Venezuela : Pouvoir, État & Classe ouvrière

par William Vey

6 octobre 2009

Depuis son accession au pouvoir en 1999, Hugo Chávez n’est pas simplement identifié au processus de transformation sociale en cours au Venezuela, il est également un point de ralliement pour tous ceux qui résistent à l’ordre établi et à l’impérialisme partout sur la planète. Sur le marché du Caire, par exemple, son nom est ainsi aussi célèbre que celui de Hassan Nasrallah [1].

Il est indéniable que Hugo Chávez a été un formidable levier pour améliorer le sort de tous ceux qui souffrent au Venezuela, donnant l’impression, pour partie avec raison, que sans lui rien n’aurait été possible jusque là. Et plus loin, que rien ne serait possible sans lui à l’avenir.

Mais la personnalisation du processus autour de Chávez n’est pas sans conséquences dans l’optique de la construction du « socialisme du XXIe siècle ». Pour les militants révolutionnaires le socialisme signifie que ceux qui produisent les richesses doivent décider de leur répartition et plus généralement diriger la société. Il ne s’agit pas simplement d’une position de principe, les expériences les plus abouties d’émancipation sociale (depuis la Commune de Paris en 1871 jusqu’à la Commune de Oaxaca en 2007, en passant par l’Espagne de 1936 et les premières années de la révolution russe de 1917) sont celles où les exploités et les opprimés ont pu décidé pour eux-mêmes, et ce sur toutes les questions qu’elles soient de développement économique ou d’organisation militaire.

À partir de là, il est important d’évaluer la manière dont ce mouvement de masse est organisé et le contrôle effectif que détient la classe ouvrière vénézuélienne sur l’économie et le pouvoir politique. Ceci, dans un contexte où la structure des rapports de classes est inchangé : les capitalistes n’ont pas été expropriés, les latifundiaires et leurs milices sont bien-portants (malgré l’assassinat de plus d’une centaine de paysans depuis 1999), les structures du « vieil État » sont toujours en place et le pouvoir politique reste accaparé par une couche de dirigeants bureaucratiques, tant à l’échelle nationale que locale.

Activité et niveau de structuration de la classe ouvrière

Quel contrôle ouvrier ?

La « gestion ouvrière » recouvre aujourd’hui une réalité très diverse. À Alcasa (entreprise nationale de production d’aluminium), par exemple, un système de gestion ouvrière basé sur des élections dans les ateliers a été mis en place à partir de 2005 : « [E]n remontant les niveaux on a été jusqu’à l’élection des cadres dirigeants. L’équipe de direction a été considérablement élargie : pour chaque ancien dirigeant, on en a élu trois nouveaux. Face à eux, il y a 300 délégués porte-parole élus à la base par les travailleurs. Aujourd’hui chaque département a son « conseil d’administration » avec des porte-parole élus dans chaque équipe où on planifie et discute tous les problèmes de la production. Quand il y a un problème à trancher, on convoque une assemblée des travailleurs du département. On procède de même à l’échelle de l’ensemble de l’entreprise. À la réunion centrale, la direction soumet ses projets aux représentants des travailleurs et ceux-ci posent leurs problèmes. Ce n’est plus seulement le directeur qui décide, il doit tenir compte de la volonté des travailleurs (...) Pour nous [la cogestion] doit s’étendre à tout l’environnement social et se poser tous les problèmes, y compris la question militaire. » [2]

Par ailleurs 1 200 usines auraient été reprises et occupés après leur fermeture. Dans une soixantaine d’entre elles les travailleurs demanderaient la nationalisation sous « contrôle ouvrier » [3]. Il existe des tentatives de coordination des entreprises « autogérées ». En 2006, les travailleurs d’Inveval (coopérative de production de valves détenue à 51 % par l’État et à 49 % par les travailleurs) ont pris l’initiative de créer un « front » des usines cogérées et occupées. Celui-ci ne regroupe pour l’instant qu’une vingtaine d’usines autour d’une proposition unifiée de statuts pour mettre en oeuvre le « contrôle ouvrier » [4].

Mais dans certains cas, comme à Invepal (entreprise de papier vénézuélienne), les travailleurs constitués en coopérative ont engagé des travailleurs intérimaires, reproduisant les relations capitalistes dans l’usine. Dans un autre genre, le cas de Sidor (production d’acier) est exemplaire de la faiblesse du mouvement ouvrier à imposer ses propres modes de gestion et d’organisation. Sidor est la propriété de capitalistes argentins qui ont licencié un nombre importants d’ouvriers et ont eu recours à des contrats dérogatoires au code du travail en vigueur, n’offrant pas les garanties des contrats courants. Face à la mobilisation des travailleurs qui demandaient la nationalisation de l’usine, Chávez a répondu par l’affirmative avant de se rétracter suite à une intervention de Kirschner, le président argentin. L’affaire s’est provisoirement conclue par la promesse de ne pas nationaliser en échange de tarifs préférentiels accordés par Sidor.

