre de socialistes révolutionnaires qui avaient été actifs avant mai eurent la possibilité d’étendre leur influence au cours des événements en exposant leurs idées au sein de ces Comités qui ensuite les diffusaient à une audience bien plus large.

Dans cette mesure, les Comités d’action fonctionnèrent comme un substitut pour un parti socialiste révolutionnaire. Mais ce n’en était pas un particulièrement bon. Sur la base des débats soutenus qui ont lieu bien avant une montée de luttes de masse, un parti révolutionnaire développe une analyse claire des événements, une compréhension quant à la façon d’argumenter pour défendre son point de vue face aux différentes sections de travailleurs, et une discipline interne consentie. Il peut réagir rapidement et comme un seul homme à des événements changeant rapidement. Les Comités d’action n’avaient aucun de ces avantages. À des moments clés, leurs assemblées générales s’embourbaient dans des discussions apparemment interminables de telle façon qu’ils ne pouvaient pas réagir aux manoeuvres du régime, du Parti communiste et de la CGT ou des dirigeants de gauche.

Ce problème se posa de façon extrêmement aiguë après le discours de de Gaulle du 30 mai. Un peu partout, les gens cherchaient une alternative qui répondrait à sa menace d’une guerre civile, quelque chose d’autre que l’appel à la reprise du travail lancé par la CGT. Mais le mouvement étudiant était incapable d’en proposer une. Une réunion le 1er juin pour établir un « mouvement révolutionnaire » n’aboutit à rien ; l’assemblée des Comités d’action le soir suivant fut également infructueuse : les discussions traînèrent jusqu’à ce que beaucoup de délégués quittent la salle, épuisés. [53]

En plus de cela, même les estimations les plus optimistes quant à l’influence des Comités d’action déclarèrent que ceux-ci n’existaient plus que dans un quart des lieux de travail en grève. [54] Dans beaucoup de ces endroits les comités n’étaient que des groupes d’étudiants et de jeunes travailleurs, capables d’exercer une pression mais éprouvant beaucoup plus de difficultés quand il s’agissait de contester, sur le lieu de travail, la direction de militants CGT implantés.

Ceci eut pour résultat que, si la gauche révolutionnaire pouvait agir comme un pôle d’attraction pour les travailleurs qui ne voulaient pas suivre l’abandon de la grève par le Parti communiste et la CGT, elle ne pouvait cependant pas l’empêcher. Et donc elle ne pouvait pas empêcher la liquidation du mouvement de mai.

La fin amère

Un mouvement social puissant, impliquant des millions de gens ne peut pas simplement s’immobiliser. Si sa dynamique première se brise, il commence à faire marche arrière. Tous ceux, à moitié convaincus, que le mouvement a pu entraîner par sa confiance et sa puissance, s’en détachent, ne le voyant plus comme un moyen d’en finir avec les frustrations et les oppressions mesquines qui paralysent leur vie. Tous les politiciens opportunistes qui l’avaient vu comme un bon moyen de faire avancer leur carrière sautent alors dans un autre wagon. Tous les ennemis du mouvement se sentent renforcés par l’affaiblissement de son influence sur ceux qui vacillaient entre lui et eux.

La décision des communistes et de la CGT de remettre les entreprises publiques au travail conduisit inévitablement à l’écroulement du mouvement de mai. Le rétablissement des transports publics et de la distribution de gaz mit fin à la paralysie des sections de la classe moyenne qui soutenaient le gouvernement. La machine politique gaulliste redevint opérationnelle, avec diffusions de tracts collages d’affiches et organisation de manifestations locales et nationales. Les gens qui, à peine une semaine plus tôt, considéraient que seul un gouvernement de gauche, quel qu’il soit, permettrait un retour à l’ordre, s’en remettaient à nouveau à de Gaulle. La possibilité d’une mutinerie dans la police disparut car, pour la première fois depuis le début des manifestations étudiantes, elle sentait qu’au moins une partie du « public » la soutiendrait si elle en venait à durcir son action.

