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7 octobre 2009
« Il faut se préparer au pire… Le pire, c’est la guerre » Bernard Kouchner sur LCI, fin septembre 2007. Depuis la fin de l’été, les tambours de la guerre ont recommencé à battre très fort. Cette fois-ci, il s’agit de préparer l’opinion publique à une guerre contre l’Iran. Et ce, dans un contexte où le Moyen-Orient est de plus en plus instable. Les menaces contre l’Iran sont un élément de plus dans la stratégie impériale américaine, et la possibilité d’une nouvelle agression est bien réelle.
Après la chute du stalinisme, les US se sont retrouvés dans une position d’hégémonie globale incontestée. Ils jouissaient d’une supériorité économique relative et surtout d’une supériorité militaire absolue. Leur stratégie devait donc s’adapter pour que des rivaux impérialistes de taille ne puissent pas émerger. La guerre du Golfe en 1991 avait illustré la manière dont les affaires internationales seraient gérées désormais : les US décideraient de remettre à leur place les récalcitrants comme Saddam Hussein ou Milosevic, par la force si nécessaire, et derrière eux se rangeraient les autres puissances, notamment européennes, incapables d’avoir une quelconque autonomie stratégique. Les années quatrevingt- dix ont été une longue série de répétitions de ce motif. Le cadre privilégié par l’administration Clinton (1993- 2000) pour mener à bien ces campagnes a été l’Otan, cherchant à associer les alliés atlantiques sous le leadership américain. Mais l’administration Clinton était tout aussi capable de frapper sans passer par le cadre de l’Alliance Atlantique. L’exemple de sa capacité à prendre et à exécuter des décisions unilatérales sans aucune référence aux cadres de la concertation inter-impérialiste (ONU et Otan) a été le bombardement de Bagdad en Décembre 1998, de consort avec la Grande Bretagne. La stratégie de l’administration Clinton n’était donc pas multilatéraliste par nécessité.
« Les Américains préfèrent agir avec la caution et le soutien d’autres pays s’ils le peuvent. Mais ils sont suffisamment puissants pour agir seuls s’il le faut » [1]. L’effort déployé pour construire des alliances avec notamment les pays de l’UE cherchait à empêcher le rapprochement des impérialismes rivaux. Pourtant, la stratégie de l’administration Clinton, largement en continuité avec celle pratiquée par l’administration de Bush père entre 1989-1993, ne faisait pas l’unanimité parmi les différents courants politiques américains. Un ensemble de figures importantes du parti républicain – dont Dick Cheney, Donald Rumsfeld, Paul Wolfowitz, John Bolton, Condoleeza Rice – ont développé une autre stratégie qui s’est imposée suite au 11 Septembre 2001 au sein de l’administration de George W. Bush. Cette stratégie, généralement appelée la « doctrine Bush », était fondée sur les appréciations suivantes : la stratégie des précédentes administrations ne faisait rien pour exploiter l’écrasante supériorité militaire américaine en termes économiques. En plus, en termes de concurrence économique, l’UE notamment et rapidement la Chine étaient des rivaux déjà très sérieux et ascendants [2]. Cela mettait par conséquent les US dans une trajectoire de déclin relatif, que la stratégie de l’administration Clinton était incapable de contrecarrer. La seule solution était d’assumer une politique étrangère plus agressive avec un retour à la politique de Reagan d’augmentation des budgets militaires et d’action préventive pour éliminer les menaces que représentaient des « états voyous ». Cela nécessitait une attitude unilatéraliste plus affirmée et une préparation pour entrer en guerre permanente.
Or, une telle réorientation stratégique ne pouvait se faire suite à un simple changement du personnel de la maison Blanche. Une évolution idéologique était nécessaire pour justifier les choix qu’impliquait la doctrine Bush, à savoir une augmentation importante des budgets militaires, et donc des coupes dans les budgets sociaux tels que la santé par exemple, des restrictions des libertés civiques (cf le Patriot Act), l’entrée en guerre permanente et le sacrifice des vies américaines. Les événements du 11 Septembre 2001 ont créé le climat idéologique idéal pour mettre en place cette politique.
