Éditorial du numéro 6

Le monde a changé

Là-bas, ici, ça ne fait que commencer...

par Ambre Bragard, Cédric Piktoroff

6 mars 2011

La révolution n’est plus seulement un concept que l’on étudie dans les livres d’histoire. Elle est un horizon atteignable, aujourd’hui expérimentée en pratique dans les pays arabes par des millions de gens qui n’imaginaient pas, il y a à peine quelques mois, pouvoir être impliqués dans des bouleversements d’une telle ampleur. Le monde entier observe aujourd’hui comment, par leur force collective, des masses de gens ordinaires peuvent changer le cours de leur destin.

La chute du premier dictateur en Tunisie a produit une inspiration qui embrase aujourd’hui le Maghreb et le Moyen-Orient. Aux États-Unis, des dizaines de milliers de travailleurs et d’habitants du Wisconsin sont entrés en lutte contre la loi anti-sociale et anti-syndicale d’un gouverneur qu’ils comparent à Moubarak, entraînant des manifestations dans les cinquante autres États du pays.

Un vent de contestation commence à souffler dans plusieurs pays d’Asie, d’Afrique et d’Europe.

La révolution arabe propage un souffle révolutionnaire à travers le monde dont on commence à peine à mesurer les conséquences.

Crise impériale

Tout le système de domination impérial sur lequel repose le fonctionnement du capitalisme est entré dans une phase de déstabilisation profonde.
Pour les puissances impérialistes, il est impossible de prévoir comment va évoluer dans les prochains mois la situation en Égypte, jusqu’ici allié crucial de l’administration US lui assurant un contrôle stratégique sur le Canal de Suez et garant de la sécurité d’Israël. Il est difficile de mesurer à quel point les conditions d’accès au pétrole libyen et plus généralement les cours du pétrole sur le marché mondial peuvent être affectés par la chute de Kadhafi. Quelles seraient les conséquences d’un renversement de la monarchie sur le petit royaume de Barhein, où stationne la cinquième flotte de l’US Navy depuis cinquante ans, véritable poste avancé pour assurer la sécurité des pipe-lines qui traversent le Golfe ? Sans parler de l’impact que cela peut avoir sur l’Arabie Saoudite voisine, qui concentre 20% des réserves mondiales de pétrole, où la contestation et les grèves gagnent déjà du terrain. Quant à la vague de grèves et de manifestations brutalement réprimées qui secouent l’Irak, l’impérialisme US y est directement exposé.

Enfin, le flux de la révolution arabe va affecter rapidement la question palestinienne, remettant à l’ordre du jour une solution possible enterrée depuis des décennies, celle de la lutte pour une Palestine laïque qui mettrait fin non à la présence des juifs mais à celle d’un État d’Israël pilier de l’ordre impérialiste dans la région.

Evoquant la manière dont l’administration US a dû se résigner à lâcher Moubarak pour ne pas risquer de tout perdre, un journaliste israélien faisait cette analyse lucide et désolée : « Le message est clair et net : la parole de l’Occident ne vaut rien ; une alliance avec l’Occident n’est pas une alliance. L’Occident a perdu cela. L’Occident a cessé d’être une force dirigeante et de stabilisation dans le monde » [1].

Vers des confrontations de masse

Qui dit crise profonde du système de domination impériale dit crise des puissances impérialistes, de leurs gouvernements et de leurs classes dirigeantes.

L’histoire s’accélère, cela doit être le point de départ de tous nos raisonnements. L’impact des révolutions arabes à l’échelle planétaire ne relève pas simplement d’une question d’inspiration. Il s’agit certes d’un élément subjectif important pour tou-te-s celles et ceux qui luttent actuellement dans le monde mais les raisons objectives de renverser l’ordre établi existent partout ailleurs. Les contraintes imposées aux peuples par les politiques néolibérales et la crise économique mondiale créent un potentiel de fracture inédit dans le monde entier. C’est ce caractère explosif de la situation politique et sociale que démontrent les révolutions arabes, comme l’avaient exprimé avant elles les dernières grèves de masses en Grèce, en France et au Portugal ou les émeutes étudiantes à Rome et à Londres.

On doit donc s’attendre à ce que les confrontations de masses se multiplient et s’amplifient, y compris en Europe et en France. Des grandes explosions peuvent se produire de manière relativement spontanée et affecter positivement les rapports de forces avec les classes dirigeantes. Mais la spontanéité ne sera pas pour autant suffisante. Elle doit se cristalliser dans des éléments de direction et d’organisation alternatives pour pouvoir mener le mouvement le plus loin possible. La nécessité de réduire l’écart entre le caractère explosif de la situation et le besoin de directions alternatives pose alors une série de questionnements stratégiques.