Cette semaine là, pour la première fois la police attaqua les grévistes. Le 5 juin elle prit le contrôle des studios de radio et de télévision aux grévistes. Le lendemain, les CRS pénétrèrent dans l’usine Renault à Flins et expulsèrent les piquets. Le jour suivant ils répondirent violemment à la tentative des grévistes qui tentaient de reprendre possession des lieux, tuant un lycéen. Le 10 juin, les CRS furent appelés à intervenir dans le Quartier Latin pour la première fois depuis le 13 mai. Le 11 juin ils pénétrèrent dans l’usine Peugeot à Sochaux frappant les grévistes alors qu’ils tentaient de s’enfuir et attaquant les travailleurs de la zone environnante, en tuant deux. Ce même jour il y eut des attaques par la police sur les travailleurs et les étudiants à St-Nazaire, Toulouse et Lyon. Quelques jours plus tard, le gouvernement interdit formellement toute les organisations trotskistes et maoïstes ainsi que le Mouvement du 22 mars, alors qu’il libérait le général Salan, dirigeant de l’organisation terroriste de droite du début des années 60, l’OAS.

Mais ce ne sont pas les attaques de la police en elles-mêmes qui ont brisé les grèves qui continuaient. À Flins et à Sochaux les travailleurs réoccupèrent les usines et la police finalement se retira. Les grèves à la radio et à la télévision se poursuivirent pendant des semaines.

Cependant l’esprit des grèves avait changé du tout au tout. Partout les travailleurs étaient à l’offensive jusqu’au 31 mai. Lorsque le secteur public reprit le travail ce week-end là, les patrons se sentirent assez confiants pour passer à l’offensive.
Les concessions faites par le gouvernement lors des accords de Grenelle avaient eu pour but de diviser le mouvement ouvrier. Ils offraient de fortes augmentations à une minorité de travailleurs ayant un bas salaire, mais beaucoup moins aux grandes usines d’équipement et de textile qui avaient été les fers de lance des grèves de masse. Il s’agissait d’obtenir un retour au travail qui laisserait ces usines sans gains conséquents. Cette tactique n’aboutit pas tant que les services publics clés étaient encore en grève. Mais maintenant que la CGT avait réussi à leur faire reprendre le travail, les choses étaient bien différentes. La lutte usine par usine pour obtenir des « améliorations locales » permit aux patrons d’épuiser ces mêmes usines qui avaient dirigé le mouvement de mai.

Plus tard un dirigeant syndical des métallos dit : « Ni le gouvernement ni les patrons n’étaient prêts à pardonner la peur qu’ils venaient de connaître. Ils s’étaient trouvés impuissants face aux étudiants, ils n’avaient aucun pouvoir contre les travailleurs du secteur public qui avaient les moyens de paralyser le pays tout entier. Mais si les industries de l’automobile et de la métallurgie prolongeaient leur paralysie de deux semaines, il était embêtant mais nécessaire de forcer les travailleurs militants à abandonner. En les punissant, ils effaçaient un mois de capitulations gouvernementales et de honte patronale. » [55]

Dans ce nouveau climat, les patrons usèrent de toutes leurs vieilles méthodes pour casser les syndicats - des votes secrets où des « majorités » fictives votaient pour le retour au travail, l’utilisation de syndicats jaunes et de contremaîtres pour forcer les piquets de grèves, l’utilisation de la police pour tabasser des travailleurs en grève, les déclarations que quiconque résistait à de telles actions était un « dangereux provocateur ».

Au départ les attaques des patrons et du gouvernement firent réagir les groupes qui avaient déjà repris le travail et les incitèrent à se mobiliser à nouveau en solidarité avec ceux qui étaient encore en grève. Ce sentiment était tel que la CFDT proposa une journée d’action pour les soutenir. Mais la CGT s’en prit à la « décision unilatérale de la CFDT », en disant que « la solidarité ne doit pas aboutir à des incidents semblables à ce qui s’est passé à Flins. » dont elle faisait porter la responsabilité à des « provocateurs d’extrême-gauche ». « Toute discussion de reprise de la grève générale doit être considérée comme une provocation dangereuse ». Tout ce qui pouvait être fait pour les grévistes c’était de « récolter de l’argent » [56].