La région prioritaire pour les US est le Moyen-Orient, et ce pour deux raisons. La première est d’ordre géoéconomique. C’est la question énergétique en général et du pétrole en particulier. Le contrôle de son extraction et de son acheminement vers les centres industriels de la planète représente un enjeu stratégique central. Une combinaison de facteurs fait que dans les années à venir son importance relative augmentera de manière vertigineuse. Tout d’abord, on prévoit que les ressources connues de pétrole s’épuiseront dans une cinquantaine d’années, ce qui signifie que l’offre en pétrole diminuera progressivement. De surcroît, le vaste processus d’industrialisation et de motorisation qui a lieu en Inde et en Chine augmente de manière exponentielle la demande de pétrole à l’échelle planétaire [3]. Ces deux facteurs font qu’une énorme pression s’exerce sur le prix du pétrole, qui a déjà énormément augmenté et qui continuera sur cette trajectoire. Puisque le développement de l’Inde et de la Chine dépend de l’approvisionnement régulier et abondant en pétrole, celui qui en a le contrôle est en position de force par rapport à ces deux pays. Parallèlement, les pays de l’UE s’approvisionnent en pétrole prioritairement par les sources pétrolières du Moyen-Orient et de la Russie, alors que les US importent le gros de leurs besoins pétroliers du Venezuela et du Nigeria, ce qui signifie que les potentiels rivaux des US sont beaucoup plus dépendants du pétrole moyen-oriental que les US eux-mêmes. Rajoutons aussi qu’au Moyen-Orient gisent deux tiers des ressources pétrolières mondialement connues. Etre donc en mesure de contrôler et de déterminer le prix et les volumes de pétrole qui circulent sur le marché mondial est crucial et cela passe forcément par le contrôle du Moyen-Orient.
La deuxième raison est d’ordre géostratégique. Le Moyen-Orient est situé au carrefour du globe, étant à la fois voisin de la Russie au nord, de la Chine et de l’Inde à l’est et de l’Europe à l’ouest, tous les potentiels grands rivaux des US. L’installation de régimes proaméricains et de bases militaires américaines, comme c’est déjà le cas en Arabie Saoudite depuis la guerre du Golfe en 1991, donne aux US un avantage géostratégique important et leur permet d’exercer une plus grande influence sur les pays situés dans les zones d’influence russe et chinoise.
La succession des guerres impérialistes américaines dans le Moyen-Orient depuis la mise à exécution de la doctrine Bush suit la logique de la ligne de la moindre résistance. Le premier pays à avoir été envahi est l’Afghanistan. Il constituait l’obstacle le plus facile à faire tomber, ce qui a permis une implantation militaire à l’est de l’Iran et de gagner provisoirement l’opinion publique domestique. La deuxième cible a été l’Irak. Ici, les enjeux étaient élevés. L’Irak est situé au carrefour de la région et depuis la guerre du Golfe de 1991 était un territoire où les armées américaines n’étaient pas stationnées. Il s’agit surtout du pays possédant les troisièmes réserves mondiales de pétrole.
L’Iran vient après l’Afghanistan et l’Irak dans la liste des pays cibles dressée par l’administration Bush. Il représente un enjeu crucial, pour des raisons qui seront examinées dans le détail plus loin. Le bilan de l’application de la doctrine Bush Aujourd’hui, six ans après le début de la guerre en Afghanistan et bientôt cinq ans de la guerre en Irak, le bilan de cette stratégie est un échec, de l’aveu du président Bush lui-même. Non seulement la guerre coûte très cher (un récent rapport estime le coût des guerres en Afghanistan et en Irak à 1,4 mille milliards de dollars), mais elle est de plus en plus impopulaire aux US, en Europe et dans le Moyen-Orient et elle fait face à une résistance très forte. L’incapacité de l’occupation à atteindre son but – mettre en place un régime « démocratique » ayant valeur d’exemple de ce que les US exigent des régimes dans la région, faire repartir la production pétrolière de plus belle pour stabiliser le cours du baril et enfin s’assurer une forte et stable présence militaire au coeur de la région – accroît l’instabilité régionale. La guerre est devenue un véritable bourbier pour l’impérialisme américain, et de ce fait renforce le poids relatif des pays qui prétendent à un statut de puissance régionale comme l’Iran.