Éléments de stratégie

Les révolutions arabes apportent, en pratique et à une échelle de masse, des éléments de réponses à ces questions :

  • Le premier élément a trait à la manière dont un mouvement de masse transforme en profondeur la conscience de celles et ceux qui luttent. C’est dans les conditions imposées par la lutte contre le pouvoir que les gens prennent conscience de leur force collective, de leur capacité à diriger la société et qu’il devient possible de se débarrasser des préjugés que des années de domination avaient profondément ancrés dans les mentalités. La menace des milices de Moubarak et la nécessité de l’unité face au pouvoir ont amené les musulmans et les coptes à se protéger mutuellement lors des prières organisées sur la place Tahrir au Caire. De même que le rôle fondamental des femmes dans le mouvement a porté un sérieux coup aux idées sexistes qui pouvaient dominer la société égyptienne.
  • La classe ouvrière est centrale dans la possibilité de pousser un processus révolutionnaire le plus loin possible. En Égypte, alors que les travailleurs participaient au mouvement dès le début à travers les manifestations, c’est bien le développement des grèves qui a joué un rôle décisif dans la chute de Moubarak. Depuis, ce sont les vagues de grèves dans tous les secteurs et la multitude de revendications économiques qui constituent le principal obstacle à la reprise en main de la situation par les généraux. Cela signifie que pour satisfaire les revendications du mouvement, y compris dans ses seuls aspects démocratiques, le centre de gravité de la lutte contre le pouvoir s’est déplacé dans les lieux de travail, lieux d’organisation collective par excellence. Par la place qu’elle occupe dans le système de production capitaliste, la classe ouvrière a le potentiel d’entraîner toutes les fractions de la société dans le combat contre la classe dirigeante. Si ce n’est pas inéluctable, c’est en tout cas nécessaire.
  • Des deux premiers points découlent la possibilité et la nécessité du développement dans la lutte de formes d’organisation alternatives à la société capitaliste. En Égypte comme en Tunisie, la fameuse « transition vers la démocratie » a en fait déjà commencé, mais par en bas de la société, pas par en haut. La question du développement des syndicats comme organes de pouvoir et de direction de la classe ouvrière se pose avec force. En Tunisie, la principale centrale syndicale, l’UGTT, a joué un rôle fondamental dans le processus révolutionnaire en même temps qu’elle a été transformée par lui et que de fortes différenciations se sont développées en son sein. En Égypte ce sont de nouveaux syndicats qui se créent, se forgeant dans la pratique de la grève de masse. Plus généralement, la lutte contre les régimes a fait émerger des embryons d’organes de démocratie populaire de masse.

Différentes langues

Mais ces repères stratégiques fondamentaux ne signifient pas qu’il y ait un modèle exportable tel quel, il y a plutôt traduction dans différentes langues.

Si les processus sont similaires et les principales tâches communes (la question de la direction politique et les formes alternatives d’organisation de la société), elles ne se posent pas de manière identique entre les pays dominés par l’impérialisme et les centres impérialistes.

Dans le cas des révolutions arabes le point de départ a été social. Mais les revendications sociales ont été immédiatement confrontées à la nécessité politique de renverser le régime comme premier obstacle au développement de toute revendication. D’où par ailleurs la nature interclassiste du mouvement dans la lutte pour des revendications démocratiques. En Égypte, comme en Tunisie, la poursuite des revendications sociales comme des avancées démocratiques développe désormais des différenciations au sein du mouvement et ne font que commencer à poser la question de la nature du système capitaliste au-delà du type de régime.

Dans les centres impérialistes le processus de lutte se développe au travers de luttes sociales et de luttes politiques portant sur des questions spécifiques. Si elles ont commencé à questionner la logique globale du capitalisme, elles ne se donnent pas comme objectif immédiat le renversement du pouvoir en place, parce que des victoires partielles peuvent être obtenues. La construction, au sein du mouvement, de formes d’organisation réellement démocratiques, doit commencer dans le processus même de luttes partielles, sociales comme politiques (développement des syndicats, assemblées populaires sur les lieux de travail, sur les quartiers...).

Alors on fait quoi ?

Dans la période qui s’ouvre, plus que jamais, c’est dans la rue que ça va se passer, dans nos quartiers, nos facs, nos lieux de travail. Si on ne peut déterminer ni la question précise qui sert de déclencheur, ni le moment, les révolutions arabes (mais aussi les émeutes étudiantes de décembre à Rome et Londres) nous montrent que les choses peuvent aller vite et avoir, au moins dans un premier temps, un caractère explosif.

La première conclusion est qu’il faut se préparer... à être prêts. Notre parti, plus que jamais, doit être un parti de l’action, implanté dans les mouvements, forgé pour intervenir dans les luttes, dans les manifestations. Ce serait par ailleurs la meilleure manière de se sortir d’un congrès catastrophique. Nous devons, dans notre presse, dans nos réunions, faire passer les expériences en cours, pour comprendre la nouveauté de la situation mais aussi pour en utiliser les exemples.
Notre parti doit être réactif, ce qui suppose, plus que jamais, une capacité à agir ensemble plutôt qu’à jouer les frictions internes. Cela n’exclue pas les débats ni même les divergences à condition que ces débats portent sur ce qui est important dans cette situation : analyse de la période, stratégie pour construire le mouvement... Notre intervention commune dans les processus en cours et les expériences qui y seront faites seront la meilleure école pour notre parti et le meilleur test pour nos débats.

Enfin, dans son intervention dans le mouvement, le NPA devrait être connu comme le parti qui défend partout la nécessité, dès aujourd’hui, de développer les embryons d’une organisation alternative de la société, embryons que les peuples arabes tentent de construire dans le feu même de la révolution.

Notes

[1Ari Shavit, «  The Arab revolution and Western decline  », Haaretz, 3 février 2011

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