Les principales usines automobiles - Renault, Citroën et Peugeot - étaient encore en grève à la mi-juin. La CGT réussit à conclure un accord pour que le travail reprenne à Renault en échange d’une augmentation de salaire de 10 à 14%, d’une réduction du temps de travail d’une heure et demie par semaine et du paiement de la moitié des journées de grève. Même ce cadeau fut rejeté par un cinquième des travailleurs et à Flins, là où les affrontements avec la police eurent lieu, par 40% d’entre eux. Quelques jours plus tard Peugeot reprenait le travail et Citroën suivit le 24 juin. Dans les deux cas, les travailleurs retournèrent à l’usine avec le sentiment d’avoir gagné.

Mais même si les patrons n’avaient pas réussi à « punir » ces travailleurs comme ils l’espéraient, ils avaient tout de même de quoi se féliciter. Les travailleurs qui avaient dû prolonger la grève le plus longtemps pour obtenir du mouvement de mai quelques améliorations significatives étaient ceux qui traditionnellement avaient la plus faible organisation. Il y avait peu de chances pour qu’ils refassent grève avant un certain temps et cela donnait aux patrons la possibilité d’empêcher le développement d’organisations de base fortes et de reconstruire les syndicats jaunes. Des entreprises comme Citroën et Peugeot ont certes dû faire des concessions économiques aux grévistes, mais elles devaient rester, après mai 68, les bastions de non-organisation syndicale qu’elles avaient toujours été.

Dans un cas important, la fragmentation du mouvement par les reprises locales du travail après la fin de mai déboucha conduisit à une défaite désastreuse - dans le service public de la radio et de la télévision, l’ORTF.

Les journalistes et les techniciens n’avaient que tardivement rejoint totalement le mouvement de mai. Ils s’étaient ralliés au mouvement parce que les dirigeants du service refusaient systématiquement de les laisser dire la vérité sur l’ampleur du mouvement de mai ou de les laisser interviewer les opposants à la politique du régime - même si ces derniers étaient les plus respectables des politiciens bourgeois. D’abord la CGT les somma de ne pas entrer en grève générale. Mais à la longue la frustration s’accumula tellement qu’ils déclenchèrent une grève totale et occupèrent les studios. Le gouvernement fut obligé de diffuser des émissions squelettiques depuis un studio de la Tour Eiffel bien protégé par les forces de l’ordre.

Le retour à la normalité au début du mois de juin permit au gouvernement de se venger. Le 5 juin un nouveau directeur général de programmation fut nommé. qui renvoya treize journaliste et six producteurs, fit intervenir la police pour reprendre le contrôle des studios et reprit le cours normal des services télé et radio avec des non-grévistes et des briseurs de grève nouvellement recrutés. Le gouvernement offrit alors d’augmenter les salaires et d’améliorer les conditions de travail en échange d’un contrôle complet sur le contenu des programmes. Sous la pression de la CGT, les techniciens reprirent le travail dans ces conditions le 19 juin. Les journaliste résistèrent encore pendant trois semaines, avant d’admettre leur défaite complète le 12 juillet.

On peut difficilement surestimer ce que cela représentait pour le gouvernement d’isoler et de briser la grève des ondes. Pendant la dernière semaine de mai, le silence des chaînes radio et TV était un symbole de la faiblesse du gouvernement. Lorsque le 5 juin il en reprit le contrôle, c’était signe d’un regain de force et cela lui fut d’un grand soutien pour sa propagande électorale, au cours de laquelle le gouvernement se posa comme la seule alternative au chaos.