Non seulement l’occupation en Irak tourne mal, mais il semble qu’aucune sortie de crise ne soit possible. Henry Kissinger lui-même a exprimé cette position :
Si par « victoire militaire » vous entendez la mise en place d’un gouvernement irakien capable d’exercer son influence sur tout le pays, je ne crois pas que ce soit possible… Mais pire encore, un retrait des troupes d’occupation signifierait des conséquences encore plus graves que celles subies étant donné la situation actuelle : Mais un retrait hâtif d’Irak aurait des conséquences désastreuses…dont nous paierions le prix durant des années. [4]
L’impact de l’échec en Irak n’est pas que régional. Il est aussi la source d’une forte polarisation au sein de la société américaine. En janvier 2007, 66 % des américains trouvaient que l’administration gérait mal le conflit, et selon certains sondages une majorité des américains serait favorable à un retrait immédiat. Plus inquiétant encore pour l’administration, dès février 2006, 72 % des soldats stationnés en Irak pensaient que leur retrait devait intervenir au bout d’un an, dont 29 % qu’il devait intervenir immédiatement. Seuls 23 % soutenaient la position du gouvernement selon laquelle il fallait rester jusqu’au bout [5]. Cette polarisation est un obstacle supplémentaire pour l’impérialisme américain, de la même manière que le « syndrome du Vietnam » le fut pendant une quinzaine d’années suite à la débâcle américaine dans ce pays. La débâcle la plus retentissante a été la défaite de l’armée israélienne face au Hezbollah libanais en été 2006. L’invasion israélienne était conçue comme une manière d’infliger une défaite exemplaire à l’un des ennemis les plus détestés de Washington dans le Moyen-Orient, le Hezbollah. Une telle démonstration de force aurait eu l’effet de démoraliser les forces antiaméricaines et antiisraéliennes, isoler le Hamas en Palestine et priver la Syrie et notamment l’Iran, d’un allié se trouvant à la frontière nord israélienne. Elle aurait aussi eu l’effet d’une nouvelle démonstration de l’invincibilité de l’armée israélienne. Ce qui s’est passé a eu exactement l’impact opposé à tous les niveaux. Pire encore pour l’impérialisme américain, la capacité du Hezbollah à dépasser sa base traditionnelle chiite a contribué à solidifier l’unité de ceux qui haïssent les US et Israël par delà leurs divisions confessionnelles. Durant la guerre, même une majorité des libanais chrétiens soutenaient le Hezbollah. En termes de légitimité, le vrai gagnant est le régime iranien, seul régime régional à avoir soutenu ouvertement le Hezbollah durant la guerre. Les conséquences en termes géopolitiques de l’échec de la doctrine Bush s’étendent bien audelà du Moyen-Orient. Embourbée là-bas, l’armée américaine aurait du mal à intervenir ailleurs dans le monde où l’hégémonie américaine est contestée, notamment en Amérique Latine et au Venezuela. Le président Chavez provoque désormais ouvertement Washington et argumente dans le sens de la formation d’un front antiaméricain avec des pays comme l’Iran ou la Russie. La Russie elle-même semble retrouver depuis quelques années une partie de la puissance qu’elle détenait avant la chute du stalinisme. Le président Poutine défie frontalement et avec force le projet américain de bouclier anti-missile en Pologne et en République Tchèque et début décembre a fait suspendre la participation de la Russie au traité sur les Forces conventionnelles en Europe (FCE). Et bien sûr, la flambée du cours du pétrole, directement liée à l’instabilité géopolitique générée par les exploits de l’administration Bush, non seulement renforce ses adversaires mentionnés ci-dessus mais aggrave le danger d’une récession de l’économie américaine sous le poids de l’augmentation de la facture pétrolière, ce qui vaut pour l’Europe aussi. Or, une récession aurait un impact non seulement sur l’économie mondiale mais également sur les marges financières de l’état américain, rendant le poids du coût de la guerre encore plus important.
