Deux camps, un seul système

Le capitalisme d’État

par Tony Cliff

26 février 2010

Il y a 52 ans, en 1947, j’arrivais à la conclusion que les régimes staliniens étaient des régimes capitalistes d’État. J’ai écrit des livres pour développer cette théorie. Mais on ne peut être sûr de ses idées que lorsque le test des événements vient les confirmer.

La chute des régimes staliniens a rendu possible la réfutation ou la confirmation de la théorie. Si un docteur dit qu’un patient a un cancer et qu’un autre docteur dit qu’il a la tuberculose, l’autopsie dira qui avait raison. L’effondrement du stalinisme rend possible un tel diagnostic.

Si la Russie était un pays véritablement socialiste dans la lignée de la révolution d’Octobre 1917, ou si les régimes staliniens étaient des États ouvriers fussent-ils déformés ou dégénérés, l’effondrement du stalinisme, aurait signifié qu’une contre-révolution avait lieu.
Les travailleurs défendraient un État ouvrier de la même façon que les travailleurs défendent leurs syndicats, aussi droitiers et bureaucratisés soient-ils, contre ceux qui essaient de les éliminer.

Les travailleurs savent par leur propre expérience que le syndicat, aussi faible soit-il, est l’organisation de défense des travailleurs. Les travailleurs dans les entreprises où un syndicat existe gagnent de meilleurs salaires et ont de meilleures conditions de travail que les travailleurs dans les entreprises sans syndicat.

Est-ce que les travailleurs en Russie et dans les pays de l’est ont défendu ces régimes en 1989-1991 ? Bien sûr que non. Les travailleurs sont restés passifs. Il y eut moins de violence à ces moments là que durant la grève des mineurs de 1984-1985 en Angleterre. Le seul pays où le régime fut défendu, et violemment, fut la Roumanie. Mais là il fut défendu non par les travailleurs mais par la Securitate, la police secrète.

Deuxièmement, s’il y avait eu une contre-révolution, les gens au sommet auraient été remplacés. Mais une des caractéristiques de l’effondrement des régimes staliniens c’est que le même personnel, la Nomenklatura, qui avait dirigé l’économie, la société et la politique sous le stalinisme, a continué de se trouver au sommet après. Les événements de 1989-1991 ne furent pas un pas en arrière pour les gens au sommet, ni un pas en avant, mais un pas sur le côté.

Il est clair qu’il n’y a pas eu de changement qualitatif entre le régime stalinien et ce qui existe à présent en Russie et dans les pays de l’est. Puisqu’il n’y a plus personne pour nier que ces pays sont capitalistes, a posteriori, ils l’étaient donc aussi auparavant.

La naissance du Capitalisme d’État en Russie

La révolution d’Octobre 1917 a porté la classe ouvrière au pouvoir en Russie. Cette révolution a eu un impact retentissant à l’échelle internationale. Des révolutions ouvrières se sont produites en Allemagne, en Autriche, en Hongrie. Des partis communistes de masse se sont développés en France, en Italie et ailleurs.

Lénine et Trotsky étaient fermement convaincus que le sort de la révolution en Russie dépendait de la victoire de la révolution en Allemagne. « Sans cela, ne cessaient-ils de répéter, nous sommes condamnés ».

Tragiquement, la révolution allemande (1918-1923) s’acheva par une défaite. L’absence d’un parti révolutionnaire avec des cadres expérimentés condamna la révolution. Nous avons vu, encore et encore par la suite, échouer des révolutions parce qu’il n’y avait pas de parti révolutionnaire : en Espagne et en France en 1936, en Italie et en France en 1944 et 1945, en Hongrie en 1956, en France en 1968, au Portugal en 1975, en Iran en 1979, en Pologne en 1980-1981.

En 1923, la défaite de la révolution allemande provoqua en Russie un tournant vers le pessimisme et l’adaptation à droite. Staline mena ouvertement une campagne contre Trotsky en 1923. Il fut aidé dans sa tâche par le fait que Lénine était sur son lit de mort, hors jeu pendant un an. Trotsky expliqua que la montée du stalinisme était le produit de l’isolement de la révolution russe et de la pression du capitalisme mondial. C’était absolument juste. Aussi sa description du régime stalinien comme un État ouvrier dégénéré était-elle convenable, à ce moment là.

Si un chien enragé m’attaque, j’ai besoin d’utiliser des moyens symétriques aux siens pour me défendre. S’il utilise la violence je dois utiliser la violence. Bien entendu, mes dents ne valent pas les siennes, j’userai donc d’un bâton. Si je tue le chien enragé, la symétrie prend fin. Si c’est le chien qui me tue, la symétrie prend fin aussi. Mais qu’arrivera-t-il si je ne suis pas assez fort pour tuer le chien, qu’il n’est pas assez fort pour me tuer et que nous sommes enfermes dans la même pièce pendant des mois ? A la fin, personne ne sera plus capable de faire la différence entre le chien et moi.