Une opportunité révolutionnaire

Les révolutions manquées peuvent rapidement sortir de notre mémoire. La classe dirigeante s’empresse de réimposer l’ancien mode de vie, et avec lui, l’ancien mode de penser qui présuppose qu’il n’en existe pas d’autre. La période révolutionnaire en vient à ressembler à un étrange délire aux yeux de la majorité de la population, comme quelque chose de complètement dissocié du cours réel de la vie de la société, de la même manière que les rêves et les cauchemars sont séparés du cours réel de la vie d’un individu. Seuls les romantiques incurables sont censés y aspirer encore. Et cette suppression de la mémoire peut être si efficace que même les historiens ont du mal à exhumer la vérité et à la distinguer de l’imaginaire. Généralement, seule une nouvelle poussée révolutionnaire fait remonter les souvenirs à la mémoire de milliers de participants qui confirment la réalité de ce qui s’est passé.

La France de 1968 ne fut même pas une révolution manquée. On a beaucoup parlé à l’époque de la « révolution », en particulier dans le Quartier Latin et dans les médias étrangers. Mais il n’y eut aucune tentative de prise du pouvoir d’État. De ce fait, le processus qui consiste à mettre ce morceau d’histoire entre parenthèses, de le consigner aux post-scriptum historiques de ce-qui-aurait-pu-arriver, se fit encore plus rapide que d’habitude. Vingt ans plus tard, 1968 porte universellement l’étiquette de « l’année des étudiants », comme si la plus grande grève générale de l’histoire n’avait pas eu lieu, comme si l’un des gouvernements les plus puissants du monde occidental n’avait pas vacillé pendant une semaine au bord de l’auto-dissolution.

Une des sources de cette amnésie collective fut le Parti communiste français. Puisqu’il avait tout fait au long du mois de mai pour empêcher le mouvement de se politiser, pire encore de devenir révolutionnaire, et puisqu’il s’était vu obligé de modifier momentanément sa position dans la dernière semaine de mai de peur que le mouvement ne lui échappe s’il ne prêtait pas main forte, il dut faire de son mieux ensuite pour démontrer que la révolution avait toujours été impossible. Le Parti communiste invoqua les résultats des élections de la fin du mois de juin pour justifier sa conception : les partis de droite, après tout, avaient gagné des voix et des sièges au détriment de la gauche. Il disait qu’il n’y avait jamais eu le soutien suffisant pour une tentative révolutionnaire. Cela aurait été de l’aventurisme complet.

Cet argument était - et est toujours - doublement erroné.

D’abord, juin n’était pas mai. En mai, la grande majorité de la classe ouvrière et une section considérable de la classe moyenne tenaient le régime pour responsable du fait que les étudiants en étaient venus à dresser les barricades et que dix millions de travailleurs s’étaient mis en grève. Ceux qui étaient hostiles à ce qui se passait se sentaient impuissants, incapables de contenir cette immense convulsion sociale. C’est pourquoi ils étaient prêts à s’accorder au mieux avec ceux qui détenaient quelque contrôle sur le mouvement - une attitude qui relève quelque peu de la résignation des travailleurs en « temps normal » qui acceptent des emplois qu’ils détestent et des vies privées qui ne leur procurent aucune joie.

[D]ire qu’il y avait un potentiel révolutionnaire au mois de mai
ne signifie pas que le choix se résumait aux élections
d’un côté et à la guerre civile de l’autre

Comme juin progressait, ces attitudes changèrent de façon décisive. Le régime était en train de rétablir l’essentiel de l’ordre ancien. La contestation dans le secteur public et dans de larges sections industrielles tirait à sa fin. Les étudiants se retrouvaient à nouveau une minorité isolée et impuissante. Désormais le choix ne se faisait plus entre un gouvernement bredouillant et un mouvement de masse apparemment inarrêtable, mais entre des politiciens au gouvernement qui démontraient leur maîtrise des événements et des politiciens dans l’opposition qui promettaient seulement de pouvoir en faire autant.

Le changement d’humeur affecta même certains de ceux qui avaient été des participants enthousiastes au mouvement. En mai, comme dix millions de personnes évoluaient ensemble, des individus de toutes sortes avec des idées assez conservatrices pouvaient concevoir une solution à leurs problèmes particuliers dans un effort collectif de masse. A la fin du mois de juin ils retrouvèrent de nouveau un monde dans lequel seule l’attitude individualiste pouvait apporter une amélioration personnelle. Les dernières étincelles de lutte étudiante et ouvrière semblaient désormais être source de chaos, de danger, et non plus être la clé pour réorganiser la société.