Il y a plusieurs raisons à cela, dont la volonté des US de reconstruire leur réputation de puissance militaire omniprésente et invincible. Mais il y a surtout des raisons spécifiques à l’Iran, comme son histoire et le caractère farouchement antiaméricain du régime qui en résulte, son poids économique, stratégique et énergétique dans la région et l’influence qu’il exerce sur une partie très importante de la « rue arabe », la population des pays de la région. La mesure de l’importance de la question iranienne pour l’impérialisme américain est donnée par cette déclaration de Nicholas Burns, soussecrétaire d’état :
(…)Nous devons inscrire l’Iran dans le contexte de ce que nous faisons au Moyen-Orient et dans le monde. Nous pensons que l’Iran est un défi pour notre génération. Ce n’est pas un défi épisodique ou passager, il sera au centre de notre politique étrangère en 2010, en 2012 et probablement en 2020. [6]
Avant la révolution iranienne de 1979, l’Iran était le principal pilier, avec Israël, sur lequel reposait l’influence américaine dans le Moyen-Orient. Le Shah Reza Pahlavi jouait le rôle du gendarme régional. Il avait été restauré au pouvoir en 1953, après un coup d’état organisé par la CIA contre le gouvernement de Mohammed Mossadegh. Ce dernier venait de nationaliser l’exploitation du pétrole iranien en 1951 suite au développement d’un puissant mouvement contre la domination étrangère de l’industrie pétrolière qui l’avait porté au pouvoir. Le Shah signa un nouvel accord sur l’exploitation du pétrole avec un consortium composé essentiellement par des compagnies américaines et britanniques. 500 millions de dollars en aide militaire furent accordés au Shah par les US entre 1953 et 1963. Les revenus provenant du pétrole augmentèrent par douze durant les années cinquante et le Shah fit passer le nombre de troupes iraniennes de 120 000 à 200 000. Il consacrait entre 40 % et 50 % du budget de l’état aux dépenses militaires alors qu’aucun effort n’était fait pour améliorer le sort de la population. Le Shah développa en plus un régime dictatorial dont le principal organe était sa police politique, la Savak. Très vite un mouvement de contestation se développa, animé par les sentiments nationalistes qui avaient porté Mossadegh au pouvoir quelques années auparavant. Le mouvement culmina aux événements de juin 1963, lorsque après des journées de protestations violentes à Téhéran, l’armée réprima dans le sang le soulèvement.
Ces événements firent prendre conscience au régime qu’il avait besoin de reformer la société iranienne par le haut afin de créer une base sociale suffisamment importante qui lui soit acquise. Cette prise de conscience aboutit à la mise en place de la « révolution blanche du Shah et du peuple ». La réforme agraire a créé une vaste armée de réserve de travailleurs qui émigrèrent vers les villes. Ils furent absorbés dans le marché du travail grâce au développement économique rapide que connut l’Iran entre 1963 et 1975, dû aux revenus pétroliers et aux investissements venant de l’étranger, notamment des États-Unis et du Japon. Ce processus gonfla les rangs des couches d’employés d’état et surtout du prolétariat. En 1979, on estimait qu’il y avait en Iran deux millions et demi de travailleurs dans le secteur manufacturier et quelques trois millions dans le secteur des services (fonctionnaires, éducation et santé, transports, énergie). Cependant, ce développement économique continua de reposer sur un taux d’exploitation énorme, et ce fut la raison pour laquelle il ne fut pas accompagné par une démocratisation du régime mais plutôt par une expansion de son appareil répressif, notamment de la Savak. Parallèlement, le rapport clientéliste avec les US se développa. En 1973, Téhéran devint le quartier général de la CIA pour le Moyen-Orient et le nombre de « conseillers militaires » américains atteignit les vingt-quatre milles. Enfin, le développement économique