Au final, dans le meilleur des cas le contrôle ouvrier est présent dans des secteurs marginaux, sinon il relève plutôt d’une cogestion État/syndicalistes de gauche où l’avis des travailleurs est pris en compte. Ce qui reste éloigné des situations de véritable contrôle ouvrier que le Venezuela a connu, par exemple, lors du lock-out patronal de l’hiver 2002-2003 : face à la « grève » de 18 000 cadres de l’entreprise de pétrole PDVSA (sur 30 000 salariés de l’entreprise) les travailleurs soutenus, par l’armée, les habitants, les étudiants et d’anciens retraités de l’entreprise remettaient en route la production. Des forums ont eu lieu, « PDVSA de l’intérieur », où les travailleurs informaient sur le fonctionnement de l’entreprise mais où étaient également discutés les plans de l’opposition. Des assemblées réunissant différentes catégories de travailleurs ont ainsi programmé le fonctionnement des écoles, des lycées, des universités, des marchés populaires, occupés les terminaux d’approvisionnement en pétrole, etc. Pendant deux mois les travailleurs ont contrôlé la production et la distribution du pétrole, le versement des salaires, etc. Pour autant le ministre de l’énergie déclarait que le contrôle ouvrier n’était pas à l’ordre du jour dans les secteurs stratégiques de l’économie et le gouvernement réinstallait une gestion plus classique, une fois le lock-out levé, en intégrant des représentants des travailleurs à la direction de l’entreprise.

Quels organes de pouvoir politique ?

Un deuxième élément d’organisation et de cadre pour l’activité du mouvement de masse est constitué par les « conseils communaux ». Depuis avril 2006, ces conseils sont censés regrouper, sur une base géographique, de 200 à 400 familles, dans le but de discuter des infrastructures à mettre en place dans la commune : construction d’égouts, approvisionnement d’un hôpital, gestion des déchets, école, etc. Ces conseils devraient se rassembler en association, puis en fédération. À moyen terme, les maires, les conseils municipaux, les conseils paroissiaux et les gouverneurs d’Etat devraient disparaître5 au profit, selon Chávez, de la construction d’un « État communal », outil de « démantèlement de l’État bourgeois et de transformation de cet État contre-révolutionnaire en État révolutionnaire » [5]. Il y aurait actuellement 18 000 de ces conseils, l’objectif affiché est de couvrir l’ensemble du territoire de 30 000 conseils communaux. Ces conseils seraient associés à des conseils de travailleurs, conseils de paysans, conseils indigènes et conseils des officiers militaires.

Certains de ces conseils on tissé des liens avec des entreprises autogérée pour l’approvisionnement en matériel (cas de l’entreprise Sanitarios Maracay) et la collecte des ordures [6].

Mais ces conseils restent des structures limitées d’exercice d’un pouvoir alternatif. Ils sont réglés par la loi et dépendent directement de Chávez pour leur financement, ce qui en fait de possible structures clientélistes. Ces conseils ne contrôlent pas les budgets existants et reçoivent leur financement d’une banque communale, après l’accord du gouvernement sur les projets à mettre en oeuvre. Par ailleurs leur statut par rapport aux maires, gouverneurs et assemblées locales élues n’est pas totalement éclairci. Enfin près de la moitié d’entre eux seraient inactifs, surtout du fait de la difficulté à organiser l’activité des travailleurs du secteur informel [7].

Quelle direction collective ?

Face à ces différentes expériences du mouvement de masse, il est difficile de distinguer si la stratégie de Chávez relève d’un dépassement de l’État bourgeois, en prenant des initiatives pour le contourner puis le saborder de l’intérieur, ou bien plutôt d’une intégration des inventions réalisées par la classe ouvrière, notamment lors des affrontements de classes (cas du lock-out patronal), à l’appareil d’État existant. Mais ce qui est sûr c’est que sont aujourd’hui posées en des termes nouveaux des questions stratégiques clés [8] : peut-on transformer un vieil État bourgeois en État révolutionnaire ? Quelle importance accorder à une situation de double pouvoir ? Quelle temporalité : affrontement brutal et centralisé ou guerre d’usure pendant laquelle coexistent différentes légitimités et formes de pouvoir ? Concrètement, l’expropriation des capitalistes doit-elle se faire par la loi ou par l’action directe des travailleurs et des paysans ? Les expériences de contrôle ouvrier peuvent-elles être étendues à des secteurs clés privés et publics de l’économie (notamment l’industrie pétrolière) ? Les conseils communaux peuvent-ils être transformés et centralisés pour former un nouveau pouvoir qui prenne en charge non seulement les questions de développement économique mais également les questions militaires ?

Le problème n’est pas tant celui des réponses apportées par Chávez à ces questions mais celui de la manière dont elles sont élaborées. En matière de révolution on ne peut séparer la forme du fond. Une « bonne » direction, acclamée pour la justesse de ses mesures est-elle préférable à une orientation fausse prise dans la démocratie la plus résolue ? La situation n’est bien évidemment jamais aussi caricaturale mais la solution que représente Chávez, celle du caudillo, le leader charismatique, n’est pas une solution nouvelle et les risques qu’elle présente sont connus. C’est par exemple Castro à Cuba et dans une autre mesure Allende au Chili.