Cependant il n’y avait objectivement aucune raison pour que le mouvement se désagrège ainsi pendant la première semaine de juin. S’il le fit c’est parce que les organisation politiques et syndicales les plus puissantes au sein de la classe ouvrière concentrèrent tous leurs efforts à un retour au travail dans les services publics clés. Ce faisant, elles amenèrent précisément le changement d’attitude qui permit aux gaullistes de gagner les élections et qui accréditait l’idée selon laquelle aucun changement révolutionnaire n’était possible.

Ensuite, dire qu’il y avait un potentiel révolutionnaire au mois de mai ne signifie pas que le choix se résumait aux élections d’un côté et à la guerre civile de l’autre, comme le déclara de Gaulle le 29 mai. Il y avait une troisième option - l’extension et l’approfondissement du mouvement de manière à ce que le gouvernement soit empêché de recourir aux forces armées de l’État.

Cela aurait signifié encourager les formes d’organisations des grèves qui entraînaient tous les travailleurs, les plus « arriérés’ comme les plus avancés, à modeler eux-mêmes leur propre avenir - par des comités de grève, des assemblées générales régulières dans les usines occupées, des piquets de grève et des rotations d’occupations impliquant un maximum de gens, des délégations envoyées à d’autres usines et à d’autres sections de la société impliquées dans la lutte. Ainsi tout le monde aurait eu la possibilité de participer directement à la lutte et de discuter des leçons politiques à en tirer. Ceci aurait signifié aussi la généralisation des revendications de ceux qui luttaient de façon à ce qu’aucune section de travailleurs ne reprenne le travail avant que des décisions concernant des questions d’ordre vital qui préoccupaient les travailleurs d’autres sections ne soient prises - sur la sécurité de l’emploi, des emplois garantis pour les jeunes travailleurs, le paiement intégral des journées de grève, des droits syndicaux complets dans des usines anti-syndicats comme Peugeot et Citroën, un contrôle démocratique sur les diffusions d’émissions radio et TV par les représentants élus des journalistes et des techniciens.

Bâti sur ces bases, le mouvement aurait empêché le gouvernement de rasseoir son pouvoir. Si le gouvernement cédait aux revendications du mouvement, il ne serait qu’un canard boiteux, et clairement, il deviendrait l’otage du mouvement de masse des travailleurs . S’il ne cédait pas, il resterait incapable de venir à bout de la paralysie du pays assez rapidement pour empêcher ses propres partisans de rechercher une alternative « responsable » qui, à son tour, serait vraisemblablement prise en otage par le mouvement de masse. Dans les deux cas, le gouvernement n’aurait jamais été en état de gagner les élections de la fin juin. Le résultat des élections aurait été devancé par le mouvement dans les usines et dans les rues - comme cela allait être le cas en Grande Bretagne cinq ans et demi plus tard, lorsque un mouvement de moindre ampleur, la grève des mineurs de 1974, se prolongea jusqu’aux élections qui débouchèrent sur un vote contre le gouvernement en place.

Il n’y a, bien sûr, aucune garantie que, si le Parti communiste et la CGT avaient poussé pour cela, ils auraient gagné sur tous les points. Mais ce qui peut être dit avec certitude c’est qu’en refusant de mener campagne pour cela ils ont assuré la fin du mouvement de mai et la victoire électorale des gaullistes. Ils ont aussi fait en sorte que les syndicats français continuent à organiser une fraction moins importante de la classe ouvrière que dans tous les autres pays européens industrialisés malgré l’implication dans une grève la plus importante que les autres pays aient connue jusque là.

Cette troisième option n’aurait pas conduit immédiatement à une révolution socialiste. Mais elle aurait amené une situation politique d’une extrême instabilité dans laquelle une classe ouvrière victorieuse aurait pu prendre conscience de ses propres intérêts et de sa propre capacité à diriger la société. Il est certain que c’est parce que le champ des possibles était si largement ouvert que les dirigeants communistes et de la CGT se hâtèrent d’accepter la voie électorale, la voie la moins dangereuse pour sortir de la crise, même si celle-ci profita à de Gaulle.