s’accompagna par l’approfondissement des inégalités régionales et de classe. Des courants régionaux séparatistes se développèrent et l’activisme ouvrier renaquit à partir des années 1971. Les équilibres sur lesquels reposait le régime purent se maintenir jusqu’au moment où les revenus pétroliers commencèrent à chuter à partir de 1975. L’inflation rongea le niveau de vie des travailleurs et le chômage atteignit les 15 %. Dès ce moment-là, un processus de révolution sociale se mit en marche qui aboutit en 1979. Le prolétariat iranien joua le rôle clé dans l’affrontement avec le régime du Shah et la bourgeoisie, et dans la première phase de la révolution, c’est-àdire jusqu’au moment où l’Ayatollah Khomeiny arriva au pouvoir en février 1979, le prolétariat s’allia avec les forces sociales constituant la base sociale des courants fondamentalistes menés par le clergé, à savoir la petite bourgeoisie commerçante basée dans les bazaars et les vieux propriétaires terriens déchus par la réforme agraire. Cette alliance se concrétisa idéologiquement dans l’as-pect farouchement anti-impérialiste de la révolution ; en abattant le Shah, les iraniens s’en prenaient aux intérêts étrangers et notamment à la présence américaine en Iran. C’était une sorte de répétition des luttes des années cinquante et soixante, à la différence que cette foisci le poids relatif du prolétariat était beaucoup plus important dans le processus révolutionnaire. Mais l’anti-impérialisme de Khomeiny n’était pas de la même nature que celui des travailleurs iraniens, qui se dotèrent des conseils ouvriers, les shoras, pour mener la révolution. À partir de février 1979, l’affrontement eut lieu entre les travailleurs et le gouvernement de Khomeiny, la personnification désormais de la contre-révolution.
L’incapacité de la gauche iranienne, dominée par des courants staliniens, maoïstes et autres variantes du tiers-mondisme, à saisir cet aspect déterminant du processus laissa le prolétariat iranien sans la direction révolutionnaire qu’il méritait, ce qui le mena à la défaite. Le gouvernement de Khomeiny put écraser les shoras. De plus, le régime islamiste s’en sortit relativement fort puisqu’il sut jouer sur les sentiments anti-impérialistes des travailleurs pour gagner leur consentement. Ainsi, la guerre contre l’Irak, dans laquelle pas loin d’un million d’Iraniens périrent, fut utilisée par le régime pour imposer un strict contrôle sur la société et pour réprimer toute dissension, en plus de servir à attiser les sentiments nationalistes des travailleurs iraniens.
L’histoire de la révolution iranienne de 1979 est donc un élément important pour comprendre les enjeux de l’affrontement américano-iranien. La révolution de 1979 fut le plus grand revers qu’ait subi l’impérialisme américain au Moyen- Orient jusqu’à ce jour. Elle a privé les US d’un allié clé, juste au moment où ils avaient besoin de renforcer leur contrôle sur la région. Les années soixante-dix ont été entre autre les années des deux chocs pétroliers. Pour la première fois, l’approvisionnement en pétrole des pays impérialistes, notamment des US, était mis en danger et c’est ce qui a motivé les US à changer de stratégie à travers la doctrine Carter, à savoir qu’ils n’hésiteraient plus à intervenir militairement au Moyen- Orient à chaque fois que leurs intérêts vitaux seraient attaqués, c’est-à-dire à chaque fois que leur approvisionnement en pétrole serait menacé. C’est ce besoin des US de contre-attaquer qui les a poussés à armer et à soutenir Saddam Hussein contre l’Iran entre 1980 et 1988, qui les a obligés à couper court aux ambitions de ce dernier avec la guerre du Golfe de 1991 et les sanctions contre l’Irak qui ont suivi et c’est bien évidemment le même besoin de renforcer leur contrôle sur le Moyen-Orient qui motive la doctrine Bush. De ce point de vue, la continuité de la politique moyen-orientale américaine date des années soixante-dix.