Le régime soviétique était attaqué par les forces armées d’Allemagne, de France, d’Angleterre, des États-Unis, d’Italie, du Japon, de Roumanie, de Finlande, de Lettonie, de Lituanie, de Turquie. Ces armées, alliées aux armées russes blanches, ne réussirent pas à battre l’armée rouge. De l’autre côté, le gouvernement révolutionnaire de Russie ne réussit pas à battre les gouvernements capitalistes mondiaux. Alors, en définitive, la pression du capitalisme mondial obligea le régime stalinien à devenir de plus en plus similaire aux régimes du capitalisme mondial. Les lois du développement de l’économie et de l’armée russes étaient identiques à celles du capitalisme mondial.

Quand, en 1928, Staline déclara que la Russie rattraperait les pays industriels développés en quinze ou vingt ans, cela signifiait que la Russie accomplirait en l’espace d’une génération ce qui avait pris cent ans de révolution industrielle en Angleterre. En Angleterre, il fallut, avec le système « d’enclosures » qui chassait les paysans des terres communales qu’ils avaient cultivé pendant des générations, trois siècles pour les exproprier, les pousser vers les villes et faciliter le développement du capitalisme. En Russie, la paysannerie fut expropriée en trois ans par la soi-disant « collectivisation ».

Quand Staline construisit son appareil industriel et militaire, il le faisait avec des bases bien plus faibles que celle des concurrents auxquels il faisait face, mais avec des ambitions équivalentes. Si l’Allemagne nazie avait des tanks et des avions, l’appareil militaire que construisait Staline ne pouvait refléter les forces productives de la Russie (en 1928, les paysans n’avaient pas de tracteurs mais des charrues en bois, les Sokha) mais celles de l’Allemagne.

L’industrialisation de la Russie était donc très orientée vers l’industrie lourde comme base à une industrie d’armement moderne.

J’ai trouvé significatif, au cours de mes recherches, de comparer la production au cours des différents plans quinquennaux. J’ai pu trouver les objectifs des premier, second, troisième, quatrième et cinquième plans et les comparer (en Russie, sous Staline, personne n’aurait osé faire ça).

Du côté de l’industrie lourde on peut considérer les objectifs de production d’acier : 10,4 millions de tonnes pour le premier plan, 17 millions pour le second, 28 millions pour le troisième, 25,4 millions pour le quatrième (à cause de la guerre), 44,2 millions pour le cinquième. Il est clair que la courbe est poussée rapidement vers le haut. La même chose s’applique à l’électricité, au charbon, au minerai de fer, etc.

Du côté des produits de consommation, le tableau est très différent. Prenons par exemple les produits en coton : l’objectif du premier plan était de 4,7 milliards de mètres, celui du second de 5,1, celui du troisième de 4,9, celui du quatrième de 4,7 milliards de mètres. Pendant plus de 20 ans, l’objectif n’augmenta pas du tout ! Pour les produits en laine, les chiffres sont même pires : le premier plan fixait comme objectif d’amener la production à 270 millions de mètres, le second à 227, le troisième à 177, le quatrième à 159. Les objectifs du plan fixèrent une diminution de 40 % sur 20 ans.

La Russie fut très efficace pour produire des spoutniks mais pas pour produire des chaussures.

Le capitalisme est dominé par la nécessité d’accumuler du capital. Ford doit investir sinon, il sera battu par General Motors. La compétition entre les entreprises oblige chacune d’entre elles à investir de plus en plus, à accumuler de plus en plus de capital, à réduire la part des richesses produites qui reviendra finalement (lorsqu’ils auront dépensé leurs salaires) aux travailleurs. La tyrannie du capital sur les travailleurs est l’autre face de la compétition entre capitaux.

La même chose s’applique à la tyrannie stalinienne envers les travailleurs et les paysans en Russie. L’exploitation féroce, y compris le goulag, était le produit de la compétition entre le capitalisme d’État russe et les autres puissances capitalistes, en premier lieu l’Allemagne nazie.

Les objections à la théorie du capitalisme d’État

Trois arguments principaux sont développés contre la théorie du capitalisme d’État. D’abord, l’idée que le capitalisme est lié à la propriété privée. En Russie, les moyens de production étaient aux mains de l’État.

Deuxièmement, le capitalisme est incompatible avec la planification. L’économie russe était planifiée.

Troisièmement, certains marxistes révolutionnaires affirmaient que ce qu’il fallait faire en Russie stalinienne, c’était une « révolution politique » pour changer la structure du gouvernement et c’est tout. Sous le capitalisme, au contraire, ce qu’il faut faire, c’est une révolution sociale, qui bouleverse le contrôle de la production des richesses.
Nous devons traiter chacun de ces arguments à son tour.

En 1847, Proudhon, un socialiste français aux idées plutôt confuses, écrivit dans son livre Philosophie de la misère, que le capitalisme équivaut à la propriété privée. Marx, dans une critique cinglante de Proudhon intitulée Misère de la Philosophie, écrivit : « la propriété privée est une abstraction juridique ».