Voir en ligne : Traduction depuis l’anglais de l’article consacré à la France dans l’ouvrage intitulé « The Fire Last Time : 1968 and after »

Notes

[1Georges Pompidou, Pour rétablir une Vérité (Paris 1982) p. 181.

[2Vladimir Fisera, The Writing on the Wall (London 1978) p. 11  ; Lucien Roux et René Backmann, L’Explosion de Mai (Paris 1968) p. 78.

[3Fisera p. 78.

[4Chiffre donné par Cohn-Bendit dans Hervé Bourges (ed.), The Student Revolt : the activists speak (London 1968) p. 67.

[5Rioux et Blackmann, p. 38.

[6Fisera, p. 79.

[7Cité dans Posner (ed.), Reflections on the Revolution in France (Harmondsworth 1970) p. 64.

[8Daniel Bensaïd et Henri Weber, Mai 68 : une répétition générale (Paris 1968) p. 112.

[9Philippe Labro, Les Barricades de Mai (Paris 1968).

[10Bensaïd et Weber.

[11Bensaïd et Weber.

[12Selon son premier ministre, Pompidou, dans Pompidou, p. 180.

[13Michael Kidron, Western Capitalism since the War (Harmondsworh 1970) p. 169.

[14Kidron, p. 170.

[15Pouvoir Ouvrier (Paris), janvier-février 1968, et Ross, p. 163.

[16L’Humanité (Paris), 3 mai 1968.

[17Rioux et Blackmann, p. 215.

[18Cité dans Rioux et Blackmann, p. 216.

[19Cité dans Rioux et Blackmann, p. 218.

[20Cité dans Rioux et Blackmann, p. 218.

[21cité dans Rioux et Blackmann, p. 217

[22Cité dans George Ross, Workers and Communists in France (Berkeley 1982) p. 182.

[23Ross, p. 182.

[24Cité dans Ross, p. 182.

[25Selon Tony Cliff et Ian Birchall, France : The Struggle goes on (London 1968) p. 19.

[26Cité dans Rioux et Blackmann, p. 256.

[27Selon Rioux et Blackmann, p. 254.

[28Rioux et Blackmann, pp. 256-7.

[29Ross, p. 184.

[30Cité dans Rioux et Blackmann, p. 247.

[31Rioux et Blackmann, p. 423.

[32Cité dans Rioux et Blackmann, p. 376.

[33Cité dans Rioux et Blackmann, p. 382.

[34Cité dans Rioux et Blackmann, p. 383.

[35Rioux et Blackmann, p. 384.

[36Georges Seguy de la CGT, cité dans Ross, p. 202.

[37Voir Rioux et Blackmann, pp. 442-458 pour une description détaillée de ces journées voir également Ross, pp. 203-4.

[38Les estimations de l’ampleur de la manifestation varient d’entre 300 000 et 400 000 dans Rioux et Blackmann, p. 446 à 800 000 dans Ross, p. 206.

[39Pompidou, p. 197.

[40Rioux et Blackmann, p. 249.

[41Rioux et Blackmann, p. 276, et Bensaïd et Weber, pp. 159-60.

[42Selon Ross, p. 181.

[43Ross, p. 185.

[44Ross.

[45Cité dans Rioux et Blackmann, p. 408.

[46Cité dans Rioux et Blackmann, p. 450.

[47Cité dans Rioux et Blackmann, p. 465.

[48Cité dans Ross, p. 208.

[49Cité dans Rioux et Blackmann, p. 512.

[50Rioux et Blackmann, p. 513

[51Rioux et Blackmann, p. 553.

[52Cité dans Rioux et Blackmann, p. 281.

[53Voir les récits dans Rioux et Blackmann, p. 559 et dans Bensaïd et Weber, pp. 209-10.

[54Un dirigeant de la CFDT cité par Rioux et Blackmann, p. 451.

[55Cité dans Rioux et Blackmann, p. 522.

[56Cité dans Rioux et Blackmann, p. 524.


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