Les origines du régime iranien actuel déterminent en grande partie les orientations de sa classe dirigeante. Le seul mécanisme dont dispose le régime pour souder la population derrière lui est l’anti-américanisme. Si la république islamique peut se permettre un degré de démocratie plus important que le régime du Shah, c’est bien pour cette raison-là. Vu son profil anti-américain, le régime iranien est aussi un pôle d’attraction pour les sentiments anti-impérialistes des populations musulmanes du Moyen- Orient, et ce surtout suite à la capitulation des différents régimes arabes, notamment le régime égyptien, face à l’impérialisme. D’où un enjeu central pour les US, à savoir d’écraser l’un des pôles anti-américains dans la région, les autres étant le Hezbollah, la résistance palestinienne, et désormais, la résistance irakienne.
Le poids économique de l’Iran est l’élément qui le rend incontournable dans la région et donc dans la stratégie américaine. Selon le Oil and Gas Journal, l’Iran occupe la deuxième position mondiale pour les ressources pétrolières inexploitées (avec 125,8 milliards de barils), derrière l’Arabie Saoudite (260 milliards) et devant l’Irak (115 milliards). Une reprise de l’investissement étranger, très réduit dans l’industrie pétrolière depuis la révolution de 1979, pourrait en doubler la production. De surcroît, l’Iran possède les deuxièmes plus importantes ressources de gaz, derrière la Russie. 80 % de ces ressources en gaz sont inexploitées pour le moment. L’Iran a une population de soixante-dix millions, presque trois fois celle de l’Irak ou de l’Arabie Saoudite, des infrastructures très développées et une classe ouvrière très qualifiée, en plus de posséder une armée très nombreuse. Son économie est plus grande que celle d’Israël et deux fois plus grande que celle de l’Égypte ou du Pakistan. La flambée du cours du pétrole depuis 2002 a renforcé la croissance iranienne, qui s’est établie à un taux annuel de 7 % depuis ; son PIB a crû en quatre ans de 6O %.
Le but des US n’est pas de détruire l’économie iranienne, mais de faire qu’elle ne soit pas utilisée comme un outil géopolitique contre les US et en dehors de leur contrôle. Tous les impérialismes concurrents des US ont développé des liens économiques avec l’Iran dernièrement. L’Union Européenne compte pour un tiers du commerce iranien avec le reste du monde et les exportations chinoises vers l’Iran ont triplé en quatre ans. L’Iran s’appuie sur ces liens économiques pour renforcer sa position régionale ; ainsi en 2000 il a établi comme objectif la « coopération entre l’Iran, la Russie, l’Inde et la Chine pour affronter les politiques hégémoniques de l’Amérique ». La Russie construit aujourd’hui le site nucléaire de Bushehr, la Chine a signé un accord de cent milliards de dollars avec l’Iran en 2004 pour acheter du pétrole iranien et pour développer ses réserves de gaz, et l’Inde contribue à la modernisation de l’armée iranienne. Le plus important peut-être est que l’Iran, l’Inde et le Pakistan négocient la construction d’un pipeline de quatre milliards de dollars qui transporterait le pétrole iranien à travers le Pakistan jusqu’à l’Inde. En dehors de ses partenaires régionaux, l’Iran développe aussi ses liens avec le Venezuela, non seulement au niveau de la coopération économique, mais aussi au niveau politique. Les présidents iranien et vénézuélien ont tenu des discours similaires devant l’Assemblée Générale des Nations Unies, où ils ont attaqué les US et la Grande Bretagne et où ils ont accusé la structure onusienne d’être un outil dans leurs mains, demandant une démocratisation de l’ONU. Toutes ces affaires montrent que l’Iran devient un point focal de l’opposition globale aux Etats- Unis. Vu le projet américain tel qu’il a été décrit plus haut, ce développement doit être entièrement renversé si les US veulent se rapprocher de leur but, à savoir de contrecarrer la tendance de fond à leur déclin relatif. Pour ce faire, un compromis avec l’Iran ne suffira pas ; tout au plus, un tel choix ne fera que ralentir le recul de l’influence américaine dans le Moyen-Orient. C’est pourquoi le but de la politique étrangère américaine est le changement de régime à Téhéran, tout comme cela a été le cas pour l’Irak depuis le milieu des années quatre-vingt dix. Il faut retenir le fait qu’en mai 2003, au moment de l’invasion de l’Irak, le gouvernement iranien, dirigé à ce moment-là par le courant réformateur et plus enclin à un compromis avec les US, a envoyé à Washington une « proposition détaillée pour l’organisation de négociations globales dans le but de résoudre les différends bilatéraux » [7]. Y étaient évoqués les ADM, l’arrêt du soutien aux organisations antiisraéliennes et une solution à deux états de la question palestinienne. Washington n’y a pas répondu. Ce n’est pas le seul exemple de la volonté de Washington de faire échouer toute possibilité d’aboutir par la voie diplomatique. La preuve la plus visible de l’attitude de Washington est de poser comme condition au début des négociations ce qu’elle cherche à obtenir, à savoir l’arrêt unilatéral du programme nucléaire iranien.