Si la propriété privée équivaut au capitalisme alors les sociétés esclavagistes de l’antiquité étaient capitalistes parce qu’il y avait une propriété privée, le féodalisme était capitaliste parce qu’il y avait une propriété privée. Les idées de Proudhon sont un vrai méli-mélo. La forme de la propriété n’est qu’une forme, elle ne dit pas le contenu. Il peut y avoir une propriété privée avec des esclaves, avec des serfs ou avec des travailleurs salariés. Si quelqu’un dit « j’ai une bouteille pleine » cela ne dit pas de quoi elle est remplie. Ça peut être du vin, ça peut être de l’eau, ça peut être n’importe quelle autre saleté. Parce que le contenant et le contenu ne sont pas la même chose, le même contenu peut être mis dans des contenants différents. L’eau peut être mise dans une bouteille, dans un verre, dans une tasse.

Si la propriété privée peut contenir des choses aussi différentes que l’esclavage, le servage ou le travail salarié, alors l’esclavage, par exemple, peut aussi bien prendre la forme d’une propriété privée ou d’une propriété d’État. Les pyramides d’Égypte ont été construites par des esclaves. Je suis bien sûr qu’aucun esclave n’a jamais dit à un autre : « Merci mes dieux, nous ne travaillons pas pour un propriétaire privé mais c’est le Pharaon, c’est à dire l’État, qui nous possède ». Au Moyen âge, les relations sociales étaient dominées par celles qu’il y avait entre les serfs, les paysans dans les villages, et les seigneurs vivant dans leurs châteaux. Mais il y avait un autre type de servage : les serfs travaillant sur les propriétés de l’Église. Le fait que l’Église n’était pas la propriété d’individus ne rendait pas le fardeau des serfs qui travaillaient sur ses terres plus léger.

Le second argument affirme qu’en Russie stalinienne l’économie était planifiée tandis que sous le capitalisme il n’y a pas de plan. Cet argument est simplement faux. La caractéristique du capitalisme est qu’il y a un plan dans chaque unité de production mais pas de planification entre les différentes unités. Dans les usines Ford, il y a un plan. Ils ne produiront pas un moteur et demi par voiture, ni trois roues par voiture. Il y a une direction centrale pour savoir combien de moteurs, de roues, etc. seront produits. Il y a un plan mais c’est l’anarchie qui règne entre Ford et General Motors. Dans la Russie stalinienne, il y a un plan pour l’économie russe, mais il n’y a pas de plan entre l’économie russe et, par exemple, l’économie allemande.

Le troisième argument sur la différence entre révolution politique et révolution sociale tombe à plat dans une situation où c’est l’État qui est dépositaire de la richesse. En France, en 1830, il y eut une révolution politique. La monarchie fut renversée et la République proclamée. Cela n’a pas changé la situation sociale parce que les propriétaires de la richesse étaient les capitalistes et non l’État. Là où l’État est le dépositaire de la richesse, prendre le pouvoir politique aux dirigeants c’est prendre leur pouvoir économique. Il n’y a pas de séparation entre révolution politique et révolution sociale.

L’importance de la théorie du capitalisme d’État

Pendant plus de 60 ans, le stalinisme a bénéficié d’un soutien massif dans le mouvement ouvrier international. Il a exclu le socialisme révolutionnaire et l’a réduit à une croyance marginale. L’attrait du stalinisme, en tant que « vrai communisme » était puissant. Désormais, avec la chute du stalinisme en Russie, les choses ont changé.

En février 1990, Eric Hobsbawm, un des plus prestigieux historiens du parti communiste anglais, fut interpellé en ces termes « en Union Soviétique, tout se passe comme si les travailleurs renversaient l’État ouvrier ». Il répondit : « ce n’était évidemment pas un État ouvrier, personne en Union Soviétique n’a jamais cru que c’était un État ouvrier et les travailleurs savaient que ce n’était pas un État ouvrier ». Pourquoi Hobsbawm ne nous a-t-il pas dit ça il y a 50 ou même 20 ans ?

La désorientation idéologique du Parti communiste anglais est clairement démontrée par les rapports des réunions de leur comité exécutif au moment de l’effondrement. Nina Temple, secrétaire générale du Parti déclara : « les trotskistes avaient raison de dire qu’il n ‘y avait pas de socialisme en Europe de l’est. Et je pense que nous aurions dû le dire il y a longtemps ».

En lisant cette déclaration, on ne peut s’empêcher de penser à ce qui arriverait si le Pape déclarait que Dieu n’existe pas. Comment l’Église catholique pourrait-elle survivre ?

Le désarroi parmi les partis communistes du monde entier est énorme. Ceux d’entre nous qui déclarèrent que la Russie était un pays capitaliste d’État longtemps avant l’effondrement des régimes de l’est ont établi une tête de pont vers le futur, préservé la tradition authentique du marxisme, celle du socialisme par en bas.


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