Chávez est une solution, dans la mesure où il se substitue à la fois à la faible structuration historique du mouvement ouvrier vénézuélien et à l’absence d’un parti révolutionnaire ou de classe. Mais Chávez représente dans le même temps, pour la bureaucratie, un moyen d’assurer la paix sociale et d’éviter un dénouement violent du processus. Son attitude face aux expériences du mouvement de masse étant plutôt de s’appuyer sur celles-ci pour leur donner une expression constitutionnelle, il tend à renforcer son rôle substitutiste et à terme peut contribuer à maintenir un statu quo favorable à l’organisation de la droite et de la bureaucratie. Enfin la concentration du processus autour de Chávez n’est pas en mesure de prémunir celui-ci d’une évolution «  à la cubaine ».

Dans ce contexte l’appel de Chavez à la formation d’un nouveau Parti socialiste unifié (Partido Socialista Unificado de Venezuela – PSUV) apparaît comme un pas en avant possible vers la structuration du mouvement de masse et la construction d’une direction collective en son sein.

Ce qui devait être au départ une organisation relativement petite, bureaucratique et entièrement contrôlée par le haut se retrouve être une organisation de masse : elle regrouperait presque 6 millions de travailleurs sur les 12 millions qu’en compte le Venezuela. Et ceci en un plus d’un mois de temps [9]. Pour l’instant tout dans le PSUV est flou : pas de programme, pas de statuts, des conditions d’adhésion non définies, etc. De plus, il y a un pas entre une organisation d’adhérents (voire de « fans » chavistes) et une organisation de militants à même de structurer le mouvement de masse et de prendre des initiatives politiques d’ampleur, discutées démocratiquement dans les instances de l’organisation. Les révolutionnaires vénézuéliens sont divisés sur le fait d’intégrer ou non le PSUV, mais le processus de constitution de ce nouveau parti est en cours (le congrès fondateur devait se tenir le 12 janvier 2008) et pour l’instant l’avenir reste ouvert. Et il est clair que la présence de révolutionnaires organisés en son sein et capables d’argumenter pour une organisation de classe, « un parti ouvrier sans patron », sera déterminante. [10]

Chávez joue un rôle important en permettant une «  irruption violente des masses [vénézuélienne] dans le domaine où se règlent leurs propres destinées. » [11] Mais le fait que le processus anti-capitaliste et anti-impérialiste en cours, puisse « transcroître » vers une révolution socialiste, dépendra de la capacité de la classe ouvrière et des opprimés à agir pour leur propre compte et à prendre les commandes du processus.

Notes

[1Voir l’anecdote sur le marché aux dattes racontée par Stuart Piper dans Stuart Piper, "Le défi du socialisme au XXIe siècle“, Inprecor, n° 528/529, juin-juillet 2007, p. 39-42.

[2Entretien avec Rafael Rodriguez, Expérience de «  cogestion  » dans la fabrique d’aluminium Alcasa, Inprecor, n° 510, octobre 2005.

[3Kiraz Janicke, "La cogestion à Inveval : survivre dans un océan de capitalisme", Venezuelanalysis.com, juillet 2007, article disponible sur le site du RISAL, http://risal.collectifs.net/spip.php?article2143

[4Article de Kiraz Janicke déjà cité.

[5Voir la citation du discours d’investiture de Chávez du 8 janvier 2007, cité dans Stuart Piper, Le défi du socialisme au XXIe siècle, Inprecor, n° 528/529, juin-juillet 2007, p. 39-42.

[6Erik Demeester, Quand un conseil d’usine rencontre les conseils communaux, À l’encontre, 30 avril 2007.

[7Erik Demeester, article cité.

[8Voir l’article de S. Piper qui fait très justement le lien entre le Venezuela et le renouveau du débat stratégique en citant explicitement les n°179 et 181 de Critique communiste.

[9Le PSUV a commencé à se former en avril 2007. Fin juin 2007, à la clôture des candidatures, il comptait 5 669 305 «  aspirants  ». Voir Stalin Pérez Borges, Vilma Vivas, Marco García, Ismael Hernández, Du manque de l’organisation des secteurs honnêtes et conséquents qui fondent le processus révolutionnaire, Inprecor, n° 532/533, novembre-décembre 2007.

[10Stuart Piper rapproche cette bataille de celle menée par les camarades brésiliens de la IVe internationale à la création du parti des travailleurs (PT) dans les années 80, voir Le défi du socialisme au XXIe siècle, Inprecor, n° 528/529, juin-juillet 2007, p. 41. Le même type de débat agitent l’Union Nationale des Travailleurs (UNT), centrale syndicale créée après le coup d’État de 2002, en rupture de la CTV réactionnaire, voire la brochure de la LCR, Le Vénézuéla en révolution, parue en 2006.

[11Léon Trotsky, Histoire de la révolution russe, Seuil, 1995.


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