Aussi récemment qu’en 2006, un haut fonctionnaire iranien déclarait au Financial Times que « l’Iran est encore disposé à entrer en pourparlers élargis, à condition que les États-Unis soient sérieux lorsqu’ils affirment être disposés à aborder les préoccupations iraniennes et qu’ils ne considèrent pas la table de négociations comme simplement un moyen parmi d’autres de tenter d’effectuer un "changement de régime" » [8]. La classe dirigeante iranienne a bien compris le message venant de Washington. Les préparatifs de guerre (déploiement d’un deuxième porte-avion dans le Golfe notamment), les sanctions économiques qui montent d’un cran, le financement de mouvements séparatistes et la propagande anti-iranienne qui s’accentue ne sont que des indices de la détermination de Washington à accélérer le rythme. Pour Washington, la seule question qui se pose est de savoir quand et dans quelles conditions frapper, et non pas s’il est nécessaire de le faire. Le débat à Washington et les possibilités d’une attaque Le récent rapport des agences de sécurité américaines qui se conclut par l’estimation que l’Iran a interrompu son projet nucléaire militaire en 2003 pourrait être interprété comme le signe d’un changement d’orientation de Washington sur la question iranienne. Notons déjà que le soir même de la publication du rapport, le président Bush a déclaré que l’Iran continuait d’être susceptible de développer la bombe atomique (sur ce point, il a plutôt raison) et continuait de constituer une menace pour la sécurité des US (sur ce point, il a entièrement tort). Par conséquent, toutes les options restaient sur la table. S’il en fallait, c’est la preuve que la question du nucléaire est réellement un prétexte (pas seulement bien sûr, un Iran nucléarisé serait autrement plus capable d’affronter les US).
Par ailleurs, depuis cet été, la propagande américaine s’est infléchie, mettant désormais l’accent sur le rôle de l’Iran en Irak et au Liban, l’accusant avec la plus grande hypocrisie d’ « ingérence étrangère » en Irak.
Le rapport en question met en relief les divergences tactiques qui polarisent la classe dirigeante américaine. L’establishment militaire est très sceptique quant à l’efficacité militaire et politique d’une attaque. Une telle attaque aiguiserait énormément toutes les tensions qui couvent partout dans la région. L’administration Bush elle-même est partagée entre les derniers faucons autour du vice-président Dick Cheney et les plus pragmatiques dont Condoleeza Rice et Robert Gates, le nouveau secrétaire à la défense.
Il y a un autre élément à prendre en compte, et qui constitue une évolution par rapport à 2003. L’Europe est dirigée aujourd’hui par des courants plus atlantistes qu’à ce moment-là. Les deux clés de ce changement sont le retour au pouvoir des conservateurs en Allemagne et la victoire électorale de Sarkozy en France. Dans une interview au Financial Times au mois d’octobre, John Bolton – l’un des faucons des néo-conservateurs – expliquait que le nouveau pouvoir français était un des éléments qui lui permettaient d’être optimiste quant à un bombardement de l’Iran. L’accueil réservé à Sarkozy le 7 novembre 2007 à Washington, lorsqu’il s’est exprimé devant le congrès américain en séance plénière, témoigne de l’enthousiasme dont est saisie la classe dirigeante américaine à son égard. Cet événement rappelle de manière frappante le voyage de Tony Blair à Washington juste avant l’invasion de l’Irak, où, comme Sarkozy, il avait eu droit à une ovation de la part des congressistes.
Il y a aussi des éléments qui vont dans l’autre sens, comme la visite du président russe Poutine en Iran il y a quelques mois ou la position de la Chine qui est pour le moins dénuée d’enthousiasme. Cependant la doctrine Bush visant ces pays principalement, ce serait étonnant qu’ils soient très enclins à appuyer les actions de Washington.
Il est très difficile voire impossible de savoir quand il y aura des frappes sur l’Iran. Cela dépend d’une multiplicité des facteurs. Une chose est sûre : il n’y aura pas de revirement pacifiste de la politique américaine au Moyen-Orient et l’Iran représente un enjeu tellement important que l’option du compromis n’est pas envisageable à Washington. Le ministre français des affaires étrangères a tout à fait raison, il faut se préparer au pire, c’est-à-dire à la guerre. Ce qui pour nous signifie la construction d’un puissant mouvement anti-guerre réclamant la fin de la politique américaine de guerre sans limites, et la non-participation française.
[1] Robert Kagan « Multilateralism, American style », Washington Post, 13 Septembre 2002, cité par Alex Callinicos in « The Grand strategy of the American empire », International Socialism Journal n° 97.
[2] En 2004, selon les données de la Banque Mondiale, le PIB des pays de l’UE constituait déjà 34 % du PIB mondial, contre 28 % pour le PIB américain, et 4 % pour le PIB chinois. Par contre, à l’horizon de 2050, les estimations de la même institution prévoient la répartition suivante : UE avec 15 %, US avec 26 %, Chine avec 28 % et Inde avec 17 %. Les données du FMI pour la croissance mondiale depuis 1980 montrent que l’économie chinoise a crû cinq fois plus vite que l’économie mondiale durant les vingt-cinq dernières années. Autre fait parlant, en 2006, la Chine a détrôné les US de la deuxième place du classement des exportateurs mondiaux, restant derrière l’UE.
[3] Le cours du baril échangé sur le marché new-yorkais a atteint pour la première fois le seuil des cent dollars le 2 janvier dernier, alors qu’il était à vingt dollars en 1997. En 2006, la consommation quotidienne de l’économie mondiale en pétrole était de 85 millions de barils, dont 50 dans les pays de l’OCDE. Ceux-ci ont vu pour la première fois leur consommation quotidienne baisser de cent mille barils, alors que celle des pays dits émergeants (notamment Chine et Inde) a augmenté de 463 000 barils.
[4] H. Kissinger, cité in « Analysis : The wounded beast », International Socialism Journal n°113.
[5] Cité par Tariq Ali, « Mid-point in the Middle East », in New Left Review n°38, Mars-Avril 2006.
[6] Disponible sur http://bostonreview.net/BR32.3/burns.php La déclaration de Burns est citée par Alain Gresh dans son article « Du chaos irakien à l’escalade contre l’Iran », disponible sur le site du Monde Diplomatique.
[7] F. Leverett (ancien conseiller de l’administration Bush au National Security Council), « The Gulf Between Us », New York Times, 24 janvier 2006. Cité par N. Chomsky in N. Chomsky et G. Achcar, La Poudrière du Moyen-Orient, Paris 2007, éd. Fayard, page 332.
[8] N. Chomsky et G. Achcar, op cit., page 333.
Site web du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA).
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International Socialism, Revue mensuelle théorique du Socialist Worker Party.
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Le site de la commission nationale formation du NPA.